La posture oppositionnelle de Debra Granik, cinéaste indépendante étatsunienne transparait dans nombre d’entretiens qu’elle a donnés dans lesquels elle milite pour la parité au cinéma afin de renouveler les contenus au sein d’un « Hollyweird » sexiste (Jackson, 2018), et prend des positions fermes au sujet des effets sociaux néfastes des politiques néo-libérales1. Ces prises de position sont également palpables dans les histoires qu’elle met en scène.
Par ses personnages (féminins) déshérités aux modes de vie alternatifs, à la marge de la société étatsunienne, Granik s’affirme comme une cinéaste à la « mentalité socio-réaliste » (Hazelton). Il s’agit là d’une approche politique du cinéma interrogeant l’identité et la place des subalternes dans la lignée du cinéma mineur deleuzien (1985, p. 281-291). Pour représenter les marges de la société et critiquer son fonctionnement, Granik passe également par la transformation des formes et conventions du cinéma dominant. L’exploration narrative des rapports de domination remet dès lors en question le modèle hégémonique hollywoodien et situe l’œuvre de Granik sur le terrain fertile de la contre-visualité (Mirzoeff, 2011), comme elle l’explique dans différents entretiens où elle envisage l’idée d’une « contre-programmation » comme antidote aux excès de la violence hollywoodienne : « if a whole lot of films have used automatic weapons and there’s been a lot of slaughter or supernatural powers… then you can counter programme [with a film] where someone has issues with rent, where they can’t shoot their way out of it » (Hazelton, 2018). Cette contre-programmation se manifeste concrètement par son appel à changer les contenus du cinéma dominant, moyen d’accéder à la parité au cinéma, comme elle l’explique à Eve jackson avec un humour teinté d’ironie :
Eve Jackson: Can you see a time when it will be 50/50 in the film industry for directors?
Debra Granik: Only if there is some content shifts. There’re a lot of women who want to blow up a whole lot of things. There’re a lot of women who want to direct films with serial killers and knives really hurting other humans’ flesh and shooting them at point blank and putting gasoline on their open wounds, but then, there are not that many, maybe you know. I don’t know. It depends. The content has to change. Some of the blood lust has to change I think. I think the sanctity of life has to be regarded more in the film industry for many more women to want to be in the mainstream of the film industry. On the margins, oh hell yes (Jackson, 2018).
Le « content shift » proposé ici concerne la manière de mettre en scène la violence, à rebours du « blood lust » hollywoodien, mais il peut être étendue à « l’hypersexualisation des femmes » que Granik trouve « épuisant[e], fastidieu[se] et stupide » et qu’elle a également entrepris de modifier au motif que « celle-ci ne leur ouvre pas beaucoup d’opportunités, elle les maintient vraiment au bas de l’échelle sociale. » (Durand, 2018).
Il s’agit là d’un véritable programme politique qui invite à regarder la réalité différemment. Le content shift et la contre-programmation rejoignent en effet la théorie de hooks sur le regard oppositionnel dans la mesure où ils permettent à Granik de renouveler les pratiques cinématographiques dominantes pour établir le regard des subordonnés en tant que lieu de résistance aux images dominantes (1992) et ainsi de politiser les rapports de regards en donnant des exemples concrets de ce qu’implique « regarder d’une autre manière afin de résister » (hooks, 1992, p. 208).
Dans cet article, je vais m’appuyer sur Winter’s Bone (2011), l’adaptation du roman country noir de Daniel Woodrell (2006), pour montrer, à partir des notions de « content shift » et de « contre-programmation », comment Granik renouvelle les représentations autour de trois stratégies oppositionnelles que j’ai dégagées à partir des critiques récurrentes qu’elle formule dans ses entretiens à l’encontre du système hollywoodien et qui vont constituer les trois parties de mon analyse : privilégier les personnages féminins, refuser leur « hypersexualisation » et contrer la « soif de sang ». Ces stratégies inscrivent son œuvre à contre-courant du cinéma dominant, dans le sillage du « cinéaste de minorité » face à « l’impossibilité d’écrire dans la langue dominante » (Deleuze, 1985, p. 283). La constitution d’un regard oppositionnel permet en effet à Granik de participer au projet du cinéma mineur, en déterritorialisant le cinéma dominant et en faisant de l’élément privé le lieu d’une prise de conscience politique (Deleuze, 1985, p. 283 ; p. 284). Le film, ancré dans la réalité sociale des montagnes Ozark, ex-région minière du Missouri très appauvrie, touchée de plein fouet par la Grande Récession de 2008-2011, a en effet une forte dimension sociale et politique tout en se concentrant sur la vie d’une adolescente, Ree Dolly (Jennifer Lawrence), qui s’occupe seule de sa mère, malade, et de ses deux jeunes frère et sœur, après la disparition de leur père, fabricant de méthamphétamine en liberté sous caution. Leur situation déjà précaire devient intenable lorsque les autorités menacent de leur confisquer la maison familiale parce que leur père ne s’est pas présenté à son rendez-vous devant la justice.
« Pour un cinéma qui remet les femmes au centre de leur récit » (Durand, 2018)
Dans un entretien avec Lisa Durand, Granik justifie son choix de mettre en scène des protagonistes féminines par la nécessité de rééquilibrer les représentations et de s’engager dans une réécriture féministe des récits culturels (De Lauretis 1987, p. 2), montrant qu’elle est pleinement consciente du pouvoir hégémonique qu’exerce le secteur cinématographique hollywoodien :
C’est vrai que je mets souvent en valeur des personnages féminins, mais en même temps, il y a déjà tellement d’histoires avec de jeunes protagonistes masculins… J’ai donc une sorte d’obligation à représenter des femmes et des filles dans mon cinéma. J’ai le sentiment qu’énormément de grandes histoires littéraires – les plus célèbres – ont été écrites du point de vue masculin, avec un regard masculin. Nous avons pourtant de grandes autrices, ainsi que des auteurs hommes qui ont essayé d’injecter un vécu féminin dans leurs romans (Durand, 2018).
La volonté de Granik et de sa productrice, Anne Rosellini, de rééquilibrer les représentations filmiques et de changer de point de vue par rapport au cinéma dominant se manifeste tout d’abord dans le choix de rompre avec la division sexuée des genres cinématographiques à l’œuvre dans les films hollywoodiens, comme Thomas Elsaesser l’a esquissée, et Christine Gledhill l’a reprise pour lui donner un tour féministe2. En effet, le personnage de Ree enfreint les conventions génériques hollywoodiennes, puisqu’il emprunte à la fois aux héroïnes de mélodrames, et aux héros de films d’action tel que le film noir, le western, et le film d’horreur3. Comme l’a bien résumé Granik, le personnage de Ree se distingue des archétypes de la féminité en étant « this kick-ass female, who embodies a western hero in a girl’s body » (Carter).
Le scénario met en effet en avant un personnage féminin en prise à des problèmes domestiques, qui a recours à des stratégies caractéristiques du film d’action. Garder un toit pour pouvoir s’occuper sereinement de sa famille la conduit à être mêlée aux activités criminelles des éleveurs de bovins impliqués dans la production et le trafic de méthamphétamine. Au cours de sa quête pour retrouver son père, elle est confrontée à Thump Milton, riche éleveur bovin, patriarche de son clan, et chef du gang des trafiquants. Elle est à plusieurs reprises envoyée sur de fausses pistes et sommée d’arrêter ses recherches. Son acharnement lui vaut un passage à tabac par Merab et ses sœurs, commandité par Thump. Elle est finalement conduite jusqu’à un marécage dans lequel le corps de son père a été jeté. Elle peut ainsi récupérer les tronçons de ses deux mains pour fournir la preuve aux autorités qu’il est bien mort. Le personnage de Ree Dolly est ainsi amené à surmonter une série d’épreuves lors desquelles elle endosse des caractéristiques conventionnellement considérées comme contraires à la féminité, comme l’a minutieusement décrit le sociologue Erving Goffman :
La croyance (dans les sociétés occidentales) veut que les femmes soient précieuses, ornementales et fragiles, inexpertes et inadaptées à tout ce qui exige l’emploi de la force musculaire ou à l’apprentissage de la mécanique ou de l’électricité, ou à tout ce qui comporte un risque physique ; plus encore qu’elles soient sujettes à la souillure et à la flétrissure, qu’elles palissent lorsqu’elles sont confrontées à des paroles blessantes et à de cruelles réalités, parce qu’elles sont instables autant que délicates. Il s’ensuit dès lors, que les hommes sont dans l’obligation de s’interposer et de les aider (ou de les protéger) partout où il apparaitra qu’une femme est de quelque façon menacée ou prise à parti, la sauvegardant de spectacles sanglants, macabres, de choses dégoutantes comme les araignées et les vers, du bruit et de la pluie, du vent, du froid et autres intempéries. (Goffman, 2002, p. 67-68)
À rebours de cette description, Ree est une femme d’action, qui utilise sa force musculaire pour accomplir les tâches domestiques comme couper et rentrer du bois, ou tuer des écureuils pour pouvoir manger, mais aussi pour parcourir les routes glacées à la recherche d’indices. Elle reçoit sans sourciller les mauvaises nouvelles qui rendent sa réalité cruelle, et encaisse également les coups violents que lui portent les femmes du clan Milton. Enfin, elle se montre capable de surmonter son dégout lorsque par exemple, elle doit plonger sa main dans les eaux troubles du marécage pour attraper par deux fois le bras de son père, et le tenir pendant que Merab découpe les mains de celui-ci à la tronçonneuse. On voit ici l’illustration concrète de ce que Granik entend par le renversement des rôles de genre qu’elle mentionne pour se justifier de parler de points de vue masculin et féminin, en pleine remise en question des genres : « aujourd’hui, les gens s’intéressent davantage aux genres, sur les manières de les changer, de les renverser, et ce afin d’être eux-mêmes. » (Durand, 2018). Ce renversement des rôles de genre va de pair avec le refus de participer à l’hypersexualisation des femmes.
Contre « l’hypersexualisation des femmes » (Durand, 2018)
Comme elle l’a affirmé à propos de Leave No Trace, elle ne s’intéresse pas uniquement à la corporalité de ses héroïnes, leur esprit compte également :
The film celebrates the idea of teen women [being] shown a role where they’re using a lot of smarts to survive. They’re not valued in the story because of some kind of sexual prowess or attributes. They’re not there only because of their physicality. Their mind matters. (Mumford, 2018)
Cette philosophie s’applique à Winter’s Bone qui ne contient pas de sous-intrigue amoureuse, passage obligé du cinéma hollywoodien classique et contemporain comme le démontre David Bordwell (2005, p. 16 ; 2006, p. 12)4. Granik exprime d’ailleurs, dans la lignée du manifeste du Dogme95, l’inutilité et l’absurdité des scènes de sexe au cinéma, qui ne sont qu’un simulacre contraire à son approche néo-réaliste.
À propos du documentaire Stray Dog, elle explique que lorsqu’elle filme Ron qui va au lit avec sa femme :
I wasn’t filming a sexual act. I was not filming risqué behavior, I was not having people dry hump like you would in a narrative film. To me that’s a little bit harder. How to put pastilles on people’s gonads, rub up against each other and fake having sex. Then I feel like the Dogma those wild crazy Scandinavian people if you’re going to have sex, then have it. The simulacra of sex has always been a weird, weird thing. Like where does it come from? How did we get involved in that? (Sheldon et Ginsburg, 2015)
Dans cette logique, Granik ne met pas en avant les marques conventionnelles de féminité teintées d’érotisme qui ponctuent le roman noir de Daniel Woodrell duquel le film est tiré. Alors que les descriptions de Woodrell soulignent la féminité rebelle de la protagoniste, en robe mais avec des rangers5, et utilisent les ressorts des vêtements et des positions décomplexées de Ree pour mettre en scène « une apparition-disparition » et ainsi créer une « intermittence… là où le vêtement baille » (Barthes, 1973, p. 19)6, le film de Granik ne reprend aucun de ces signes. Le vêtement dans le film est régi par la recherche de l’authenticité. C’est ce qui a guidé les choix de la costumière Rebecca Hofherr et qui se traduit, comme elle l’explique dans un entretien, par le port de jeans, de pulls en laine à motifs jacquard, de vestes en fourrure polaire, de chemises à carreaux matelassées et de bonnets de laine (Laverty, 2012). En troquant les vêtements suggestifs pour des vêtements unisexes et fonctionnels, faits pour se protéger du froid, le film désérotise le personnage de Ree (Fig. 1).
Cette démarche se confirme avec la suppression de toutes les scènes du roman qui abordent la sexualité de Ree et ses désirs adolescents. Le roman relate ses premières expériences sexuelles lesbiennes comme un essai préalable avant l’entrée dans l’hétérosexualité8 en ayant recours aux conventions de l’érotisme, tant pour le décor – la scène se passe en pleine nature sur un tapis d’aiguilles de pins – que pour les actions – le parcours des langues et des mains sur les parties du corps, les murmures, gémissements et soupirs générés sont décrits. Rien de ceci n’est repris dans le film où la relation entre Ree et son amie Gail s’en tient à une amitié adolescente forte. S’il y a bien une scène où Gail et Ree sont allongées côte à côte sur un lit, ce n’est pas pour suggérer un quelconque homoérotisme, ni pour évoquer avec légèreté leurs problèmes de lycéennes, comme ce serait le cas dans un coming of age movie, mais pour souligner la gravité des problèmes d’adultes que les deux adolescentes doivent gérer, et leur assignation à des tâches de care malgré leur jeune âge. On comprend que Gail s’est mariée à la hâte parce qu’elle était enceinte et vit avec son mari chez ses beaux-parents, et qu’elles ne sont pas réfugiées dans la chambre d’adolescente de Gail mais dans la chambre conjugale du couple. Elles discutent de manière complice, le bébé allongé entre elles. L’érotisme convenu d’ébats lesbiens adolescents et les conventions du film d’éducation sont ainsi resitués dans un contexte social, pointant du doigt les dysfonctionnements du système social étatsunien : le manque de ressources et de soutien social et éducatif à la disposition des adolescentes, compromettant leur avenir.
Enfin, alors que plusieurs passages du roman font allusion aux regards équivoques et aux comportements concupiscents des hommes adultes – elle se défend du chauffeur de bus qui la drague, on apprend qu’elle a été droguée et violée par Little Arthur (Woodrell, 2012, p. 63) – ces formes de harcèlement sexuel latent ou explicite ont été supprimées dans le film.
Tous ces changements par rapport au roman illustrent la volonté de Granik de représenter les personnages féminins sous un jour différent. Le recours à des vêtements unisexes, la suppression des marques d’érotisme, des références à la sexualité et à la romance amoureuse, montrent que la cinéaste adopte un regard alternatif et critique sur le cinéma hollywoodien, qui illustre sa capacité à « regarder d’une certaine manière pour résister » (hooks, 1992, p. 208). Dans ce contexte, il semble logique que les jeux de regard à l’œuvre dans ce film soient d’une nature différente du modèle des regards dans le cinéma hollywoodien mis à jour par Laura Mulvey dans son célèbre article « Visual Pleasure and Narrative Cinema » (1975).
La révision du regard mulveyien
La scène centrale du film illustre particulièrement bien la révision de la théorie de Mulvey. Elle se déroule dans le marché au cadran de Springfield (Missouri) durant une vente de bétail aux enchères, lieu où Ree se rend dans une dernière tentative désespérée pour parler à Thump (Fig. 2). Alors que la présence de Ree en ce lieu est doublement incongrue – c’est une femme et elle n’est pas propriétaire de bétail – et devrait susciter les regards interrogateurs ou désapprobateurs des éleveurs venus acheter de nouvelles têtes de bétail, celle-ci suscite au contraire une complète indifférence de leur part. Ces derniers sont concentrés sur le bétail. La jeune femme reste invisible à leurs yeux, comme l’indiquent l’absence de plans de leur point de vue, et de raccords de regard sur Ree. La scène est filmée du point de vue de Ree, sans réciproque, à l’aide de plans rapprochés sur elle, suivis de raccords de regards sur les hommes absorbés par la vente et d’un travelling latéral indiquant qu’elle scrute le lieu, balayant les gradins du regard à la recherche de Thump Milton. Le seul plan indiquant que celui-ci a vu Ree est un plan objectif qui fait la mise au point sur Ree à l’arrière-plan et floute la tête de Thump, de dos au premier plan, les yeux cachés sous son chapeau, suggérant qu’il l’a vue sans être vu, et la volonté de celui-ci de ne pas être repéré (Fig. 3).
Cette faible profondeur de champ montre qu’elle n’arrive pas à attirer l’attention de Thump Milton malgré ses appels amplifiés par des effets d’écho. Il ne veut ni la voir ni l’entendre, comme l’indique le langage cinématographique. Ce refus catégorique est une dénégation de l’existence même de Ree, comme le suggère le plan où il se lève pour quitter les lieux : dos face à la caméra, il obstrue l’objectif pour littéralement empêcher de la filmer. Elle est ainsi invisibilisée. Le seul plan subjectif de Ree du point de vue et du point d’écoute de Milton ne fait que confirmer cet état de fait. Alors qu’il l’a clairement vue et entendue il tourne les talons. Pour le montrer, Granik a recours à un plan subjectif du point de vue de Thump – un plan d’ensemble en contre-plongée sur Ree appuyée à la balustrade de la passerelle appelant « Thump Milton », dont on devine la silhouette floue au premier plan (Fig. 4) – accompagné d’un point d’écoute subjectif dont la source est Thump : la bande son diffuse la voix de Ree qui continue d’appeler « Thump Milton » à pleine voix, mais cette fois-ci sa voix est assourdie, prise depuis le point d’écoute de Milton.
Les jeux de regard mis en œuvre dans cette scène s’inscrivent à contre-courant des jeux de regards sexués du cinéma hollywoodien mis à jour par Mulvey. On est loin ici de la dynamique sexuée et érotisée où les femmes sont l’objet central érotisé du regard masculin. Ree n’est en effet pas concernée par la scopophilie mulveyienne. Elle est au contraire invisible dans ce monde d’hommes riches, ultra-masculin et sexiste. Ce refus de regarder remplace l’obsession du regard scopophilique décrite par Mulvey, en même temps qu’il y répond, offrant une autre théorie du regard masculin dans la lignée du regard oppositionnel développé par hooks. Cette scène donne en effet raison à la critique que bell hooks a formulée sur l’approche de Mulvey qui souligne que le modèle de cette dernière sur le regard masculin au cinéma se limite aux femmes blanches et pointe ainsi un écueil de la pensée de la deuxième vague féministe qui, sous le concept de femme, n’inclut que la situation des femmes blanches issues de la bourgeoisie et ne prend pas en compte les femmes altérisées (1992, p. 216). Or, dans cette scène, les rapports de classe entre Ree, paysanne sans terre ni bétail, et les riches propriétaires bovins engendrent une tension par rapport au modèle envisagé par Mulvey, car c’est l’absence de regard qui soumet Ree à une violence ontologique remettant en cause son existence même. À la violence scopique du cinéma hollywoodien se substitue la violence de l’invisibilité.
En outre, cette scène montre aussi, pour la dénoncer, une autre forme de violence, celle qui est exercée par les éleveurs sur le bétail, la violence de la domestication et de la prédation extractiviste. Celle-ci prépare la violence directe exercée sur Ree dans la scène suivante.
Violence de la domestication et de la prédation extractiviste
La violence systémique de l’élevage et de la vente de bétail est exprimée par le montage rapide de plans de tailles et d’angles différents, et de plans très rapprochés sur le bétail qui évoquent la désorientation et la panique endurés (Fig. 5, 6, 7).
Des plans d’ensemble montrent le bétail entassé, contraint de courir dans des couloirs étroits. Le décor carcéral fait de barrières, de portails, de cages de contention, de couloirs de tri, de passerelles métalliques suggèrent l’enfermement et l’oppression auxquels sont soumis les bovins (Fig. 8). À cet enfermement visuel s’ajoutent les effets de la bande son qui rendent compte du vacarme des lieux en mêlant la voix litanique du commissaire-priseur scandant les prix au micro, les bruits métalliques des portails et des verrous qui claquent pour faire défiler les bestiaux mis aux enchères. Tous ces bruits stressent le bétail qui poussent des meuglements apeurés, ajoutant encore à la cacophonie ambiante.
Cette violence contamine le personnage de Ree qui se voit opposer une fin de non-recevoir à sa demande de parler à Thump, malgré l’urgence vitale de sa situation. Un parallèle s’établit entre les deux formes de violence par le montage qui alterne des plans sur Ree cherchant Thump du regard, puis courant sur la passerelle métallique, et des plans sur le bétail poussé dans les couloirs de tri, exhibé dans le ring, puis reconduit sans ménagement dans le hangar. À ces parallèles visuels, s’ajoute une association sonore entre les appels de Ree et les meuglements du bétail qui s’entremêlent et se confondent. Ainsi, Granik utilise le marché au cadran au-delà de sa fonction narrative et documentaire, comme l’objectif corrélatif de l’oppression vécue par le bétail et par Ree, dont le sort ne compte pas, au regard des enjeux financiers colossaux générés par le trafic de drogue, tout comme le sort du bétail qui subit dans sa chair la violence de la domination capitaliste importe peu.
Ces parallèles établissent une conjonction des destins entre le bétail et Ree qui se concrétise dans la scène suivante où Ree est elle-même passée à tabac, afin de briser sa résistance et donc de la domestiquer également d’une certaine façon. Un parallèle s’établit ainsi entre la violence subie par le bétail et la violence subie par Ree, infligée par le même système capitaliste patriarcal. Le lien entre souffrance animale et souffrance de Ree illustre les dynamiques de « dominations jumelles des femmes et de la nature » identifiées par la pensée écoféministe, dans lesquelles on retrouve « la même progression (distinction, hiérarchisation, domination) qui aboutit à la justification de l’oppression. » (Larrère, 2023, p. 39) D’ailleurs, la comparaison entre le sort de Ree et celui du bétail est actualisée lorsque Thump Milton vient voir Ree après qu’elle a été tabassée, et regarde ses dents pour juger de son état, comme on examine une vache ou un cheval avant de l’acheter.
Par ce rapprochement entre condition animale et condition d’une femme pauvre, la scène marque le rejet des dualismes dominant/dominé dénoncés par hooks (1984), développé Donna Haraway dans son manifeste Cyborg (1991) qui remet en question les frontières séparant l’humain de l’animal, le naturel de l’artificiel, le physique du virtuel car elles sont pour elles une manière d’instaurer une hiérarchie qui justifie la domination. Pour ces deux intellectuelles, les hiérarchies dualistes sont à l’origine des rapports de domination qui engendrent la violence.
Le brouillage des frontières des identités déconstruit la hiérarchie entre humains et animaux visant à justifier la violence de la domestication. Ces parallèles rendent compte de l’horreur de la domestication et donnent à la scène de tabassage un caractère insupportable qui remet en question le dualisme homme/femmes. La violence subie par Ree est d’autant plus intolérable qu’elle est commanditée par un patriarche autoritaire et infligée par les femmes de son clan sous l’emprise de son pouvoir absolu.
Conclusion
Le regard oppositionnel de Granik se manifeste dans le refus des dualismes porteurs d’oppression et de domination, celles des hommes sur les femmes, des humains sur les animaux, des riches éleveurs sur les petits fermiers et des adultes sur les enfants. Par le renversement de l’arrangement des sexes conventionnel, par la des-érotisation du personnage de Ree, par un régime de regards alternatifs, et un brouillage des frontières entre humains et animaux, Granik remet en question les dualismes de l’identité dénoncés par bell hooks (1984) et Donna Haraway (1991). Le film de Granik, à l’instar de ceux sur lesquels se fonde l’article de hooks, ne se contente pas d’offrir des représentations différentes, il propose également de nouvelles possibilités de transgression pour l’articulation de l’identité (hooks, 1992, p. 220). Les points de convergences entre l’univers fictionnel créé par Granik et les théories féministes contemporaines sont troublants. Tout se passe comme si Granik répondait à Mulvey en ayant lu hooks et Haraway dans une mise en pratique des théories féministes.
Ce faisant, elle écrit une autre histoire des images, à côté des récits hollywoodiens, sans forcément les subvertir complètement comme le préconisait la tradition académique portée par Laura Mulvey, puisque le film se situe dans le champ du cinéma narratif et qu’il en emprunte tous les codes, mais en les enrichissant de son regard oppositionnel. En effet, Winter’s Bone semble répondre à l’exhortation de Michèle Citron, à la fin de son article « Women’s Film Production : Going Mainstream », à faire « des films narratifs réalisés par le plus grand nombre possible de femmes, de la manière la plus variée possible, sur le plus grand nombre possible de sujets » (Citron, 1988, p. 62-63).