Le Brésil rattrapé par les piliers de l’éthno‑racialisation des sciences : le séculaire négationniste des sciences humaines et sociales

  • O Brasil pego pelos pilares da etnicização racializada das ciências: o secular negacionismo das ciências humanas e sociais
  • Brazil caught up with the pillars of the racialized ethnicization of sciences: the century long denial of human and social sciences

À partir du XIXe siècle, la révolution industrielle a permis l’émergence et la consolidation des sciences humaines et sociales dans le monde occidental pour légitimer « scientifiquement » la supériorité presque divine du Blanc et de ses pratiques culturelles grâce aux travaux d’éminents scientifiques euro-américains. Le négationnisme de ce fait est une culture politique, idéologique, académique et théologique pour légitimer l’exceptionnalité divine et sacrée du blanc. Notre réflexion prétend analyser certains des grands moments des mouvements politiques et politisés, aussi bien au Brésil qu’à l’échelle transcontinentale et trans-ethnique, comment des, Noir-e-s, des métis, indien-ne-s et certains blancs ré-humanisés ont fait du rejet du négationnisme des sciences leurs piliers de lutte politique, académique, culturelle et spirituelle au nom de l’humanité, de l’humanisme et de la démocratie plus inclusive. C’est pourquoi notre analyse tournera autour des impacts positifs du régime post-apartheid de Nelson Mandela dans les démocratiques ethnicisées ; les effets négatifs de l’institutionnalisation de la culture du négationnisme par l’État brésilien et finalement comment ce même État a été le principal et le premier garant du déni du brésilien noir.

A partir do século XIX, a revolução industrial possibilitou o surgimento e a consolidação das ciências humanas e sociais no mundo ocidental para legitimar « cientificamente » a superioridade quase divina do Branco e de suas práticas culturais graças às pesquisas de eminentes scientistas euro-americanos. O negacionismo é de fato uma cultura política, ideológica, acadêmica e teológica para legitimar a excepcionalidade divina e sagrada do Branco. Nossa reflexão pretende analizar alguns dos maiores movimentos políticos e politizados, no Brasil como também no plano transcontinental e transétnicos, como negros e negras, mestiço-a-s, indígenas e alguns brancos ré-humanizados fizerem da rejeição do negacionismo das ciências seus pilares de luta política, acadêmicas, culturais e espirituais em nome da humanidade, do humanismo e da democracia mais inclusiva. Por isso que a nossa análise vai girar em torno dos impactos positivos do regime pós-apartheid de Nelson Mandela nas democracias etnicisadas; os efeitos negativos da institucionalização da cultura do negacionismo pelo Estado brasileiro e finalmente como o mesmo Estado foi o principal e o primeiro fiador da negação do brasileiro negro.

The industrial revolution allowed, from the 19th century on ward, the emergence and consolidation of human and social sciences in order to scientifically legitimize the nearly–divine superiority of the White Man along with his cultural practices due to the productions of Euro-American scientific authorities. The denial of this facts a political, ideological, academic, and theological culture to legitimize the godly and sacred exceptionality of the white Man. Our aim is to analyse some important events of some political parties in Brazil and worldwide, showing how Blacks, Mixed-bloods, Indians, and a few re-humanized white men used the refusal of the denial of sciences their pillars of political, academic, cultural, and spiritual weapon to fight in the name of humanity, humanism, and democracy for all. That’s the reason why our analysis will lay emphasis on the consequences of Nelson Mandela’s post-apartheid regime up on ethnicized democracies; the negative effects of institutionalizing the culture of denial by the Brazilian state; and finally: how that same state has been the main and first responsible of ignoring the black Brazilian.

Plan

Texte

Le navire négrier a apporté aussi la race
Marcus Rediker (2011)

Les impacts du règne post‑apartheid de Nelson Mandela dans les démocraties ethnicisées euro‑américaines

Mon point de vue est, sans nul doute, façonné par mon histoire, et il est probable que seul un individu méprisé par l’Histoire en vienne à la remettre en question. D’un autre côté, ceux qui imaginent que l’Histoire les flatte (ce qu’elle fait effectivement, ayant été écrite par eux) sont prisonniers de leur histoire, tels des papillons épinglés, et deviennent incapables de se voir tels qu’ils sont ou de changer quoi que ce soit à eux-mêmes ou au monde.
James Baldwin (2015, p. 117)

La chute du mur de Berlin (1989) qui a marqué la fin de la Guerre Froide en 1989, la fin de l’apartheid en Afrique du Sud et l’élection démocratique de Nelson Mandela ont provoqué de drastiques changements dans la géopolitique mondiale ainsi que dans les pratiques traditionnelles de gouvernance ; que ce soit au nom de la défense et des intérêts du monde capitaliste ou ceux du monde communiste. Cette même fin de la Guerre Froide découlant en grande partie de l’implosion interne de l’ex-Union Soviétique a transformé les États-Unis en unique puissance mondiale et, conséquemment, en police du monde. Mais le signe le plus symbolique et important de la fin de la Guerre Froide repose dans les discours sur l’importance de lutter pour la conquête de la liberté, de la justice sociale, de la sécurité alimentaire, de l’accès au logement et la réconciliation de la Nation. Nelson Mandela, en 1990, durant sa première tournée mondiale n’a pas manqué de le marteler. Ces discours, indirectement et subtilement, pointaient les dangers des séculaires négationnismes de l’humanité et de l’humanisme ; ils insistaient aussi sur la stabilité des États, garants du développement de l’humanité.

C’est pourquoi, de mon point de vue, le changement de la géopolitique militaire, diplomatique, culturelle, politique découlant de la fin de la Guerre Froide est rendu plus palpable et marquant grâce aux voyages entrepris par Nelson Mandela. Il tenait, lors de ces voyages, à remercier les partenaires de l’ANC (African National Congress) durant la lutte contre l’apartheid ; qu’ils se trouvent en Afrique, en Asie, en Europe, en Amérique du Nord, aux Antilles (Cuba), en Amérique Latine ou, plus particulièrement, au Brésil. Dans ce dernier cas, il eut des rencontres avec les leaders des mouvements noirs à São Paulo et à Salvador. Ces voyages n’ont pas seulement mobilisé des marées humaines mais toutes les personnes éprises et rêveuses d’un monde meilleur humainement parlant et d’une démocratie plus inclusive. Ses discours contre le racisme et les différentes formes de discriminations ont eu de retentissantes répercussions positives partout dans le monde, y compris au Brésil, et surtout au sein des mouvements noirs.

Ces discours clamaient, exigeaient, et dénonçaient les dangers socio-politiques que représentaient les démocraties exclusives ethniquement qui concourent à la préservation de la sécurité de l’homme blanc dans les mondes euro-américains. Fin-connaisseur des impacts négatifs de ce genre de démocraties, il prêchait alors pour une démocratie plus humaine et inclusive au nom de la stabilité politique, sociale, culturelle, religieuse, spirituelle… des États. Pour lui, il était urgent d’innover et d’introduire, au plan paradigmatique et épistémologique, de nouvelles formes politiques et démocratiques de nature à favoriser et mettre en place une culture de la bonne gouvernance dont l’humanisme et l’humain (Mandela 2010 et 2006) seraient la priorité dans les politiques publiques. Ces discours interpelaient l’humanité sur les dangers négationnistes de l’humanité de l’homme non blanc que l’on retrouve, par exemple, brillamment synthétisés par Stephen Jay Gould (2018 – A falsa medida do homem / La fausse mesure de l’homme). Ce travail politico-pédagogique de Mandela sera plus visible dans ses discours et dans ses actes, et dans les décisions qu’il a prises pendant sa présidence.

La fin de la Guerre Froide a aussi sonné le glas des régimes militaires en Amérique Latine, en Amérique Centrale tout comme en Afrique et en Asie. Le Brésil a suivi aussi le même processus de démocratisation. Cependant, parmi les présidents brésiliens post-guerre froide, c’est le gouvernement de Fernando Henrique Cardoso (01 janvier 1995-01 janvier 2003) qui a mis en branle les piliers du Brésil qui jusque-là fonctionnaient encore sur les bases des structures juridiques, civiques, politiques, culturelles mais aussi sur des croyances idéologiques hérités du temps de l’esclavage. Comme sociologue et ancien professeur de sociologie, le président a très bien accompagné les changements de la géopolitique post-guerre froide et surtout leurs répercussions dans les politiques internes des États. Au-delà de cela, les voyages de Nelson Mandela au Brésil (août 1991 et juillet 1998) ainsi que les effets de ses discours appelant à une démocratie plus inclusive et plus humaniste ont servi de bases à la (re)mobilisation des mouvements sociaux et surtout des mouvements noirs.

L’élection démocratique de Nelson Mandela à la présidence et les premières décisions sur les nouvelles politiques publiques de lutte contre les terribles conséquences néfastes de l’apartheid – telles que les actions positives et les quotas – étaient très bien accompagnées par le gouvernement de Fernando Henrique Cardoso. C’est pourquoi il est important, contrairement aux idées ancrées, de souligner que l’Afrique du Sud post-apartheid a eu de fortes répercutions sur la politique interne du Brésil durant le gouvernement de Fernando Henrique Cardoso. Ce dernier n’a en effet pas manqué de se rendre en visite au pays de Mandela.

Le respect des droits de l’homme, la réorientation des politiques publiques afin de permettre aux groupes des citoyens opprimés, invisibilisés et vivant en marge de la citoyenneté pleine, d’avoir plus d’opportunités dignes, constituaient la base de la bonne gouvernance. Ce nouveau contexte a permis aussi à ces groupes de poser publiquement certaines de leurs exigences : le respect de leurs traditions ancestrales, de leurs langues, de leurs coutumes, de leurs cultures et de leurs histoires dans une Nation dont les diversités devraient être vues et traitées comme des richesses et non comme une menace ou un danger. De ce fait, les espaces publics étaient devenus des espaces de mobilisation pour réclamer et exiger une nation plurielle et des pratiques démocratiques plus inclusives. Ces mêmes mobilisations soulevaient la question de la réforme des sciences sociales et humaines car les mondes académiques (Jacques Le Goff, 2007). En effet, celles-ci ont été les principaux promoteurs de différentes formes de négationnisme, à la suite des théologiens, des intellectuels organiques et des prêtres chrétiens. Une situation qui remonte au moins à la période médiévale et qui prônait la divinité et la sacralité du corpus, de la rationalité exclusive, de l’Occident chrétien latin, de ses langues. Pour mieux légitimer l’Occident latin comme le berceau du christianisme (Bargeman, 2012), tous les travaux des Africains qui démontrent l’avènement des pratiques monothéistes à partir de l’Égypte Pharaonique (Freud, 1980) ont été soit falsifiés, soit méprisés. Du coup, cette région ne faisait plus partie de l’Afrique mais de l’Orient Proche. Est-ce que le déplacement des frontières de ces faits historiques ne serait pas en soi une forme de négationnisme ?

Or, chaque processus de négationnisme déshumanise, installe de l’arrogance, des privilèges et octroie des pouvoirs. Il brutalise, isole, crée de très dangereux complexes de supériorité. Il est l’invisible moteur des instabilités socio-politiques, culturelles mais aussi des démocraties tribalisées, du kidnapping des États. Le négationnisme fait que dans les mondes académiques, chaque professeur ne forme plus que des défenseurs et théoriciens de leurs privilèges et pouvoirs au nom de la mort lente mais irréversible de la science. Le négationnisme est le point de départ d’un processus sophistiqué de la servitude académique.

Après l’élection de Mandela à la présidence, son pays a été choisi par les Nations Unies pour organiser la IIIème Conférence Mondiale Contre le Racisme, la Discrimination Raciale, la Xénophobie et l’Intolérance. Il eut lieu à Durban du 31 août au 8 septembre de 2001.

La décennie de 1990 a été celle qui serait connue comme le cycle des conférences sociales organisées par les Nations Unies. Il y avait un consensus selon lequel les nations devaient revoir une série de thèmes qui mettraient en risque la sécurité planétaire ou qui pourraient devenir dans un futur proche des obstacles insurmontables pour le progrès de l’humanité. C’est pourquoi à partir de 1990 a commencé une série de conférences approuvées par l’Assemblée Générale des Nations Unies pour traiter des thèmes sur l’enfance (New York, 1990), l’environnement et le développement durable (Rio de Janeiro, 1992), sur les droits humains (Vienne, 1993), sur la population (Caire, 1994), sur le développement social (Copenhague, 1995), sur la femme (Pékin 1995) et finalement sur l’habitat (Istanbul, 1996). Le thème sur le racisme et la discrimination raciale est le thème non encore débattu mondialement, jusqu’en 2001, à Durban, en Afrique du Sud, qu’il a été débattu avec plus d’ampleur et de profondeur par rapport aux deux conférences antérieures réalisés à Genève en 1978 et en 1983. Ces deux conférences n’avaient comme fonds que l’apartheid en Afrique du Sud. Quant à Durban 2001, il s’agissait d’une discussion planétaire sur les diverses formes de racisme, de discrimination raciale et de xénophobie. Tout au long de la décennie de 1990, il y a eu beaucoup de conquêtes politiques permettant à la société civile de dialoguer avec les gouvernements des États membres de l’Organisation des Nations Unies pour influencer sur les délibérations des politiques publiques.
(Lenox, 2021, p. 13).

Le monde entier, dont de nombreuses délégations de l’Amérique Centrale, de l’Amérique Latine, du Brésil, des Caraïbes, se sont rendues à Durban. Il est cependant important de noter, contrairement à la cécité dont fait preuve Corinne Lenox, qu’il ne s’agit pas d’une simple coïncidence entre la sortie de la prison de Nelson Mandela, les thématiques de ses discours lors de sa première tournée mondiale et celles du « cycle des conférences sociales organisées par les Nations Unies ». Mandela était la plus grande et crédible autorité morale mondiale dans cette affaire. En outre, ses discours affirmaient et défendaient que la stabilité socio-politique d’une Nation passait par le changement de paradigme dans la gouvernance démocratique. En même temps, il attirait l’attention des gouvernants sur les risques que leurs politiques publiques tribalisées, depuis des décennies, pouvaient provoquer. Tous les thèmes de ces conférences de cette décennie tournent autour non seulement des préoccupations de Mandela mais surtout des effets négatifs de l’ethnicisation des gouvernements démocratiques et des régimes militaires, pendant des décennies, dans les mondes euro-américains et surtout au Brésil. C’est pourquoi il est indispensable de souligner que l’ethnicisation raciale des politiques publiques dans les mondes euro-américains n’a été possible et durable que grâce au travail idéologique et « scientifique » qui a légitimé la négation de l’humanité des peuples non blancs. Pour le Brésil, on peut sans doute rattacher cela aux séquelles des effets politiques et imaginaires du maintien du statu quo social après l’abolition de l’esclavage : accès à éducation, au salariat, aux formations professionnelles, aux résidences, aux droits civiques, etc. Sans de réels changements dans les politiques publiques visant à réduire et à lutter contre les inégalités ethnico-raciales dans le cas des mondes euro-américains, le monde sera témoin d’imprévisibles et d’inimaginables instabilités socio‑politiques.

On aurait pu faire de la vengeance notre arme de lutte et décider de répondre à la brutalité par la brutalité. Mais très tôt nous avons compris que l’oppression déshumanise l’oppresseur de la même manière qu’elle blesse l’opprimé. Nous avons aussi compris que reproduire la barbarie du tyran nous transformera aussi en sauvages. On savait aussi qu’on tacherait et dégraderait la cause de notre lutte si on faisait usage des pratiques de l’oppresseur. On a refusé que nos nombreux et longs sacrifices transforment nos cœurs en pierre.
(Mandela, 2013, p. 61 – Discours prononcé au Parlement de la République d’Irlande, Dublin, le 2 juillet 1990, ma traduction)

De toutes les informations contenues dans cette partie du discours, je retiendrai qu’un groupe, un peuple qui lutte contre son oppresseur au nom de la liberté est plus humain que ses oppresseurs, supposément « supérieurs ». La conquête de la liberté, de la justice et d’une démocratie plus inclusive ne peut vraiment se concrétiser et se consolider que si les ex-opprimés parviennent à « ré-humaniser » leurs ex-oppresseurs. La liberté et la sécurité alimentaire font partie des les plus nobles et humanistes causes de la lutte contre l’oppression.

C’est pourquoi les résolutions de ces conférences des Nations-Unies permettaient finalement aux descendants d’esclavagisés dans les Amériques et en Europe d’avoir des instruments juridiques et politiques qui leur permettent d’exiger des gouvernants des politiques publiques inaugurant la culture et la consolidation d’une démocratie plus inclusive ; cela permet tout aussi bien de mettre en lumière les effets pervers des différentes formes de négationnisme légitimées par les travaux des sciences sociales et humaines. De ce fait, ces conférences révèlent un mea culpa voilé des politiques publiques qui, pendant des siècles, ne visaient qu’à consolider l’exceptionnalité de la rationalité du blanc ainsi que les privilèges blancs. Ces conférences mirent l’accent prioritairement sur la place que l’humain, sans condition, doit occuper dans les politiques publiques ; cela garantirait aussi la stabilité des pays.

Pour répondre et s’aligner aux nouvelles exigences des Nations Unies relatives à la bonne gouvernance, le gouvernement du président Fernando Henrique Cardoso1 a tout d’abord organisé en 1996 une conférence internationale : Multiculturalismo e Racismo. Uma comparação Brasil – Estados Unidos. C’est suite à cela qu’il a commencé à instituer publiquement les débats (Souza, 1997) sur les effets pervers du racisme et les diverses formes de discriminations contre les afro-brésiliens. Son gouvernement reconnaissait alors les effets pervers des différentes formes de négation de l’humanité et de l’humanisme du Noir mais aussi de l’Indien par les élites blanches tribalisées ayant kidnappé l’État, avec la contribution inestimable des sciences sociales et humaines. Il est aussi important de souligner que les mouvements noirs avaient organisé, un an avant la conférence du gouvernement (Multiculturalismo e racismo. Uma comparação Brasil – Estados Unidos), au mois de novembre1995, une inoubliable marche, le plus fort acte politique : A marcha Zumbi dos Palmares pela Cidadania e pela Vida, à laquelle ont pris part des mouvements sociaux venant de tous les coins du Brésil. Ceci a constitué une forte pression politique.

Environ 30 mille personnes ont marché à Brasilia, Marcha Zumbi, pour dénoncer le préjugé, le racisme et l’absence de politiques publiques pour la population noire. La manifestation a eu lieu à l’anniversaire des 300 ans de la mort de Zumbi dos Palmares, symbole de la résistance contre l’esclavage et de la conscience noire au Brésil.
Le même jour, le Président Fernando Henrique Cardoso a reçu une délégation et a signé un décret pour instituer le Groupe de Travail Interministériel pour la Valorisation de la Population Noire. La reconnaissance des injustices historiques, finalement, a été inscrite sur l’agenda politique d’un gouvernement. Le mouvement venait de réussir à influencer les directions de la lutte contre le racisme au Brésil.
(Lenox, 2021, p. 22-3).

Il est important de dire que les travaux des intellectuels brésiliens, de même que ceux des académiciens, ont tendance à ne jamais établir de relation entre les bouleversements socio-politiques et culturels qui se passent au plan international2 et leurs répercussions politiques au plan interne, faisant ainsi croire que tout découle des mobilisations politiques, des réflexions qui ont lieu au Brésil. Il est par conséquent impossible d’ignorer l’impact de la tournée mondiale de Nelson Mandela lors de sa sortie de prison. Comme dit précédemment, le Brésil a été l’un des pays qu’il a visités. Il se trouve que les thèmes des revendications de cette marche Zumbi allaient dans le sens des thématiques abordées par Nelson Mandela lors des voyages.

Quand il plonge dans les travaux sur la création des mouvements noirs (Hanchard 2001), les écrits et les actions de certains leaders des mouvements noirs du Brésil (Abdias do Nascimento 2017, Gonzalez 2018, Beatriz Nascimento 2018, Carneiro 2019, etc.), le lecteur attentif se rend compte des luttes de différentes générations tendant à prouver aux autorités brésiliennes l’existence du racisme et des différentes formes de discrimination raciale contre les afro-brésilien-ne-s. Il se rendra compte aussi que ces inégalités ont pour base historique des fléaux institués par l’État brésilien.

Les premiers et les principaux agents mobilisés contre les différentes formes de subjugation et de négationnisme ont été les esclavagisés africains et, depuis lors, leurs descendants. Ils cherchaient désespérément à mettre le Brésil sur les bons rails de la démocratie inclusive. Ces luttes avaient et ont aujourd’hui, indirectement, mis au jour les structures des diverses formes de négationnisme dont les conséquences pèsent encore négativement sur la vie quotidienne des afro-brésiliens. Mais comment l’État a-t-il avalisé et institué un tel système ?

L’État brésilien et la culture du négationnisme de l’humanité et de l’humanisme

Or, en quoi le développement du capitalisme atlantique, qui est la base de l’économie industrielle mondialisée dans laquelle nous vivons tous, et dans laquelle l’esclavage et la colonisation ont joué un rôle majeur, serait-il périphérique ? Alors que cette évidence trône comme le nez au milieu du visage, alors que nous disposons de tous les outils pédagogiques pour comprendre ce lien, nous persistons à tourner autour de cette réalité. Qui ce déni protège-t-il ? De quoi ? Sommes-nous solidaires de ces violences passées ? Certes non. Les faits sont tout aussi indéfendables qu’insoutenables. Mais nous sommes responsables des contorsions grotesques qui persistent pour les mettre à distance, en faire une histoire périphérique, et surtout pour nier l’incidence actuelle de cette violence inédite, massive, industrielle, à la fois délirante et rationalisée, qui est le soubassement de notre société.
(Michel, 2020, p. 12)

La pandémie de la Covid 19 a complètement bouleversé les relations sociales, exposé leurs fragilités dans un monde où l’individualisme est devenu la règle. Le Brésil est, après les États-Unis, le pays où l’on a dénombré le plus de pertes en vie humaine. Mais, contrairement aux États-Unis, le président Jair Messias Bolsonaro a exprimé publiquement ses doutes sur la réalité de la pandémie ; il a aussi fait campagne contre la vaccination. Or à une certaine période, le pays enregistrait plus de quatre mille morts par jour. Cette posture du président, ajoutée à la drastique réduction des financements pour les recherches scientifiques, ont amené plusieurs universitaires à organiser des conférences sur le négationnisme dont le point de départ paradigmatique et épistémologique était le refus de la reconnaissance des camps de Concentration lors de la Deuxième Guerre Mondiale. Mais le trafic et l’esclavage des millions d’africains pendant plus de trois siècles n’est-il pas le point de départ du plus cruel négationnisme ? Le négationnisme ne serait-il pas un projet politique et idéologique visant à légitimer la sacralité et la divinité des privilèges et les pouvoirs du Blanc ? Après les indépendances des pays d’Amérique de ceux de l’Europe, d’autres campagnes – les débats scientifiques sur les races et leurs hiérarchisations culminant avec la totale négation de l’humanité du non blanc – de négationnisme ont vu le jour pour légitimer l’exceptionnalité de l’homme Blanc et son droit universel. Comment expliquer la cécité des universitaires Brésiliens et leur silence sur certaines lois du XIXème siècle qui ont transformé le Noir et sa descendance en éternel paria civique, en citoyen périphérique et mendiant de sa piteuse survie ?

L’État brésilien principal garant du déni de brésilien noir

Ils évoluent au sein d’un environnement racialisé, inégalitaire en matière de représentation comme dans tous les autres domaines de la vie sociale. On y veille scrupuleusement à ce que l’image donnée des Afro-descendants ne soit jamais de nature à instiller en eux un sentiment de puissance, ou même, seulement, d’aisance à habiter son être. Le ridicule et la dégradation sont toujours là.
Léonora Miano (2020, p.13)

Le XIXème siècle a marqué un décisif tournant politique et juridique dans l’histoire violente des Amériques : la presque totale indépendance des ex-colonies mais aussi l’abolition juridique de l’esclavage. Cependant, les élites de chaque pays créaient aussi de nouvelles et sophistiquées ingénieries pour réaliser de rentables mutations coloniales et colonialistes, pour mieux maintenir les ex-esclavagisés et leurs descendances dans une nouvelle forme de servitude : insécurité alimentaire, absence d’une politique d’assainissement dans les quartiers de « nègres », violence policière et judiciaire, professions mal payées, vies précaires et lendemains incertains, etc. Cette nouvelle ingénierie visait la préservation et la sécurité des intérêts de l’homme Blanc ; elle visait aussi à l’ériger en unique être humain et conséquemment en référence absolue de rationalité, de religiosité, d’esthétique, de beauté, de moralité, d’humanité et d’humanisme. Tout compte fait, est-ce que les attitudes du président Bolsonaro ne révélaient finalement pas une longue tradition Étatique et académique de négationnisme ? Le négationnisme académique permet aux élites intellectuelles, politiques et économiques de transformer les pires problèmes sociaux qui affligent les afro-brésiliens en simples abstractions théoriques.

Pour mieux consolider l’exceptionnalité de la rationalité du Blanc, les nouvelles autorités brésiliennes impériales ont créé plusieurs lois qui ne permettaient pas aux Noirs de réorganiser dignement leur vie. C’est en janvier 1837 qu’a été votée A Lei da Educação. Celle-ci stipule qu’il est formellement interdit aux Noirs d’origine africaine de fréquenter l’enseignement public. Cette loi est mise en application quinze ans seulement après l’indépendance du pays. Tout au long du XIXème siècle jusqu’à la veille de l’abolition juridique de l’esclavage en 1888, cette loi sera renouvelée pour que les esclaves, les personnes non libres, les affranchis, les Noirs, les fils d’Africains libres ne puissent jamais faire des études. Sans éducation formelle, l’État brésilien impérial et après lui, la République (le Brésil devient une république le 15 novembre de 1889, c’est-à-dire un an après l’abolition de l’esclavage), commencent l’institution de la racialisation de l’accès à l’éducation et automatiquement à la fonction publique. Avec cette même loi, le Brésil venait juridiquement de créer des mécanismes et des moyens pour contrôler et empêcher le Noir de voter. Pendant plus d’un siècle, les analphabètes, c’est-à-dire la majorité des Noirs, ont été interdits de voter. Cela a duré jusqu’en 1985. Sans accès à l’éducation, l’État brésilien a ainsi déterminé et défini le type d’emplois qu’une personne pourra exercer, le salaire qui lui sera payé, la qualité de son alimentation mais aussi le lieu de sa résidence. La personne-cible ne fera que du travail manuel, dégradant, sans possibilité d’ascension sociale et sans moyen de se projeter dans un futur différent et meilleur pour ses enfants. L’État a créé le pont pour que le Noir ne puisse passer que de la Casa grande à la favelização généralisée. Il crée ainsi les conditions logiques de la transmission, d’une génération à l’autre, de la misère instituée et de la culture de la pauvreté. L’exercice de sa citoyenneté et la reconnaissance de son humanité sont de ce fait compromis. Ce qui est inimaginable c’est le fait que l’État soit l’unique et le principal garant du plus brutal retrait de « ses enfants » non désirés hors des frontières de l’humanité.

Le travail romanesque de Ernest J. Gaines (1993), malgré la différence géographique et socio-historique, abonde dans le même sens : les conséquences civiques, humaines, politiques, juridiques et morales du refus de l’État étasunien de donner à tous les citoyens une éducation formelle ou la même éducation. Gaines nous plonge, via la fiction, dans la Louisine des années quarante du XXème Siècle. Le jeune Jefferson, accusé d’avoir assassiné un commerçant blanc, a été jugé comme un animal ayant tué une personne et fut condamné à mort. Toute la lutte de la tante du condamné consistait à ce qu’il soit exécuté comme un homme.

- “Porc”, ils ont appelé mon garçon, monsieur Henri, a dit Miss Emma. J’ai pas élevé de cochon, et j’veux pas voir un cochon monter sur cette chaise. J’veux que ce soit un homme, monsieur Henri. [...].
Je veux que l’instituteur aille voir mon garçon. Je veux qu’il lui fasse comprendre qu’il n’est pas un porc, mais un homme. Je veux qu’il le sache avant de monter sur cette chaise.
(Ernest J. Gaines, 1993, p. 26)

Cela révèle que le Noir au sud des États-Unis continuait d’être perçu et traité comme un esclave. Mieux encore, le fait que des personnes aient le pouvoir et le droit de décider si un Noir pouvait ou pas avoir le droit de fréquenter l’école matérialisait encore plus la privatisation ethnique de l’État par un groupe. Or, en privatisant l’État, automatiquement, les nouveaux propriétaires de celui-ci transformaient les Noirs en quelque sorte en leurs propriétés. De ce fait, le débat que pose Gaines va au-delà des frontières de son pays : comment le refus du plus naturel et fondamental des droits humains dans les Amériques a eu des conséquences et de répercussions inimaginables, indicibles, indescriptibles et incalculables. Être empêché de voter implique la négation de l’humanité. Est-il possible d’étudier les fléaux découlant de ces conséquences sans que l’État ne soit l’élément central de l’analyse ? N’est-ce pas une forme de négationnisme académique quand les chercheurs transforment les victimes de l’État en responsables des fléaux – pauvreté, violence, misère, absence de politique d’assainissement, vie précaire – qu’elles subissent ?

C’est l’État (Lavou, 2007) qui a produit la marginalité et la marginalisation civique, citoyenne et juridique, la paupérisation, la pauvreté matérielle, humaine et non le Capitalisme comme le fait croire encore une grande partie des scientifiques sociaux brésiliens. Le kidnapping de l’État, de ses agents et appareils était, et c’est toujours le cas, l’arme la plus sophistiquée et efficace que les élites ethnicisées ont trouvée pour contrôler les afro-brésiliens pourtant extrêmement politisés. Ainsi cet État accaparé, contrôlé et dirigé par les élites devenait une arme, un mécanisme et une structure pour les protéger, pérenniser et sécuriser leurs biens mais aussi pour avoir un contrôle total sur la vie des autres qui se voient transformés en éternels travailleurs extrêmement nécessiteux, désespérés et disposés à travailler à n’importe quel prix ; d’éternels marginaux et mendiants quêtant leur vie et survie au quotidien. C’est ainsi qu’on a pu créer idéologiquement ces équations infâmes au sujet des Noirs : Noir = lutter pour prouver et gagner par degré son humanité ; Noir = Être très humble, baisser toujours la tête pour avoir un parrain ou une marraine pour son ascension sociale. Sans s’en rendre compte, les élites venaient de créer toutes les structures pour leur auto-dégradation sociale, morale, éthique et humaine mais aussi celles de la dégradation sociale et politique de l’État.

La deuxième loi qui aurait des conséquences immédiates et fulgurantes sur la précarisation de la vie du noir a été A lei da terra / la loi d’accès à la terre de 1850 selon Cindia Brustolin (2009). Elle prétendait organiser la propriété privée au Brésil mais par coïncidence, elle a été votée et approuvée au même moment que la Lei Eusébio de Queiros qui stipule la fin du trafic et de l’esclavage qui ne sera appliquée que plus tard. Or, le lobby et la mobilisation politique des grands propriétaires terriens et des politiciens liés à cette élite ont fait que cette loi empêchât juridiquement les Noirs d’avoir accès à la terre, y compris pour ceux qui pouvaient en acheter3. La question du foncier (Jean Moomou, 2013) est véritablement au cœur des sociétés post-esclavagistes dans les Amériques et Caraïbes. Les mouvements noirs y sont très sensibles. En effet, l’accès à la terre et au titre foncier était, et continue d’être, une espèce d’attestation du degré d’humanité, de pouvoir, d’un être humain.

Dans le contexte brésilien qui nous intéresse, il y a eu une autre coïncidence entre la promulgation de la loi relative à l’accès à la terre et l’arrivée des premières vagues de migrants blancs fuyant la misère pour travailler dans les plantations moyennant un salaire. Il leur sera aussi octroyé gratuitement des terres pour qu’ils puissent recommencer avec dignité leur nouvelle vie d’aventuriers au Brésil. Serait-ce une pure coïncidence que les États les plus riches de la fédération soient ceux dont ces nouveaux migrants avaient plus de privilèges octroyés par l’État ? Dans le monde rural, l’accès à la terre continue d’être la cause principale d’assassinats des leaders des Quilombolas et des sociétés indigènes par les milices des grands propriétaires terriens producteurs de soja et ceux de l’agrobusiness.

Il est important de signaler que les deux lois : Lei da educação et Lei da terra, ont transformé le brésilien noir en paria civique, résidentiel, professionnel et en éternel mendiant dans son propre pays. Il a toujours besoin d’un parrain ou d’une marraine pour son ascension sociale, pour légitimer ses capacités rationnelles, son humanité, son honnêteté, sa moralité, sa beauté physique.

Em 1871, la princesse Isabel promulga A Lei do Ventre Livre. Cette loi stipule que les enfants nés de mères esclavagisées pourront être libres dès leurs 21 ans. Les propriétaires de leurs mères avaient deux options au moment où l’enfant atteignait ses huit ans : le remettre aux autorités moyennant une indemnisation de toutes les dépenses pour son éducation ou le garder et le libérer à ses 21 ans. La grande majorité des seigneurs optaient pour garder l’enfant qui à vingt et un ans était complètement brisé. La deuxième Loi : A Lei do Sexogenário, a été promulguée en 1885, c’est-à-dire trois ans avant l’abolition juridique de l’esclavage. Cette loi obligeait les propriétaires des esclavagisés à libérer tous ceux ou celles qui avaint soixante ans ou plus. Alain Pascal Kaly (2005) montre que cette loi a fourni les conditions juridiques pour que ceux-ci n’aient pas à prendre en compte leurs esclavagisés, vieux, malades et improductifs. Dans les grandes villes comme Salvador et Rio de Janeiro au XIXème siècle, ces « déchets humains » ont été les premiers vieux mendiants à vivre de l’aumône. Cette même loi a permis aux propriétaires de ne jamais prendre en charge ces improductifs esclavagisés durant le restant de leur vie ; ils n’étaient pas non plus responsables de leur enterrement. Au regard de ces deux lois, c’est l’État qui a assumé de gracier les propriétaires d’esclavagisés en ne les obligeant pas juridiquement à dépenser pour s’occuper moralement et éthiquement de leurs « ex-travailleurs » devenus improductifs.

Et, finalement, fut adoptée pour très bien ficeler les excellentes inventions des ingénieries de contrôle judicaire et juridique, de la permanente et totale vigilance policière, professionnelle, salariale, résidentielle et du bon et invisible complet enfermement du noir, A Lei da vadiagem / Loi contre le vagabondage en 1890. Le code pénal de 1890, deux ans après l’abolition juridique de l’esclavage, a été et continue d’être un code dont les articles visaient plus directement à discipliner de façon draconienne le corps et la rationalité du Noir, à l’obliger à abandonner certaines de ses pratiques de loisirs (poursuites et emprisonnement des capoéristes, des sambistes), de spiritualité (poursuites des pères et mères de saint, confiscation des objets de cultes) jusqu’aux années 1970.

Durant le régime militaire, les autorités avaient inauguré des politiques d’actions positives et de quotas : A Lei do boi / la Loi du taureau, pour les fils des grands propriétaires terriens dans les universités publiques. Il fallait seulement justifier d’être fils de propriétaires terriens pour avoir accès aux cours d’agronomie, de médecine vétérinaire et aux écoles de formations pour les techniciens agricoles. Il se trouve qu’au Brésil, les grands propriétaires terriens sont tous des Blancs or cette loi n’a été révoquée qu’en 1985.

Ces lois brièvement analysées permettent d’appréhender le rôle principal qu’a joué l’État pour diviser les citoyens en deux groupes : les citoyens voulus, souhaités et ceux non voulus, non souhaités. Il faut les cantonner, les surveiller, refuser complètement leur humanité, leur dignité et leur humanisme. Faire d’eux d’éternels presque… Contrairement à ce qu’ont véhiculé les excellentes études des sciences sociales (Fernandes 2008, 2008 ; Henriques 2000), toutes les ingénieries de contrôle, d’emprisonnement et de surveillance du Noir, visant à faire de lui un « presque », n’ont pas vu que les États avaient utilisé les appareils de l’État kidnappé pour transformer le noir en cobaye. Les résultats de cette « expérimentation » seront appliqués par le singulier et brutal capitalisme naissant brésilien.

C’est pourquoi, les actions du gouvernement de Fernando Henrique Cardoso ne devraient pas être minimisées car ce président a reconnu officiellement ce que les autres présidents et leurs gouvernements avaient toujours nié. C’est pourquoi, je crois pouvoir dire qu’il s’agit d’un moment unique dans la politique brésilienne.

C’est, en tous les cas, à partir de ce moment que le gouvernement lança les bases des politiques publiques pour la mise en place des actions positives et les quotas pour les afro-brésiliens. Pour la première fois, dans l’histoire récente du Brésil en voie de démocratisation, un président de la République reconnaissait publiquement non seulement l’existence du racisme mais aussi des inégalités ayant comme source les pratiques racistes et les diverses formes de discriminations contre les afro-brésiliens. Malgré l’impact dérisoire, selon les observateurs et les leaders des mouvements noirs, de cette politique volontariste, c’est durant le gouvernement du “président sociologue4” que les débats publics sur l’existence du racisme et des diverses formes de discriminations, et sur les moyens de lutte contre les inégalités qui en découlent, ont été institués. Ce n’est donc pas pendant le gouvernement du président Lula que cela débuta.

La Conférence de Durban a révélé que la lutte contre les inégalités raciales faisait partie de la préoccupation du gouvernement de Fernando Henrique Cardoso. Il a organisé des conférences régionales entre les mouvements sociaux, les représentants du gouvernement et les techniciens des deux plus importants organes de l’État qui produisent les meilleures données sur la situation sociale du pays : IBGE (Instituto Brasileiro de Geografia e Estatística), et IPEA (Instituto de Pesquisa Economica Aplicada), dont les études avaient fourni au gouvernement des données sur les inégalités raciales qui montraient que sans la réorientation des politiques publiques le Noir brésilien ne pourrait jamais s’en sortir. Il est important de souligner que les deux organes continuent de collecter, d’analyser et de systématiser les données socioéconomiques permettant de se rendre compte de la marginalisation du Noir, avec la complicité de l’État fédéral.

Parallèlement, les mouvements noirs avaient aussi créé des commissions pour produire une solide brochure sur les inégalités sociales, l’assassinat des jeunes noirs, les difficultés d’accès aux études supérieures et aux postes de prestiges et de salaires élevés dans la fonction publique, qui devait être distribuée lors la rencontre de Durban ; il s’agissait d’exposer le racisme systémique à la brésilienne au monde. Le président et son gouvernement, conscients des répercussions négatives, ont pris les devants en prenant des mesures politiques et juridiques au niveau de l’Assemblée nationale. Cependant, si les décisions prises ont eu moins de résistance populaire et académique c’est parce que leurs impacts sur la population blanche étaient très minimes.

Sous le gouvernement de Lula, la mise en place généralisée de politiques positives et de quotas dans l’enseignement public supérieur, l’enseignement obligatoire de l’histoire d’Afrique, des Africains, des Afro-brésiliens et des sociétés indigènes ainsi que de leurs cultures ont déclenché des mobilisations sans précédent dans le monde de la culture, parmi les intellectuels et les académiciens et dans l’opinion publique. Et pour cause ! Au Brésil, depuis son indépendance en 1822, ce n’est que pendant le gouvernement de Getúlio Vargas (1930-1945) que le pays a commencé à organiser timidement des concours publics. Pendant plus d’un siècle et demi, tout se faisait par cooptation, ce qu’on désigne au Brésil comme « QI » : Quem indica. De telle sorte que les postes de prestiges, de pouvoirs et les mieux payés étaient réservés exclusivement aux parents et aux amis des élites blanches. Pendant plus d’un siècle, le recrutement des fonctionnaires se faisait sous la forme du « QI – Quem indica ». Cette pratique instituée permet de mieux appréhender les fondements politiques et idéologiques des lois créées pour que le Noir ne puisse pas très tôt étudier. Il ne serait pas apte à pourvoir un poste de prestige et à être mieux payé parce qu’il est analphabète ou peu instruit. C’est pourquoi, il est indispensable de souligner que le gouvernement de Fernando Henrique Cardoso et celui de Lula ont permis aux Noirs d’accéder à la fonction publique ; ce qui, pendant des siècles durant était réservé aux Blancs. Il est important de souligner que la pratique du « QI – Quem Indica » reste encore de mise pour les postes les mieux payés, au niveau du législatif – municipal, étatique et fédéral –, dans le choix des nombreux assesseurs des conseillers municipaux, dans l’élection des députés de chaque État et des députés et sénateurs l’État fédéral. En fin de compte, le négationnisme n’est-il pas une culture politique destiné à préserver et garantir les intérêts, les privilèges du Blanc, tout comme sa supposée sacralité divine ?

Considérations finales

La pandémie et surtout le deuil des milliers de familles, dus à l’irresponsabilité des autorités gouvernementales fédérales, ont permis d’appréhender les conséquences néfastes de la tribalisation, du kidnapping de l’État, de ses agents et de tous ses appareils pendant des décennies. Le succès de ces politiques publiques institutionnalisées était basé sur le total et séculaire déni de l’humanité du Noir. Il se trouve que l’efficacité idéologique et la mise en pratique de ces politiques ethnicisées étaient théorisées et approuvées par des intellectuels, des académiciens, de même que par des théologiens.

Depuis son indépendance en 1822, le Brésil a connu plusieurs mouvements politiques (A revolta dos malés en 1835 ; da Chibata de 1910, da Balaiada entre 1838-1841, Cabanagem entre 1835-1840 au Pará, a Sabinada 1837-1838 à Bahia…) organisés et dirigés par les Noirs esclavagisés ; ils visaient à mettre fin à la tribalisation des privilèges et des pouvoirs. Cependant, pour minimiser la portée politique de ces mouvements, les travaux de certains éminents historiens brésiliens, sans distinction de race et de sexe, les identifient et désignent simplement comme des “ revoltas”. Or, ce sont ces Africains et les Afro-brésiliens qui ont été les acteurs principaux de ces mouvements. Il en est ainsi du Brésil comme dans d’autres pays des Amériques. Contrairement aux slogans académiques, l’institutionnalisation de l’ethnicisation séculaire des privilèges et des pouvoirs s’est faite grâce à la culture du négationnisme multidimensionnel (religieux, politique, juridique, culturel, académique, etc.) qui persiste depuis l’indépendance du pays en 1822.

La couleur blanche était et est encore synonyme de caution sociale, culturelle, politique, académique, morale, éthique, rationnelle, d’honnêteté, de beauté physique, d’intelligence, de persévérance. C’est pourquoi, les possibilités d’ascension sociale, académique, politique… passent, en premier lieu, par les degrés de l’identité chromatique, par les couleurs de la peau. Les actes, gestes et attitudes négationnistes du président Bolsonaro, et de son gouvernement, tout au long de la pandémie, ne sont que la matérialisation d’une séculaire culture instituée et internalisée de la préservation des privilèges, des intérêts et de la santé mentale et émotionnelle du Blanc, l’unique être humain digne ce nom. C’est pourquoi, nous entendons par négationnisme une culture politique, théologique, idéologique, juridique, policière, intellectuelle et académique ayant pour finalité la théorisation et la légitimation de l’ethnicisation du kidnapping de l’État par les élites dans le but de la préservation de leurs privilèges et pouvoirs. Tant que cette structure du pouvoir perdurera, il est impossible de prétendre instaurer une démocratie plus inclusive au Brésil, comme dans le reste des pays d’Amérique où on déplore l’existence d’une telle structure ainsi que les effets actifs qu’elle induit, notamment sur les vies noires. Les négationnismes si présents dans les mondes académiques et ailleurs n’ont-ils pas, en fin de compte, été les principaux ressorts de l’élection d’un président par ailleurs si diabolisé actuellement par une partie du peuple brésilien, par les académiciens et les intellectuels dits de gauche ? Ces derniers font preuve d’un manque de cohérence entre leurs pratiques professorales et leurs discours de « gauche ».

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Notes

1 C’est lors de son discours d’ouverture de cette rencontre que le président a prononcé la phrase marquante et emblématique de son gouvernement : « Eu tenho o pé na cozinha ». Retour au texte

2 Il est impossible d’appréhender le moment historique de la création du Movimento Negro Unificado (MNU) sans prendre en compte les défaites militaires de l’armée portugaise, surtout en Guinée Bissau dans les années 1970. En 1964, le président Léopold Sédar Senghor a été le premier et peut être l’unique président qui a affirmé lors de son discours officiel à Salvador que le Brésil devrait enseigner l’histoire et les langues africaines. Des décennies après, les chercheurs n’en font pas mention. Retour au texte

3 Alex Haley, Autobiografia de Malcolm X et Manning Marable, Malcolm X. Uma vida de reinvenções, rapportent dans leurs écrits que Malcolm disait que les Blancs avaient mis le feu à leur maison paternelle parce que son père avait une des plus belles maisons. Ce que les Blancs de la ville ne pouvaient pas tolérer. Cependant quand on plonge dans l’histoire des Amériques, on s’aperçoit que l’accès à la terre était et continue d’être prioritairement réservé aux Blancs qui « connaissent plus son importance et son utilité ». Au Brésil, les agriculteurs blancs ont plus facilement accès aux financements que les noirs. Retour au texte

4 Ses travaux de recherches en sociologie ont porté sur les questions de race au sud du pays. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Alain Pascal Kaly, « Le Brésil rattrapé par les piliers de l’éthno‑racialisation des sciences : le séculaire négationniste des sciences humaines et sociales », Sociocriticism [En ligne], XXXVI-1-2 | 2022, mis en ligne le 15 juillet 2022, consulté le 26 avril 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/sociocriticism/3277

Auteur

Alain Pascal Kaly

Dr en sociologie. Professeur de Cultures et d’Histoires africaines
Universidade Federal Rural do Rio de Janeiro – UFRRJ