En 1974, dans la pré-cordillère chilienne, les corps pendus de trois femmes issues de la communauté Colla furent retrouvés par des agents de police, qui déclarèrent rapidement qu’il s’agissait d’un suicide. Ce qui a vite été divulgué dans la presse comme un banal fait divers capta l’attention de l’opinion publique : les sœurs Quispe s’étaient-elles réellement donné la mort ou avaient-elles été punies par le régime après avoir aidé plusieurs opposants politiques à traverser la frontière vers l’Argentine ? Et si elles s’étaient réellement donné la mort, avaient-elles conçu leur suicide comme un acte de rébellion face à un régime meurtrier qui, quelques mois plus tôt, avait fait passer une loi qui interdisait l’élevage caprin et affectait donc profondément les modes de vie des communautés indigènes ? Tout, autour des sœurs Quispe, n’était que légende et spéculation : leur mort et ses causes demeurent obscures cinquante ans plus tard, alors que leur histoire n’est plus qu’une simple anecdote dont les plus jeunes ne se souviennent pas.
D’un point de vue symbolique, l’histoire des sœurs Quispe est empreinte d’une richesse qui a attiré de nombreux artistes chiliens : féministes, indigénistes et militants·es des droits de l’homme y trouvent une histoire d’oppression intersectionnelle servant de prétexte à un discours plus ample sur la nation et son passé traumatique. Le premier à adapter l’histoire des trois sœurs fut le dramaturge Juan Radrigán qui, dans sa pièce à tonalité absurde, Las Brutas, publiée quelques années à peine après la tragédie (1980), imagina les derniers jours de Justa, Lucía et Luciana. Cette pièce inspira une série d’autres travaux à partir de 2010, date où l’histoire des sœurs Quispe prend une nouvelle actualité dans un contexte de malaise social où les violences envers les femmes et le conflit brutal qui oppose l’État chilien au peuple mapuche a donné une force croissante aux mouvements féministes et des peuples autochtones. Ainsi, en quatre ans, les sœurs Quispe deviennent les protagonistes d’une pièce de théâtre multimédia, Las Brutas (Rafael Díaz, 2010), d’un film, Las Niñas Quispe (Sebastián Sepúlveda, 2013) et d’un spectacle de danse contemporaine, Las Extintas (Andrés Cárdenas, 2014).
C’est de l’œuvre cinématographique de Sebastián Sepúlveda, Las Niñas Quispe, que nous souhaitons parler ici. Cinéma de la lenteur (Ciment, 2003), fondé sur ce qui n’est pas dit et ce qui n’est pas montré, Las Niñas Quispe propose une représentation alternative du passé traumatique et de l’expérience de groupes minoritaires, en particulier les femmes, les peuples autochtones, les communautés rurales, et les individus qui vivent en situation précaire.
Notre article propose de s’interroger sur la représentation du trauma depuis les marges : la marge géographique (la précordillère étant très peu représentée dans un cinéma chilien encore très centralisé), la marge genrée (un film dont les personnages sont presque exclusivement féminins, l’expérience des femmes ayant été largement ignorée dans les films s’intéressant à la dictature), la marge ethnique (les populations autochtones étant sous-représentées dans le cinéma chilien et pratiquement absentes de l’histoire officielle de la dictature, alors que cette dernière a participé à l’extinction d’un grand nombre de communautés), la marge de la représentation hégémonique de la violence et du trauma (avec, notamment, un refus catégorique de représenter la violence physique) et, enfin, la marge des formes traditionnelles de narration au cinéma (avec le délaissement du récit au profit d’une exploitation accrue de tous les sens).
En ce sens, le film s’inscrit dans la lignée d’un cinéma indépendant, non hégémonique, et sera ici étudié sous le prisme du cinéma de la lenteur (Ciment, 2003 ; Flannagan, 2008 ; Caglayan, 2018 ; de Luca et Jorge, 2016 ; Jaffe, 2014), lequel s’est particulièrement développé parmi les cinéastes minoritaires (Sibertin-Blanc, 2009), dont ceux issus des anciennes colonies. Ce cinéma de la lenteur s’est construit comme une réaction au cinéma mainstream, jugé trop rapide pour laisser le temps aux spectateur·ices de réfléchir réellement. Ce cinéma est associé à ce que Tiago de Luca appelle le « réalisme des sens », lequel « se caractérise par une approche sensorielle basée sur l’inspection prolongée de la réalité physique1 » (2014, p. 190). Autrement dit, ce sont des films qui explorent les concepts de matérialité et de durée, ce qui se traduit, en termes filmiques, par une prédilection pour les décors naturels, l’appel à des acteurs non-professionnels, et des plans séquences très longs. Pour Joanne Hershfield, le cinéma de la lenteur se définit par des structures narratives minimalistes qui permettent d’exploiter tous les sens des spectateur·ices (2014, 32). Ceci leur permet de faire l’expérience (dans leur corps) du film, de se penser en tant que spectateur·ices, et de voir le film en tant que construction. L’état contemplatif associé au cinéma de la lenteur est, en ce sens, générateur d’une métaréflexion sur la capacité du cinéma à rendre visible l’invisible (de Luca, 2010, p. 190).
Nous verrons dans quelle mesure Sepúlveda propose une représentation décentrée, dépatriarcale et décoloniale du passé traumatique du pays et quelles sont les retombées éthiques d’une telle représentation. Pour ce faire, nous étudierons tout d’abord l’esthétique décoloniale adoptée par le film, esthétique qui repose en grande partie sur un échec de la narration au profit des sens. Ensuite, nous verrons que cette esthétique vise à rendre visible un groupe minoritaire, tout en attirant le regard des spectateur·ices sur les processus d’invisibilisation mis en place par la colonialité. Enfin nous réfléchirons à la position alternative qu’un tel film propose aux spectateur·ices, position active, critique et éthique où iels sont invité·es à combler les vides (visuels, verbaux) laissés volontairement par le film et à tisser des liens générateurs de sens.
Un cinéma de la non-représentation ?
Las Niñas Quispe est un film qui se résume en quelques mots : suite à l’annonce d’une loi qui affecte profondément leur mode de vie, trois sœurs collas décident de se suicider. Dans le film, peu d’éléments viennent compléter ce récit très simple : l’expérience sensorielle prend l’avantage sur la narration, le film refuse de représenter l’atrocité. Nous nous trouvons ainsi face à un cinéma de la non-représentation. S’il s’agit bel et bien d’un film sur la dictature, force est de constater que tout ce que l’on sait de la dictature n’est pas là : pas de palais de la Moneda en flammes, ni d’images de répression, ni d’avions qui survolent la ville. Le film se caractérise donc par l’absence de toutes les images attendues d’un film « sur la dictature ». À leur place, les spectateur·ices découvrent des images intimes, centrées sur des femmes isolées et un espace apparemment hors du temps. Ainsi, aux images de l’atrocité se substituent des images qui ne participent que très peu à la narration et qui, en revanche, alimentent une approche sensorielle qui donne tout son sens au film.
Un bon exemple de l’approche sensorielle adoptée dans Las Niñas Quispe se trouve dans la scène d’ouverture. En effet, le film commence par un écran noir, l’attention des spectateur·ices étant donc instantanément dirigée vers la bande son. Cette bande son stimule bien évidemment l’ouïe, mais peut également suggérer des sensations tactiles ou olfactives : à travers le son (le vent dans les arbustes, le cri des animaux, le bruit de leurs pattes sur la terre) nous découvrons la présence de chèvres et de moutons et pouvons imaginer le vent sur notre peau, sentir l’odeur des chèvres et de la poussière que soulèvent leurs pattes. Les voix de trois femmes se mélangent aux bêlements des animaux ; se met alors en place un langage non verbal qui n’apporte aucune information narrative autre que le fait que les sœurs sont des bergères et qu’elles font partie d’un tout harmonieux.
Cet écran noir auquel sont confronté·es les spectateur·ices dès l’ouverture du film dure trente secondes, trente secondes durant lesquelles aucune information narrative n’est transmise. Dès le début, le film annonce que la vue ne sera pas le sens prédominant dans l’heure et demie qui suivra. Le refus de Sepúlveda de montrer les événements traumatiques rend compte de sa méfiance à l’égard de l’image, une caractéristique essentielle à la fois du cinéma post-traumatique (Hirsch, 2004, p. 21) et de l’esthétique décoloniale (Mignolo, 2012b, p. 44). Après quelques secondes, néanmoins, un texte situe l’action : le film, nous dit-on, est « basé sur un fait réel qui a eu lieu en 1974, dans le Nord du Chili2 ». Cette brève indication nous permet de remplir le vide laissé par l’image : pour celleux qui connaissent mal l’histoire du Chili, le film parlera de la disparition des peuples autochtones, de leur mode de vie et de leur cosmologie, les autres pourront faire le lien entre ces peuples et le régime répressif qui a accéléré leur fin.
D’une part, l’absence de représentation visuelle répond à une saturation d’images représentant l’atrocité. Lorsque l’on vit submergé.e d’images représentant et banalisant l’horreur, se refuser à la représenter précisément là où on l’attend le plus devient un acte éthique (Sobchack, 2000, p. 60). Là où le film historique traditionnel, nous dit Joshua Hirsch, prétend être capable de représenter (et donc de contrôler) le passé traumatique, Sepúlveda fait le choix de représenter l’irreprésentabilité du trauma, refusant de créer de nouvelles images de l’atrocité et, donc, de donner sens à quelque chose qui, par définition, ne fait pas sens (2004, p. 23).
D’autre part, le rejet de la primauté de la vue par rapport aux autres sens, peut être lu comme une approche décoloniale : la toute-puissance de la raison (à laquelle la vue est associée) est substituée par la légitimité du corps et des affects. Cette re-légitimation des sens est comprise par de nombreux chercheurs comme étant le fondement de l’esthétique décoloniale, laquelle s’oppose aux représentations euro-étatsuniennes qui se veulent universelles et où la raison domine (Mignolo, 2012a, p. 8). En ce sens, l’esthétique décoloniale s’inscrit dans la lignée de la pensée de Frantz Fanon, laquelle se présente comme une invitation à quitter « cette Europe qui n’en finit pas de parler de l’homme tout en le massacrant partout où elle le rencontre, à tous les coins de ses propres rues, à tous les coins du monde » au nom de la raison (2002, p. 301). Il faut, dit encore Fanon, « trouver autre chose » (2002, p. 301), une troisième voie ou, pour reprendre les termes de Catherine Walsh, une « autre pensée » où la différence serait exploitée au lieu d’être effacée (2012, p. 15). Cette troisième voie est, selon Adolfo Albán Achinte, vitale pour les communautés historiquement invisibilisées : il s’agit de se re-présenter et, donc, de se faire exister à nouveau (2012, p. 291). Un des dispositifs qui permet d’atteindre cet objectif est la ré-adoption non hiérarchisée de tous les sens, pour passer d’un mode de représentation où l’on « parle de ‘perspective’ et de ‘cosmovision’ et de ‘vision du monde’ (world view, en anglais dans le texte) » à un mode de représentation où l’on parlerait de « cosmosensation » ou de « sensation du monde3 » (Mignolo, 2012b, p. 44). En fin de compte, il s’agirait de libérer les sens de l’empreinte de la colonialité qui les régule et les hiérarchise (Mignolo, 2012b, p. 44).
En ce sens, Las Niñas Quispe se réapproprie le toucher, l’odorat et le goût, conçus dans la pensée occidentale comme des sens « secondaires » du fait qu’ils sont perçus comme étant trop connectés au corps, alors que le sens « principal », la vue, est censé être connecté à l’esprit et, donc, à la raison (Marks, 2013, p. 145 ; Korsmeyer, 1999, p. 61). Un des points de résistance des cinéastes minoritaires face aux cinémas normatifs (que ce soit en termes de genre, de sexualité, de classe, d’ethnie, etc.) est donc le rejet de l’oculocentrisme occidental (Alonso Gomez et Martin, 2023, p. 11) et l’exploitation de tous les sens, lesquels sont désormais, comme le suggère Laura U. Marks, déhiérarchisés (2000, p. 22).
Quand l’image apparaît enfin dans Las Niñas Quispe, elle mêle gros plans, qui cherchent à capturer la matérialité des corps filmés dans un bel exemple de ce que Marks appelle « haptic visuality » (2000, p. 163), et plans généraux qui donnent une sensation d’harmonie : au début du film, chacun a sa place dans la précordillère. Animaux, pierres, plantes, êtres humains, terre et ciel vivent ensemble, sans hiérarchie, en accord avec la cosmologie colla qui considère tous ces éléments comme vivants et égaux (Bortignon, 2019, p. 328). C’est d’ailleurs sans hiérarchie que l’image nous présente chacun de ces éléments, sans prêter plus d’attention aux femmes qu’aux chèvres ou au vent, et en créant une palette de couleurs aux tonalités grises et marron qui donnent une sensation d’unité. La caméra reste statique pendant plus de deux minutes, animaux et êtres humains se déplaçant devant elle sans se soucier du cadre, comme si l’on filmait par accident et/ou comme si ce que l’on voyait n’avait que très peu d’importance.
L’approche sensorielle proposée par le film est associée au rejet catégorique des mécanismes traditionnels d’identification entre les spectateur·ices et les personnages. En effet, le cinéma euro-étasunien prône l’identification psychique avec les personnages, laquelle repose sur deux types de langages : le langage corporel et le langage verbal. De ce fait, l’identification traditionnelle s’appuie sur les deux sens directement exploités au cinéma : nous savons qu’un personnage est triste parce que nous le voyons sur son visage, ou parce que nous l’entendons dans ses paroles. Ici, ce n’est pas le cas. Les visages des trois sœurs, pourtant souvent filmés en gros plan, voire en très gros plan, sont opaques : nous n’avons pas accès à leur univers intérieur. En ce sens, les gros plans n’ont pas la fonction identificatrice qu’ils ont traditionnellement (Doane, 2003, p. 95), mais servent, d’une part, à représenter la matérialité des corps et, d’autre part, à maintenir une distance entre les spectateur·ices et les personnages. Surtout, le gros plan sur le visage rend, pour reprendre la théorie de Gilles Deleuze, le personnage filmé muet : « un personnage [filmé en gros plan] a abandonné son métier, renoncé à son rôle social ; il ne peut plus ou ne veut plus communiquer, se frappe d’une mutité presque absolue » (1983, p. 141). Le gros plan tel qu’il est employé dans ce film met donc en exergue l’échec de la communication, échec qui est par ailleurs aussi illustré par l’usage particulier des dialogues tout au long de l’œuvre. En effet, le film se caractérise par un silence pesant que les voix des trois sœurs ne brisent qu’occasionnellement. Nous retrouvons néanmoins dans les dialogues la tonalité absurde qui caractérise l’œuvre théâtrale sur laquelle se base le film. Ainsi, nous nous trouvons face à de véritables dialogues de sourds, caractérisés par des discours saccadés, fragmentés, lourds de non-dits. Nous saisissons des bribes de dialogues, lesquels ne nous sont pas expliqués, faisant peu de sens pour nous.
Ni l’image ni les dialogues ne donnent lieu à une identification traditionnelle avec les personnages. C’est donc par le stimulus de nos sens et non par une certaine rationalité que nous sommes invités à appréhender l’expérience des sœurs Quispe. Si nous ne comprenons pas psychiquement ce que ressentent les personnages, nous nous identifions sensoriellement à eux : nous ressentons physiquement, dans notre corps, ce qu’ils ressentent. La violence qu’a exercée la dictature sur les populations indigènes est donc représentée de façon sensorielle dans le film : aux bruits harmonieux qui caractérisaient le début du film se substitue un silence pesant, étouffant. Les plans généraux de la scène d’ouverture peu à peu sont remplacés par des très gros plans qui isolent, qui fragmentent, qui enferment et qui limitent. Les scènes d’extérieur, empreintes d’une lumière naturelle puissante, disparaissent progressivement au profit de scènes d’intérieur (mal) éclairées au feu de bois. Le mouvement des éléments représentés en début de film se paralyse, tout devient immobile, comme si le monde des sœurs Quispe s’était arrêté et qu’elles étaient, en réalité, déjà mortes. Ce tournant, aussi bien dans la bande son que dans la photographie, provoque une sensation de claustrophobie et de solitude profonde chez les spectateur·ices, et ce alors qu’il ne s’est, techniquement, rien passé. Les Andes, représentées dans leur majesté au début du film, sont devenues une tombe à ciel ouvert. Nous vivons ainsi, dans notre corps, l’expérience qu’ont eue les communautés autochtones de la dictature.
Un cinéma de la re-présentation ?
Outre l’adoption d’un « sentiment du monde » différent (Mignolo, 2012b, p. 44), en accord avec le passé ancestral du territoire où l’histoire se déroule, Las Niñas Quispe illustre à la perfection la volonté de l’art décolonial de re-présenter (au sens de rendre présents à nouveau) des communautés historiquement invisibilisées, écartées et/ou faussement représentées (Caicedo, 2008, p. 5). La représentation de trois femmes collas, sans époux, ni enfant (une condition à laquelle renvoie le terme « niñas » dans le titre), appartenant aux catégories les plus marginalisées de la société, engendre une réflexion indirecte sur l’écriture de la mémoire collective et sur ce qui est laissé en dehors de ce récit, hors-champ.
Les « grands hommes » qui ont marqué l’histoire de cette période, les Salvador Allende, ou les Augusto Pinochet n’ont ni nom, ni image dans Las Niñas Quispe. Au début du film, alors que la nouvelle de la loi fatale n’est pas encore arrivée, toutes ces personnes n’existent pas pour les sœurs Quispe. Leur destinée ne croisera celle des trois sœurs que lorsque la violence systémique et physique se sera infiltrée dans l’espace atemporel de la précordillère mais, même alors, leur existence sera abstraite, silencieuse et invisible. Jusqu’au bout, ces hommes n’auront ni voix, ni visage. Ils ne seront « grands » que dans l’esprit des spectateur·ices, le film choisissant de ne donner de la place qu’à celleux que l’histoire collective a oublié.es. Dans un revers de fortune, ces « grands hommes » ne sont personne pour les sœurs Quispe (et donc pour le film), de la même façon que les sœurs Quispe ne sont personne ni pour eux, ni pour ceux qui écriront l’histoire collective dans les années à venir.
En fin de compte, Sepúlveda rejette dans son film la prétendue universalité imposée par l’art euro-étatsunien, au profit de ce que Madina Tlostanova appelle la « pluriversalité de diverses expériences4 » (2012, p. 61). Cette pluriversalité est l’un des fondements de l’esthétique décoloniale ainsi que du féminisme intersectionnel : ces deux mouvements de pensée prônent la légitimité de toutes les expériences et se battent contre l’écriture d’un récit collectif lisse et homogène qui invisibilise des communautés entières.
La critique vise à la fois la représentation sociale des femmes indigènes (notamment vis-à-vis de leur [non]inclusion dans l’histoire collective) et leur représentation à l’écran, ces deux formes de représentation étant bien entendu profondément liées. Il s’agit donc désormais d’analyser les stratégies adoptées par Sepúlveda pour faire sortir la communauté colla (et les peuples indigènes d’une façon générale) du hors champ, que ce soit en termes cinématographiques, sociaux ou de mémoire collective. En fin de compte, le cinéaste cherche à la fois à donner de la visibilité à une communauté sous-représentée (au cinéma et dans la société chilienne) et à montrer la spécificité et la légitimité de l’expérience que cette communauté a faite de la dictature.
Las Niñas Quispe est un film discrètement méta-réflexif. Le cinéma, les caméras, les micros, semblent exister dans un monde parallèle à celui des sœurs Quispe, un monde qui les effraye et les menace. La seule référence directe à une représentation des trois sœurs dans le film concerne une anecdote visiblement marquante pour les protagonistes, qui y font référence plusieurs fois : ayant besoin de se procurer des papiers, les sœurs ont voyagé à la ville la plus proche pour obtenir des photos d’identité. Le souvenir est teinté de la douleur qu’elles ont ressentie face au regard méprisant des citadins : l’acte d’immortaliser leur visage sur le papier est donc, pour elle, d’une violence immense. Ces photographies en noir et blanc n’apparaîtront brièvement à l’écran qu’à la toute fin du film lorsque les sœurs rangent leurs affaires avant de se suicider : Justa feuillette les documents d’identité et la caméra s’arrête un instant sur les photos dans un gros plan qui pousse le corps réel des sœurs en dehors du champ. Il s’agit bien ici de photographies, donc d’images fixes et silencieuses : l’insistance sur ce qui semble être une anecdote, et le retour sur ces documents à la fin du film, laisse sous-entendre que l’événement est en réalité symbolique. Comme chez Barthes, ces photographies annoncent déjà la mort des protagonistes (1980, p. 30). Mais la photographie prend, dans le contexte à la fois du néolibéralisme (naissant à l’époque) et de la répression dictatoriale (deux contextes indissociables), une tournure politique. C’est bien le regard du monde néolibéral, qui valorise la rentabilité et la performance par-dessus tout, qui a tué les sœurs Quispe. Sœurs qui, rappelons-le, sont de moins en moins dans l’action au fur et à mesure que le film avance, comme si ce regard les avait dénuées de toute couleur, les avait paralysées et réduites au silence. Les photographies d’identité, associées au contexte de la dictature, renvoient également à la recherche frénétique des disparus de 1973 à nos jours. Nelly Richard, dans un travail où elle étudie la notion d’effacement en photographie, signale que la photographie d’identité, lorsqu’elle représente une victime de la dictature, est doublement violente : non seulement elle signale l’absence de l’être représenté, mais elle signale également l’effacement de son identité et de son histoire personnelle (Richard, 2000, p. 165). En effet, la photographie d’identité du disparu nie son existence spirituelle : il ne reste plus que l’image du corps, alors que le son de la voix, la douceur de la peau, la façon de parler, de penser, d’aimer, de sentir le monde, ont disparu à jamais. Tout ce qu’était la personne est réduit au numéro d’identification qui apparaît sous son visage. La photo d’identité, ici, et pour reprendre la pensée de Richard, fait référence à la violence exercée par l’État, laquelle mène à la disparition (Richard, 2000, p. 167). Dans le cas des sœurs Quispe, le régime ne s’est pas directement chargé de faire disparaître leurs corps, mais ses décisions ont été tout aussi meurtrières : ce sont des communautés entières qui sont en train de perdre (dans le présent du film) leur mode de vie et, petit à petit, leur « sentiment du monde » jusqu’à disparaître. L’allusion puis la représentation directe de la photographie dans Las Niñas Quispe, sert donc de métaréflexion sur le rapport entre le regard porté par les non-indigènes sur les populations autochtones, sur la violence de la représentation de ces communautés, et sur l’effacement de leur existence.
Cette métaréflexion est également adoptée dans la photographie du film et dans les cadrages, qui reproduisent des cadres au sein du cadre principal. Ces prises se multiplient à mesure que les mauvaises nouvelles arrivent, que l’image s’obscurcit, et que le rythme ralentit. Recréer le cadre cinématographique au sein du cadre permet tout d’abord d’attirer l’attention des spectateur·ices sur l’acte qu’iels sont en train d’accomplir, c’est-à dire celui de regarder. Le film invite les spectateur·ices à s’interroger sur le pouvoir de leur regard, notamment si l’on prend en compte la réflexion précédente sur l’effacement de l’existence. Comment regardons-nous les communautés indigènes ? Plus précisément, comment regardons-nous les femmes indigènes ? Comment les avons-nous représentées et comment avons-nous été complices, en tant que spectateur·ices, de l’effacement de leur existence ?
Par ailleurs, le re-cadrement de l’image peut être perçu comme une métaréflexion à caractère politique : Las Niñas Quispe recadre l’histoire nationale. Elle replace au centre de l’écran les personnages qui ont été (et qui continuent d’être) marginalisés, invisibilisés, poussés hors-champ. Désormais, ce sont Justa, Lucía et Luciana qui sont au centre de l’écran, et la ville, tous ces hommes qui ont « fait l’histoire », tous ces Chiliens qui ont bien voulu croire que les communautés autochtones avaient disparu à la fin du XIXème siècle, tous ces politiciens et militaires qui ont mené des politiques racistes et discriminatoires, tous ces gens-là sont désormais hors-champ. La déclaration de Sepúlveda est donc puissante : l’art peut re-cadrer le monde, il peut faire renaître les disparus et réapparaître les fantômes.
Le recadrement au sein du cadre attire l’attention sur le processus de déconstruction propre à la pensée décoloniale. Si Walter Mignolo affirme que l’esthétique décoloniale « est une recherche de ce qui est à soi, au cours de laquelle l’on déconstruit tout ce qui le cache, le désodorise, le condamne au silence et le déforme5 » (Mignolo, 2012b, p. 12), ici Sepúlveda attire l’attention sur la recherche-même et inclut dans cette recherche les spectateur·ices, invité·es à réfléchir à leur propre relation aux peuples autochtones et à la puissance du regard qui peut tout aussi bien asservir que libérer.
En ce sens, Las Niñas Quispe ne constitue pas seulement une tentative de faire « ré-exister » les communautés indigènes ; le film participe également à une réflexion plus large sur les esthétiques décoloniales (comment libérer les représentations du joug de la colonialité) et sur les lectures décoloniales (comment réapprendre à appréhender notre monde en dehors de l’épistémologie coloniale).
L’avènement du spectateur nouveau
Comme nous l’avons déjà suggéré précédemment, l’esthétique sensorielle et décoloniale, adoptée dans Las Niñas Quispe a pour objectif l’inclusion des spectateur·ices et, donc, la création d’une position de lecture active, critique et éthique. Cette position est rendue possible par le sentiment d’étrangeté produit par un cinéma qui s’écarte volontairement des codes eurocentrés et qui attire l’attention sur l’acte de représenter et de regarder, brisant ainsi l’illusion de réalité (Marks, 2002, p. IX ; Sobchack, 2000, p. 60 ; Barker, 2009, p. 7). Cette sensation d’étrangeté repose sur une esthétique décoloniale entendue par Madina Tlostanova comme un « mécanisme de l’anti-sublime décolonial, qui libère notre perception pour pousser l’individu vers l’action, éthique, politique, sociale, créative, épistémique, existentielle6 » (2012, p. 63). « Notre » perception, ici, fait à la fois référence à celle du créateur minoritaire et à celle des spectateur·ices.
S’il est important de rappeler que Sepúlveda ne fait pas partie de la communauté colla – le film n’est donc pas une tentative d’auto-représentation – il se fonde sur l’expérience colla pour « libérer la perception » des spectateur·ices et les mener vers une position de lecture filmique plus critique et plus éthique. Là où Brecht prônait un art réflexif qui ne jouerait pas sur l’affect (perçu comme un instrument de manipulation) (2003, p. 33-42), dans Las Niñas Quispe c’est précisément l’expérience corporelle et affective que l’on fait du film qui est à l’origine de la réflexion critique (Chaudhuri, 2014, p. 5). En effet, une des facettes de l’expérience affective proposée par le film se caractérise par un sentiment d’étrangeté : le film nous met mal à l’aise, sans que nous sachions réellement pourquoi. Cette étrangeté provient en réalité d’une rupture avec les conventions du cinéma hégémonique : gros plans qui ne font que mettre en avant la mutité du corps des personnages, dialogues absurdes, prises qui se rallongent drastiquement, temps qui semble ralentir (voire se paralyser par moments), pas d’identification psychique avec les personnages, absence complète de musique, rejet de la narration traditionnelle… autant d’éléments qui déstabilisent les spectateur·ices, soudainement privé·es des points d’appuis qui guident la compréhension du cinéma hégémonique. Seul·es face au film, désorienté·es, nous sommes affecté·es par le film et, sans que cela soit antithétique, c’est cette affection qui donne lieu à une réflexion critique sur ce que nous sommes en train de voir.
La réception affective a été l’un des jalons des universitaires féministes en études cinématographiques, qui ont mis en évidence la capacité du cinéma d’interagir avec les souvenirs personnels des spectateur·ices, non pas pour les aliéner, mais pour les incorporer au film et les inviter à réfléchir sur l’expérience qu’iels font de cette œuvre (Klinger, 2006 ; Khun, 1992 ; Gillet, 1995 ; Williams, 1991 ; Kaplan, 1989). Pour Klinger, un film qui centre son esthétique sur l’affect et les sens est un film qui adopte un « sens incertain7 » qui nécessite donc que les spectateur·ices viennent combler ou éclaircir cette incertitude avec, d’une part, une réflexion sur ce qu’iels sont en train de voir/sentir et, d’autre part, les souvenirs, associations intertextuelles et sensations que le film provoque en elleux (Klinger, 2006, p. 20). La lenteur dont nous avons déjà parlé est cruciale ici, car elle laisse aux spectateur·ices le temps de créer ces connexions et de réfléchir à la façon dont leur corps répond au film. Klinger parle même du pouvoir de ce qu’elle appelle des « arresting images » (au double sens d’image impactante et d’image qui semble s’arrêter dans le temps) : des images qui ont la capacité d’évoquer une infinité d’associations, le plus souvent affectives (Klinger, 2006, p. 24). Souvent, continue Klinger, ces images sont opaques et laissent aux spectateur·ices la responsabilité de les interpréter : le film n’apporte aucun jugement ni aucune solution aux problèmes exposés (Klinger, 2006, p. 24).
La dernière scène de Las Niñas Quispe est un bon exemple d’arresting image. Pour parler de cette image, il va falloir que je suive les pas des chercheurs·euses féministes et décoloniaux·ales, et que je parle de mon expérience personnelle de réception. Si je me permets de faire ceci dans un travail universitaire, c’est surtout que le film demande la participation active de chacun·e d’entre nous et que cette participation nous est propre et unique. Le paragraphe qui suit ne vise donc nullement à être universel et n’a de valeur qu’en ce qu’il met en évidence la façon dont le film incorpore la spectatrice (moi), la rend active et l’invite à se questionner sur des problématiques qui ne sont ni verbalement ni narrativement mentionnées dans le film.
La scène du suicide est frappante, tout d’abord à cause de l’atmosphère paisible qui l’accompagne. Nous retrouvons les plans généraux du début du film, la cordillère réapparaît dans toute sa grandeur, la lumière inonde l’objectif de la caméra, le sentiment de claustrophobie qui a caractérisé toute la deuxième partie du film semble s’évaporer. Enfin, je respire à nouveau. Évidemment, au milieu de cette beauté, se trouvent les corps pendus de Lucía, Luciana et Justa, ainsi que celui d’une chèvre. La scène est longue, les pensées se bousculent dans ma tête. C’est d’abord ma culture française qui pointe le bout de son nez : ce suicide, présenté somme toute comme banal, me fait penser à Beckett et à Camus, à ces deux auteurs absurdes qui ont pensé le suicide non pas comme un renoncement mais comme un acte de résistance dans un monde où notre capacité d’action est réduite (Beckett, 1952 ; Camus, 1990). Viennent ensuite mes fantômes chiliens. Fantômes cinématographiques, d’une part : Nostalgia de la Luz, de Patricio Guzmán et Actas de Chile, de Miguel Littín, sont rapidement revenus à moi face à cette scène. Le décor aida sans aucun doute, mais aussi la notion de disparition, de mort silencieuse, de tombe à ciel ouvert. Les trois films, chacun à sa manière, s’interrogent sur la longue histoire de violence du Chili et sur les silences qui la hantent. D’autre part, il était inévitable pour moi de penser à Salvador Allende, le grand suicidé de notre histoire, dont la mort est encore aujourd’hui sujette à controverse. Le suicide fait-il de lui un héros ou un lâche ? Dans ma famille, comme dans tant d’autres au Chili, le suicide ne fait qu’alimenter la légende d’Allende et finit de le transformer en un symbole de la résistance contre le fascisme. Après avoir tant étudié l’histoire chilienne, je n’ai pas le moindre doute qu’Allende était convaincu qu’il n’échapperait pas à la mort. De même, en tant que spectatrice, la mort des personnages m’apparaissait comme inévitable. Le film m’avait préparée à cette scène pendant une heure et demie : la mort apparaît comme le dénouement naturel, le seul dénouement possible. Ainsi connecté à Allende, le suicide des sœurs Quispe acquiert instantanément une dimension politique même si, objectivement, leur mort était drastiquement différente. Ce sont précisément ces différences qui m’ont bousculée. Comme on le sait, Allende était un homme, blanc, bourgeois. Sa mort fut spectaculaire et a marqué les esprits de milliers de personnes, au Chili et ailleurs. Les regards reposaient sur lui, avant et après sa mort. Les archives des années soixante et du début des années soixante-dix regorgent d’images de lui. Encore aujourd’hui, son visage est partout, dans les documentaires, sur les murs de la ville, sur une tasse vendue dans un quelconque marché d’artisanat. Qu’en est-il des sœurs Quispe, ces femmes indigènes, seules, pauvres, isolées ? À la mort épique d’Allende se substitue la mort banale, silencieuse et tranquille des trois sœurs. Qui pleura leur mort ? Qui chercha réellement à savoir ce qu’il leur était arrivé ? Qui en parle, encore, aujourd’hui ?
Tout ceci met en évidence le fait que le film, en collaboration avec la spectatrice, acquiert un sens nouveau. Les stimuli sensoriels accordent cet espace créatif à celle qui regarde le film. C’est à travers ces associations intertextuelles que le film devient, ou pas, un film politique. Les liens qui se sont créés en moi en contemplant cette scène ont apporté un questionnement nouveau quant aux processus de construction de la mémoire chilienne, qui excluent des communautés entières.
Les stimuli sensoriels envoyés par le film peuvent donc déclencher une série de souvenirs chez les spectateur·ices, souvenirs qui vont venir combler les vides (visuels et verbaux) laissés volontairement par le film à cet effet (Chaudhuri, 2014, p. 112 ; Marks, 2000, p. 22). La lecture exemplaire du passé, selon Tzvetan Todorov, n’a pas pour objectif de « demander réparation pour l’offense subie, mais [d’être] alertés sur des situations nouvelles et pourtant analogues » (2004, p. 61). Concrètement, cela signifie que le film entre en dialogue constant avec les souvenirs de celui ou celle qui le regarde. C’est ainsi que s’active ce que Michael Rothberg a appelé la « mémoire multidirectionnelle8 » (2009, p. 3), qui permet aux spectateur·ices de tisser des liens entre ce qui semble être un fait divers (ancré dans l’espace et le temps) et d’autres situations similaires associées, entre autres, aux violences exercées contre les femmes, contre les communautés indigènes, ou celles exercées par les régimes dictatoriaux, ou celles qui perdurent dans les sociétés post-traumatiques. En ce sens, « l’anecdote » de la mort des sœurs Quispe devient une illustration d’un modèle de violence qui va bien au-delà de la cordillère dans laquelle elles vivaient.
De même, la lecture décoloniale du film se fonde, pour reprendre les mots de Tlostanova, sur « un effort rationnel et émotionnel actif, un certain type de connaissance et certains outils de pensée critique, une capacité d’analyse qui permet de faire le lien métaphoriquement, à travers l’art, entre différentes expériences décoloniales9 » (2012, p. 64). Autrement dit, Las Niñas Quispe, comme toute œuvre décoloniale, propose une lecture exemplaire du passé, pour reprendre la terminologie employée par Tzvetan Todorov (2004, p. 30). Ainsi, l’événement traumatique peut être, voire doit être, comparé à d’autres événements, passés et présents, se déroulant ici ou ailleurs, en lien avec les spectateur·ices ou non. La lecture exemplaire de l’histoire des derniers jours des sœurs Quispe renvoie, en réalité, à une catégorie plus large d’atrocité qui traverse le temps et l’espace (Todorov, 2004, p. 30). Ces ponts qui se construisent entre le passé et le présent et le local et le global sont le fondement, selon Shohini Chaudhuri, d’une position de lecture éthique (2014, p. 51).
L’histoire spécifique des trois femmes représentées à l’écran nous invite en ce sens à réfléchir à la façon dont les populations autochtones (pas seulement la communauté colla) ont été historiquement maltraitées, négligées, violentées et invisibilisées. Le film invite à s’interroger sur la responsabilité de l’État chilien dans les violences exercées envers ces communautés (de l’Indépendance à nos jours), la complicité des citoyens chiliens, et la permanence des structures de la colonialité à plus de deux cents ans de l’Indépendance.
Conclusions
Las Niñas Quispe met donc en place un système de représentation/une esthétique qui cherche à se libérer des représentations « classiques » des femmes, des communautés indigènes, de la marginalisation sociale, du trauma et de la violence. Il s’agit d’une représentation où les sens prennent le dessus sur la narration, donnant ainsi lieu à des images perturbantes, au sens incertain.
De cette incertitude et sentiment d’étrangeté que ressentent les spectateur·ices naît la possibilité d’une position de lecture alternative, plus active, critique et éthique. Comme nous l’avons vu, Sepúlveda joue délibérément avec les sens des spectateur·ices afin d’évoquer en elleux des souvenirs, ou des associations d’idées, qui viennent compléter les absences (visuelles et sonores) caractéristiques du film. Pour ce faire, le cinéaste filme l’expérience des personnages dans un registre sensoriel : une façon d’approcher le réel via le corps et les sens, en délaissant presque la notion de narration.
Le film s’inscrit donc dans la lignée des penseurs·euses féministes et décoloniaux·ales qui prônent la revalorisation et la ré-légitimation des sens, du corps, de l’expérience et de la subjectivité non seulement comme source de plaisir esthétique mais aussi comme source de connaissance du monde et d’introspection. Cette esthétique vise donc à se libérer de l’épistémologie coloniale, aussi bien en tant que créateurs·trices qu’en tant que spectateur·ices, afin de redonner de la visibilité aux communautés historiquement négligées et camouflées tout en mettant en évidence le maintien, aujourd’hui, des structures de la colonialité (Albán Achinte, 2012, p. 291).
Nous avons dit plus haut dans cet article que Las Niñas Quispe est un film « sur la dictature ». Si cela est vrai, il n’en reste pas moins qu’en collaborant avec les spectateur·ices, le film se transforme en une histoire sur beaucoup d’autres situations atroces qui se produisent plus ou moins loin, dans l’espace et dans le temps, de la pré-cordillère de 1974. Las Niñas Quispe représente ainsi un bon prélude aux mouvements sociaux de 2019-2020, qui ont mis en évidence l’inquiétude des citoyens sur de nombreux points dont l’accroissement des féminicides, le manque de visibilité des femmes et la multiplication des formes de violence envers elles ; le mépris de la classe politique envers les communautés indigènes, la violence qui a historiquement opposé l’État chilien aux peuples autochtones, et la responsabilité de l’État dans la disparition progressive de ces communautés ; l’incapacité des gouvernements démocratiques à rompre définitivement avec le passé dictatorial et les diverses formes de violence qui se sont maintenues plus de trente ans après la fin de la dictature.