Introduction
Dans cet article, nous nous proposons d’analyser Hide and Seek, réalisé en 1996 par Su Friedrich, réalisatrice et universitaire germano-américaine encore peu connue en France. Ce film en noir et blanc, réalisé en 16mm, se présente sous une forme hybride entremêlant autobiographie, documentaire et fiction.
Hide and Seek met en scène le récit de jeunes femmes lesbiennes se remémorant la découverte de leur désir et de leur sexualité. À intervalles réguliers, ces entretiens viennent ponctuer, comme pour la commenter, l’histoire de Lou, une collégienne de 12 ans qui, percevant les premiers signes de sa non-appartenance à l’hétéronorme, essaie de trouver sa place au sein de différents groupes d’ami.e.s.
Cette trame narrative initiale s’enrichit en outre de documents d’archives mis en abyme. Il s’agit notamment d’extraits de Simba, film ethnologique du début du XXème siècle et de films de propagande hygiéniste des années 1950 et 1960 traitant de la sexualité des adolescent.e.s et de sa possible dérive vers l’homosexualité. La narration, qui alterne récits intime, pédagogique et scientifique, aborde ainsi l’adolescence sous différents prismes destinés à opposer au préconstruit promu par les discours sociétaux, une construction inscrite dans la durée à l’opposé d’une sexualité prédéterminée par le genre.
En pensant le corps de l’enfant par le biais de ses transformations et de la variabilité de ses désirs, Su Friedrich identifie l’adolescence à une « condition de liminarité » (Diasio, 2015, p. 621), comprise comme un espace/temps intervallaire entre la sortie de l’enfance et l’âge adulte, mais aussi entre différents genres ou sexualités, susceptible de générer de nouvelles propositions définitoires.
Afin de montrer que l’espace d’errance et de passage d’un état à un autre1 qui caractérise l’adolescence accompagne le « trouble dans le genre » traversé par son héroïne, Su Friedrich choisit de représenter cette quête identitaire par le motif du trajet. Ce trajet se déclinera alors selon deux modalités : la recherche et l’élection de nouveaux espaces d’une part, le choix de nouveaux modèles au sein d’un cheminement intérieur d’autre part.
Dans un premier temps, Lou tente ainsi de se créer son propre espace hétérotopique en partant à la conquête de nouveaux territoires. Après avoir construit une cabane en bois au sommet d’un arbre, elle investit, avec un groupe de garçons, un terrain vague de friches industrielles qu’ils transforment en terrain de jeux. Brutalement rappelée à sa condition de femme par l’arrivée de ses premières règles, Lou se voit alors doublement assignée à résidence2 et se prend alors à rêver à un ailleurs d’autant plus désirable qu’il se manifeste comme un point d’ancrage possible pour quiconque rejette les injonctions normatives du réel.
L’adolescence du personnage est en effet présentée dans le film à la fois comme le lieu de tous les possibles et comme un temps d’initiation nécessaire destiné, en naturalisant l’hétérosexualité notamment, à proposer une résolution univoque à la quête identitaire du sujet. En confrontant le regard de Lou à des discours porteurs de l’idéologie patriarcale blanche, Hide and Seek tisse en actes et en discours la genèse identitaire du sujet dans ses tâtonnements et ses atermoiements. Nous verrons ainsi que Lou, tiraillée entre des représentations contradictoires (celles promues par les discours hygiénistes ou colonialistes d’un côté, celles générées par la fiction et ses propres fantasmes d’un autre) parvient, au fil du récit, à tracer sa propre histoire, à la fois singulière et exemplaire, et à dessiner les contours d’une identité queer3. En effet, la dimension chorale de Hide and Seek permet de resituer la quête identitaire de Lou au niveau social non seulement parce qu’elle se construit à rebours des discours sociétaux dominants mais aussi parce qu’elle entre en résonnance avec les différentes représentations de femmes qui émaillent le film.
En donnant corps aux souvenirs des femmes interviewées par l’intermédiaire de Lou, Su Friedrich offre ainsi à celles-ci une incarnation, un espace de projection destinée à leur donner la visibilité qui leur est refusée. Conjointement, nous verrons comment Lou détourne les discours hétéronormés et s’approprie les représentations concurrentes qui l’entourent pour se créer ses propres modèles à l’instar des personnages du film Simba ou de camarades afro-américaines qui l’ouvrent à la sensualité de la poésie, de la danse et du chant.
Si Su Friedrich ne se saisit pas de la question de l’intersectionnalité, nous nous interrogerons également sur la façon dont elle met en scène des minorités trop souvent invisibilisées afin de les présenter comme des figures encapacitantes. Enfin, nous analyserons la façon dont Hide and Seek, se propose de mettre en scène une conception butlerienne du genre fondé sur sa fictionnalisation, et par ce biais, d’interroger la norme depuis la marge dans un décentrement du regard destiné à produire un renversement de la pensée dominante.
L’« entre-deux » de l’adolescence, de l’espace intervallaire à la quête hétérotopique
Dans son ouvrage consacré à l’adolescence et à sa sexualité, l’anthropologue Barbara Glowczewski, définit cette période comme un « entre-deux » évoluant :
entre puberté et maturité, entre rites et mythes, entre désir et agir, entre sentiments et jugements […] entre féminin et masculin, […] entre solitude et solidarité, […] entre pudeur et provocation, entre passé et futur, entre amour et amitié, entre vie et mort, etc. (Glowczewski, 1995, p.17)
L’appréhension de l’adolescence comme une période « entre » c’est-à-dire située « à l’intérieur de deux limites » (Cnrtl, 2019) manifeste ici la difficulté qu’il y a à définir ce territoire avec précision, celui-ci n’étant abordé que dans son entour, par le biais de deux polarités (puberté/maturité, désir/agir, masculin/féminin etc.) au sein desquelles il se meut, comme par un effet de balancier. Or, au sein de cette période d’indétermination, l’individu se trouve tiraillé entre des pulsions et des injonctions relevant de catégories distinctes voire contraires (la pudeur/la provocation, la vie/la mort etc.). C’est pourquoi Glowczewski nous invite à démêler « la manière dont les individus définissent leur identité en conformité ou en réaction aux représentations de leur environnement, aussi bien au niveau conscient qu’inconscient » (Glowczewski, 1995, p. 49).
En effet, interrogeant le lien entre représentation collective et construction de soi, l’anthropologue s’interroge sur l’impact des discours normés et des déterminants culturels dans la constitution de l’identité sexuée (Rouyer, 2014, p. 1) pendant l’adolescence. On sait depuis Michel Foucault que la norme est envisagée comme un outil de régulation agissant à travers des techniques de pouvoir qui traversent les institutions. La production du discours liée aux normes « est à la fois contrôlée, sélectionnée, organisée et redistribuée par un certain nombre de procédures qui ont pour rôle d’en conjurer les pouvoirs et les dangers » (Foucault, 2007, p. 10-11). Dans Hide and Seek, si le cadre institutionnel et le discours social hétéronormé sont rendus perceptibles à travers le lieu et l’époque où se déroule l’action (un collège des années 1960 aux États-Unis), les principaux agents de la normation foucaldienne sont représentés par les films éducatifs à destination des adolescents et de leurs familles qui ponctuent la fiction.
Le film opère en effet un tissage des discours mettant en regard le discours normatif porté par la société et incarné dans les documentaires hygiénistes par la voix d’un homme et le parcours singulier de Lou que nous voyons faire ses premiers pas dans le monde de l’adolescence et de la puberté.
Or, conformément à la définition proposée par Barbara Glowczewski, Lou semble d’entrée de jeu chercher à construire son identité moins en conformité qu’en réaction aux représentations de son environnement familial et social. La séquence inaugurale du film nous présente ainsi deux fillettes, Lou et Betsy, occupées à aménager une cabane en haut d’un arbre.
Tandis que Betsy soulève une caisse en bois remplie d’objets divers, le second plan cadre Lou, en contre-plongée, en train de réceptionner celle-ci. Ce mouvement ascendant traduit une circulation de bas en haut qui situe Lou au centre et au sommet du territoire qu’elle est en train de constituer et de délimiter, dans une volonté de coïncidence entre son désir et son agir.
Cet espace situé entre ciel et terre, hors de la demeure familiale mais pas de son enceinte, à la fois intérieur et extérieur (c’est une cabane mais à ciel ouvert) métaphorise et spatialise l’entre-deux de l’adolescence. Ainsi, les plans qui ouvrent le film cadrent les deux fillettes en plan serré comme pour mieux les arracher au balisage d’un territoire clairement identifiable et les extraire d’un cadre dans lequel serait reconnaissable l’empreinte du monde des adultes4.
Les caractéristiques de la cabane en bois font ainsi de ce topos du monde de l’enfance, un espace de transition et de passage vers le monde des adultes5. Cette volonté et cette nécessité de se créer un espace à soi, que Virginia Woolf appelait déjà de ses vœux dans son ouvrage éponyme A Room of One’s Own, se manifeste par la création d’un lieu qui exclut littéralement le monde extérieur comme l’indique le panneau PRIVATE KEEP OUT que Lou plante devant l’arbre de la cabane. Par l’éloignement (certes relatif) de la famille nucléaire, Lou manifeste sa volonté d’exister en tant qu’adolescente, c’est-à-dire, si l’on en croit l’étymologie du terme issu du latin ex-sistere (se situer au-dehors), de se construire en occupant un territoire ex/centré.
Par la mise à distance de l’environnement familial et social, l’espace exclusif de la cabane questionne la façon dont le privé et l’intime se constituent. La cabane est ainsi séparée du reste du monde par sa situation géographique, c'est un lieu en retrait : on y accède par une trappe après avoir gravi une échelle de corde. La création de ce non-lieu, de cet ailleurs, n’est ainsi pas sans rappeler ce que Thomas More qualifie d’utopie (More, 2013). Selon More en effet, l’utopie, lieu par essence de la fiction et de l’imaginaire6, cherche à explorer le champ des possibles afin de proposer d’autres formes d’organisation politique et sociale. Si cette réaction à la norme sociale n’est pas nécessairement conscientisée par l’adolescent.e, Lou n’en est pas moins une figure dans la fiction de la réalisatrice qui lui donne ici délégation. La cabane fabriquée par Lou symbolise à elle seule la concrétisation du rêve utopique et rappelle en ce sens ce que Michel Foucault désigne sous le nom de lieu hétérotopique :
Ce sont des espaces concrets qui hébergent l'imaginaire, des lieux réels, des lieux effectifs, des lieux qui sont dessinés dans l’institution même de la société, et qui sont des sortes de contre-emplacements, sortes d’utopies effectivement réalisées dans lesquelles tous les autres emplacements réels que l’on peut trouver à l’intérieur de la culture sont à la fois représentés, contestés et inversés, des sortes de lieux qui sont hors de tous les lieux, bien que pourtant ils soient effectivement localisables (Foucault, 2004, p. 15).
En créant ce que l’on pourrait qualifier d’espace transitionnel - dans le prolongement des travaux de Winnicott -, le film montre à quel point l’adolescence « est une période de découverte : découverte d’un corps qui se transforme, découverte de capacités sexuelles inédites, découverte de nouveaux objets d’amour, découverte de nouveaux espaces de vie » (Malka et al., 2002). Cette acquisition de nouveaux repères s’établit dans un premier temps sur le renoncement, l’acceptation de la perte et du deuil : « deuil du corps infantile, deuil de la latence des conflits, deuil des objets œdipiens, deuil de la maison familiale comme seul lieu de réconfort » (Malka et al., 2002). D’où l’importance pour l’adolescent de se constituer ses propres références transitoires.
Ainsi, la cabane est un lieu de contradictions, un espace du paradoxe à la fois motif récurrent de la culture américaine et lieu subjectif, « psychique » (Tiberghien, 2014, p.46). À la croisée des espaces physique et imaginaire, la cabane procède par inclusion et exclusion et permet à l’adolescent de proposer un « désordre organisé » qui lui soit propre dans une réappropriation des normes sociales qui traversent l’espace du foyer familial. En ce sens, l’espace transitionnel de la cabane fait écho aux différents moments de jeu qui ponctuent la fiction. Le jeu construit ainsi un espace utopique, une « aire intermédiaire » (Bailly, 2001, p.43) n’existant que dans la façon dont il est performé dans l’imaginaire des enfants. Dans l’asile que constitue l’espace utopique ou hétérotopique, le corps, « petit noyau utopique », va pouvoir devenir le point d’ancrage privilégié « à partir duquel », selon les termes de Michel Foucault, « je rêve, je parle, j’avance, j’imagine, je perçois les choses en leur place et je les nie aussi par le pouvoir indéfini des utopies que j’imagine » (Foucault, 2012, p. 15). Le corps qui assure à la fois la scission et la relation du sujet au monde, s’il limite l’individu en tant que « topie impitoyable » le soumettant constamment à l’observation, la saisie et l’épreuve de l’autre, devient ici le ferment des fantasmes et des désirs abrités par l’espace utopique de la cabane. L’entre-deux représenté par la cabane peut alors libérer le corps pour en faire le lieu d’une utopie absolue.
La façon dont le corps abrité dans l’espace hétérotopique créé par les deux fillettes tente de se construire hors de tout regard normatif apparaît également par le biais du montage de cette séquence inaugurale.
Le film opère ainsi un « tressage des discours » (Barthes, 1977, p. 6) en mettant en regard les plans sur Betsy et Lou avec les cartons du générique présentant, juxtaposées aux noms des membres de l’équipe du film, des visages figés de petites filles photographiées de façon très conventionnelle en plan serré de face ou de trois quarts face.
Si une forme d’hétérogénéité peut apparaître de prime abord en raison de l’effet d’éclatement produit par la multiplication des cadres à l’image, la succession des portraits produite par le montage met en exergue le caractère répétitif et normatif de ces photographies. La multiplication des visages ainsi que la brièveté de leur affichage à l’écran biffent les particularités propres à chaque enfant au point d’aboutir à la modélisation de l’image de la petite fille comme catégorie générique. Les portraits, en uniformisant les fillettes dans les mêmes cadrages et les mêmes pauses, figurent ce que la société, à une époque donnée, érige comme référence et comme modèle. L’effet d’uniformisation perçu est d’autant plus grand que le format du cadre ne permet pas au spectateur de voir clairement les détails de chaque visage. En inscrivant et en figeant les identités individuelles dans une même matrice, le format/age du portrait fait prévaloir la norme et la copie sur l’hétérogénéité et la singularité des visages.
Cependant, cet effet de lissage de l’altérité mis en place par le dispositif énonciatif est sapé par le titre du film inscrit dès le premier carton. Hide and Seek, se traduit communément par « jeu de cache-cache », même si chaque terme pris isolément renvoie d’une part, à l’action de cacher ou de se cacher (hide) et d’autre part, à l’idée de quête (seek). La mise en regard du texte écrit et de l’image des fillettes vient donc problématiser une identité présentée comme univoque par la photographie.
En effet, face à l’homogénéité d’une identité exposée dans sa cohérence en conformité avec la norme sociale, le texte creuse la plénitude signifiante de l’image pour attirer notre attention vers ce qui est occulté par la figuration du corps. Le titre fonctionne ici comme un énoncé programmatique qui nous invite à questionner le représenté et à rechercher ce qui est caché en nous érigeant en sujets inscrits dans une recherche (seek), celle de la construction d’une identité, par définition individuée. Le caractère performatif de l’identité est donc mis en avant d’entrée de jeu par un film qui va en épouser la démarche : le film met en regard de la construction stéréotypée et sclérosée des fillettes, des plans de Lou prise sur le vif, occupée à se créer un nouvel espace et à partir à la conquête d’un nouveau territoire, métaphore spatiale des questionnements qui la traversent. Hide and Seek est un récit construit en miroir qui décline et diffracte la question de l’identité tout au long de sa ligne narrative rythmée d’une part, par les confidences des femmes lesbiennes interviewées, d’autre part, par le parcours accidenté entrepris par Lou.
En opposant, par le biais du texte écrit et de l’image, la classe (les femmes) et les objets qui la composent (les individus), le film nous invite donc à considérer le genre comme un concept dynamique et labile que nous qualifierons, à la suite des travaux d’Heidmann et Adam dans un autre champ épistémologique, de généricité7 (Adam et Heidmann, 2004, p. 62). Selon cette approche narratologique, non seulement un texte ne relève pas d’un genre unique mais tout texte est susceptible de revisiter le genre tel qu’il a été préalablement pensé. Dans Hide and Seek, cette conception performative du genre trouve naturellement à s’énoncer dans la représentation de l’adolescence (période opérant simultanément la sortie des codes de l’enfance et l’entrée dans un espace intervallaire), ainsi que dans le cheminement au sein de l’identité queer entrepris par Lou. Pour ce faire, Su Friedrich utilise le substrat culturel et sociétal pour mieux ériger en contrepoint toute la complexité de l’adolescence.
Les rites initiatiques et la naturalisation de l’hétérosexualité
La quête d’identité entamée par Lou l’amène à occuper des territoires que la société tend à concevoir comme réservés aux garçons. On la retrouve ainsi au cœur de friches industrielles accompagnée de deux amis au terme d’une errance qui les mène à travers champs et au bord de cours d’eau. Comme le rappelle une des femmes interrogées dans le film, le partage de ces activités que la société labellise comme étant masculines, tend à faire de Lou un « tomboy ». Le « tomboy » ou garçon manqué, est quelqu’un qui, parce qu’il ne relève pas du découpage sexué et genré tel qu’il est pensé par la société, est jugé inadéquat et déficient (manqué). Dans le film, le besoin d’éloignement et d’émancipation éprouvé par Lou prend très vite la forme d’un rite initiatique tel qu’on en rencontre dans les sociétés dites « primitives » (Adam et Heidmann, 2004, p. 64). Nous voyons ainsi Lou surmonter un certain nombre d’épreuves (elle est la seule à parvenir à briser la fenêtre d’un jet de pierre) et être mise au défi d’en surmonter d’autres comme pour valider son appartenance au groupe des garçons. Jonathan Ahovi et Marie Rose Moro rappellent, à la suite des travaux de Van Gennep, que :
la séquence des rites de passage est invariable ici et ailleurs avec de chaque côté de cette marge, des rites de séparation et des rites d’agrégation. Si la première phase des rites de passage consiste en une séparation du novice, son agrégation à une société en est le projet. Tout sujet séparé qui reste dans la marge est considéré comme perdu à la société générale et à la société spécifique (Ahovi et Moro, 2010, p. 863).
Comme son nom l’indique, le rite initiatique est pensé comme une étape fondatrice inscrite dans une continuité transgénérationelle destinée à écarter l’individu dans un premier temps pour mieux le réintégrer et l’agréger à la communauté. Il est donc moins rupture que préalable à cette continuité qui consiste à ramener dans le giron de la société tout sujet momentanément inscrit dans ses marges.
Or, dans Hide and Seek paradoxalement, Lou s’enfuit après avoir réussi à surmonter l’épreuve qu’on lui a assignée (faire signe à la fenêtre du deuxième étage d’un bâtiment). Alors que ses camarades lui enjoignent de rester, l’un d’entre eux, sans doute pour reprendre l’ascendant sur elle, se met à crier : « Sissy, sissy, sissy ». La répétition de l’insulte comme un mantra consiste non seulement, contre toute logique, à traiter Lou de peureuse et de lâche, mais aussi à sous-entendre qu’elle est un garçon efféminé8 (The Merriam-Webster Dictionary, 2019b). Cet étiquetage fonctionne comme un énoncé polysémique et antithétique à la fois impropre à qualifier Lou (elle est courageuse) et susceptible d’en manifester paradoxalement la complexité (elle refuse de se définir comme relevant exclusivement d’un genre). En outre, Lou acquiert une identité sexuée aux yeux des deux garçons : le terme « sissy » étant censé caractériser un garçon efféminé, il identifie a posteriori le monde de l’enfance à un monde où la circulation du genre est encore possible, aux antipodes de tout cloisonnement binaire des sexes. Par opposition, l’entrée de Lou dans le monde de l’adolescence se manifeste sous la forme d’une injonction d’appartenance à une identité sexuelle prédéterminée sanctionnée par l’arrivée des règles. Comme le rappelle Gilad Pavda, l’arrivée des menstrues est perçue comme un phénomène extérieur qui s’impose au corps de l’adolescente. En façonnant son identité genrée, les règles sanctionnent son entrée dans le monde des femmes et des obligations patriarcales qui la destinent in fine à se marier et à élever des enfants au sein de la sphère domestique (Padva, 2014, p.133).
On peut ici souligner le fait que de façon inattendue, la mise en scène du rituel initiatique met en avant la performativité du genre puisqu’il suffisait à Lou de porter des shorts et de jouer avec les garçons pour qu’ils la considèrent comme faisant partie des leurs. Cette séquence fonctionne ainsi en miroir avec la séquence suivante où l’arrivée des règles censée sanctionner l’entrée dans « le monde des femmes » conditionne naturellement, aux yeux de la sœur de Lou, le port de jupes et l’utilisation du maquillage. Face à l’assimilation de la règle hétéronormée par les enfants et les adolescents au point de naturaliser le genre (Butler, 1990, p. 36), le film met donc en exergue le genre comme performance (il s’accomplit en, pour et avec un public), comme performatif (c’est en réalisant un certain nombre d’actions que Lou performe le genre auprès des garçons) et comme devant être lu au prisme de sa performativité, c’est-à-dire « d’attentes normatives historiquement situées rendant les genres que nous accomplissons quotidiennement, descriptibles, intelligibles et plus ou moins stables » (Greco, 2018).
Cet effet de catégorisation consacré par l’insulte fait donc office de geste interpellatoire pour l’énonciataire. Celui-ci prend l’aune de la double lecture qu’il est possible d’en faire, la séquence juxtaposant à la catégorisation binaire imposée par la société et incarnée par les garçons, le renvoi à une identité en construction et en mouvement qui, ne se définissant ni comme féminin ni comme masculin, entraîne l’éviction du champ social représenté par le groupe. L’injure prononcée par les garçons fait ainsi office d’acte perlocutoire9 (Fuchs, 2019) car alors même que Lou a réussi son parcours initiatique, l’insulte la condamne à rejoindre la communauté familiale dans un mouvement conjoint d’exclusion et de fuite.
En ce sens, la relecture et la réinterprétation du rituel initiatique par le film permettent de mettre en exergue le fait que non seulement l’histoire de Lou a une portée universelle10, mais aussi que l’identité genrée de l’individu est une construction attestée par tous les rites primitifs alors même que nos sociétés occidentales s’efforcent d’invisibiliser toute trace de sa genèse (Butler, 1988, p. 522). C’est ainsi que reprenant les travaux de Van Gennep et de Levi-Strauss, Joseph Balland rappelle que le rite initiatique repose sur trois étapes fondamentales consistant à :
passer du statut d’enfant asexué à celui d’homme ou de femme, spécifiquement sexué, acquérir une identité ferme fondée sur une délimitation nette du moi considéré comme l’instance capable de faire la distinction entre l’espace (psychique) du dedans et celui (mondain) du dehors, [et] assimiler les règles qui président aux échanges sociaux (Balland, 2015).
Selon l’auteur, le rite initiatique une fois accompli, est destiné à affranchir l’initié de toute indétermination sexuelle voire de sa bisexualité. Cependant, dans la séquence qui nous occupe, il consacre ironiquement l’inscription du sujet dans une identité fluctuante. En ce sens, le retour de Lou au sein de la communauté et de la domesticité, suppose, par la réintégration du foyer familial, une forme d’abdication et la soumission aux règles qui les régissent (Balland, 2015). C’est pourquoi dans Hide and Seek, la chambre - élément essentiel de l’émancipation des femmes selon Virginia Woolf11 (Woolf, 1967) - se présente comme un espace à la fois sécurisant et forclos, lieu refuge dont l’occupation est synonyme d’un retour au point de départ, sous le joug de l’autorité familiale, métonymie et métaphore du microcosme social.
Du récit ethnographique à l’émergence d’un sujet lesbien
Exclue du territoire marginal de la friche industrielle, cantonnée à l’espace endogame de la chambre, Lou s’inscrit alors dans une entreprise de déterritorialisation. Elle cherche ainsi à créer ses propres codes et à constituer les signes d’un autre univers référentiel notamment en allant voir au cinéma un film ethnographique qui s’avèrera être Simba, King of the Beasts (1928), d’Osa et Martin Johnson12.
La façon dont Su Friedrich articule dans le film les références à Simba et la quête identitaire de Lou est d’autant plus remarquable qu’elle tisse, à partir de cette rencontre, tout un faisceau de sens donnant au spectateur des clefs de lecture du personnage sur le plan diégétique qui lui permettront, dans un second temps, d’esquisser les modalités d’un sujet lesbien, non seulement objet du regard de l’autre mais aussi sujet d’un regard sur l’autre.
Tout d’abord, comme le rappelle la réalisatrice dans son entretien à Lydia Marcus, la mise en regard des plans de Simba et de la quête identitaire entreprise par Lou permet de mettre en relief le caractère exploratoire de sa démarche (Marcus, 1996). Comme les époux Johnson, l’adolescente se lance à la découverte de nouveaux territoires dont il n’existe aucune cartographie ni aucune image13. La présence croissante des plans du film dans l’imaginaire de Lou lui permet en outre de rompre avec l’ordinarité du quotidien en donnant forme et expression à son désir d’ailleurs symbolisé par l’Afrique et à son désir sexuel naissant14 devant les représentations de la jungle et d’Osa Johnson15.
En même temps cependant, l’insertion de Simba au cœur du parcours initiatique de Lou associe la construction sociale des races, telle qu’elle est promue dans les films ethnographiques classiques avec celle des sexualités. Comme le rappelle Ralph A. Litzinger dans sa recension de l’ouvrage de Fatimah Tobing Rony (Litzinger, 2000, p. 608), dans les films de recherche scientifique de la fin du XIXème siècle et les films ethnographiques du début du XXème siècle, la représentation du corps humain en fait un objet de regard et d’étude. Le film ethnographique crée une répartition et une hiérarchie entre les sujets ethnographiques filmés, par définition éloignés de la sphère spectatorielle (sujets que le regard de la caméra réifie sous couvert d’objectivité), et le public qui les regarde, public occidental convié à adopter sans le questionner, le point de vue du documentariste (vecteur de l’idéologie dominante16). Le bien nommé « objectif » de l’appareil de prise de vues devient alors l’adjuvant idéologique de ce qui est présenté, à un instant T, comme une vérité sociologique et scientifique par la pensée dominante.
Or, il est intéressant de constater que les discours scientifiques promus d’une part, par la veine ethnographique classique, et d’autre part, par les sociétés hétéronormées, recourent aux mêmes types de classifications et de dispositifs énonciatifs pour traiter de l’altérité et de la représentation de l’autre.
En effet, comme le rappellent plusieurs jeunes femmes au début de Hide and Seek17, l’opposition inné/acquis et la théorie du gène de l’homosexualité qui sont régulièrement convoquées pour tenter de rationnaliser et d’objectiver la pluralité des identités queer, n’est pas sans rappeler l’opposition nature/culture et la hiérarchie des races promues par les films ethnographiques tels que Simba. Dans les deux cas en effet, ces récits prétendent élucider l’identité d’un individu par une explication à visée scientifique pour mieux imposer à l’autre un discours générique et univoque dans une tentative de colonisation de l’identité. Ce monolithisme du discours (qui passe par la voix off dans les films éducatifs projetés aux adolescents et par le travail de la mise-en-scène et du montage dans Simba) repose sur l’idée d’une prédétermination de l’individu consistant à le labelliser et à le catégoriser pour en faire un simple objet d’étude.
Su Friedrich porte d’ailleurs cette réflexion à un point d’incandescence puisqu’elle va jusqu’à littéraliser le rapprochement opéré entre les discours ethnographiques et les discours hygiénistes sur les minorités sexuelles. On voit ainsi des petites filles tenir la main de guenons habillées en fillettes, les lesbiennes, soumises à un examen minutieux, étant assimilées sous nos yeux à des singes observés par des scientifiques (Russell, 1999, p.149).
On peut donc s’étonner qu’un film tel que Simba, fruit d’une idéologie colonialiste et raciste destinée à ostraciser l’autre, fasse office d’embrayeur au désir de Lou d’autant que la classification spéciée en jeu dans le récit ethnographique englobe et légitime des catégorisations raciales et sexuelles dénoncées par Su Friedrich :
L’animal sauvage est […] celui par qui le groupe « humain » se constitue. Neel Ahuja appelle « raison spéciée » [speciated reason] un paradigme taxonomique qui permet à la fois de « définir certains groupes raciaux comme des sous-espèces » et de « renforcer la reproduction hétérosexuelle comme le site privilégié de la définition de l’espèce [Ahuja, 2009, p.557]. La classification spéciée contient et soutient donc des catégories raciales et sexuelles : les rapports de pouvoir que sont l’espèce, la race et le genre font système. De fait, historiquement, le spécisme, le racisme et l’hétérosexualisme n’émergent pas de façon distincte, mais plutôt comme un ensemble articulé (Morin, 2016, p. 58).
Si l’on en croit Flo Morin dans la citation ci-dessus, la classification spéciée permet de systématiser les relations de pouvoir entre les différentes catégories qu’elle institutionnalise. Les plans de Simba qui nous sont donnés à voir dans Hide and Seek montrent ainsi des scientifiques filmer et traquer des animaux sauvages afin de les mettre en cage ou de les exposer comme des trophées. Or, ces images contrastent avec les photos que Lou affiche dans sa chambre : sur l’une d’elles on voit ainsi une adolescente se tenir à côté d’une lionne qu’elle caresse. Le film articule donc des représentations concurrentes de l’Afrique par le travail du montage ce qui crée un hiatus entre l’égalité instaurée entre l’adolescente et le fauve, et la dichotomie hiérarchique humain/animal promue par le film ethnographique.
Ainsi, à cette catégorisation des espèces, des races, et des genres selon la forme de l’arborescence, le film oppose une construction rhizomatique : dans les séquences qui mettent en scène Lou et son lien à la faune du continent africain, l’animal et l’humain ne sont pas montrés dans un rapport de hiérarchie pyramidale, l’imaginaire de Lou se déployant hors des catégories qui séparent et subordonnent les êtres vivants entre eux. Par le biais de la fiction, Lou peut s’identifier à des sujets qui ne se soumettent pas à la norme et ne s’inscrivent pas dans une domesticité (au double sens de ce qui relève du foyer et est domestiqué).
L’appropriation par Lou des codes des films projetés au sein de la fiction servent de points d’ancrage à l’entreprise de déterritorialisation adoptée dans la démarche queer qui vise une remise en question de l’identité hétéronormée par sa subversion (Garcin-Marrou, 2015, p. 35). En réinvestissant et en détournant les codes du discours blanc hétéronormé, Su Friedrich dessine les contours d’une ethnographie indigène que l’on pourra qualifier d’autoqueerographie ou d’autogynographie (Pavda, 2014, p. 129-130) ou encore d’autoethnographie (Russell, 1999, p. 275-276).
Le discours imposé sur l’autre est progressivement sapé par un discours vécu de l’intérieur où fantasme, expérience et intimité se côtoient. Au sujet/objet d’étude se substitue, par le biais de Lou et des femmes interviewées, un sujet qui ne se contente pas d’être regardé mais regarde à son tour (Russell, 1999, p. 149). Ce regard par définition singulier et fragmentaire (il se diffracte dans la polyphonie des voix exprimées) se désengage du discours univoque imposé de l’extérieur par une société qui définit ses propres normes d’inclusion et d’exclusion.
Fait rare dans la filmographie de Su Friedrich, la construction de l’identité lesbienne est donc montrée dans Hide and Seek comme indéfectiblement liée non seulement à l’avènement d’un regard mais aussi à sa problématisation. Très tôt dans le film, Lou nous est présentée en effet comme une spectatrice indisciplinée18 qui est partie prenante des représentations qu’on lui propose au point, comme nous l’avons vu, de les intégrer dans son imaginaire19 ou au contraire, de les disqualifier. Lors du cours d’éducation sexuelle par exemple, on la voit se soustraire au laïus servi par la voix off du programme afin de rédiger et d’échanger des mots avec Betsy. Sa façon de s’extraire de la fascination des images et de l’identification au dispositif portée par la voix du commentateur, se manifeste alors sur la piste sonore par le silence qui recouvre soudain le son in. À travers le personnage de Lou comme celui des femmes interviewées, la réalisatrice esquisse le portrait d’un sujet lesbien à la fois objet de représentations imposées par la doxa et sujet spectatoriel au sein de ce propre discours. La façon dont Lou se soustrait à la relation tripartite classique entre le sujet filmé, le filmeur et le spectateur n’est pas sans rappeler en ce sens le troisième œil défini par Fatimah Tobing Rony20.
La rencontre de Lou avec ces différents discours sociétaux permet donc de sanctionner a contrario la naissance du sujet lesbien en montrant que ne pouvant ni se reconnaître ni exister dans ces représentations normatives, il les disqualifie. La naissance de l’identité queer se manifeste ici dans un premier temps par l’avènement du sujet spectatoriel susceptible dans un second temps, de devenir acteur de sa propre histoire.
Les films vecteurs de l’idéologie dominante deviennent donc paradoxalement dans la fiction les lieux d’émergence d’une prise de pouvoir des sujets marginalisés décidés à se réapproprier leur parcours singulier. Dans une démarche cherchant à questionner les fondements sclérosants d’une pensée normative, le film de Su Friedrich déploie sous nos yeux une réflexion en mouvement et en acte qui n’est pas sans évoquer la pensée deleuzienne des devenirs (Sibertin-Blanc, 2010, p. 225) Lou se crée ainsi son propre espace de circulation pour inventer ce que l’on pourrait qualifier de géographie du désir et de l’affect qu’elle nourrit en façonnant son quotidien non seulement à partir des représentations hétéronormées mais aussi en élisant ses propres modèles.
En effet, rejetant le primat d’une signature identitaire univoque, l’univers fantasmatique de Lou trouve bientôt à s’incarner par le biais de sa rencontre de fillettes afro-américaines présentées comme de véritables figures d’empowerment .
L’expérience performative comme forme d’empowerment
Avant d’analyser la façon dont les fillettes afro-américaines rencontrées par Lou fonctionnent comme des modèles d’empowerment ou d’encapacitation21, il semble important de s’interroger sur la place occupée par les minorités racisées dans Hide and Seek. Certains auteurs tels qu’Amilca Palmer, Tania Kirkman, ou Kelly Anderson ont ainsi pu reprocher au film de Friedrich d’évacuer la question de l’intersectionnalité pourtant largement discutée et théorisée dans les années 90. Selon eux en effet, Hide and Seek occulte les conflits de classes et de races particulièrement aigus dans les années 60 (Palmer, Kirkman, Anderson, 1998, p. 865). Or, il paraît indéniable qu’en dépit de la visibilité accordée à la communauté noire dans le film, celle-ci n’est jamais traitée en fonction des problématiques qui lui sont propres, que ce soit par le biais des femmes interviewées, des documents d’archives présentés ou des personnages de la fiction.
Cette prise de position (ou cette absence de prise de position ?) s’explique en partie par le fait que la réalisatrice construit toujours ses films à partir de son expérience de femme blanche états-unienne ayant grandi dans un milieu où elle côtoyait les communautés afro-américaines et latinos sans prétendre pour autant partager leur expérience de vie22. On peut en outre penser que le fait d’occulter ici les problématiques propres aux minorités racisées est un moyen pour la réalisatrice de normaliser la figure de la femme lesbienne en fédérant les différentes voix exprimées. Au lieu de se contenter de mettre au jour la position marginale de ces femmes, la cinéaste insiste sur la force enthousiaste et l’énergie de ce gynécée longtemps occulté par la société. Su Friedrich se fait ici rhapsode tissant ensemble les fragments de différents discours de façon non pas tant à individuer la parole de chacune qu’à donner naissance à un corps (et un chœur) susceptible de parler d’une même voix et de s’ériger en contre-pouvoir. En donnant ainsi forme et expression à toutes sortes de représentations (les confessions fondées sur les souvenirs, les discours dits scientifiques et sociologiques, les fantasmes) sans les hiérarchiser et en les inscrivant au sein de la fiction, la réalisatrice montre d’une part, qu’elles jouent toutes un rôle dans l’avènement du sujet queer mais aussi qu’un personnage fictif tel que Lou est plus à même de donner une représentation de l’identité lesbienne que tout discours soi-disant scientifique sur le sujet.
Le personnage incarné par Lou revêt ainsi un caractère d’exemplarité dans la fiction, et le spectateur est convié à l’accompagner dans sa quête d’identité qui passe dans un premier temps par la conquête de nouveaux territoires sous la forme d’un ailleurs (la cabane/la friche industrielle/l’Afrique fantasmée), avant de s’inscrire (temporairement ?) dans un mouvement de reterritorialisation. Ce mouvement se nourrit de la fusion rhizomatique de catégories que la société tend à opposer et hiérarchiser : d’une part, la rencontre avec des collégiennes afro-américaines, incarnations à la fois du familier et de l’exotique, d’autre part, l’amalgame du rêve et de la réalité alimenté par des fillettes qui orchestrent leur propre représentation.
C’est tout d’abord Denise qui incarne aux yeux de Lou et du spectateur convié, par le jeu du champ/contrechamp à épouser son regard, l’affirmation d’une identité et d’un désir d’affranchissement des codes. Nous la rencontrons lors de la fête du collège où elle a été sélectionnée pour lire une de ses poésies qui vient d’être publiée dans le journal local. Centre de l’attention et objet de tous les regards, Denise lit un poème consacré à la beauté d’une reine d’Afrique. Elle place donc au centre de l’écran et du discours (le poème qu’elle lit), une image valorisante et puissante de l’Afro-américain.e aux antipodes de la position marginale qu’il.elle occupe dans la société.
Denise se révèle ainsi être une figure d’empowerment, qui par définition s’évertue à « renforcer ou acquérir du pouvoir » (Calvès, 2009, p. 735). En agissant sur la façon dont elle se présente au monde, elle s’érige en modèle possible opérant un renversement hiérarchique de l’idéal promu par la société. Par la simple inscription de la marge (la minorité ethnique) au centre (de l’attention/de l’écran/du discours), Denise refuse l’invisibilisation des afro-américain.e.s par une société états-unienne encore trop souvent classiste, raciste et sexiste. Au centre de la scène et de l’écran, Denise, debout, fait face au spectateur : objet de son attention, elle le regarde elle aussi avec fierté23. Invisibilisée par les représentations dominantes, la fillette s’est forgé sa propre rhétorique et l’a construite autour de modèles (une reine noire) que la culture blanche lui refuse. Son discours, bien que non militant, détient un véritable pouvoir performatif puisqu’il est une invite à subvertir les codes par le biais d’une pratique artistique notamment. C’est en effet par une poétisation du monde exprimée par différentes formes d’expression artistique que la quête de liberté entreprise par Lou dans l’élaboration de son identité queer rejoint le désir d’émancipation des minorités ethniques. Dans une autre scène éclairante, c’est par le chant et la danse que le film place au centre du cadre des figures issues de la marge en montrant un groupe d’adolescentes afro-américaines chanter dans la rue In the Name of Love des Supremes au rythme d’une chorégraphie parfaitement maîtrisée24.
Le montage en plans serrés orchestre ici un tête-à-tête privilégié avec le public en reprenant le dispositif énonciatif dévolu à la star classique. Le regard à la caméra permet ainsi qu’advienne la « rencontre amoureuse » (Vernet, 1988, p. 21) avec la star, le public extradiégétique étant amené à fusionner avec le public intradiégétique lorsque la caméra occupe la place de celui qui regarde (ici les petites filles). Si le montage en champ/contrechamp contribue à starifier les fillettes en les soumettant à la fascination du regard spectatoriel, elles n’en détiennent pas moins un pouvoir encapacitant paradoxalement refusé à la star classique25. Les fillettes ont choisi elles-mêmes les modalités de leur performance en sélectionnant le lieu (la rue), le répertoire (les Supremes) et le moment de la mise en scène (après les cours). En outre, en faisant de figures afro-américaines qui élisent leurs modèles de référence au sein de leur propre communauté, l’objet de l’admiration et du désir de la communauté blanche, le film, une fois encore, substitue à l’arborescence promue par la société WASP, une construction en rhizome où public blancs et performers noirs sont mis sur un pied d’égalité par l’effet de symétrie produit par le champ/contrechamp. Ce renversement de situation qui fera passer la protagoniste (Lou) de la fascination à l’action26 est ici rendu possible par un regard féminin (celui de la réalisatrice) sur le féminin dans une relation de sororité où la construction de soi est promue par une capacité d’agir à partir d’un détournement de l’hétéronorme.
Mais le film de Su Friedrich ne se contente pas de donner à voir les communautés lesbiennes et afro-américaines en les inscrivant au centre du champ de la caméra. En confrontant l’adolescente aux enjeux sociétaux transgénérationnels portés tant par le rite initiatique comme par la hiérarchisation entre les espèces, les classes et les sexes et en les subvertissant, Su Friedrich fait de Lou le révélateur non seulement des stratégies d’invisiblisation des minorités dans nos sociétés mais aussi de la fictionnalisation du genre telle qu’elle y est mise en œuvre.
Le genre comme performance et fiction : une conception butlérienne du genre
Selon Judith Butler en effet, le système hétéronormatif institue la répétition et la ritualisation d’actes quotidiens performés faisant advenir une fiction sociale, que l’on relève ou non de cette hétéronorme :
Le genre est […] donc une construction qui cache régulièrement sa genèse. La convention collective tacite qui prévoit l'exécution, la production et le maintien de genres discrets et polaires en tant que fictions culturelles est obscurcie par la crédibilité de sa propre production. Les auteurs du genre sont envoûtés par leurs propres fictions où la construction oblige à croire en sa nécessité et son naturel27 (Butler, 1988, p. 529).
Pour l’auteur, la performativité du genre conduit chacun à fictionnaliser celui-ci de façon plus ou moins latente et plus ou moins consciente. Dans le film, cette fictionnalisation de l’identité est abordée tout d’abord dans une perspective queer. Comme le souligne une des femmes interviewées28, les adolescentes lesbiennes sont amenées à déployer des stratégies de dissimulation, de contournement et de discontinuité de genre. Cette problématique apporte en effet un nouvel éclairage au titre du film (Hide and Seek) dans la mesure où il s’agit pour ces adolescentes, d’inventer une persona leur permettant d’exprimer leur identité dans toute sa labilité tout en feignant la soumission aux codes de la société hétérosexuelle.
Ainsi, face à une société qui condamne toute sortie de la norme29, le couple que cette adolescente formait avec son amie jouait à incarner à tour de rôle tel personnage masculin ou féminin inspiré de la série télévisée en vogue alors, The Monkees. La réversibilité des rôles incarnés par les deux jeunes filles30 montre le caractère subversif de leur adoption des catégories hétéronormées : les adolescentes conçoivent le genre comme un choix, il est construit, performé et non inné, il se manifeste comme l’incarnation d’une identité d’emprunt par définition temporaire et superficielle, qui n’existe que pour elles par le biais de l’imaginaire et du travestissement31. Le recours aux normes et aux codes de la société sert donc paradoxalement à relativiser et à transcender des catégories hors desquelles la société refuse de se penser. Or, si cette performativité est clairement exprimée au cours des interviews de femmes lesbiennes qui ponctuent le récit, elle se manifeste de façon plus surprenante dans la fiction par l’intermédiaire de la sœur ainée de Lou, archétype de l’adolescente américaine.
Comme pour mieux donner à saisir l’aune de la transformation opérée chaque jour par la sœur de Lou, le film ne cesse de mettre les deux adolescentes en regard, le caractère rudimentaire des codes vestimentaires de Lou détonnant avec la sophistication de sa sœur. Contrairement à sa cadette, celle-ci semble en harmonie avec son environnement et a investi de façon privilégiée l’espace de la salle de bains dont elle connaît tous les arcanes : elle maîtrise parfaitement l’art des bigoudis, du vernis à ongles et du maquillage qui occupe le plus clair de son temps. En nous introduisant dans la salle de bains (longtemps pensée par la société comme dévolue au féminin), le film nous donne accès aux coulisses de la représentation, à cet obscène qui doit rester par définition hors-scène, et qui nous permet d’assister à la genèse de la construction identitaire. En s’inscrivant dans un processus de transformation sans cesse recommencé, la sœur de Lou est amenée à performer le genre selon l’idée butlérienne que la « réalité » n’est pas aussi fixe que nous le pensons habituellement » (Butler, 2005, p. 15–42). Ainsi, dans l’un des films pédagogiques projetés aux adolescentes du film, nous voyons une jeune fille se mettre en scène comme si elle prenait part à un spectacle destiné à un public.
Vêtue d’une étoffe faisant office d’étole, jetant à son reflet un regard oblique comme pour mieux vamper un public fantasmé, rejetant en arrière sa chevelure, l’adolescente, qui semble chanter, imite le jeu des actrices hollywoodiennes, sa performance rappelant celle de Rita Hayworth dans Gilda de King Vidor. La voix masculine qui surplombe le récit ainsi que la caméra disposée de biais face à la glace, ne nous la donnent à voir qu’à travers le reflet de l’image qu’elle construit dans le miroir, reflet dont le caractère éphémère et factice nous est rappelé par l’ombre projetée de la jeune fille sur le mur. Ce regard oblique nous soustrait à la fascination engendrée par le regard à la caméra même si le dispositif crée une spectacularisation du corps féminin qui réinstaure dans l’imaginaire « l’image de la femme comme matière première (passive) du regard masculin (actif) » (Mulvey, 1999, p. 843). La mise en abyme de la représentation par le miroir et l’ombre projetée participe à la constitution d’un regard voyeur, où la jeune fille prise dans un double cadre (celui de la caméra, et celui du miroir) est réifiée comme pour mieux satisfaire les pulsions voyeuristes ou « scopophiliques32 » du spectateur :
Dans un monde construit sur l’inégalité sexuelle, le plaisir de regarder a été divisé entre l’actif/masculin et le passif/féminin. Le regard déterminant du masculin projette ses fantasmes sur la figure féminine, la modelant en conséquence. Dans leurs rôles traditionnellement exhibitionnistes, les femmes sont à la fois regardées et exposées, leur apparence étant construite pour provoquer un fort impact visuel et érotique qui en soi est un appel au regard [to-be-look-at-ness]33.
Cependant, Su Friedrich va plus loin en mettant cette spectacularisation du féminin au service d’une représentation plurielle du genre abordé par le prisme de l’identité queer.
Tout d’abord, en mettant en regard d’un côté le film pédagogique, de l’autre les interviews de femmes lesbiennes et le parcours de Lou, Hide and Seek substitue à l’univocité et à la linéarité du trajet de l’adolescente hétérosexuelle portée par le vococentrisme de la voix off, la polyphonie des entretiens filmés et du tressage des discours. En ce sens, l’éventail des potentialités sexuelles de l’enfant évoqué par Friedrich n’est pas sans rappeler le concept de « mélancolie dans le genre » proposé par Judith Butler, la constitution de l’identité sexuelle (homme ou femme) supposant la perte d’une « partie des potentialités sexuelles de l'enfant » (Vega, 2005) suite à l’interdit de l’inceste.
À l’ambiguïté ou à l’ambivalence sexuelle exprimée par les protagonistes de Friedrich, le film hygiéniste oppose une conception de l’adolescence fondée sur une « relation de contrariété » (Greimas, Courtès, 1992, p. 68). La sexualité est en effet présentée ici selon une relation binaire entre deux termes intervenants successivement (le rejet des garçons/la séduction des femmes), la présence de l’un présupposant l’absence de l’autre. Si nous recourons à cette terminologie linguistique, c’est que la façon dont le discours hétéronormé s’exprime ici semble bien le fruit d’une construction, pour ne pas dire d’une création, langagière.
Selon Judith Butler en effet, non seulement il n’existerait pas de « ‘naturalité’ du sexe par rapport au genre »34 mais les identités de genre seraient forgées et constituées par le langage. Si nous n’entendons pas discuter ici les questions soulevées par la théorie butlérienne concernant l’absence de « corporalité antérieure à son inscription culturelle » (Jami, 2008, p. 2015), la façon dont la voix off commente de façon univoque la transformation de l’adolescente semble faire écho à l’idée selon laquelle ce sont bien le langage et le discours qui font le genre ici.
Ainsi, le parallèle opéré par Hide and Seek entre la fictionnalisation du genre par les adolescentes lesbiennes et queer et par les adolescentes hétérosexuelles rend nécessairement suspect le soin apporté à leur apparence par ces dernières. On pourrait ainsi rappeler en contrepoint du décryptage proposé en off par le commentateur, les propos de Joan Riviere, dans son essai “Womanliness as Masquerade” selon lesquels « les femmes qui aspirent à la masculinité peuvent se parer du masque de la féminité pour prévenir l’angoisse et le châtiment qu’elles craignent de recevoir de la part des hommes » (Jami, 2008, p. 210). En outre, dans la scène où nous voyons l’adolescente reprendre les poses glamoureuses de la star, le caractère emprunté de ses gestes et le fait qu’elle surjoue visiblement la scène ne font que renforcer l’impression selon laquelle celle-ci tente de « singer » les modèles dominants. En ce sens, cet extrait propose une relecture intéressante des séquences où l’on voyait des guenons habillées en fillettes : ne pourrait-on pas penser ici que c’est la performativisation du genre imposée par la société qui fait de nous des cobayes, des singes habillés en petites filles ?
Dans une démarche toute butlerienne, le film de Su Friedrich interroge donc la norme elle-même à partir de la marge dans un renversement réellement subversif des catégories et des hiérarchies sociétales selon lesquelles la marge se conçoit et se pense à partir de la norme.
Conclusion
Dans Hide and Seek, œuvre composite mêlant témoignages personnels, fiction, documentaire et documents d’archives, Su Friedrich aborde l’identité queer par le prisme de l’adolescence. Cette période liminaire est matérialisée à l’écran par le motif du trajet qui littéralise et spatialise la recherche de nouveaux territoires au cœur de cette quête identitaire. Ainsi, cherchant sans cesse à déborder les limites des espaces qui lui sont assignés, Lou, l’héroïne de la fiction, s’engage dans une entreprise de déterritorialisation qui la conduit sur les rivages d’une Afrique fantasmée avant de trouver à s’incarner auprès de fillettes Afro-américaines qui s’avèrent de réelles figures d’empowerment. L’avènement d’un regard singulier sur le monde accompagne alors la quête identitaire entreprise par Lou : se saisissant des discours et représentations qui peuplent son quotidien, l’adolescente écrit sa propre histoire en n’hésitant pas à revisiter mais aussi à questionner les injonctions sociétales auxquelles elle est exposée.
Dans Hide and Seek en effet, Su Friedrich n’hésite pas à bousculer nos paradigmes ordinaires en choisissant, à l’instar de Judith Butler dans le domaine théorique, d’opérer un renversement de perspective et d’interroger la norme hétérosexuelle à partir des figures de la marge. C’est ainsi que les confessions des femmes interviewées sur leur façon de performer le genre nous invitent à jeter un regard rétroactif sur les rituels de fictionnalisation mis en place par les adolescentes hétérosexuelles ou supposées telles. À la manière d’une anamorphose, cette grille de re/lecture nous propose alors de poser un regard oblique sur le monde, repensé à l’aune de la polyphonie mise en scène. En ce sens, le traitement de l’identité queer dans le film de Su Friedrich peut aussi se lire comme un manifeste, celui du refus des catégories étanches postulées par le discours dominant, en une pensée deleuzienne des devenirs qui nous rappelle que « rien ne singularise plus un phénomène que sa transformation, son devenir autre » (Sibertin-Blanc, p. 225).