Le savant et érudit Peiresc envoie, le 7 janvier 1633, une lettre à Pierre Gassendi, philosophe et astronome, dans laquelle il évoque les observations de Scheiner, jésuite et, lui aussi, astronome :
Au reste vous aviez grande raison de dire que le P. Scheiner avoit descouvert de belles choses de la veüe tant naturelle qu’artificielle par les lunettes, vous asseurant que ce m’a esté un plaisir nompareil de voir la comparaison qu’il faict de l’œil avec la chambre obscure où l’on observe les macules solaires, et me tardera d’avoir le bien de vous voir pour vous entretenir sur les conceptions et imaginations qui me sont venuës sur ce subject […]. (1893, p. 274)
En ce début de xviie, vue « naturelle » et vue « artificielle » se combinent et se comparent (l’œil est comme la « chambre obscure » de la lunette) et, de ces deux perspectives, les savants tirent « conceptions » et « imaginations ». Si la validité des témoignages sensibles fait débat depuis l’Antiquité, les observations « par les lunettes » ne rendent pas non plus tout à fait le phénomène scruté, médié qu’il est par un outil qui ne peut en donner qu’une image partielle (Hamou, 1999 ; Blanchard, 2005). Les savants eux-mêmes, traduisant leurs « conceptions » et « imaginations » en traité ou en système, ne donnent du ciel et des astres, qu’une image, image qui repose en partie sur des hypothèses difficiles ou impossibles à vérifier (Aït-Touati, 2011). Il y a ainsi, dans ce contexte savant, au moins deux types de représentation : au moment de l’observation et au moment de sa transmission1. Dans sa lettre, Peiresc mobilise donc deux sens du terme « représenter » présents dans les dictionnaires du xviie siècle : à la fois « faire voir, faire connoître, montrer » (Richelet, 1680), et « ce qui fait connoistre les choses par les paroles, et par les gestes » (Furetière, 1690). Richelet mentionne par ailleurs, pour l’emploi pronominal : « Se figurer. Se mettre devant les yeux quelque chose, repasser dans son esprit quelque chose ». Dans ces acceptions, « représenter » permet de passer de l’inconnu au connu, ou de l’invisible au visible, ce qui était insaisissable à l’esprit devenant perceptible. Comme l’a montré Louis Marin à propos du portrait du Roi (1981, p. 12-13 ; 2005, p. 66-68), la représentation reste, de ce point de vue, liée à l’absence : mettant sous les yeux l’objet jusque-là inaperçu, elle rappelle que ce n’est pourtant pas l’objet lui-même qui est saisi, mais autre chose. La représentation est même et autre : la chose qu’elle désigne et qu’elle n’est pas. Ainsi, quand je me représente le roi, c’est et ce n’est pas le roi. Et les représentations du roi, picturales ou langagières par exemple, jouent de ce double effet : imposant la force effective de l’autorité souveraine tout en se désignant comme représentation. Louis Marin a pensé la représentation en termes politiques et linguistiques, en particulier autour de la Logique de Port-Royal. Sa réflexion éclaire également les transformations épistémologiques dont témoigne notamment la lettre de Peiresc et qui façonnent l’imaginaire social de la « science nouvelle » : il s’agit alors de rendre manifeste, pour soi ou autrui, par la parole ou par le geste, par la langue et le corps, un monde que l’on observe et que l’on invente.
Je propose de réfléchir à cette question de la représentation à partir des deux récits de voyage de Cyrano de Bergerac, Les États et Empires de la Lune (1657) et Les États et Empires du Soleil (1662), récits contemporains des transformations savantes évoquées plus haut. Tous deux explorent cette difficulté : comment rendre visible (représenter) ce qu’on ne peut pas voir (ou pas encore voir), ce qui, peut-être, est bien là mais échappe à la raison autant qu’aux moyens techniques de l’observation (Aït-Touati, 2011, p. 98-107). Commet se représenter, intellectuellement, mais aussi par les facultés sensibles, l’infiniment petit, l’infiniment grand ou les possibilités qu’ouvrent l’hypothèse de mondes multiples ? Cyrano, sur ce point, interroge nos limites, autrement dit tous ces moments où nous ne parvenons pas à nous représenter, où notre imagination comme notre entendement font défaut. Il ne s’agit pas seulement d’une perspective sceptique, par ailleurs présente dans le texte. Le personnage et narrateur des États & Empires rencontre des habitants de la Lune et du Soleil, il rencontre Énoch, Élie, les chênes de Dodone et le démon de Socrate, et tous ces personnages n’ont de cesse de lui répéter qu’il lui est difficile de comprendre parce qu’il ne peut pas se représenter tel objet, telle pensée, ou parce qu’eux-mêmes peinent à les lui représenter. Comment comprendre ces revers ? Pourtant essentielle au partage du savoir, la représentation, comme mode de compréhension et d’appréhension du monde, apparaît d’abord comme l’expérience d’un échec, car signe ou rappel d’une impuissance. Tenter de se représenter, dans les récits de Cyrano, c’est, le plus souvent faire l’expérience de cette distance entre le sujet et le monde qu’il habite. Cette distance, cependant, est épistémologique plus qu’ontologique dans la mesure où le personnage expérimente à plusieurs reprises une continuité de la matière et une proximité des natures : air, terre, eau et feu ne sont peut-être qu’un élément (Cyrano, 2004, p. 77) ; humidité et chaleur « ne sont peut-être rien qu’une même chose » (209) ; de même, un pourceau mangeant un fruit, et un homme mangeant le pourceau, ces trois êtres pourraient bien être les manifestations successives d’une métamorphose continue (p. 147). Il arrive alors que la représentation fonctionne, qu’elle fonctionne si bien d’ailleurs que le signe qui sépare de la chose représentée s’efface. Ce glissement, par lequel la représentation ne désigne plus la relation du mot à la chose mais la parfaite rencontre de l’être avec ce qu’il désire comprendre, s’explique notamment par la façon singulière dont les textes cyraniens dialoguent avec une « semiosis sociale » (Popovic, 2014, p. 159)2 relative à la science « moderne ». De ce point de vue, comme l’a montré Hélène Merlin à propos du sublime sur la scène du théâtre au xviie siècle, si la représentation fictive « n’est plus l’emboîtement analogique de miroirs de la divinité » (Merlin, 1993, p. 198), comme le suggéraient Michel Foucault ou Louis Marin, elle constitue néanmoins la possibilité de la rencontre avec autrui, voire la possibilité pour l’individu d’être à son tour même et autre.
Troubles de la représentation
Le personnage et narrateur des États et Empires parcourt, tout au long du récit, des territoires inconnus, il rencontre plusieurs protagonistes avec lesquels il converse d’astronomie, de foi, de physique, de morale, etc. L’un des principaux ressorts de ces dialogues est bien le suivant : comment faire connaître à ce personnage voyageur ce qu’il ignore – lui mettre sous les yeux et à l’esprit, ce qu’il ne peut voir ou ce à quoi il n’a jamais pensé ? Il existe, au moins, trois manières, qui sont autant de types de représentation. Dans chacun de ces cas, un élément discursif se substitue à ce qu’il désigne, s’incarnant dans une figure de langage singulière.
Dans le premier cas de figure, les mots s’insèrent là où, pour des raisons théologiques, il devrait y avoir silence : tel événement n’est pas concevable par l’esprit humain car il relève du geste divin. Quand le personnage arrive au Paradis terrestre, le sage Élie lui conte la façon dont lui-même est arrivé en ces lieux. Il s’agit bien de révéler ou d’expliquer3, sur le mode parodique, un mystère ou un miracle. Ce qui était caché, lié étymologiquement au mystère, devient visible par le récit qu’en fait le prophète. Alors, ce qui était miraculeux, c’est-à-dire, justement, de l’ordre de l’inexplicable et de l’irreprésentable, devient tout à fait compréhensible. L’épisode de l’enlèvement d’Élie au ciel se transforme ainsi en récit de voyage et d’aventures. Alors que, dans « Les Rois », Élie est enlevé au ciel « par le moyen d’un tourbillon » (Sacy, 1990, p. 426), il raconte dans les États & Empires de la Lune :
Je pris de l’aimant environ deux pieds en carré, je [le] mis au fourneau, puis lorsqu’il fut bien purgé, précipité et dissous, j’en tirai l’attractif, calcinai tout cet élixir et le réduisis en un morceau de la grosseur d’une balle médiocre. En suite de ces préparatifs, je fis construire un chariot fort léger et, de là à quelques mois, tous mes engins étant achevés, j’entrai dans mon industrieuse charrette. (Cyrano, p. 41)
Récit et description, qui empruntent ici à la technique autant qu’à l’alchimie, dévoilent le secret. Si la démarche est subversive à l’égard des Écritures, c’est qu’elle substitue une raison mécanique au miracle surnaturel. Représenter revient à raconter, autrement dit à découvrir les ressorts d’une machinerie : le miracle, si l’on s’y arrête, n’est qu’un artifice complexe. Pied de nez et coup de force de la fiction qui s’épanouit là où les Écritures condensent et préfèrent l’ellipse.
Dans le second cas de figure, la représentation supplée à l’invisible sous la forme particulière de l’hypothèse par analogie. Dans la Lune, le personnage discute avec plusieurs philosophes dont l’un décide de le convaincre de la thèse suivante : « Il me reste à vous prouver qu’il y a des mondes infinis dans un monde infini. » (Cyrano, p. 116). La difficulté est que l’infini est imperceptible et l’on ne peut pas se le représenter, c’est-à-dire en avoir une image mentale, intellectuelle ou l’éprouver empiriquement. S’il y a défaut des sens, il y a également défaut d’imagination et c’est cette imagination que le philosophe tente d’éveiller en procédant par analogie :
Représentez-vous donc l’univers comme un grand animal, les étoiles qui sont des mondes comme d’autres animaux dedans lui qui servent réciproquement de monde à d’autres peuples, tels qu’à nous, qu’aux chevaux et qu’aux éléphants ; et nous, à notre tour, sommes aussi les mondes de certaines gens encore plus petits, comme des chancres, des poux, des vers, des cirons ; ceux-ci sont la terre d’autres imperceptibles. (Id.)
Le monde familier (« un grand animal », « les étoiles », « les poux », « les chevaux », etc.) permet de se représenter un univers dont les proportions dépassent notre entendement. Par l’analogie, le monde animal invite à postuler l’immensité d’un univers dont nous ne sommes, comme les poux sur notre peau, que de minuscules parasites4. Le philosophe conclut alors : « […] est-il malaisé à croire qu’un pou prenne votre corps pour un monde, et que quand quelqu’un d’eux a voyagé depuis l’une de vos oreilles jusques à l’autre, ses compagnons disent de lui qu’il a voyagé aux deux bouts du monde, ou qu’il a couru de l’un à l’autre pôle ? » (Cyrano, p. 127). Pour soutenir des hypothèses de la nouvelle science, à savoir l’infinité et la pluralité des mondes, le philosophe use d’une représentation qui repose sur un principe de « ressemblance » (Foucault, 1966, p. 60-64). Autrement dit, alors que le propos s’apparente à ce que l’on a appelé la science « moderne » ou « classique » (Mazauric, 2009 ; Simon, 1996), le mode de représentation semble, quant à lui, baroque5. Si l’on peut considérer le discours du philosophe comme un effort pédagogique pour faire comprendre l’insaisissable, il faut remarquer que ce sont la correspondance et la ressemblance (l’univers comme un animal et, de même, l’homme comme un grand animal) qui rendent imaginable l’existence, à l’infini, d’autres mondes. Le récit du philosophe laisse par ailleurs entendre que le monde que nous voyons et que nous expérimentons « contient », au sens propre et au sens figuré, le signe ou la marque de possibles qui nous échappent. Dans ce cas, la pensée par analogie ne suppose pas un monde clos, elle rend au contraire concevable (« est-il malaisé à croire ? ») un univers qui se déploie sans limites.
Dans le dernier cas, la représentation renvoie à une expérience de l’inexprimable et de l’inouï. Le narrateur raconte qu’il vit des « aventure[s] extraordinaire[s] » (p. 29) dont il est tantôt « ravi », « consterné » ou « étonné ». À son tour, il se trouve confronté à ce délicat problème, qui fut aussi celui des voyageurs qui prirent, quelques décennies plus tôt, le chemin de l’Amérique ou de l’Asie : comment représenter ce que jamais le lecteur ne vit ni ne verra ? Le narrateur insiste : il voit des mouvements de la matière qu’il ne saurait « représenter, parce qu’il ne s’en est jamais vu de semblable » (p. 239) ; il tente de rendre compte de ses émotions alors que les « paroles sont faibles pour exprimer l’épanouissement dont [il] trésailli[t] » (p. 217) ; il rencontre, sur le Soleil, un personnage « beau au-delà de ce que tous les peintres ont élevé leur fantaisie » (p. 240). Les figures d’emphase rendent compte de ce double mouvement du témoignage propre au récit de voyage : dire l’extraordinaire, ce qui se dérobe aux regards des lecteurs, et assurer rester toujours en-deçà de la chose vue.
En somme, il paraît presque plus facile d’expliquer l’enlèvement d’Élie au ciel que d’appréhender l’infini ou la beauté d’espaces inconnus. Dans tous les cas, pourtant, la représentation est marquée par un défaut ou une absence : il faut en passer par une histoire, une sorte de détour, pour que le narrateur ou le lecteur conçoive ce qu’il ne peut, autrement, percevoir. Il s’agit d’un défaut de présence (le narrateur n’était pas là quand Élie s’est envolé) ; d’un défaut d’imagination (se représenter l’infini) ; d’une imperfection du langage (comment dire l’indicible). La représentation, c’est-à-dire ici montrer ou solliciter une chose pour en rendre une autre perceptible, comble ce manque sous trois formes : l’explication pour le mystère ; l’analogie pour l’invisible ; l’emphase pour l’incroyable. Ce manque à combler n’est pas dû, cependant, aux choses mêmes – des phénomènes qui ne se montreraient pas tout à fait, qui seraient trop complexes ou secrets. Elle tient plus souvent à la faiblesse de celui qui désire savoir, à une lacune des sens et de l’imagination.
Les « facultés imbéciles de l’homme »
Cette idée, qui reprend à bien des égards des questionnements de Montaigne et du scepticisme tel qu’il se développe en France au xviie siècle (Popkin, 1960, 1979 ; Moreau, 2001), est récurrente dans les États et Empires : pourquoi faut-il raconter des histoires, élaborer des comparaisons ou des descriptions, sinon parce que nos perceptions sont limitées ? Sinon parce que nous peinons à imaginer, c’est-à-dire à produire des images nouvelles ? Telles sont les suggestions de plusieurs interlocuteurs du personnage. Ainsi, le vieil Élie, lorsqu’il raconte l’arrivée d’Adam au Paradis terrestre après la chute, remarque : « Or, en ce temps-là, l’imagination chez l’homme était si forte, pour n’avoir point encore été corrompue ni par les débauches ni par la crudité des aliments ni par l’altération des maladies […] » (p. 35). L’imagination était si forte qu’Adam, tendu par le désir de toucher ce lieu nouveau, s’y envole (id.). Autrement dit, notre imagination refroidie ne porte plus désormais que le souvenir de cette première puissance. Plus tard, un philosophe suggère au personnage qu’il est bien possible que, quoique notre orgueil n’en veuille rien savoir, les choux pensent et parlent :
Comme il n’y a point de proportion, de rapport ni d’harmonie entre les facultés imbéciles de l’homme et celles de ces divines, ces choux intellectuels auraient beau s’efforcer de nous faire comprendre la cause occulte de tous les événements merveilleux, il nous manque les sens capables de recevoir ces hautes espèces. (p. 114)
Face aux « choux intellectuels », l’homme paraît, encore une fois, diminué, voire estropié. Plus loin encore, un jeune Sélénite, irrité que le personnage ait toujours à la bouche « ces termes fabuleux de miracles » (p. 147), lui fait remarquer : « mais vous ne savez pas que la force de l’imagination est capable de combattre toutes les maladies à cause d’un certain baume naturel répandu dans nos corps contenant toutes les qualités contraires à toutes celles de chaque mal qui nous attaque » (p. 148). Les exemples sont multiples et confèrent à l’imagination une dimension à la fois créatrice et heuristique (Gengoux, 2015). Ces éloges de l’imagination sont, de plus, indissociables du motif, lui aussi récurrent, de l’opacité du monde. Cette dernière est le fait de notre débilité et nous interdit de comprendre « la cause occulte de tous les événements merveilleux » (Cyrano, p. 114)6. Ce motif résonne et dialogue, sur un mode ludique, avec les discours religieux et philosophique contemporains. Avec les discours religieux d’abord, puisque le narrateur offre une variation comique sur le thème de la chute : « En ce temps-là », raconte Élie, temps d’après le péché – Adam et Ève ont déjà « tâté tous deux de la pomme défendue » (35) – mais temps qui précède une dégradation physiologique, toute matérielle et conséquence d’une mauvaise diététique (id.). De même, selon le roi d’un petit peuple rencontré sur le Soleil, l’imagination des êtres solaires est « beaucoup plus active » et la substance de leurs corps « beaucoup plus déliée » (246). Au contraire : « Vous autres hommes ne pouvez les mêmes choses, à cause de la pesanteur de votre masse, et de la froideur de votre imagination. » (id.). Comme dans les Écritures, l’homme a perdu l’expérience d’un rapport au monde et aux choses qui, pour Adam, pour certains Sélénites ou pour les habitants de la Lune semble plus délié et plus direct.
Le motif de l’opacité dialogue, par ailleurs, avec le discours philosophique et savant de l’époque. Au cours du xviie, scepticisme et épicurisme (Darmon, 1998 ; Moreau, 2001) sont largement revisités. La Mothe Le Vayer, par exemple, reprend le topos sceptique d’une nature illisible, défendant « une docte et loüable ignorance, qui faisant reflexion sur elle mesme, peut remarquer ce qui l’empesche de sçavoir » (Paganini, 2008 : 70). Comme le remarquait le philosophe sélénite, notre « imbécillité », c’est-à-dire la faiblesse ou dégradation de nos sens ainsi que notre orgueil, aggrave notre distance avec le monde, distance que creuse, déjà, une nature imparfaite. Dans le même temps, Pierre Gassendi, philosophe et astronome évoqué plus haut, plus proche de l’épicurisme que du scepticisme, montre que, même si les sens ne trompent pas (il s’agit de savoir interpréter les signes du monde), il ne nous est donné de connaître que « l’écorce des choses » (Gassendi, 2005 : 281). Nos limites, aussi bien physiques qu’intellectuelles, nous retiennent au bord des phénomènes (Sribnai, 2017). En ce sens, il existe une opacité du monde, une épaisseur infranchissable des apparences. Ce secret semble moins le fait qu’une résistance des choses que d’une infirmité de l’homme ce qui, pour reprendre l’opposition proposée par Pierre Hadot, rapproche ces auteurs d’une attitude orphique face à la nature, et non prométhéenne (Hadot, 2004, p. 135 et sqq)7. Dans ce contexte, la représentation porte alors en elle le souvenir d’un lien perdu ou détérioré. Elle est bien la chose même et l’absence de cette chose qui se dérobe à notre « docte et loüable ignorance ». Dans Les États et Empires, le motif est démultiplié. Les hommes n’entendent ni ne comprennent les choux qui parlent, ils ne savent pas écouter les arbres qui murmurent (Cyrano, p. 277), ils ne voient pas que la Lune est un monde, ils ne conçoivent pas les secrets du Paradis terrestre, etc. De ce point de vue, chez Cyrano, la représentation est empreinte d’une impossibilité à rejoindre ce qui, pourtant, nous est si proche.
Être le même et ne l’être plus : l’exemple de Campanella
Les États et Empires sont donc traversés par le rêve d’une transparence qui, précisément, abolirait la nécessité du recours à la représentation. Lors de son voyage vers le Soleil, par exemple, le personnage, à l’approche de la chaleur de l’astre, se découvre un instant diaphane :
[…] puis un moment ensuite je m’avisai que je regardais par-derrière, et presque sans aucun intervalle : comme si mon corps n’eût plus été qu’un organe de voir, je sentis ma chair qui, s’étant décrassée de son opacité, transférait les objets à mes yeux, et mes yeux aux objets par chez elle. […] je connus que par une secrète nécessité de la lumière dans sa source, nous étions, ma cabane et moi, devenus transparents. (p. 227)
Enfin « décrassé de son opacité », le personnage éprouve une proximité inédite avec ce qui l’entoure, proximité qui passe par sa « chair » même, comme si le corps devenait lieu d’impression, point de rencontre entre les objets et les yeux du narrateur. Plus loin, tentant de comprendre la mécanique de cette étonnante métamorphose, le narrateur remarque :
[…] aucun endroit, ni de ma chair, ni de mes os, ni de mes entrailles, quoique transparents, n’avait perdu sa couleur naturelle, au contraire, mes poumons conservaient encore sous un rouge incarnat leur molle délicatesse ; mon cœur, toujours vermeil, balançait aisément entre le sistole et diastole ; mon foie semblait brûler dans un pourpre de feu et, cuisant l’air que je respirais, continuait la circulation du sang ; enfin je me voyais, me touchais, me sentais le même, et si pourtant je ne l’étais plus. (p. 229)
La transparence opère ici au sens propre et au sens figuré. Relative sur le plan physique (les organes ont gardé leur « couleur naturelle » et sont toujours visibles), elle donne au personnage l’occasion de plonger en lui-même et, littéralement, de surprendre son intériorité. L’emploi des possessifs (« ma chair », « mes os », « mes entrailles », « mon foie » « mon cœur ») marque la reconnaissance de soi : « je me voyais, me touchais, me sentais le même ». Mais il s’agit également de l’expérience d’une altérité à soi : « si pourtant, je ne l’étais plus ». Quand la nécessité de la représentation s’estompe (la personne n’a plus besoin de se représenter ni de se représenter les objets qui l’entourent puisque rien ne fait plus obstacle à son observation directe, ils sont en sa chair même)8, l’altérité se loge dans le sujet lui-même. L’altérité de la représentation (c’est et ce n’est pas le roi, c’est et ce n’est pas l’infini) dérive vers celui qui cherche à connaître. C’est ce rêve épistémologique que représente, dans une certaine mesure, le personnage de Campanella.
Tommaso Campanella, qui fut moine dominicain, philosophe et astronome, et qui mourut en 1639, intervient comme personnage dans Le Soleil. Michel Foucault le mentionne brièvement dans Les Mots et les choses et l’associe à l’imaginaire renaissant magique de l’épistémè (Foucault, 1966, p. 34). Campanella a eu cette particularité d’inventer ce qu’on appela alors ses « gesticulations ». Gaffarel, théologien français, relate, dans son ouvrage Curiositez inouyes (1629), sa rencontre avec Campanella alors que ce dernier est emprisonné par l’Inquisition. L’anecdote intervient lorsqu’il aborde le problème de la physionomie :
La physionomie faict encore revoir des effects prodigieux de la ressemblance & des figures car si on vient à contrefaire la mine de quelqu’un, & qu’on s’imagine d’avoir les cheveux, les yeux, le nez, la bouche, & toutes les autres parties comme luy, & en un si on s’imagine semblable à luy en physionomie, on pourra congnoistre son naturel, & les pensees qui luy sont propres. (Gaffarel, 1629, p. 267)
C’est, ajoute-t-il « l’opinion fondee sur l’experience de Campanella » (Ibid., p. 267). Lorsque Gaffarel le rencontre, il s’étonne d’abord : « nous apperceumes qu’il faisoit souvent certaines grimaces ». Ce qu’il prend d’abord pour de la folie ou pour des séquelles des tourments qu’on lui infligea durant son emprisonnement9 est en réalité une technique éprouvée. Campanella, qui écrit au Cardinal Magaloti, se figure ce dernier « comme on le luy avoit depeint » (Ibid., p. 269), de façon à mieux « juger de son naturel » (id.). Le personnage de Campanella use d’une méthode semblable dans Les États et Empires. Le narrateur-personnage, tandis qu’il déambule sur le Soleil, rencontre « un vieillard fort vénérable » (Cyrano, p. 300). Sur le point de lui demander ce qu’il fait là, l’autre lui répond avant même qu’il ait ouvert la bouche. Le narrateur ajoute : « je remarquai qu’il contrefaisait mon port, mes gestes, ma mine, situait tous ses membres et figurait toutes les parties de son visage sur le patron des miennes ; enfin mon ombre en relief ne m’eût pas mieux représenté » (p. 274). Campanella-personnage s’explique :
Je vois, continua-t-il, que vous êtes en peine de savoir pourquoi je vous contrefais, et je veux bien vous l’apprendre. Sachez donc qu’afin de connaître votre intérieur, j’arrangeai toutes les parties de mon corps dans un ordre semblable au vôtre ; car étant de toutes parts situé comme vous, j’excite en moi par cette disposition de matière, la même pensée que produit en vous cette même disposition de matière. (p. 301)
En guise d’argument, il remarque : « […] il est impossible qu’un même branle de matière ne nous cause à tous deux un même branle d’esprit. » (id.) La démarche de Campanella rappelle l’idée de la représentation : pour saisir un élément extérieur et en avoir connaissance, il faut en produire une image, un double. Tel était l’une des fonctions de l’analogie ou de la description. La technique de Campanella semble d’ailleurs exemplifier parfaitement la définition de Furetière : représenter, c’est « faire connaitre les choses par les paroles, et par les gestes ». Mais le personnage de Campanella, qui s’appuie sur le principe de la « ressemblance » mentionné par Gaffarel, introduit une autre dimension. Ses interlocuteurs s’étonnent de ses « grimaces », signalant ainsi un effet de distance ou un moment d’incompréhension devant ce personnage étrange, blessé et peut-être fou. L’étonnement des spectateurs et l’écart ainsi produit contraste avec le geste de Campanella qui, justement, s’efforce d’être son interlocuteur, à la fois physiquement (il le mime) et intellectuellement (un même « branle de matière » entraîne un même « branle d’esprit »). Chez Gaffarel, c’est l’imagination qui agit : « […] qu’on s’imagine d’avoir les cheveux, les yeux, etc. » (je souligne). Cette imagination semble mue par un feu qu’Élie croyait perdu Chez Cyrano c’est la « disposition de la matière » qui est alléguée. Connaître autrui c’est l’incorporer ou l’incarner, le faire sien et se faire lui. Campanella devient, littéralement, ce qu’il souhaite connaître. Représenter ne renvoie plus à une distance infranchissable entre le sujet et l’objet de la représentation. C’est, au contraire, l’effort pour être cet objet10. Au point que l’on se demande où réside la différence, celle qui perdure dans une ressemblance qui suppose, précisément, deux entités distinctes (Remaud, 2000 ; Torero-Ibad, 2009, p. 501-504)11. Le personnage de Campanella pose à nouveaux frais, et de façon assez radicale, une question somme toute ancienne mais qui occupe particulièrement les contemporains de Cyrano : certes, la connaissance nous transforme, mais n’est-ce pas aussi que nous devenons ce que nous cherchons à connaître, à nous représenter – ces objets, ces êtres qui modèlent nos sens, qui façonnent notre esprit et impressionnent notre imagination ? Si tel est le cas, comme le suggère Campanella, cela soulève une question importante : qu’est-ce qui distingue, au fond l’identité de Campanella de celle du personnage ? Qu’est-ce qui fait la singularité de Campanella s’il peut être tout un chacun à sa guise ? On voit comment, s’appropriant la notion et les problématiques propres à la représentation de cette première moitié du xviie, Cyrano en déplace les données, poétisant les rapports entre épistémologie et subjectivité d’une façon pour le moins troublante.
Pierre Popovic distingue cinq « modes majeurs de sémiotisation de la réalité » dont l’imaginaire social serait le résultat (Popovic, 2011, p. 30). Parmi eux, les « régimes cognitifs » sont définis comme « des façons de connaître et de faire connaître, qu’elles soient diffusées par la presse ou par des traités académiques, qu’elles soient d’ordre mythologique ou religieux, qu’elles appartiennent ou non à ce qui est appelé “science” ou reconnu légitime à tel ou tel moment de l’histoire » (id.). En jouant de discours savants, théologiques ou mythologiques, les deux voyages de Cyrano constituent une formalisation problématique de la représentation dans son sens herméneutique, c’est-à-dire en tant qu’outil de connaissance, telle qu’elle s’est développée dans la première moitié du xviie siècle. D’une pratique impossible, car souvenir d’un lien oublié avec le monde, la représentation permet finalement de questionner le rapport de la subjectivité à l’altérité. De ce point de vue, l’être et n’être pas, qui font la force de la représentation, s’ancrent au cœur du sujet lui-même. Et le personnage de Campanella invite à se demander si être « soi » ne signifie pas, finalement, savoir être un autre, voire ne pas avoir d’identité propre, ne pas avoir de « soi ».