Une double définition
Le concept de représentation est l’une des notions-clés du tournant herméneutique et pragmatique de la discipline historique. Plus généralement, il ne s’impose qu’à la faveur de ce que François Dosse a décrit comme le moment où les sciences sociales s’« humanisent » en se distanciant du déterminisme, du matérialisme, du structuralisme et du fonctionnalisme leur ayant longtemps servi de matrices théoriques (Dosse, 1995). La notion permet en effet aux chercheurs en sciences humaines de mieux appréhender les dimensions réflexive, discursive et idéelle du comportement des acteurs sans pour autant les dissocier de leur environnement social comme le faisait une certaine histoire des idées aujourd’hui dépassée (Noël et Simard-Morin, 2011, p. 2). Il apparaît donc d’autant plus important de réfléchir à sa définition et à son caractère opératoire que son succès a été, depuis une quarantaine d’années au moins, immense dans l’ensemble des sciences sociales.
Les travaux du philosophe Louis Marin et de l’historien Roger Chartier ont retracé l’historique de cette notion dont Alex Gagnon a fait une synthèse éclairante1. La notion de représentation fait l’objet d’une double définition qui remonte à l’âge classique. D’une part, une « représentation » consiste à donner une présence à ce qui est absent grâce à un langage qui peut être celui de la littérature, de la peinture, etc. La notion renvoie alors à l’acte de représenter une absence : à défaut de nous faire assister à la naissance de Vénus, à la barricade de la rue de la Chanvrerie ou à l’existence réelle de Jeanne Dielman, la peinture de Botticelli, les romans de Victor Hugo et les films de Chantal Akerman en donnent une représentation. Leur œuvre rend présents ou sensibles un être, un événement ou une chose absente, que celle-ci soit empiriquement inexistante, immatérielle ou matériellement présente ailleurs, dans l’espace ou dans le temps. D’autre part, le terme « représentation » signifie la « monstration d’une présence », la « présentation publique d’une chose ou d’une personne » (Chartier, 1998 [1994], p. 176). Représenter est alors synonyme d’exhiber : « dans la modalité particulière, codifiée, de son exhibition, écrit Chartier, c’est la chose ou la personne elle-même qui constitue sa propre représentation ». Dans cette seconde définition, représenter n’est plus rendre présente une absence, mais plutôt « montrer, intensifier, redoubler une présence » (Marin, 1981 : 10). La distinction entre les deux définitions est essentielle. Dans les sciences humaines et sociales de même que dans les études littéraires, l’ensemble des emplois et des usages, pluriels et variés, de la notion de « représentation » dérivent d’une manière ou d’une autre de ces deux grandes acceptions classiques.
En quoi ce concept permet-il de penser les rapports entre histoire, mémoire collective et roman ? Quelles sont les ressources heuristiques de la notion de représentation pour identifier, décrire, interpréter et évaluer les images, les récits, les dramaturgies et les savoirs qui font la mise en prose de la mémoire collective ? Ne retenant que la première définition du concept – l’acte de représentation d’une absence –, cet article se demande comment la notion de représentation a été mobilisée par certains chercheurs en sociocritique afin de repenser la relation entre histoire et mémoire dans les textes littéraires. Dans une moindre mesure, il envisage également de quelle manière la philosophie de Ricœur a repensé les rapports entre histoire et mémoire à partir de cette notion.
Les recherches qui portent sur la mémoire des textes littéraires ont considérablement profité de la mobilisation du prisme conceptuel des représentations. Dans La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paul Ricœur fonde une épistémologie de l’histoire sur une « hypothèse de travail particulière », soit « de mettre le type d’intelligibilité propre à l’explication/compréhension à l’épreuve d’une classe d’objets de l’opération historiographique, à savoir les représentations » (Ricœur, 2000, p. 236). Le philosophe fait d’elles « l’objet de référence prochaine » du discours historique en les appréhendant comme la « composante symbolique dans la structuration du lien social et des identités qui en sont l’enjeu » (Ricœur, 2000, p. 236, p. 238 et p. 239). Si la notion est essentielle dans la phénoménologie ricœurienne, c’est qu’elle définit un rapport au passé qui se fonde sur l’expérience d’une « reconnaissance » du souvenir, laquelle repose sur le fait d’attester qu’il renvoie à quelque chose qui s’est réellement produit, à un advenu et non à un inventé : il s’agit de se demander si la représentation que nous nous faisons du passé est vérifiable ou non et selon quels critères. Paul Ricœur rappelle que le passé se re-présente à la mémoire qui en reconnaît ou non le souvenir comme authentique ou factice. La notion de représentation, entendue dans cette dialectique de présence/absence, pose donc le problème majeur de la fidélité de la mémoire.
La question est d’autant plus importante qu’elle se pose non seulement pour la mémoire individuelle et collective, mais également pour le travail des historiens. En effet, la notion de représentation(s) en histoire (et en sciences sociales) peut, selon le philosophe, désigner l’objet de travail des historiens de la mémoire collective comme Pierre Nora, mais également la démarche du chercheur elle-même. En ce qui concerne la discipline historique, cette construction a posteriori du passé en un récit n’est plus à démontrer. Le linguistic turn s’est en effet chargé de déconstruire tout ce qui, dans le travail des historiens, relève de la construction et tout particulièrement de la mise en forme narrative du passé sous la forme d’un récit2. S’inspirant de la philosophie analytique de l’histoire élaborée par des chercheurs américains comme Ankersmit, Mc Gill ou White, Ricœur souligne que « [l]es difficultés de la connaissance historique commencent avec la coupure que représente l’écriture » (Ricœur, 2000, p. 737). Elles concernent ce que Michel de Certeau a dénommé « l’opération historiographique3 », que Paul Ricœur divise en trois questions principales : la phase documentaire aux archives ; la phase explicative/compréhensive, selon les usages variés de la clause « parce que… » ; enfin, la phase proprement littéraire ou scripturaire, au terme de laquelle resurgit la question de la représentation (Ricœur, 2000, p. 737). La phase documentaire pose le problème du témoin et de la fiabilité du témoignage, tout comme celui de la construction du document, qui n’est jamais donné, mais cherché, constitué, institué. À ces questions liées au statut épistémologique de la preuve s’ajoutent celles d’une deuxième phase, celle de l’explication et de la compréhension. L’explication, malgré la preuve de causalité qu’elle veut apporter, n’échappe pas à la représentation. Elle en relève au contraire à trois degrés différents. L’explication du discours historique relève déjà d’une construction puisqu’elle délimite des objets d’étude et les met en corrélation ; il y a un deuxième degré de construction lorsque les représentations sont prises comme objet d’étude, comme c’est le cas dans ce qu’on appelait jadis l’histoire des mentalités. Un troisième degré de construction surgit lorsque les historiens prennent la mémoire comme objet d’étude (Ricœur, 2000, p. 741). Enfin, la phase littéraire ou scripturaire de l’historiographie concerne « l’espace des configurations narratives et rhétoriques qui régissent la phase littéraire de l’historiographie » (Ricœur, 2000, p. 742). Ce que désigne la notion de représentation dans ce cas précis, ce sont les signes de littérarité de l’historiographie. Le discours historique est fait de configurations narratives encadrées par des codes, des figures du discours et des tropes, lesquels n’en demeurent pas moins des facteurs de fictionnalité qui mettent à mal l’objectivité historique. Le travail de l’historien revêt une dimension interprétative et la méthodologie historienne présente une « phase représentative » que Ricœur identifie principalement aux récits et aux « mises en intrigue » qu’élaborent les historiens eux-mêmes.
Contrairement à certains narrativistes radicaux, la thèse de Ricœur ne revient aucunement à faire une apologie de l’histoire narrative récusée par la science sociale de l’histoire ni à mettre en question l’ambition scientifique du savoir historien. Plus que tout autre philosophe de l’historiographie, Ricœur nous fait ainsi prendre conscience du fait que la notion de représentation(s) en histoire (et en sciences sociales) peut à la fois désigner la démarche du chercheur comme « moment méthodologique », être mobilisée dans sa référentialité comme source témoignant d’une réalité extralinguistique et finalement être saisie dans sa performativité comme objet, notamment dans le cadre d’une histoire de la mémoire. Avec la philosophie de Ricœur, la notion de représentation passe de l’autre côté du bureau et affecte la démarche de l’historien elle-même.
Régine Robin et les représentations de la mémoire collective
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Le domaine des études littéraires fait un usage plus libre de la notion puisqu’il n’a pas à se poser la question des faits propre à l’histoire. De quelle façon la notion de représentation engage-t-elle nos lectures des textes littéraires et de la représentation qu’ils font du passé ? Certains chercheurs rattachés à l’école de Montréal4 se sont posé cette question en l’envisageant à partir de la perspective de lecture qu’est la sociocritique. L’œuvre de Régine Robin place la notion de représentation au cœur d’une réflexion sur l’activité mémorielle des textes littéraires. Au carrefour de l’histoire, de la recherche en littérature et de la création romanesque ou essayistique – elle est l’auteure de nombreux textes de fiction – son œuvre part d’une réflexion épistémologique sur les conditions du discours historique qui découle de trois postulats précisés dans Le roman mémoriel (Robin, 1989) :
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La discipline historique rate le passé, celui-ci demeure inaccessible et résiste à l’interprétation.
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Tout ce que nous savons de l’histoire est langage et ne se donne que dans des formes discursives spécifiques qui annulent toute possibilité d’appréhension directe des faits.
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Par conséquent, l’histoire doit s’ouvrir à des démarches réflexives sur la sociologie, la linguistique, l’analyse littéraire, la psychanalyse, la philosophie, etc.
Cet appel à concevoir une histoire pluridisciplinaire et pluriculturelle débouche pourtant sur des lectures d’œuvres littéraires. En s’appuyant sur les travaux de Bakhtine, et notamment sur l’idée d’une interaction générale des énoncés, Régine Robin a contribué à définir la notion d’interdiscours, introduite pour « ordonner les différentes formations discursives d’un état de société, dans une synchronie large ou étroite, et tenter d’en analyser les spécificités, les oppositions, les relations » (Robin, 1989, p. 196). Ce terme, selon Robin, « renvo[ie] à l’espace de circulation discursive dans la formation sociale, marquant les rapports de domination, de subordination, d’emprunts lexicaux, de retournements des mots, de luttes pour l’hégémonie sémantique » (Robin, 1989, p. 33).
C’est à partir de cette notion que Régine Robin prend en compte tout ce qui, dans la matière textuelle, relève de l’hétérogène et du multiple. Elle accorde un rôle de premier plan au roman dans l’invention d’une mémoire singulière et hybride, qu’elle définit par rapport à quatre types de rapport au passé :
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la mémoire nationale, récit officiel du passé imposé par les autorités ;
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la mémoire savante (historique) qui s’applique à reconstruire le passé d’une manière scientifique ;
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la mémoire collective proprement dite, relative aux groupes, à leurs identités et à leurs luttes ;
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la mémoire culturelle, agencement opéré par chaque individu entre, d’une part, l’ensemble de ses connaissances culturelles et, d’autre part, les trois types de mémoire précédents.
Les quatre types de mémoire ainsi identifiés entretiennent des rapports de porosité et de malléabilité entre eux. Les lectures de Régine Robin montrent comment la mémoire culturelle est réagencée au gré des libertés prises par les textes littéraires à l’égard de l’histoire. Le roman mémoriel (1989) enregistre l’entrechoc des mémoires individuelles et collectives et montre comment nombre de romans installent un conflit de récits, ostensibles, esquissés ou latents selon les cas, corrélés dans la narration à des temps différents ou à des visions concurrentielles du présent, du passé et de l’avenir. Pour sa part, La mémoire saturée (Robin, 2003) prend la mesure inquiétante d’une époque contemporaine qui tue la mémoire par surexposition et montre que la fiction et ses ambivalences sont le hors-lieu imaginaire où l’histoire et le social se lisent en dehors des discours de l’histoire et de la sociologie.
La notion de représentation et le concept d’imaginaire social
Les travaux de Pierre Popovic placent, eux, la notion de représentation au cœur de la perspective sociocritique et d’une réflexion sur l’imaginaire social. Dans un cadre heuristique qui emprunte à la sociocritique des textes, à la théorie de l’imaginaire social et à l’anthropologie littéraire, l’analyse conçoit la sociocritique comme une herméneutique de la socialité des textes littéraires5. L’imaginaire social est « ce rêve éveillé que les membres d’une société font, voient, lisent et entendent et qui leur sert d’horizon de référence pour tenter d’appréhender, d’évaluer et de comprendre la réalité dans laquelle ils vivent6 » (Popovic, 2013, p. 18-26). Il est composé d’ensembles interactifs de représentations corrélées, organisées en fictions latentes, sans cesse recomposées par des propos, des textes, des chromos et des images, des discours ou des œuvres d’art. Dans toute société, quatre de ces ensembles de représentations sont essentiels : le premier concerne l’histoire et la structure de la société ; le deuxième, la relation entre l’individu et le collectif global ; le troisième, la vie érotique ; le quatrième, le rapport entre progrès et nature.
L’émergence des représentations sociales est le résultat de l’action de différents modes de sémiotisation de la réalité : la narrativité de fictions latentes et de héros ; la poéticité qui multiplie les figures de sens ; des régimes cognitifs, c’est-à-dire des façons de connaître et de faire connaître ; une iconicité (images, caricatures, photos, peintures, etc.) et une théâtralité visible dans le cérémonial privé et dans toute la scénographie sociale (parades, cérémonies, commémorations, etc.). La distribution en cinq modes – narrativité, poéticité, cognitivité, iconicité, théâtralité – signifie que l’imaginaire social est empreint de littérarité. De là découle une façon particulière de reposer la question nodale de la sociocritique :
Ce qui est appelé « littérature » est ce qui résulte d’une formalisation problématique de l’imaginaire social, aussi bien au niveau du système générique qu’au niveau des textes : un roman est en interaction dynamique majeure avec la narrativité ambiante, c’est-à-dire avec les façons de raconter l’histoire de la société et les événements qu’elle vit (Popovic, 2011, p. 30).
La notion d’imaginaire social de Pierre Popovic permet de penser les représentations du passé en conjoncture, c’est-à-dire telles qu’elles circulent dans la semiosis sociale7 propre à une société donnée. En effet, le passé est toujours un matériau historique composé d’objets de polémique, de réécritures ou de consensus qui ne peut être distingué des représentations qui ont transformé cette même histoire en fictions latentes, en récits, dramaturgies, savoirs, figures poétiques et images qui circulent dans l’imaginaire social. Le passé est hors de portée, raté d’avance. Il n’est lisible que dans les mots, les représentations, les discours et les préconçus que l’écriture célinienne formule à son endroit. La mise en texte du passé peut sans doute simplement calquer ces façons de raconter, mais elle vise plus souvent à les détourner, à les critiquer, à les transformer. Les textes littéraires sont susceptibles d’installer une distance sémiotique à l’intérieur et à l’égard de cet imaginaire social justement pour la raison qu’ils activent, individualisent les cinq modes de sémiotisation prédécrits.
La notion d’oubliogramme et les représentations de l’amnésie collective
Dans l’essai que j’ai publié en 20188, je me suis demandé pour ma part comment la notion de représentation permet d’éclairer la façon dont les textes littéraires donnent des contours et une présence à ce qui, par essence, n’est pas, ne se manifeste pas, ne fait pas trace : l’oubli. Dans une perspective sociocritique, mon travail articule le concept d’imaginaire social de Pierre Popovic et celui d’interdiscursivité définis par Régine Robin pour mener une analyse des composantes, des modes et des usages de l’amnésie collective de la IVe république tels que la trilogie allemande de L-.F. Céline les reconfigure. Les textes qui composent ce que la critique célinienne appelle la trilogie allemande, soit D’un château l’autre, Nord, et Rigodon, écrits entre 1957 et 1961, ont recours à toute une série d’éléments qui relèvent d’un paradigme du passé que l’écriture désigne comme étrangers lors même qu’elle les déconstruit et les reconfigure. Or cette altérité formelle du paradigme du passé est réinvestie en vue d’écrire une histoire de la Seconde Guerre mondiale, laquelle entre en interaction avec les récits, les figures, les savoirs, les lexiques et les discours qui composent en conjoncture les représentations de la mémoire collective. Mon hypothèse est que ces réécritures reproduisent moins la mémoire collective de leur temps qu’elles n’indiquent les sélections drastiques, les distorsions, les souvenirs-écrans et les réfections successives qui forment l’oubli collectif de la société française d’après-guerre (1945‑1961).
Comment l’espace imaginaire et l’écriture d’un roman entrouvrent-ils une brèche dans la masse des représentations de la mémoire collective ? De quelle manière le passé peut-il, le temps d’une lecture, revenir hanter les vivants et remettre en question les images et les récits dans lesquels une société donne sens à son passé ? La notion d’oubliogramme que propose mon analyse désigne les effacements actifs et passifs de la société française d’après-guerre telle que le roman célinien les donne à lire. Ces catégories d’oubli sont au nombre de quatre : l’oubli national est l’oubli officiel, institutionnalisé, décrété et promu par les autorités ; l’oubli savant opère dans les choix épistémologiques, les logiques cognitives et les catégorisations des réécritures érudites du passé et dans des formes d’amnésie ou d’aveuglement relatives aux discours historiographiques et savants ; l’oubli communautaire concerne, lui, la dimension de l’amnésie collective relative aux communautés sociologiques, ethnolinguistiques ou religieuses qui défendent et font la promotion d’une mémoire ouvertement liée à l’identité d’un groupe ou d’une communauté. Enfin, l’oubli culturel est l’agencement d’oblitérations opérées par chaque individu en fonction d’une part de l’ensemble de ses connaissances culturelles, d’autre part des trois types d’oublis précédents, étant entendu que les quatre types d’oubli identifiés entretiennent entre eux des rapports de porosité et d’interrelation dynamiques.
Comment s’y prend-on pour faire oublier un élément du passé dont la portée collective est de notoriété publique ? En partant des distinctions faites par la phénoménologie ricœurienne de la mémoire et de ses abus, on peut identifier quatre modes opératoires de l’amnésie collective : des prérogatives juridiques, des dispositifs administratifs, des mesures législatives permettent de légiférer sur l’écriture du passé, en particulier dans le cas de l’amnistie, et d’imposer un oubli commandé qui a force de loi. L’effacement peut s’accomplir par substitution d’une mémoire à une autre (remplacer par exemple une origine par une autre plus légitimante). Un oubli peut simplement relever de la manipulation : l’oubli volontaire peut reconnaître un advenu, une partie du passé dont il ne nie pas l’existence, mais qu’il déforme par une prise en main de la mémoire officielle qui empêche sciemment des visions divergentes d’émerger – sur ce point, les travaux de Benjamin Stora dans La Gangrène et l’oubli ont montré comment la mémoire de la guerre d’Algérie a fait l’objet de réécritures et de déformations nombreuses. L’oubli collectif, s’il est presque toujours volontaire, n’est pas nécessairement actif. Il peut reléguer dans le non-dit des souvenirs traumatiques qui marquent des générations entières et qui ne sont simplement pas évoqués pendant un certain temps.
Enfin, une société oublie en fonction de quatre usages. Sous la forme de l’amnistie et de la grâce, le pouvoir a recours à l’oubli au nom de la réconciliation, notamment après une période de troubles sociaux ou de guerres civiles. Les communautés et les groupes sociaux en font un facteur d’identification puisque l’effacement institue des récits en commun qui écartent des pans entiers du passé. Enfin, la culture et la littérature le convoquent de manière ambivalente. Comme l’a montré Harald Weinrich9, le Gargantua de Rabelais ou les Essais de Montaigne sont dotés d’un « génie de la raison oublieuse » et défendent une libération par l’oubli selon un paradigme humaniste qui privilégie la pensée et le libre arbitre contre la culture scolastique, parti pris qui trouve une inflexion singulière dans la Deuxième considération inactuelle de Nietzsche, laquelle engage une ample réflexion sur l’excès de mémoire qui caractérise l’historicisme du XIXe siècle. À l’inverse, l’oubli culturel rassemble un ensemble de rites, de phénomènes commémoratifs et d’hommages dont la fonction est celle d’une culture de la mémoire qui s’oppose à l’effacement des traces et qui correspond à un besoin anthropologique de conjuration de l’oubli. Cette dernière catégorie est sans doute la plus importante des quatre usages de l’oubli décrits puisqu’elle renvoie directement à la mise en forme littéraire de l’oubli collectif et à la part d’inventivité et de présence au monde de la littérature.
Représenter l’absence de mémoire
Les oublis nationaux, savants et culturels résultent d’interventions sémiotiques volontaires qui affectent le tissu mémoriel d’une société par des altérations, des manipulations ou des oblitérations. Dans l’après-guerre, l’oubliogramme que les textes de Céline composent est lui-même ambivalent et comporte sa propre part d’amnésie. La dichotomie manichéiste que ces romans proposent entre une histoire des vainqueurs et le livre noir de l’épuration qu’ils racontent est largement débordée par les faits de langue et les procès de sens qui surgissent en cours de lecture. L’interaction dynamique de la trilogie avec l’amnésie collective se joue moins entre histoire des vainqueurs et histoire des vaincus qu’entre deux récits nationalistes concurrents qui se disputent le monopole de la légitimité historique et les bienfaits symboliques de la mémoire de la Seconde Guerre mondiale. La mise en forme de l’amnésie relève moins du refoulement collectif et de l’omerta d’un vaste effacement commandé par les vainqueurs que de déplacements, de glissements, de substitutions et de l’invention de nouveaux mythes d’un grand récit de restauration nationale dont l’écriture agresse les symboles. Une telle vocation amnésiologique est très différente du devoir ou du travail de mémoire souvent attribué à l’art et à la littérature. Afin de distinguer clairement cet art de l’oubli de la vocation mémorielle – sinon patrimoniale – généralement accordée au roman, cette étude propose le terme de littérature léthéenne. Il qualifie, par référence au fleuve légendaire de l’Antiquité, les formes-sens de la trilogie qui composent un espace de reconfiguration des représentations de la mémoire collective d’après ses oublis, dont le relevé fonde une écriture critique et inventive.
L’exemple de la poéticité de l’oubliogramme
Afin de montrer que la notion de représentation mémorielle ne se limite pas, comme le suggèrent les travaux de Ricœur, à sa dimension narrative, j’ai cherché à montrer que la trilogie allemande reformule de manière critique non seulement le récit magnifié de la Libération qui s’impose en conjoncture, mais également des savoirs (juridiques, historiographiques, médicaux), une iconographie de la résistance, une théâtralité militaire et une poéticité propre à l’oubliogramme de l’après-guerre10. Cette dernière forme de sémiotisation, la poéticité, est intéressante car son importance dans l’écriture de l’histoire n’est peut-être pas évidente. Afin de montrer comment elle se manifeste en texte, on peut procéder à une microlecture d’un passage tiré de D’un château l’autre :
je peux en parler à mon aise puisqu’il me détestait, Pétain fut notre dernier roi de France. « Philippe le Dernier »… la stature, la majesté, tout !… et il y croyait !… d’abord comme vainqueur de Verdun… puis à soixante-dix ans et mèche promu Souverain ! qui qui résisterait ?… raide comme ! « Oh ! que vous incarnez la France, monsieur le Maréchal ! » le coup d’« incarner » est magique !… on peut dire qu’aucun homme résiste !… on me dirait « Céline ! bon Dieu de bon Dieu ! ce que vous incarnez bien le Passage ! le Passage c’est vous ! tout vous ! » je perdrais la tête ! prenez n’importe quel bigorneau, dites-lui dans les yeux qu’il incarne !… vous le voyez fol !… vous l’avez à l’âme ! il se sent plus !… Pétain qu’il incarnait la France il a godé à plus savoir si c’était du lard ou cochon, gibet, Paradis ou Haute Cour, Douaumont, l’Enfer, ou Thorez… il incarnait !… le seul vrai bonheur de bonheur l’incarnement !… vous pouviez lui couper la tête : il incarnait !… la tête serait partie toute seule, bien contente, aux anges ! Charlot fusillant Brasillach aux anges aussi ! il incarnait ! aux anges tous les deux !… ils incarnaient tous les deux !… et Laval alors ?
Dans bien plus modeste, plus pratique aussi, le truc d’« incarner » vous fait encore de ces petits miracles ! l’alimentation, par exemple !… mettez que demain ils se remettent à nous rationner… qu’on arrive à manquer de tout… vous grattez pas !… le truc d’incarner vous sauvera !… vous prenez n’importe quel bisu, n’importe quel auteur provincial, et vous y allez, vous l’empoignez, vous le pétrifiez là, devant vous… « Oh ! Dieu de Dieu, mais y a que vous !… y a que vous pour incarner le Poitou ! » vous lui hurlez ! « Vos chères 32 pages ? tout le Poitou ! » Ça y est !… vous manquez plus jamais de rien ! à vous les colis agricoles !… vous recommencez en Normandie !… puis les Deux-Sèvres ! et le Finistère ! vous êtes paré pour cinq, six guerres et douze famines !… vous savez plus où les mettre vos dix, douze tonnes de colis ! les Incarnateurs donnent, renchérissent, inlassables ! suffit que bien vous leur répétiez qu’ils sont toute la Drôme dans leur œuvre ! le Jura !… la Mayenne !… Roquefort, si vous aimez le fromage !… […] mais gaffe !… attention !… je vous préviens !… le truc est magique !… facilement mortel !… vous en grisez pas !… la preuve : Pétain ! la preuve : Laval ! la preuve : Louis XVI ! la preuve : Staline !… vous y allez à fond, tout permis ?… salut !… Denoël à force de faire le Mage d’une province l’autre, de faire incarner celle-ci… celle-là… se sentait plus !… « Bravo ! Tabou ! tout j’ose !… » mais minuit Place des Invalides le truc a rompu ! un nuage, la Lune !… envolés les charmes !… Denoël ce qui l’a fini, ce qui l’a achevé de faire le con, c’est sa collection des « Provinces », les envoûtés folkloriques, les incarneurs en transe de lieux !… chiadeurs en concours : Moi ! Moi ! Moi ! moi les Cornouailles… moi le Léon !… moi les Charentes !… épileptiques d’incarnation ! Croyez pas si extraordinaire ! « Envoyez Jeanne d’Arc par ici ! » je vous en trouve douze par préfecture !… et colis avec !… et rillettes !… mottes !… wagons de sacs de farineux !… dindes !… gardeuses et troupeaux !… « Vous êtes retenu pour le Concours !… oh ! que vous incarnez le Cameroun !… » par ici bananes !… les dattes, ananas ! tout l’Empire y arrivait à table !… sur sa table !… je vous dis : rien manquait !… on peut dire que le pauvre Denoël avait vraiment bien mis au point la question d’approvisionnement… Pétain c’était aussi le « J’incarne » ! c’est moi ! Impérial ! si il y croyait ?… oh, là !… il en est mort !… Incarneur total ! (DCL, 124-126)
C’est la personnification de l’histoire qui provoque la digression sur le « truc d’incarner » dans D’un château l’autre. La figure de style qui domine l’historiographie conventionnelle – celle où le passé se réduit à la destinée des hommes illustres – donne lieu à l’un des passages les plus comiques de l’œuvre. À propos de la promenade quotidienne de Pétain à Sigmaringen, le texte digresse sur la mégalomanie qui s’empare des hommes aussitôt qu’on leur dit qu’ils incarnent une époque ou un lieu. Le « délire d’incarner » renvoie précisément à la personnification de l’histoire, figure de style essentielle dans les Mémoires et les discours politiques, colonne vertébrale de la rhétorique propre à l’histoire des Grands Hommes à l’œuvre dans l’Histoire de Rome depuis sa fondation de Tite-Live, dans La Guerre des Gaules de Jules César, dans le Mémorial de Sainte-Hélène d’Emmanuel de Las Cases et de Napoléon Bonaparte ou dans les Mémoires de guerre ou d’espoir de Charles de Gaulle. Or cette figure de style devient ici, non un simple abus de langage, mais la pathologie idiosyncrasique à laquelle se reconnaît l’homo politicus, solennelle illusion de grandeur qui consiste à prendre sa propre destinée pour l’histoire. Le texte opte alors pour un procédé à la simplicité redoutable qui consiste à prendre au sens premier les figures de style et les images informées par la rhétorique de l’historiographie. In situ, la personnification est théâtralisée et réaffirme le culte du chef et l’admiration que la foule lui voue, se confondrait-elle avec le salut intéressé des gueux affamés de Sigmaringen qui voient le maréchal Pétain ventripotent faire sa promenade digestive sous leurs yeux sans broncher et qui lui font la révérence. Les scénographies des processions, des parades, des pauses solennelles, pour ridiculement hiératiques qu’elles soient, médusent les foules et font de Pétain une figure de sauveur — le cérémonial de la promenade du maréchal est ici présenté comme une contrefaçon grotesque des promenades de Napoléon sur l’île de Sainte-Hélène. Sa destinée se confond à celle de la nation au gré d’une providentialité historique très justement décrite en termes religieux – le « coup de l’incarnation » produit « de petits miracles » et vous « sauvera » par temps de vaches maigres – qui disent bien qu’il y a là des modes larvés de pouvoir divin et de monarchie qui ont survécu à l’avènement de la République. À l’inverse de ce qui se passe à Sigmaringen, le texte creuse, par un certain nombre d’éléments, un écart esthétique important entre l’assertion idéologique qui ouvre le passage – Pétain était, qu’on le veuille ou non, le « dernier roi de France », dernière figure à incarner la grandeur historique du temps où la France était encore une grande puissance – et le reste de la mise en texte. Ramené à une formule de réclame et à un sortilège de magie noire, le « truc d’incarner » donne lieu au récit comique d’un bonimenteur courant les routes de France pour s’enrichir en flattant les illusions de grandeur des mégalomanes locaux. Formule de propagande politique évidée de son sens, la ritournelle abracadabrante qui médaille les personnifications de l’histoire réagence des mots et des allusions empruntés à l’Histoire des grands hommes d’une manière qui œuvre contre elle. L’imagerie de la guillotine du temps de la Terreur est ainsi ravivée par les condamnations à mort et les exécutions du même coup qu’elle est projetée sur une histoire cyclique de la décapitation qui suggère tout le danger de prétendre « incarner » l’histoire.
Au terme de cette réflexion, la notion de représentation semble un équivalent herméneutique de la passante baudelairienne : elle suscite des désirs épistémiques qu’elle déçoit aussitôt. En effet, la notion de représentation n’accomplit que la moitié du chemin que suppose le geste critique qui fait la spécificité de la sociocritique. Parce qu’elle indique d’emblée que la socialité et l’historicité des textes se joue sur le plan symbolique, la notion de représentation privilégie l’analyse des mécanismes de sémiotisation – les seuls à intéresser la sociocritique. Seulement celle-ci envisage en priorité la socialité d’un texte dans ses interactions avec la semiosis sociale, c’est-à-dire avec les savoirs, les représentations, les images, les façons de parler, les discours, les multiples voix et les langages par lesquels une société, dans une situation sociohistorique précise, se représente ce qu’elle est, ce qu’elle a été et ce qu’elle pourrait devenir11. Le parti pris textualiste assumé des sociocriticiens révèle que, s’il est question de représentation dans les textes littéraires, ces derniers les indexent sous la forme d’images, de figures, de dramaturgies, de récits et de fictions, de discours savants ou idéologiques dans lesquels il est possible de lire les effets de sens et l’écart dans lequel une œuvre tire son originalité par rapport aux représentations sociales qu’elle indexe.