L’armée de l’Air et l’innovation technologique (1945-1966)

  • The French Air Force and Technological Innovation, 1945-1966.

Résumé

From 1945 to 1966, the evolution of the French Air Force largely depends on technological innovations. The aim of this thesis is to analyze how it became able – both technologically and structurally – to pass from a situation in which it was considered as an old-fashioned entity to the head of the national defense system, thus establishing itself as the third Air Force power. To do so, we identify three essential periods, which illustrate its shift to develop progressively its technological expertise. From 1945 to 1950, it meets several challenges such as technological transfers and jet-powered planes in the early years of the Cold War. From 1951 until 1958, it follows a fast modernization trend in spite of the Colonial Wars, as depicted through the development of aeronautical programs and the use of missiles, in a context of American Help. From 1959 to 1966, the French Air Force then adapts to both nuclear-based weapons and strategies, such as piloted strategic armament systems Mirage IV and structural transfers taken out of the military command integrated by NATO.

Plan

Texte

L’essentiel des innovations est le résultat des avancées de la science, de décisions politiques ou de crises internationales. L’innovation technologique présente un grand intérêt pour les armées, car sa mise en œuvre contribue à donner une supériorité opérationnelle sur l’adversaire. La volonté politique peut infléchir et déterminer l’avènement de moyens militaires nouveaux en développant des organismes de recherche. Les chefs militaires et les industriels doivent adapter leurs matériels et leurs stratégies aux nouveaux contextes.

L’aéronautique française a connu des périodes de modifications progressives façonnées par des phases de mutation et de rupture.

La présente thèse en histoire contemporaine, soutenue le 12 octobre 2012 à Paris IV-Sorbonne, porte sur l’innovation technologique au sein de l’armée de l’Air française de 1945 à 1966. Cette période d’une vingtaine d’années est marquée par des révolutions stratégiques changeant la nature des conflits ou encore par la sortie de la France du commandement militaire intégré de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN). Cette dernière, symbole de la volonté d’indépendance française est permise, entre autres, par le haut niveau technique atteint par l’armée de l’Air qui s’est dotée de Forces aériennes stratégiques chargées de la dissuasion nucléaire.

Trois facteurs essentiels structurent ces évolutions : les choix effectués par les acteurs (décideurs politiques, responsables militaires, techniciens, ingénieurs), la logique technique suivie par le gouvernement et l’armée de l’Air, la politique industrielle aéronautique française.

Une thèse héritière de travaux antérieurs et d’appuyant sur des centres de recherche

Par son approche globale, cette thèse essaie de compléter des travaux antérieurs. Claude Carlier soutient, en 1981, une thèse d’histoire contemporaine portant sur le développement de l’aéronautique militaire française dans le contexte atlantique de 1945 à 1975. Emmanuel Chadeau soutient en 1986, à l’université Paris X-Nanterre, une thèse d’histoire contemporaine portant sur l’industrie aéronautique française entre État, entreprises et développement économique.

Ce travail s’inscrit dans les travaux de deux centres de recherche. L’Unité mixte de recherche « Identités, relations internationales et civilisations de l’Europe » (IRICE - UMR 8138) possède un axe consacré à « Entreprise, État et nouveaux espaces stratégiques de l’Europe contemporaine : énergie, matières premières, information et mobilité ». Le Centre de recherche de l’armée de l’Air dispose d’une équipe « Histoire et sociologie militaire » qui étudie les contextes et contenus des opérations aéronautiques militaires du début du XXe siècle jusqu’à nos jours.

Des sources très diverses

Les recherches entreprises dans des domaines concernant les activités de défense sont confrontées à des difficultés d’accès aux archives. À l’application des lois limitant les délais de communicabilité s’ajoutent les restrictions apportées par la classification « Secret défense ».

Les sources manuscrites et imprimées les plus importantes proviennent du Service historique de la défense (SHD). Dans la série E, qui porte sur la Défense nationale et l’administration centrale depuis 1945, ont été exploitées entre autres les sous-séries du Bureau des programmes de matériel de l’armée de l’Air, des Groupes de recherches opérationnelles, du Bureau des plans généraux, du Bureau de prospective et d’études, de la Direction technique et industrielle de l’aéronautique (DTIA). La série K contient la documentation technique de l’armée de l’Air. La série Z regroupe les documents entrés par voie extraordinaire (dépôts, dons, achats).

Le site du Centre d’essais en vol (CEV) possède une documentation qui, après classement, est versée au Centre des archives de l’armement et du personnel de Châtellerault. La consultation a porté sur des rapports d’activités et des comptes rendus de visites à l’étranger.

Les revues aéronautiques fournissent des indications procurées par les acteurs eux-mêmes. L’hebdomadaire Les Ailes et le mensuel les Forces aériennes françaises publient les articles rédigés par des militaires, des ingénieurs de l’armement et des personnels civils portent sur les concepts et les doctrines d’emploi de l’arme aérienne, l’industrie, la technique aéronautique et son évolution.

Une documentation ouverte importante est à disposition avec les documents parlementaires (Assemblée nationale et Sénat) qui présentent des rapports et restituent les débats lors du vote des budgets, des plans d’armement et des lois militaires, ainsi que la publication au Journal officiel des lois et décrets.

Si la France limite sévèrement l’accès aux archives publiques, il n’en est pas de même aux États-Unis où il a été possible de recueillir des éléments sur les activités françaises lors d’un séjour à la Wright State University de Dayton (Ohio). Plusieurs sites internet américains procurent des documents provenant des bibliothèques présidentielles, des services de renseignements en particulier de la Central Intelligence Agency.

Ce travail s’est appuyé aussi sur l’histoire orale. Aux entretiens s’ajoute l’écoute de témoignages oraux réalisés par le Département de l’innovation technologique et des entrées par voie extraordinaire du SHD.

Toutes ces sources, en les croisant et en s’appuyant systématiquement sur les contextes, permettent de livrer un regard neuf sur cette période historique de l’armée de l’Air. Ces documents, multiples et divers, appartiennent principalement aux catégories suivantes : tractations diplomatiques, analyse stratégique, plan de déploiement, renseignements sur les activités étrangères, fiche-programme, rapports d’essais, compte-rendu de recherche, mémoires, témoignages.

Une problématique appelant d’autres questions

L’objet de la présente thèse est d’expliquer comment l’armée de l’Air a-t-elle été capable, technologiquement et structurellement, de passer d’une situation en 1945 où elle est jugée désuète pour, deux décennies plus tard, être à la tête du dispositif de Défense nationale et à se positionner comme la troisième force aérienne mondiale. Cinq questions sous-jacentes se dégagent :

- Quelles sont les innovations stratégiques et technologiques ? Quelles sont leurs origines ? Quelles sont les conséquences de leur apparition ?

- Sur quelles valeurs et sur quel système de représentation s’appuient les décideurs militaires après la Seconde Guerre mondiale ?

- Quelle est la capacité d’innovation et d’adaptation de l’armée de l’Air ?

- Dans quel cadre et jusqu’à quel point de cohérence les choix sont-ils faits ?

- Comment sont utilisées ces innovations dans l’armée de l’Air ?

Un plan en trois parties

Cette thèse suit un plan chronologique et thématique qui s’articule autour de trois périodes essentielles. Il s’agit de mettre en corrélation les innovations et leurs répercussions sur l’évolution de l’armée de l’Air en les situant dans les contextes politique, économique, militaire, stratégique, institutionnel, industriel, technologique.

La première partie expose « L’armée de l’Air face aux défis de l’après-guerre (1945-1950) », à l’image de l’intensification des transferts technologiques, de l’aviation à réaction, dans le contexte naissant de la guerre froide.

En 1945, alors que se termine la Seconde Guerre mondiale, l’armée de l’Air française participe à la victoire des armées alliées. Ayant souffert de cinq années d’occupation, la France a accumulé un important retard technologique sur l’Allemagne, le Royaume-Uni et les États-Unis qui sont à la pointe du progrès technique aéronautique.

Parmi les innovations qui marquent le conflit, trois d’entre elles modifient profondément l’arme aérienne et les conceptions des stratégies de défense : le moteur à réaction qui permet de voler plus vite et plus haut, le missile balistique V-2 qui propulse l’humanité dans l’ère de l’espace, l’arme nucléaire qui constitue une révolution dans le domaine des explosifs. La France, comprenant l’enjeu de ces nouveautés, effectue un transfert technologique depuis l’étranger et met en place des structures lui permettant d’être présente dans ces techniques émergentes, en particulier avec le Centre d’expériences aériennes militaires tandis que le CEV et l’Office national d’études et de recherches aéronautiques (ONERA) contribuent au renouveau de l’aéronautique militaire française.

Cependant, les ambitions du gouvernement, de l’état-major général de l’armée de l’Air et de l’industrie aéronautique sont confrontées aux difficultés d’adaptation aux techniques récentes et à la planification. Si cette politique militaire et industrielle n’aboutit pas à des fabrications en série, elle permet cependant de poser des bases saines permettant la création ultérieure de modèles de classe internationale.

Alors que l’armée de l’Air engage sa reconstruction, elle se trouve confrontée à la montée des tensions internationales dont l’entrée dans la guerre froide et le conflit indochinois constituent les premières manifestations. Face à la menace que représente le bloc soviétique, la France adhère à des traités d’alliance avec le Royaume-Uni, les pays du Benelux, puis avec plusieurs pays du monde occidental. Ces derniers signent le traité de l’Atlantique nord dont découle la composante militaire, l’OTAN. Ce choix a des répercussions pour l’armée de l’Air qui, en découvrant le vol à réaction grâce à des jets britanniques, met en place une nouvelle instruction au pilotage. Cependant, devant l’évolution rapide des techniques aéronautiques, la définition des matériels devient complexe.

La deuxième partie est consacrée à « La modernisation de l’armée de l’Air (1951-1958) ». Elle est accélérée malgré les guerres coloniales, sous l’impulsion de l’aide américaine, à l’image du développement de programmes aéronautiques et de l’utilisation de missiles.

L’intégration de la France dans l’OTAN permet de bénéficier d’une assistance militaire technique, scientifique et financière de la part des États-Unis, ainsi qu’une mise à niveau de l’industrie aéronautique, de l’infrastructure et du personnel français. La formation de pilotes et de mécaniciens au Canada et aux États-Unis entraîne leur adaptation à des matériels de haute technologie.

Le Parlement, conscient de la montée des tensions internationales et des risques accrus pour la France d’être confrontée à une menace soviétique, tout autant que pour développer l’aviation militaire, adopte, en 1950, un plan quinquennal aéronautique qui amène la réalisation de matériels performants avoisinant les réalisations étrangères. Les intercepteurs Ouragan et Mystère IV représentent ainsi une réussite tant technologique que commerciale. La recherche du meilleur matériel amène à définir deux concepts complémentaires :

- l’avion intercepteur léger, guidé depuis le sol, qui doit assurer la défense aérienne en atteignant le plus rapidement possible l’altitude des bombardiers ennemis ;

- l’avion tactique léger qui doit pouvoir décoller de terrains courts sommairement aménagés pour attaquer des objectifs au sol.

Faute d’une technologie suffisante, ces deux programmes n’aboutissent pas à des réalisations opérationnelles.

La participation de l’armée de l’Air à la guerre d’Indochine, durant laquelle elle met en œuvre des avions à hélice américains datant de la Seconde Guerre mondiale, l’amène à expérimenter l’évacuation sanitaire de blessés par hélicoptères.

L’accélération du progrès technologique durant la première moitié de la décennie 1950 a lieu grâce aux avancées de la recherche aéronautique et à la mise au point de dispositifs permettant des performances accrues. Cependant, elle oblige les personnels de l’armée de l’Air à démontrer de réelles capacités d’adaptation. Pour compenser les gênes physiques des équipages volant sur avions à réaction, la médecine aéronautique se développe afin de proposer des parades.

En 1956, la crise de Suez entraîne la mise en place d’une nouvelle stratégie de défense, basée sur la bombe atomique et ses vecteurs (avions, missiles balistiques). Parallèlement, lors de la guerre d’Algérie, l’armée de l’Air innove avec la mise en place d’une doctrine héliportée. L’industrie aéronautique et les forces aériennes françaises poursuivent leur modernisation. Celle-ci se traduit par la réalisation du Mirage III, un chasseur de classe internationale, tandis que le choix du bombardier Mirage IV amène l’armée de l’Air à relever un important défi : la mise en place d’une force aérienne stratégique.

La troisième partie présente « L’adaptation de l’armée de l’Air aux stratégies et aux armes nouvelles (1959-1966) », dont le nucléaire. Cette période clé se déroule dans un environnement marqué par de multiples mutations structurelles et par la sortie du commandement militaire intégré de l’OTAN.

Le gouvernement français, soucieux d’affirmer la place de la France dans le concert des nations et d’accéder à une indépendance nationale, fait évoluer les structures de la Défense et élabore une doctrine de la « dissuasion du faible au fort ». L’armée de l’Air, pour répondre à ce choix stratégique, redistribue ses forces au sein de grands commandements spécialisés (force aérienne tactique, défense aérienne, transport aérien militaire, soutien).

Le général de Gaulle donne la priorité à la réalisation de la « Force de frappe » et charge l’armée de l’Air de mettre en place la première génération de vecteurs de la Force nucléaire stratégique. Elle doit innover dans de nombreux domaines (ravitaillement en vol, guerre électronique, participation aux essais nucléaires, élaboration de plans nucléaires de frappe) pour rendre opérationnel le système d’armes stratégique piloté Mirage IV dans les délais impartis. En quelques années, les Forces aériennes stratégiques sont mises au point, avec l’entrée en service du système opérationnel complet de 1964 à 1966. Par sa capacité à aborder avec réussite le virage vers l’atome, elle accède à une indépendance stratégique.

Au début de la décennie 1960, l’armée de l’Air, bien que son état-major hésite face à l’évolution des technologies, atteint un haut degré d’efficacité grâce à des systèmes d’armes et des équipements de pointe innovants. Elle défriche avec l’industrie aéronautique de nouvelles technologies, dont le développement est planifié par des lois de programmes militaires.

L’armée de l’Air doit relever un nouveau défi en innovant dans un domaine nécessitant une technologie qui lui était totalement inconnue : la réalisation d’une force de missiles sol-sol balistiques stratégiques.

La multiplication des manifestations françaises d’indépendance aboutit, en 1966, alors que les Forces aériennes stratégiques sont devenues opérationnelles, au retrait de la France du commandement militaire intégré de l’OTAN. Cette décision rompt les liens organiques que possédait l’armée de l’Air avec l’organisation atlantique, mais ses capacités opérationnelles sont désormais à un tel niveau qu’elle peut assurer la mission de dissuasion nucléaire que lui a confiée le gouvernement.

Citer cet article

Référence électronique

Sylvain Champonnois, « L’armée de l’Air et l’innovation technologique (1945-1966) », Nacelles [En ligne], 1 | 2016, mis en ligne le 01 novembre 2016, consulté le 28 mars 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/nacelles/228

Auteur

Sylvain Champonnois

Docteur en histoire, Chargé d’études

Service historique de la Défense

sylvainchamponnois81@gmail.com

sylvainchamponnois81@gmail.com

Articles du même auteur