Les travaux réunis dans ce dossier proposent des pistes de réflexions aux questions suscitées par, au fond, une grande inconnue : qu’est-ce que la littérature lesbienne ? Il nous semble que cette question, qui connaît probablement plus d’une réponse, gagnerait à être posée dans le contexte des nouvelles approches sur ce qui est « littéraire ».
Laissant de côté l’inopérante vision de la littérature s’appuyant sur la reconnaissance, par une certaine communauté de personnes, d’une hypothétique « valeur esthétique » des œuvres1, nous allons considérer ici la littérature comme un dispositif politique2. Nos approches vis-à-vis du fait littéraire ont changé : la démocratisation de la littérature et de sa critique (Rancière, 2007) a certainement donné lieu à l’accueil de nouveaux savoirs et d’expériences littéraires dans la vie de citoyennes et de citoyens. Dans ce nouvel espace de débat public, où le récit littéraire a un pouvoir émancipateur et de connaissance de soi, les récits sont devenus le lieu des expériences partageables nous permettant d’accéder à une interprétation de la réalité et de soi-même (Ricoeur, 1988, 304).
Dans ce contexte, nous posons la question de la « textualité lesbienne », d’un « tissu narratif lesbien » qui, dépassant le propos purement thématique ou argumentaire, puisse rendre compte d’un dynamisme du récit qui se déchausse de ses modalités prévisibles. Ainsi, le langage devient expressément bancal pour créer d’autres alliances entre les corps, les espaces et le devenir temporel, se détachant de leur cours traditionnel pour tisser – faire ou défaire – des représentations alternatives. Ne cherchant pas à cerner une hypothétique identité lesbienne qui répondrait aux divers types et formes de récit, ni de composer, avec les traits de chacun d’entre eux, un portrait-robot littéraire, notre intention est de lire la « textualité lesbienne » comme un tissu littéraire de pratiques, d’idéologies, de politiques et d’imaginaires d’une forme d’affectivité – la lesbienne, dans la multiplicité d’expressions – mise en constante tension avec le temps, les espaces, les traditions littéraires, les savoirs, les discours des corps et des sexualités.
Concevoir ainsi une littérature lesbienne à travers ses us et ses contextes, des voix et des écritures qui la disent, l’occultent ou la dévoilent, qui se superposent aux discours dominants, obscurcissant ou décalant leur portée, c’est revendiquer le lien évoqué plus haut entre littérature et politique, dans la mesure où ces pratiques de langage et la création d’espaces narratifs « hétérotopiques » (Foucault, 1966) ouvrent une brèche qui permet de débattre sur des discours sociaux et culturels et, en même temps, de poser les mots d’une recherche où se jouent la reconnaissance commune, individuelle et affective.
C’est sous cette modalité que les travaux réunis dans ce dossier traitent les textualités lesbiennes : comme des discours juxtaposés aux discours normatifs qui créent une zone de tension – et d’ambiguïté – entre les formes et les désirs cautionnés par la tradition, comme des interférences ou des dérangements inscrits dans ces textualités. De ces interstices jaillissent l’inadéquat et l’inattendu, l’interruption qui reformule une nouvelle distribution du désir.
Les articles présentés dans ce dossier se rattachent, chacun suivant sa propre logique, aux propos mentionnés plus haut. Margaret Gillespie – spécialiste des études modernistes, notamment de Djuna Barnes, et d’études genre, co-responsable de l’axe de recherche « Identités sexuées » du laboratoire C.R.I.T., enseignante et chercheuse à l’Université de Franche-Comté – place After Sappho (2022), de Selby Wynn Schwartz, dans le sillage des œuvres qui ont dessiné les généalogies alternatives. Cette bio-fiction revisite et renoue avec les pionnières, en langue anglaise, des textualités lesbiennes. Gillespie examine tout d’abord la période moderniste, en soulignant l’importance de la constitution d’un réseau de femmes artistes, réflexion qui, elle, fait écho à d’autres réseaux de la même époque, en langue espagnole et donc moins connus, comme celui de Victoria Ocampo, Gabriela Mistral et le Cercle saphique de Madrid, largement étudiés par Thérèse Courau (2024), ou encore en langue française dans les travaux de Marta Segarra (2019) autour de la création littéraire, artistique et des sexualités non normatives. S’arrêtant sur le phénomène de la bio-fiction en tant que forme, Gillespie met en exergue la lecture de Monica Latham, pour qui la réinvention de l’écrivaine biographiée équivaut à une renaissance et à une réévaluation continue de sa vie et de son œuvre. Il se produit, alors, la mise à jour de la figure de l’autrice pour s'adapter à un nouveau lectorat et à de nouvelles pratiques de lecture. Dans ce sens, le roman célèbre la figure et les œuvres de Sappho, qui ont connu une renaissance au tournant du XXe siècle et qui ont constitué « une source d'inspiration essentielle pour de nombreuses femmes modernistes, leur permettant, à leur tour, de renaître ». Mais encore : Gillespie propose de lire After Sappho non pas avec un regard nostalgique d’une époque brillante autour de Virginia Woolf, Natalie Barney ou Renée Vivien, mais à partir « d’une réflexion sur ce qu’est l’écriture d’une biographie féminine queer et sur la manière dont un tel projet peut, en soi, contribuer à la création d’une lignée et d’une communauté littéraires lesbiennes ». C’est à travers la voix narrative chorale, qui tisse les liens, les pratiques et les savoirs de cette bio-fiction avec un passé lesbien, que se met en œuvre « une expérience collaborative et transhistorique de l’être féminin queer ». De plus, comme le souligne ce travail, After Sappho remet en question les modèles traditionnels du genre biographique et de leurs tendances à la consécration masculiniste du sujet pour proposer, à la manière de vestiges des vers perdus de la poète de Lesbos, une composition de soi fragmentée, faite de voix et de formes d’écriture de la vie, suivant l’élan que Virginia Woolf inaugure dans Orlando, « plus étranges et plus plurielles ». La dynamique des réseaux modernistes et l’entrelacement de textes d’After Sappho corroborent la proposition de départ de ce dossier : l’existence des textualités lesbiennes. Gillespie met en lumière ce tissu que Schwartz nous livre sous la forme de « récits de vies d’autres femmes qui peuvent nous aider à inventer ou à réinventer les nôtres, tout en nourrissant et en perpétuant une séduisante lignée littéraire lesbienne ».
Fruit d’une collaboration entre des membres de deux universités voisines, celle de Franche-Comté et celle de Lausanne, « Textualités lesbiennes et relations ancillaires : du lien amoureux au lien littéraire » est une étude rare dans le domaine des lettres car écrite à plusieurs mains. À partir des domaines de recherche respectifs (littérature hispanophone et anglophone, littérature comparée), les membres de l’axe 2 en études genre du Laboratoire C.R.I.T. (Centre de Recherches Transdisciplinaires et Transculturelles, EA 3224), de l’Université de Franche-Comté, et du groupe de recherche ILLEs (Imaginaires lesbiens dans la littérature en espagnol - Section d’espagnol) de l’Université de Lausanne, ont mené à bien une collaboration horizontale, transdisciplinaire et transfrontalière. Mu·es par l’intérêt d’étudier et de donner à connaitre une littérature qui reste souvent sous les radars de la critique, le groupe – composé par Nella Arambasin, Margaret Gillespie, Erwan Burel et Michaëlla Cogan, de l’Université de Franche-Comté et par Gabriela Cordone, Marie Rosier et Ana Marina Gamba, de l’Université de Lausanne – s’est penché sur un corpus littéraire composé de trois romans contemporains : L’enfant poisson (Lucía Puenzo, 2009 [2001]), Amours (Léonor de Recondo, 2015) et Les confessions de Frannie Langton (Sarah Collins, 2019). Leurs lectures s’articulent autour de deux pôles : la position des domestiques en tant que personnages clés de l’intrigue et la relation lesbienne entre ces domestiques et leurs patronnes. La diversité des géographies et des temporalités dans lesquelles se déroulent les récits permet d'explorer différents imaginaires qui mettent en scène des liens asymétriques de race, de classe, de genre et d’orientation sexo-affective.
L’étude montre une première articulation au sein du corpus : le roman de Collins et celui de de Recondo s’inscrivent dans la tradition littéraire du roman historique en situant leurs intrigues respectivement au XIXe et au début du XXe siècle. Cette approche a permis d’analyser les réalités matérielles, et leurs transformations, du service domestique à différentes époques sur le territoire européen, l’Angleterre et la France, bien que le roman de Collins inclue également la Jamaïque en tant que territoire colonial de l’Empire britannique. En outre, ces deux romans explorent les manifestations du désir lesbien dans des contextes au sein desquels le système hétéro-patriarcal n’était en aucun cas remis en question. Faisant écho à l’étude de Margaret Gillespie, ces deux romans posent également la question de la réécriture historique par des écrivaines qui transposent leur propre sensibilité, imprégnée des théories post-coloniales, féministes et queer, dans un univers qui antidate ces discours contemporains. La mise à distance historique de la relation lesbienne représentée dans la fiction serait, certes, une forme de la rendre peut-être plus acceptable ou plus idéalisée, mais, dans la dynamique des idées proposées par ce dossier, nous pouvons aussi la lire comme faisant partie du travail de réinvention d’une généalogie lesbienne rendant possible l’écriture de soi.
La deuxième articulation proposée par les auteur·es de cet article est liée au travail domestique et implique la colonialité et la race, notamment dans les romans de Puenzo et Collins. Dans Les Confessions de Frannie Langton, les preuves du passé colonial de l’Empire britannique sont présentes à la fois dans les territoires d'outre-mer et sur le territoire anglais. L’esclavage des Africain·es et de leurs descendant·es est représenté en mettant particulièrement l’accent sur la déshumanisation et la violence caractéristiques de ce processus. Dans le roman de Collins, la soumission se prolonge à travers la migration vers la métropole impériale dans laquelle ces sujets continueront à être exploité·es dans le service domestique et la prostitution. Dans un autre espace-temps, le récit de L’enfant poisson fait s’imbriquer, autour de la servante paraguayenne, des préjugés de race et de classe présents dans l’Argentine contemporaine en tant que territoire avec une histoire coloniale. Ancrés dans les actuels débats décoloniaux, perspective que l’on retrouve clairement dans les textes de Puenzo et Collins, ces romans reconstruisent une généalogie et une actualité spécifiquement féminisées de l’expérience coloniale où la dimension lesbienne de la relation se révèle de manière inattendue. En d’autres termes, les auteur·es de ce travail nous renvoient à des formes d'amour lesbien qui remettent en question les structures hétéro-patriarcales et proposent également une lecture intersectionnelle de la construction subjective des personnages. Les inégalités de classe et de race sont ainsi mises en évidence au sein de ces relations fréquemment ignorées, ou peu débattues, dans les textes littéraires.
En vue de contextualiser ce corpus éclaté, l’article débute par une brève histoire de la littérature ancillaire et des textualités lesbiennes en France, en Argentine et en Grande-Bretagne, pour en faire ressortir les traits les plus saillants et transversaux parcourant les trois romans. Ensuite, à travers une analyse comparée, les textes sont examinés autour de deux grandes thématiques : d’une part les corps liés aux espaces, aux sexualités et à la maternité et, d’autre part, le langage. L’étude de ces thématiques considère trois axes de lecture : celui du regard, du désir et de l’élément liquide.
Les auteur·es étudient les tensions entre l’individu et les normes, présentes dans les trois textes, et la matérialisent dans une triple architecture, à savoir : spatiale – par le thème de la maison et de ses variations –, corporelle – situant les corps les uns par rapport aux autres –, et textuelle – par le biais de la construction des voix narratives. Il apparaît que ces romans offrent des lignes de lecture dans lesquelles le désir parvient à prendre forme et à modifier le monde qui l’entoure, en mettant l’accent sur diverses scènes intimes explorant les langages corporels et littéraires de l’éros, notamment par le biais des jeux de regards et du motif omniprésent de la liquidité, aspect qu’on retrouvera également dans l’étude de Laura Arnés.
L’article s’attache finalement à démontrer, soit en renversant la norme, soit en la repensant, que les relations affectives entre femmes, tel que les conçoivent les trois autrices, participent à l’édification d’imaginaires où les lesbiennes tentent de s’extraire des binarismes consacrés par la société hétéro-patriarcale. Les textes soumis à l’analyse témoigneraient donc d’une force de l’amour lesbien permettant une traversée possible des discours hétéronormés, traversée qui n’exclut pas un retour à la norme. Or, dans le dérangement du discours normé – ou comme le propose Laura Arnés, dans son « interruption » – se joue la possibilité d’existence des fictions lesbiennes.
C’est toujours dans le sens d’« interruption » que nous continuons à retrouver les textualités lesbiennes, cette fois-ci dans le travail signé par Laura Arnés, chercheuse et enseignante en études genre à l’Université de Buenos Aires, « Interruptions lesbiennes dans la tradition littéraire argentine . Une lecture de Presente perfecto de Gabriela Bejerman, La pez de Gabriela Larralde et “Sirenidad” d’Agostina Luz López ». Le fil conducteur de sa réflexion autour de ces trois récits est la scène entendue comme espace particulier qui échappe aux lois du quotidien et où régissent d’autres lois. À partir de cette idée, Arnés examine les modes de fonctionnement des régimes de visibilisation qui agissent sur les corps, sur leurs modes d’interagir et de se produire dans la culture. Suivant, entre autres, les textes critiques de Josefina Ludmer, la chercheuse analyse des « scènes lesbiennes » du XXIe siècle délaissées par la critique et propose une double lecture de « l’interruption » et de « continuité » par rapport à la tradition littéraire argentine. Associant également « révolte » et « mémoire », elle met en lumière ces interruptions lesbiennes qui menacent le régime de représentation et, « tout en s’inscrivant dans ce régime, déclenchent des révoltes et, par-là, la possibilité de contiguïté ». La suspension temporaire dans l’exécution des processus liés à l’hétérosexualité trouve, dans le travail d’Arnés, deux biais de lecture complémentaires : la fête, en tant que célébration monstrueuse, et la sirène, comme être monstrueux. La scandaleuse réjouissance du commerce affectif de la chair – et de la langue –, « l’orgie lesbienne », chez Bejerman, s’invite inopinément au cénacle de la tradition de la fête littéraire argentine (présidé par Ascasubi, Echeverría, Borges, Mansilla, Saer, Perlongher, Lamborghini, Bustos Domecq, Cortázar, Fogwill). L’article souligne ainsi le déplacement de l’articulation nationale « civilisation et barbarie » et son replacement, au début du XXIe siècle, sous le signe du simulacre et de la satire de la culture lettrée dans l’expression de la fête débridée du texte ensauvagé. Chez Larralde, Arnés fait le lien entre la monstruosité de la sirène et la tradition littéraire, identifiant un double problème : « elle existe en tant qu’expression écrite » et « énigme du genre (littéraire, sexuel et animal) ». De plus, dans ce contexte, la question de « l’arrivée dans les Amériques traverse et opère une réversion dans les imaginations littéraires ». Le rapport entre la figure traditionnelle de la captive – reprise ici au détour d’un journal de bord et d’une expédition sur le fleuve Paraná sous la forme d’une sirène racisée – et celle des européens, est clairement déterminé, pour Arnés, par la couleur et le sexe. Ce journal de la rencontre tragique a aussi son interruption : le journal de bord d’Isabel (ou un contre-journal ?) ouvre la possibilité, comme Arnés le démontre dans son analyse, d’un cheminement vers la redénomination des êtres, rendant ainsi intelligible la transformation des corps, des territoires et de la langue. Le récit de Agostina Luz López couronne ce parcours de l’anomalie. Alors que le récit national « sur la famille et ses mythes » et la lutte pour sa lettre ont marqué la tradition littéraire argentine, ce travail défend l’idée qu’une autre négociation avec l’histoire littéraire est possible et que la clé de la révolte est à chercher dans les formes hybrides, dans « la rencontre avec le différent » et dans d’autres manières – joyeuses – de penser l’organisation sociale.
En définitive, les trois travaux réunis dans ce dossier témoignent de la présence formelle de ce que Virginia Cano (2015) appelle « ars lesbiana » et de sa re-figuration par le récit. C’est probablement au détour de ce cheminement sinueux des voix hétéroclites et disparates – de After Sappho à La pez, en passant par Amours, Les confessions de Frannie Langton et El niño pez – que les textualités lesbiennes dessinent les traits – et donc, une interprétation – de la connaissance de soi.