Airbus, modèle ou exception pour les ambitions industrielles européennes, 1967-1984

Résumés

Entre la création du GIE en 1970 et la décision de lancer l’A320 en 1984, Airbus est devenu un succès commercial, malgré une conjoncture difficile, et ce à la différence de nombreuses autres coopérations aéronautiques européennes. L’entreprise sert alors de modèle pour ceux qui veulent développer une politique industrielle européenne, notamment le gouvernement socialiste français à partir de 1981. Toutefois, le dialogue franco-allemand comme les relations avec la Commission européenne demeurent difficiles, et confinent Airbus au statut d’exception.

Airbus became a successful company between its creation as a European Joint-Venture (GIE) in 1970 and the decision to launch the A320 in 1984, despite the economic crisis and the commercial failure of many European ventures in aeronautics. The company became a model for all the promoters of a European industrial policy, notably for the French, but the dialogue with Germany and with the European Commission was difficult. Hence, Airbus has remained an exception.

Plan

Texte

Introduction

Paradoxalement, même si Airbus fait aujourd’hui figure de modèle pour les coopérations industrielles européennes, son succès n’a été que très progressif, comme le montre l’étude de ses premières années, ce qui peut sans doute expliquer son caractère exceptionnel. Né en 1967, le programme européen ne s’impose vraiment comme un succès commercial qu’au milieu des années 1980, alors que la gamme s’étoffe avec la décision de lancer l’A320 en 1984. Entre-temps se sont écoulées une quinzaine d’années de défis industriels et commerciaux, couplées avec d’intenses négociations diplomatiques. Pendant cette période, Airbus s’affirme progressivement comme un exemple emblématique du succès de l’Europe industrielle, cette ambition de faire du continent une terre d’élection pour des champions mondiaux, en particulier dans les secteurs de pointe. Le consortium s’impose comme le symbole du succès du néomercantilisme, cette association entre une politique industrielle gouvernementale très volontariste (d’où la référence au « mercantilisme » de Colbert) et l’insertion dans un cadre international libre-échangiste (d’où le préfixe « néo »)1. Cette réflexion s’inscrit plus particulièrement, mais pas seulement, dans une vision française d’une politique industrielle volontariste, notamment dans les secteurs stratégiques, dont Airbus représentait un succès emblématique2. De fait, le caractère massif des subventions publiques à l’avionneur se combine avec une volonté de percer sur un marché international compétitif et en pleine expansion.

S’appuyant sur une littérature de l’histoire d’Airbus3, ainsi que sur des recherches originales menées dans les archives des gouvernements français, britanniques et allemands4, cette contribution adopte une approche européenne et gouvernementale, également présente dans les travaux de David Burigana5. Elle insiste sur le caractère progressif du succès du consortium. Une première partie rappellera au contraire la très grande diversité des échecs européens en la matière pendant cette période. Un deuxième temps traitera certes du succès de l’entreprise, mais aussi de son caractère très lent et progressif, qui s’explique, enfin, par un moteur franco-allemand puissant, malgré les réticences subsistantes outre-Rhin.

1. Airbus dans les coopérations européennes aéronautiques civiles

Le succès d’Airbus se révèle à la lumière d’une comparaison avec les autres coopérations européennes aéronautiques civiles, souvent marquées du sceau de l’échec dans les années 1960 et 1970. Ces projets se sont multipliés du fait des coûts croissants du développement de nouveaux appareils, qui forcent les États du continent européen, de plus petite taille que les superpuissances, à partager les coûts et les marchés domestiques de lancement6. En contrepartie s’impose la logique du « juste retour », un partage du processus de production entre les différents contributeurs, qui peut se révéler inefficace si elle impose des choix contraires à la logique industrielle (de regroupement de certaines opérations) et à la logique commerciale (si le produit ne correspond pas aux attentes du marché).

Le contre-modèle le plus emblématique en matière de coopération aéronautique européenne est représenté par le Concorde. Premier supersonique commercial du monde, volant à deux fois la vitesse du son, l’avion est un succès esthétique et technique, mais aussi un échec commercial majeur. Certes, des raisons extérieures expliquent l’échec de l’appareil : ce dernier vole pour la première fois en 1969 et est mis en service commercial en 1976, entre les deux chocs pétroliers de 1973 et de 1979 qui décuplent le prix de l’or noir, et grèvent d’autant le coût d’exploitation d’un appareil très gourmand en carburant. Le crash du Tupolev 144, une copie soviétique du Concorde, au salon du Bourget de 1973, était de mauvais augure. Surtout, les Européens ont déploré le protectionnisme américain, car plusieurs autorités américaines ont limité l’exploitation du supersonique du fait de son bruit, de sa pollution et des bangs supersoniques7. Si le néomercantilisme américain est réel, et bien éloigné de leur rhétorique libre-échangiste, la préoccupation environnementale croissante des années 1970 est aussi une réalité, l’agence américaine de protection de l’environnement (EPA : Environment Protection Agency) naissant justement en 19698. Mais les défauts du Concorde résultent aussi de l’organisation de sa production, conduite essentiellement par des considérations de prestige politique et technologique, plus que d’efficacité industrielle et commerciale. Le programme est issu d’un traité intergouvernemental franco-britannique signé en 1962 et fait l’objet d’interventions constantes des gouvernements dans le processus industriel9. Les innovations technologiques ont été nombreuses, notamment les commandes de vol électriques et le vol supersonique, mais aussi coûteuses dans leur développement, et dans l’exploitation commerciale (le vol à haute vitesse diminuant fortement la capacité d’emport de passagers).

Moins connus, mais plus proches d’Airbus, deux autres programmes européens, ceux des avions Mercure et VFW-Fokker 614, ont été des exemples d’avions commerciaux classiques, sans innovation technologique à la différence du Concorde. Ces deux avions ont effectué leur premier vol en 1971, un an avant celui de l’Airbus A300. Comme ce dernier, ils sont issus de consortiums européens, mais à la différence de ce dernier, ils sont plus petits et ont été des échecs commerciaux retentissants. Le premier, le Mercure, est un avion de 150 places issu d’un consortium dirigé par le français Dassault, et qui comprend des entreprises belges, espagnoles, italiennes, suisses et canadiennes10. Le second est un appareil de 40 places construit par l’Allemand VFW, la compagnie héritière de Focke-Wulf, et le Néerlandais Fokker (en associations avec les motoristes français SNECMA et britannique Bristol Siddeley). Ils sont vendus à moins de vingt exemplaires et constituent donc des gouffres financiers.

En dehors des coopérations européennes, la piste américaine restait également ouverte, y compris à Paris, en dépit d’une rhétorique souvent hostile à l’impérialisme américain. Dassault avait exploré la possibilité de coopération en matière d’aéronautique civile avec les Américains au début des années 1970, et la Snecma a créé en 1974 CFM, une entreprise commune avec General Electric qui produit des réacteurs avec un succès commercial considérable. Le CFM 56 équipe d’ailleurs largement les A320 par la suite. Les collaborations avec les Étatsuniens étaient d’ailleurs fréquentes dans de nombreux domaines. Dans le domaine nucléaire par exemple, le gouvernement français a aussi opté pour une technologie américaine dans son programme d’équipement civil massif en centrales thermonucléaires de 1974, en abandonnant sa filière nationale (même s’il s’agissait alors d’un mouvement largement européen de l’adoption de la technologie la plus diffusée)11. La même remarque vaut pour l’informatique. D’une manière générale, la popularité du slogan du Défi américain, du nom d’un célèbre ouvrage de Jean-Jacques Servan-Schreiber appelant à une réaction européenne dans le domaine des hautes technologies, ne doit pas éclipser l’intensité des coopérations transatlantiques12.

Quant aux coopérations à l’échelle de la Communauté économique européenne (CEE) créée en 1957, elles restent à l’état d’ébauche, malgré les efforts du commissaire italien à l’industrie Altiero Spinelli, qui lance en 1975 un « Plan Schuman de l’aéronautique » en octobre 197513. Il se réfère au Plan Schuman proposé le 9 mai 1950, qui fut à l’origine de la première communauté européenne, la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) de 1951. Mais ces multiples projets de communauté aéronautique, généralement fondés sur une coordination des programmes industriels et des commandes, échouent du fait du manque de volonté politique. Pour la France, comme pour la plupart des pays européens, il était impossible de perdre une once de souveraineté nationale dans le secteur stratégique de l’aéronautique. L’Europe industrielle reste circonscrite à des programmes intergouvernementaux, comme Airbus, ou Ariane dans le domaine spatial, avec une chronologie légèrement décalée, l’Agence spatiale européenne étant créée en 1975, avec un premier vol d’Ariane en 1979.

Ainsi, le succès d’une coopération aéronautique européenne n’était nullement inscrit dans les tables dans ces années 1970 marquées par l’échec du Concorde, de Mercure, du VFW-Fokker 614 ou des projets de communauté aéronautique. Pourtant, Airbus s’impose progressivement.

2. Succès et centralité progressifs d’Airbus

Airbus s’impose progressivement comme un succès commercial à la fin des années 1970, mais ce résultat a été préparé depuis une décennie. À la différence du Concorde, Airbus est né d’un groupe de travail constitué en 1965 qui se fonde dès le départ sur une approche de marché14. Les compagnies aériennes sont consultées afin de définir quel serait le modèle d’avion à réaction le plus demandé. Le commandement industriel et commercial est unifié, et le rôle des gouvernements dans le management opérationnel limité. Afin de faciliter les opérations, les innovations technologiques sont limitées sur les premiers avions.

Le consortium acquiert une place centrale en Europe occidentale, mais là aussi, de manière très progressive. À l’origine, le projet est d’abord franco-germano-britannique avant que ces derniers ne quittent le consortium en 1969 du fait d’un désaccord sur les moteurs et de frustrations autour du leadership industriel. Paradoxalement, les Français insistaient sur la possibilité d’équiper l’avion de moteurs américains au lieu des réacteurs Rolls-Royce britanniques, un autre signe de l’appétence française pour les coopérations industrielles transatlantiques15. La compagnie Hawker Siddeley continue toutefois sa participation au consortium comme partenaire privé. L’entreprise est surtout franco-allemande, avec des contributions mineures des Néerlandais et des Espagnols. De manière significative, la chronologie de la coopération aéronautique franco-britannique s’inscrit en faux avec celle de la CEE : elle bat son plein dans les années 1960, avec Concorde et Airbus, alors que Paris rejette deux fois la candidature britannique à la Communauté, et s’étiole en 1969, alors que le nouveau président Pompidou accepte le principe d’un élargissement de la CEE au Royaume-Uni. Cela témoigne du fait que différentes chronologies de la coopération européenne peuvent exister, celle de l’organisation commerciale en partie supranationale des Communautés ne correspondant pas forcément à celle d’une coopération industrielle dans un secteur stratégique.

Les Britanniques reviennent dans le consortium en 1978 en étant conscients du coût important de ce dernier, et ce alors que le pays a connu une crise financière avec une intervention du Fonds monétaire international (FMI) en 197616. Comme pour Paris et pour Bonn, il s’agit donc d’un pari industriel à long terme. Thatcher continue sur la même ligne, en soutenant le consortium européen, cité comme modèle dans le mémorandum britannique de 1984 sur la relance de l’Europe17. Nul européisme toutefois chez la Dame de Fer, qui conserve une inclination atlantique. Son choix de privilégier la vente du constructeur d’hélicoptères Westland à l’Américain Sikorsky aux dépens d’une offre plus européenne a d’ailleurs suscité des remous au sein même de son gouvernement, avec la démission du ministre de la Défense Michael Heseltine, favorable à la solution européenne18.

Entre-temps, l’Espagnol CASA a rejoint le consortium. Les Belges et les Néerlandais y ont aussi été associés sans prendre part au capital. Seuls manquent les Italiens, dont l’industrie aéronautique est très orientée vers les États-Unis19. Le processus industriel est partagé entre tous ces quatre pays, avec un assemblage final à Toulouse. Le tout est géré par un Groupement d’intérêt économique (GIE) qui constitue une formule souple et légère pour favoriser la coopération entre différentes firmes sans obliger à une fusion complète. Le GIE centralise les fonctions commerciales et marketings dans un véhicule juridique sans capital social. Les entreprises conservent la pleine maîtrise de leur processus industriel et des aspects financiers.

Cette centralité est issue d’un fort soutien politique des gouvernements. Elle précède le succès commercial. L’A300 ne perce le marché américain qu’en 1978 avec la vente à Eastern Airlines. Par la suite, le second choc pétrolier de 1979 affecte le marché aéronautique mondial. En termes de parts de marché, Airbus progresse toutefois avec 40 A300 vendus en 1980, le même nombre que son concurrent direct, le DC 10, même si cela reste bien inférieur aux chiffres de Boeing (soit 131 B727, 92 B737, plus petits, et 73 B747, plus imposants)20.

De manière symptomatique, les Américains reconnaissent progressivement le succès d’Airbus dans les années 1980, en lançant les procédures contre les subventions massives dont le consortium bénéficie21. Mais dans une étude de 1987, les économistes américains Richard Baldwin et Paul Krugman ont estimé que sans ces aides d’État il aurait été impossible d’entrer sur un marché avec des coûts de développement si importants22. La percée d’Airbus a donc finalement été utile pour le consommateur, y compris américain, en baissant les prix, d’autant que les concurrents de Boeing, Lockheed et McDonnell Douglas, ont déserté le marché des avions les plus gros en 1984. Par la suite, la situation se normalise et un accord avec les États-Unis, conclu en 1992, permet de circonscrire les subventions à des aides remboursables limitées à 33 % du coût de développement d’un programme23. Cette normalisation s’explique aussi par une pression intraeuropéenne : le renforcement de la politique de la concurrence européenne oblige à une discipline accrue en matière d’aides d’État. Les subventions publiques aux entreprises sont contrôlées de plus en plus étroitement par la Commission européenne à partir des années 1980 et surtout de 1985, avec l’avènement du commissaire irlandais à la concurrence Peter Sutherland24. Ce dernier joue un rôle majeur dans une autre dynamique libérale, la dérégulation du transport aérien européen, lancée en 1987, et qui contribue à augmenter le trafic, et donc les commandes des entreprises européennes25. Ainsi, Airbus s’impose progressivement comme la coopération européenne de référence, et ce du fait d’un moteur franco-allemand.

3. Le moteur franco-allemand, heurté, mais efficace

Le moteur franco-allemand à l’origine d’Airbus a été incarné par de fortes personnalités, traduisant cette volonté de construire une nouvelle relation entre les deux anciens ennemis, en particulier certains présidents français s’engageant dans de véritables « couples » (l’expression « moteur » ou « tandem » étant préférée outre-Rhin) avec les chanceliers allemands26. D’autres personnalités ont joué un rôle crucial, comme Henri Ziegler, ancien résistant et dirigeant de plusieurs firmes aéronautiques françaises, ou Franz Josef Strauss, le ministre-président de Bavière, une région puissamment irriguée par l’industrie aéronautique allemande. Tous ces acteurs ont souhaité un rapprochement franco-allemand sans sacrifier l’intérêt national, bien au contraire, car des avantages concrets résultaient de cette coopération.

L’engagement français dans Airbus a été logique, car Toulouse a bénéficié du leadership industriel sur le projet, et des tâches avec la valeur ajoutée la plus forte. Il participait d’une réponse européenne face au fameux « Défi américain » industriel souligné par Jean-Jacques Servan-Schreiber en 1967, mais avec une dimension bien plus intergouvernementale27.

Du côté allemand, l’engagement a été plus discuté. Une étude récente de Ralf Ahrens a montré que les Allemands ont consenti des aides d’État au moins aussi importantes que les Français, mais sans les mêmes retombées. Par exemple, lorsque le gouvernement britannique quitte le consortium en 1969, Bonn en profite pour augmenter sa quote-part au niveau de Paris, mais sans bénéficier de contreparties industrielles équivalentes28. Le gouvernement allemand doit même subventionner le Britannique Hawker Siddeley, toujours partie prenante au projet, mais désormais dépourvu de subventions d’État.

Les Allemands ont toutefois un intérêt géopolitique et industriel majeur à soutenir Airbus. Sur le plan politique, le consortium leur procure un moyen de renforcer leur engagement pour l’intégration européenne. Sur le plan industriel, il favorise la renaissance d’une industrie aéronautique allemande embryonnaire, car tout développement dans ce secteur stratégique était interdit entre 1945 et 1955. La coopération internationale fait alors figure de levier important pour rattraper les compétences et capacités de production perdues. Dès 1958, un accord franco-allemand permettait de lancer le projet d’avion de transport militaire Transall. Juste après, Bonn construit sous licence son premier jet militaire depuis la guerre, le Fiat G91, qui remporta un concours OTAN, et participe au consortium européen produisant le Bréguet Atlantic, un appareil turbopropulsé de surveillance maritime. Par la suite, l’engagement dans Airbus a permis de renforcer une industrie aéronautique allemande très largement dépendante des commandes militaires dans les années 1960. Comme dans les autres pays européens, elle a également servi d’aiguillon pour soutenir un mouvement de concentration des industries aéronautiques nationales29. De plus, comme ailleurs, l’aéronautique était considérée comme un secteur d’avenir, doté d’un puissant effet d’entrainement sur l’économie. Ainsi, malgré de fortes frustrations liées à l’importance des aides publiques, et une allocation des tâches les plus fortes en valeur ajoutée (cockpit, conception) à la faveur de la France, le soutien de Bonn a été constant. Il a été particulièrement vigoureux chez certaines personnalités, comme le Bavarois Franz Josef Strauss, dont le land de Bavière a beaucoup bénéficié de ses retombées30, mais aussi au plus haut niveau de l’État, notamment lors de la difficile négociation de 1983-1984 sur le lancement de l’A320, un programme d’avion plus petit que les A300/310 jugés très couteux par les Allemands.

Face au président français François Mitterrand, le chancelier allemand Helmut Kohl se montre prudent dans le dossier Airbus en mai 1983. Toutefois, signe de son intérêt pour ce dernier, il se montre très volontariste face à Thatcher en septembre 1983, l’exhortant à soutenir ce projet structurant pour l’industrie aéronautique européenne face à la concurrence américaine et soviétique31. En février 1984, le chancelier Kohl accepte finalement de financer le programme, pour les raisons géopolitiques et industrielles susmentionnées, après un effort de lobbying intense de Mitterrand32. Mais les réticences de certains responsables allemands envers le coût important du projet subsistent longtemps33.

À cette époque, le programme Airbus est fortement soutenu par Paris, et fait d’ailleurs figure de modèle en termes de coopération européenne. Le mémorandum français de 1983 diffusé par Paris aux autres capitales des pays de la CEE, et appelant à développer une politique industrielle européenne, prend justement comme référence Airbus, car c’est un succès commercial34. Le gouvernement français, toujours méfiant envers les ambitions fédérales de la Commission européenne, est également séduit par le caractère intergouvernemental de cette coopération. Finalement, ce projet s’enlise, mais il témoigne de l’intérêt renouvelé des Français pour Airbus, érigé en archétype des coopérations européennes réussies.

Conclusion

Ainsi, Airbus est un succès commercial, mais aussi politique pour les gouvernements, qui ont toujours combattu les efforts de la Commission de pénétrer le secteur depuis les années 1970. Toutefois, cet essor n’était pas inéluctable, comme le montrent les échecs du Concorde, du Mercure et du VFW-Fokker 614. Il est issu de choix industriels et d’un soutien sans failles des gouvernements, en particulier du couple franco-allemand, qui constitue là aussi son moteur central, mais pas exclusif, car les Britanniques, les Néerlandais, les Espagnols et les Belges s’y sont ralliés. Les soutiens publics ont été massifs, l’entreprise commune ne réalisant un bénéfice d’exploitation que depuis 199135. Ils ont permis de pénétrer un marché avec des barrières à l’entrée très élevées, et apparaissent donc justifiés – tout au moins en partie – y compris sous l’angle de la libre concurrence, comme en témoigne l’étude de Richard Baldwin et de Paul Krugman de 1987.

L’Europe industrielle se développe, mais en dehors des communautés européennes. Les projets de coopération aéronautique des années 1970 ont été largement refusés par les gouvernements, qui ont voulu garder la main sur ce domaine stratégique. Par la suite, l’absence de politique industrielle européenne a laissé la régulation par la concurrence s’imposer, y compris en limitant le développement de l’autre champion aéronautique européen, le franco-italien ATR. La Commission l’a empêché d’acquérir son concurrent canadien De Havilland, sous couvert d’argument de préservation de la libre concurrence fortement contesté au sein même de la Commission, y compris au sein des services chargés de la concurrence36. Pourtant, Bruxelles revient dans le jeu à la faveur des contentieux internationaux avec les Américains, la Commission défendant alors Airbus et négociant des modus vivendi avec le partenaire atlantique. Il n’en reste pas moins que le moteur demeure les entreprises et les gouvernements, et ce même si le consortium a été largement privatisé.

Le modèle d’Airbus a ensuite été repris par tous les partisans de l’Europe industrielle et néomercantiliste. Récemment, la conversion partielle des Allemands à des formes de politique industrielle européenne a permis la naissance d’un « Airbus des batteries » sous la forme de l’acceptation en 2019 par la Commission de subventions de plusieurs gouvernements européens à la construction d’une filière européenne dans ce domaine37.

Ce type d’Europe industrielle n’est pas toutefois reproductible aisément. À la même époque, dans le domaine de l’aéronautique militaire par exemple, le volontarisme franco-allemand au sommet n’empêche pas la décision française de 1985 de faire cavalier seul pour développer son nouvel avion de chasse, et de quitter le consortium des grands pays européens (RFA, Royaume-Uni, Italie, Espagne), pour des raisons de spécifications techniques et de leadership industriel38. Ainsi naissent le Rafale d’un côté, et l’Eurofighter de l’autre. Certes, dans le spatial, la naissance de l’Agence spatiale européenne, et le succès de son lanceur Ariane, traduisent la reproductibilité d’une coopération industrielle efficace en dehors de la Communauté, mais le cas Airbus paraît néanmoins bien isolé, à la fois modèle et exception, à moins que l’« Airbus des batteries » ne décolle à son tour.

Notes

1 Sur les différents types d’Europe : Warlouzet Laurent, Europe contre Europe. Entre liberté, solidarité et puissance depuis 1945, Paris, CNRS éditions, 2022, notamment pp. 32-38 sur l’Europe néomercantiliste et industrielle. Retour au texte

2 Muller Pierre, Airbus. L’ambition européenne. Logique d’État, logique de marché, Paris, L’Harmattan, 1989. Retour au texte

3 Voir les autres contributions au colloque « Naissance et affirmation du groupe Airbus », tenu les 23-25 septembre 2020 à Toulouse, et : Gunston Bill, Airbus: the Complete Story, Sparkford, Haynes Publishing, 2010 ; Chadeau Emmanuel, Airbus, un succès industriel européen : industrie française et coopération européenne, 1965-1972, Paris, Rives droite, 1995 ; Muller Pierre, Airbus. L’ambition européenne, op. cit. ; Jalabert Guy, Zuliani Jean-Marc, « Airbus ou l’Europe industrielle », Cahier d’histoire immédiate, n° 27, 2005, pp. 137-154 ; Lynch Frances et Johnman Lewis, « Technological Non-Co-operation: Britain and Airbus, 1965-1969 », Journal of European Integration History, 12, 1, 2006, pp. 125-141. Voir également la notice « Airbus » de l’encyclopédie en ligne EHNE, rédigée par David Burigana et Léonard Laborie [www.ehne.fr]. Retour au texte

4 Une recherche plus exhaustive en archives, notamment françaises, sur ce vaste sujet, reste nécessaire. Pour plus de détails, voir : Warlouzet Laurent, Europe contre Europe, op. cit. pp. 207-212 ; voir aussi pour une recherche sur les archives allemandes : Cambier Claire, L’Instauration d’Airbus en Allemagne (1955-1975) : entre enjeux, conceptions et déceptions, master dirigé par Laurent Warlouzet, Université d’Artois, 2012. Enfin, voir les multiples articles de Burigana David (cf. infra) sur des contributions issues de recherches sur les archives sur les coopérations européennes aéronautiques, aérospatiales et militaires. Retour au texte

5 Burigana David, « L’Europe, s’envolera-t-elle ? Le lancement d’Airbus et le sabordage d’une coopération aéronautique “communautaire” (1965-1978) », Revue d’histoire de l’intégration européenne, n° 13, 2007, pp. 91-109 ; Burigana David, « La France, la RFA et la coopération aéronautique en Europe (1955-1989) », in Defrance Corinne et Pfeil Ulrich (éd.), La Construction d’un espace scientifique commun ? La France, la RFA et l’Europe après le « choc de Spoutnik », Bruxelles, Peter Lang 2012, pp. 269-291. Retour au texte

6 Burigana David, Deloge Pascal, « Introduction. Les coopérations aéronautiques en Europe dans les années 1950-1980 : une opportunité pour relire l’histoire de la construction européenne », Histoire, Économies et Sociétés, n° 4, 2010, pp. 3-18. Retour au texte

7 Owen Kenneth, Concorde and the Americans: International Politics of the Supersonic Transport, Washington DC, Smithsonian Institution Press, 1997. Retour au texte

8 Jarrige François, Le Roux Thomas, La Contamination du monde. Une histoire des pollutions à l’âge industriel, Paris, Seuil, 2017. Retour au texte

9 Lynch Frances, « A Treaty too Far? Britain, France, and Concorde, 1961-1964 », Twentieth Century British History, 13, 3, 2002, pp. 253-276. Retour au texte

10 Voir notamment : Carlier Claude, L’Aéronautique française (1945-1975), Paris, Lavauzelle, 1983. Retour au texte

11 Bouvier Yves, « Les rythmes européens du nucléaire français », in Beltran Alain, Bussière Éric, Garavini Giuliano (dir.), L’Europe et la question énergétique. Les années 1960/1980, Bruxelles, P.I.E. Peter Lang, 2016, pp. 217-231. Retour au texte

12 Servan-Schreiber Jean-Jacques, Le Défi américain, Paris, Denoël, 1967 ; sur cet ouvrage et la mobilisation qu’il déclencha à Bruxelles et à Paris autour de l’Europe industrielle : Warlouzet Laurent, Le Choix de la CEE par la France. L’Europe économique en débat de Mendès-France à Charles de Gaulle, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2011, pp. 451-474. Retour au texte

13 Burigana David, « Toujours troisième ? La République fédérale et la survivance technologique de l’“espace aérien européen” du bilatéralisme à Airbus. Entre rêve intégrationniste et pratique intergouvernementale (1959-1978) », in Elvert Jürgen, Schirmann Sylvain (dir.), Zeiten im Wandel: Deutschland im Europa des 20. Jahrhunderts. Kontinuität, Entwicklungen und Brüche, Bruxelles, Peter Lang, 2008, pp. 177-195 ; Burigana David, « L’industrie aéronautique française et l’Europe depuis les années 1950 : entre ancrage territorial et coopérations internationales », in Fridenson Patrick et Griset Pascal (dir.), Entreprises de haute-technologie, État et souveraineté depuis 1945, Paris, Cheff, 2013, pp. 283-297. Retour au texte

14 Courty Guillaume, Suleiman Ezra N., L’Age d’or de l’État. Une métamorphose annoncée, Paris, Seuil, 1997, pp. 227-31. Retour au texte

15 Ahrens Ralf, “The Importance of Being European: Airbus and West German Industrial Policy from the 1960s to the 1980s”, Journal of Modern European History, 18, 1, 2020, p. 66 ; sur le retrait britannique, voir : Lynch Frances, Johnman Lewis, “Technological Non-Co-Operation: Britain and Airbus, 1965-1969”, Journal of European Integration History, 12, 2006, pp. 125-140 ; Hayward Keith, “Politics and European Aerospace Collaboration: The A300 Airbus”, Journal of Common Market Studies, 14, 1976, pp. 354-367. Retour au texte

16 Archives nationales britanniques, PREM16/1263, télégramme de Bonn, 22 juin 1977, T384/44, note de Hunt au Premier Ministre, 12 octobre 1977. Paris est favorable à ce retour des Britanniques : Akten zur Auswartigen Politik der Bundesrepublik Deutschland (ci-après : AAPD), 1976, doc. 327, note de Meyer, 18 novembre 1976. Retour au texte

17 Sur ce mémorandum : Warlouzet Laurent, Governing Europe in a Globalizing World. Neoliberalism and its Alternatives following the 1973 Oil Crisis, Oxon, New York, 2018, pp. 189-190. Retour au texte

18 George Stephen, An Awkward Partner. Britain in the European Community, Oxford, Oxford UP, 1994, pp. 171-173. Retour au texte

19 Cesca Elena, « Factors Contributing to the Italian Position in the Years of the Establishment of Airbus Industrie », in Bouneau Christine, Burigana David (dir.), Experts and Expertise in Science and Technology in Europe since the 1960s. Organized Civil Society, Democracy and Political Decision-making, Bruxelles, Peter Lang, 2018, pp. 175-192. Retour au texte

20 Warlouzet Laurent, Governing Europe, op. cit., p. 122. Retour au texte

21 Picq Jean, Les Ailes de l’Europe : l’aventure de l’Airbus, Paris, Fayard, 1992. Retour au texte

22 Baldwin Richard et Krugman Paul, “Industrial Policy and International Competition in Wide-Bodied Aircraft”, in Baldwin R. (éd), Trade Policy Issues and Empirical Analysis, Chicago, University of Chicago Press for the NBER, 1987, p. 50. Retour au texte

23 Jalabert Guy, Zuliani Jean-Marc, « Airbus ou l’Europe industrielle », Cahier d’histoire immédiate, n° 27, printemps 2005, p. 146. Retour au texte

24 Sur le développement de l’Europe de la concurrence dans les années 1980 : Warlouzet Laurent, Europe contre Europe, op. cit., pp. 243-156. Retour au texte

25 Ibid., et pour une étude détaillée de la libéralisation européenne (en relation avec la libéralisation américaine d’une part, et avec les luttes intestines européennes d’autre part) : Hussein Kassim et Handley Stevens, Air Transport and the European Union: Europeanization and its Limits, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2010. Retour au texte

26 Defrance Corine et Pfeil Ulrich, « Le couple franco-allemand, une métaphore conjugale au cœur de l’Europe », in Briatte Anne-Laure, Gubin Éliane, Thébaud Françoise (éd.), L’Europe, une chance pour les femmes ? Le genre de la construction européenne, éditions de la Sorbonne, Paris, 2019, pp. 251-264 : le « couple » franco-allemand a été particulièrement actif sous de Gaulle/Adenauer (1958-1963), Giscard d’Estaing/Schmidt (1974-1981) et Mitterrand/Kohl (1982-1995), mais la relation entre de Gaulle et le plus discret chancelier Kiesinger (1966-1969), à l’époque de la formation d’Airbus, fut aussi très efficace : Türk Henning, Die Europapolitik der Grossen Koalition, 1966-1969, Munich, Oldenbourg, 2006. Retour au texte

27 Servan-Schreiber Jean-Jacques, Le Défi américain, Paris, Denoël, 1967. Retour au texte

28 Ahrens Ralf, “The importance of being European…”, op. cit., pp. 63-78. Retour au texte

29 Ahrens Ralf, “The importance of being European…”, op. cit., p. 67. Retour au texte

30 Möller Horst, Franz Josef Strauß. Herrscher und Rebell, Munich, Piper, 2015, pp. 680-683. Retour au texte

31 AAPD, 1983, doc. 145, note sur une rencontre Kohl-Mitterrand à Paris, 17 mai 1983 ; AAPD, 1983, doc. 270, discussion Kohl-Thatcher, 21 septembre 1983. Retour au texte

32 AAPD, 1983, doc. 145, note sur une rencontre Kohl-Mitterrand à Paris, 17 mai 1983 ; AAPD, 1983, doc. 270, discussion Kohl-Thatcher, 21 septembre 1983 ; AAPD, 1984, doc. 30, note sur une rencontre Mitterrand-Kohl, 2 février 1984. Retour au texte

33 Ahrens Ralf, “The importance of being European…”, op. cit. Retour au texte

34 Warlouzet Laurent, « The EEC/EU as an Evolving Compromise between French Dirigism and German Ordoliberalism (1957-1995) », Journal of Common Market Studies, 57, 1, 2019, pp. 86-87 ; Saunier Georges, « Le gouvernement français et les enjeux économiques européens à l’heure de la rigueur, 1981-1984 », in Bussière Éric, Dumoulin Michel, Schirmann Sylvain (dir.), Milieux économiques et intégration européenne au xxe siècle. La relance des années quatre-vingt (1979-1992), Paris, Cheff, 2007, pp. 109-146. Retour au texte

35 Jalabert Guy, Zuliani Jean-Marc, « Airbus ou l’Europe industrielle », Cahier d’histoire immédiate, (2005, printemps) n° 27, pp. 137-154. Retour au texte

36 Warlouzet Laurent, « The Internal Market and Competition », in Dujardin Vincent, Bussière Éric, Ludlow Piers, Romero Federico, Schlenker Dieter et Varsori Antonio (éd.), The European Commission, 1986-2000. Histories and Memories of an Institution, Publications Office of the European Union, Luxembourg, 2019, p. 276. Retour au texte

37 « La Commission européenne autorise une aide publique de 3,2 milliards d’euros pour développer un “Airbus des batteries” », Le Monde, 9 décembre 2019. Retour au texte

38 AAPD 1985/198, note Oesterhelt, 16 juillet 1985. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Laurent Warlouzet, « Airbus, modèle ou exception pour les ambitions industrielles européennes, 1967-1984 », Nacelles [En ligne], 11 | 2021, mis en ligne le 10 décembre 2021, consulté le 26 avril 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/nacelles/1486

Auteur

Laurent Warlouzet

Professeur d’histoire de l’Europe à Paris Sorbonne Université. Il vient de publier : Laurent Warlouzet,

Europe contre Europe. Entre liberté, solidarité et puissance depuis 1945, Paris, CNRS éditions, 2022

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