De la carte au croquis : intermédialité pédagogique et intimiste de la mémoire dans le roman graphique Los surcos del azar de Paco Roca

Résumés

Cet article analyse le traitement intermédial de la mémoire de l’exil des Républicains espagnols et de la lutte antifasciste dans le roman graphique Los surcos del azar de Paco Roca. Il s’agira d’étudier la manière dont Paco Roca s’empare des sources historiques et des témoignages pour construire son récit en y intégrant d’autres médias. Nous nous intéresserons aux procédés intermédiaux qui créent une illusion de vraisemblance historique, et à la construction de la dimension méta qui interroge le processus de récupération et de reconstruction de la mémoire.

This article analyzes the intermedial treatment of the memory of the exile of the Spanish Republicans and the anti-fascist movement in the graphic novel Los surcos del azar by Paco Roca. We will study the way Paco Roca draws historical sources and testimonies to construct his story by integrating other media. We will analyze the intermedial processes which create an illusion of historical verisimilitude, and the construction of the meta dimension which questions the process of reconstruction of memory.

Plan

Texte

Los surcos del azar est un roman graphique de Paco Roca, l’un des auteurs espagnols de bande dessinée les plus primés1, publié en 2013 par la maison d’édition indépendante espagnole Astiberri2. Los surcos del azar retrace le parcours du personnage Miguel Ruiz, qui incarne un républicain espagnol exilé, et de ses compagnons d’infortune. La narration se centre sur les souvenirs de son combat contre le fascisme en France pour mettre en avant les soldats espagnols qui luttèrent pour libérer Paris durant la Seconde Guerre Mondiale. Cette œuvre de Paco Roca a reçu de nombreux prix3 et a bénéficié d’une reconnaissance particulière en Espagne et en France4.

Los surcos del azar s’inscrit dans plusieurs courants liés à la fois à l’évolution de la bande dessinée et à celle de la mémoire. D’une part, depuis les années 1990, de nombreux médias tels que le cinéma, la photographie, la littérature, etc. interrogent la mémoire, notamment, en Espagne, celle de la guerre civile et de la dictature franquiste, dans une dynamique qualifiée de « boom memorialístico5 ». D’autre part, les caractéristiques formelles et thématiques de l’œuvre la rapprochent du roman graphique, qui se développe et s’institutionnalise en Espagne au tournant des années 20006, période à laquelle Paco Roca joue un rôle clef en publiant Arrugas7. Depuis ce moment, le roman graphique espagnol ne cesse de s’enrichir, en particulier d’une dimension intimiste, à travers une volonté de mettre en scène la complexité des émotions, les souvenirs personnels et familiaux, avec sensibilité et empathie8, et de creuser les potentialités de l’autobiographie et de l’autofiction9. A ces phénomènes s’ajoute la progressive reconnaissance internationale de la bande dessinée et du roman graphique en tant que « support privilégié de la transmission mémorielle10 ». La convergence de ces dynamiques donne lieu, en Espagne, à une réappropriation des problématiques mémorielles par les auteur·rice·s de bandes dessinées et de romans graphiques avec des œuvres telles que Un largo silencio de Miguel Gallardo11. Celles-ci sont peu à peu reconnues par la critique comme le montre le succès, en Espagne et en France, du roman graphique d’Antonio Altarriba et de Kim El arte de volar, publié en 2009 et récompensé par le Premio Nacional de Cómic et le Premio Nacional de Cómic de Cataluña en 2010 et qui, comme Los surcos del azar, s’intéresse à l’exil d’Espagnols fuyant la dictature en France. Ce mouvement de « renouvellement de la bande dessinée espagnole12 » se poursuit avec des œuvres telles que El ala rota de Antonio Altarriba y Kim, Un médico novato de Sento Llobel, La balada del norte de Alfonso Zapico ou Estamos todas bien d’Ana Penyas13.

Comme la plupart des bandes dessinées de la mémoire qui ont recours à l’intermédialité pour intégrer des archives personnelles, familiales, des journaux, des photographies et autres documents historiques, Los surcos del azar joue avec la « coprésence14 » intermédiale de schémas, photographies, cartes, croquis, documents de presse, références au cinéma, à la danse ou encore à la musique pour rendre visibles les combattants de La Nueve effacés de l’histoire. La Nueve était une compagnie, qui formait partie de la deuxième division blindée, placée sous le commandement du capitaine Raymond Dronne, en grande majorité composée de républicains espagnols ayant dû fuir leur pays et engagés dans la lutte antifasciste. Bien qu’en 1944 les chars de La Nueve soient les premiers à entrer dans Paris, l’histoire a effacé le rôle des républicains espagnols dans la libération de Paris15. La mémoire, dans le roman graphique de Paco Roca, passe par la fiction : un personnage journaliste-dessinateur prénommé Paco réalise une interview du protagoniste, Miguel, double réinventé du soldat de La Nueve Miguel Campos. Le jeu habituel en bande dessinée d’alternance des couleurs (souvenirs en noir et blanc, présent de narration en couleur) est interverti pour mieux renverser le prisme de la temporalité, puisque les souvenirs de Miguel, entre 1939 et 1944, utilisent toute la palette chromatique, tandis que les moments d’entretiens situés dans les années 2010 sont dessinés en noir, beige et blanc. Si l’intermédialité met en perspective les tensions entre fiction, vraisemblance historique et véracité, nous chercherons également à montrer comment elle articule une dimension pédagogique et une dynamique intimiste, deux versants essentiels de la mémoire que le roman graphique, par sa porosité intermédiale, permet de réunir.

Approche intermédiale et vraisemblance historique

L’intermédialité est au cœur du projet de Paco Roca, comme le montrent les références intermédiales documentaires qui apparaissent dans l’œuvre, dans les paratextes ou qui sont citées lors des entretiens de l’auteur. Ainsi, Paco Roca s’est inspiré, entre autres références, de l’ouvrage théorique d’Evelyn Mesquida, La Nueve. Los españoles que liberaron París16, et s’est également inspiré du film documentaire d’Alberto Marquardt La Nueve ou les oubliés de la mémoire17. Le titre même du roman graphique fait référence à un vers d’Antonio Machado « ¿Para qué llamar caminos / a los surcos del azar?... / Todo el que camina anda, / como Jesús, sobre el mar18 ». A ces éléments s’ajoute l’utilisation, tout au long de l’œuvre, des procédés du témoignage et de l’entretien, ainsi que l’influence du carnet de croquis, que nous détaillerons par la suite.

Références intermédiales hypermédiatiques

Nous allons nous intéresser au statut de ces relations intermédiales en convoquant certains concepts qui nous permettront d’approfondir l’analyse. Nous pouvons considérer le roman graphique comme le « referencing medium19 », également appelé « média-hôte20 » ou « média englobant21 ». Il s’agit du média principal, prépondérant, identifiable comme celui qui cite, fait référence, fait écho, s’avère poreux à d’autres médias tels que le cinéma, le documentaire, la photographie, etc. Ces derniers médias, qui apparaissent dans le roman graphique notamment sous forme de références ou d’influences, ont le statut de « medium referred to22 » ou de « média-invité23 ». Dans cet article, nous utiliserons la terminologie d’Anne-Claire Yemsi-Paillissé : « média-hôte » et « média-invité ». Dans Los surcos del azar, il n’y a pas de confusion possible entre le média-hôte et le média-invité, puisqu’il n’y a pas d’indétermination telle que le·a lecteur·rice douterait de lire un roman graphique ou une bande dessinée. L’exemple ci-dessous nous montre l’intégration du journal24 (Illustration n°1) dans les pages de la bande dessinée25 (Illustration n°2). Le média-hôte est clairement identifiable, le média-invité est assimilé aux codes de la bande dessinée, tout en restant reconnaissable.

La référence intermédiale au journal est ici hypermédiatique puisque, comme l’expliquent Jay David Bolter et Richard Grusin, la dynamique recherchée est celle d’une mise en évidence de l’emprunt, de la référence intermédiale26. Paco Roca cherche, dans Los surcos del azar, à rendre visible cet extrait de journal pour asseoir la dimension historique de son œuvre, tout en dévoilant le travail de documentation et en recontextualisant un document archivistique. On remarque en effet les détails de la reproduction de l’archive de Libération. Rien n’est laissé au hasard puisque l’auteur a redessiné non seulement la photographie de presse avec la tension des regards, mais aussi les erreurs dans le texte au sujet des noms (« Bronne » au lieu de « Dronne ») et la confusion entre Granell, qui figure sur la photographie, et Dronne, qui est mentionné comme apparaissant sur la photo par le journal alors qu’il ne s’agit pas de lui. L’utilisation de l’archive, à travers l’hypermediacy27 ou l’hypermédiateté de l’emprunt intermédial, ancre Los surcos del azar dans une dynamique propre aux procédés de recherche historique, tout en renforçant l’argumentation de Paco Roca au sujet de l’invisibilisation du rôle des républicain·e·s dans l’histoire officielle, ce qui contribue ainsi à un processus de récupération de la mémoire défendu par Los surcos del azar. La reproduction du journal établit un lien entre roman graphique et source archivistique « véridique », afin de souligner ainsi l’appui sur des photographies et journaux d’époque, une démarche proche de celle des historien·nne·s.

Le travail de documentation et de recherche est également mis en évidence à travers des références intermédiales telles que les personnages lisant et commentant des ouvrages historiques comme nous pouvons l’observer avec l’exemple du témoignage de Raymond Dronne Carnets de route d’un croisé de la France Libre28 : il ne s’agit pas de la citation textuelle d’une référence historique, mais d’une citation intermédiale dans la mesure où le personnage désigne et commente la couverture, identique à la couverture originale (Illustration n°3), et qu’on peut remarquer des petits papiers29, insérés entre les pages (Illustration n°4), qui indiquent que, dans la narration, l’ouvrage a été consulté et que certains passages ont été relevés, comme pour un travail de documentation historique, voire bibliographique, puisque la maison d’édition est mentionnée.

L’auteur insiste sur ce travail puisque le personnage de Paco est à plusieurs reprises mis en scène en situation de recherche, comme le montrent les cases ci-dessous (Illustration n°3) à travers la lecture de La Nueve, qui fait probablement référence à la monographie d’Evelyn Mesquida citée plus haut, et la présence d’un carnet et d’un crayon qui suggèrent une prise de note, rappelant la recherche. Comme pour Carnets de route d’un croisé de la France Libre, le livre et son contenu font l’objet d’un plan détail qui suit un mouvement de zoom sur une photographie (Illustration n°5), et nous retrouvons les morceaux de papiers collés aux pages qui marquent la lecture studieuse30.

Ces références intermédiales et hypermédiates à des archives ou à des ouvrages historiques qui ponctuent Los surcos del azar permettent à Paco Roca de justifier l’inscription de son roman graphique dans la récupération de la mémoire de la Nueve, de revendiquer une certaine filiation avec la recherche historique, assermentée en quelque sorte par les conseils et l’épilogue de Robert S. Coale31, et de prétendre à une certaine authenticité du point de vue de l’histoire… malgré le caractère fictionnel des discussions entre les personnages de Paco et de Miguel, et des protagonistes eux-mêmes.

Récupérer, re-créer et réinventer des archives au moyen de l’intermédialité

Il convient de souligner que les entretiens reconstitués ne sont pas les seuls éléments qui relèvent de la fiction puisque Paco Roca invente des documents historiques, dont nous verrons qu’ils sont vraisemblables, et leur confère, par un jeu de mise en scène, un statut de source. Certains des romans graphiques comme El arte de volar ou El ala rota d’Antonio Altarriba et de Kim s’appuient sur des archives familiales, des photographies personnelles ayant appartenu aux parents, pour constituer de véritables dossiers à la fin des œuvres, parfois enrichis par des documents d’époque qui donnent des informations sur la politique et la société durant la guerre civile et le franquisme par exemple dans Jamás tendré 20 años de Jaime Martín. Cependant, l’histoire des combattants de Le Nueve, et en particulier de Miguel Ruiz, manque de documentation, puisque c’est précisément le propos de Paco Roca que de combler le manque d’œuvres sur ce sujet. Dès lors, dans la narration, outre les ouvrages dont nous avons parlé précédemment et la page du journal Libération, les documents d’époque sont absents, tout comme d’éventuelles photographies. Le fait que la base principale du récit soit le témoignage, qui plus est oral, du personnage de Miguel n’est pas anodin : ce choix montre l’inscription de Los surcos del azar dans la continuité du courant de valorisation historique, dans les années 2000, du rôle des entretiens avec les témoins, directs ou indirects, de la guerre civile et du franquisme principalement, dans la récupération de la mémoire, et de leur capacité à apporter « de la subjectivité, des silences, des oublis, redonnant un sens au passé ; ainsi que des informations qualitatives, au sujet d’expériences de vie difficilement trouvables dans d’autres types de sources32 ». Le témoignage de Miguel relève de la fiction dans la mesure où Miguel Ruiz n’est pas Miguel Campos. Cependant, il s’agit d’un témoignage vraisemblable, qui s’inspire de faits véridiques et d’autres témoignages, comme celui qu’a publié Dronne, ce qui amène l’historien Robert S. Coale à caractériser de « personnages historiques véridiques33 » les personnages de Los surcos del azar.

Pour renforcer l’impression que les propos du Miguel de papier sont ancrés dans la réalité, Paco Roca n’hésite pas à recréer et redessiner une caisse d’archives estampillée Michelin, remplie de coupures de presse, de photos, de documents d’époque, d’objets disparates qu’aurait sentimentalement conservés le vieux soldat républicain, qui vont de l’insigne militaire à l’ouvre-boîte qui lui rappelle son amour de jeunesse Estrella. Ces documents sont sortis et rangés au fil des entretiens entre Paco et Miguel et appuient ponctuellement la narration d’un souvenir, ou encore une précision géopolitique. Une véritable mise en scène transforme ces objets et documents hétéroclites en archives et sources historiques. Nous soulignerons le rituel d’ouverture de la boîte de mémoire, que le commentaire de Miguel indique chargée de souvenirs : « je ne sais pas depuis combien d’années je n’ai pas ouvert cette boîte. Je ne me souvenais même pas de tout ce que j’ai conservé là-dedans34 ». Sa posture, courbée sur ladite boîte comme s’il se recroquevillait sur sa mémoire et y replongeait, ainsi que la position de Paco, qui regarde par-dessus l’épaule du vieil homme le contenu qu’il remue, renforcent l’impression d’exploration du passé et de récupération d’une mémoire oubliée. En effet, c’est parce que Paco vient l’interviewer que Miguel ressort la boîte de son placard (boîte dont il avait oublié le contenu, de la même manière qu’il avait déposé un voile de silence sur sa mémoire) et se remémore les faits, tout en les transmettant, comme il le fait avec les photographies, articles de journaux et objets qu’il montre et passe aux jeunes protagonistes. Après cette première redécouverte, le rituel se répétera dans toutes ces étapes, marquées tout d’abord par l’ouverture du tiroir, l’extraction de la caisse, et le fait de fouiller dans celle-ci pour en extraire de nouveaux éléments. Le mouvement de zoom progressif (généralement un plan de la pièce, puis du buste de Miguel avec la boîte dont on peut apercevoir une partie du contenu près de lui, et enfin un plan détail sur une photographie ou un objet) accompagne la plongée dans le souvenir. La boîte Michelin, sans cesse redessiné par l’auteur, est si importante qu’elle marque, en plan détail, l’ouverture d’un chapitre, avec des inscriptions telles qu’on pourrait imaginer que Paco Roca l’a redessinée d’après un modèle existant. Elle fonctionne alors comme un dispositif de vraisemblance historique : chaque élément que Miguel en extrait acquiert la valeur de source historique rare et précieuse, puisque Miguel affirme : « les circonstances ont fait que je n’ai pu en conserver qu’une petite partie35 ». Comme un jeu de piste, les réapparitions de la boîte renforcent les déclarations de Miguel et les rendent plus vraisemblables, car, comme l’explique Robert S. Coale, « certaines anecdotes, parfois les plus invraisemblables, représentent des événements réels. C’est au lecteur de décider par lui-même lesquelles le sont36 ». L’invention ou la réintégration de ces documents n’est donc pas un obstacle à la véracité du récit du parcours des républicain·e·s espagnol·e·s dans Los surcos del azar.

Influences intermédiales et impression de vraisemblance

À ces emprunts intermédiaux, rendus visibles par Paco Roca, qui favorisent l’impression d’une vraisemblance du récit de l’exil et du combat des républicain·e·s espagnol·e·s en France s’ajoute une impression de véracité historique, comme si le roman graphique faisait écho à des images, notamment dans la manière de représenter les combats de la seconde guerre mondiale. Cette sensation provient d’une influence du cinéma, du documentaire et de la photographie de guerre sur la construction des planches, le type de plan choisi, le dessin des affrontements, des chars, des soldats, des blessures et de la mort. À l’inverse du journal Libération et des exemples que nous avons donnés précédemment de références intermédiales qui s’inscrivaient dans une dynamique d’hypermediacy, ce type d’influences intermédiales opère de manière différente. Sur le mode de l’immediacy, le media-invité ne cherche pas à affirmer sa présence comme une rupture médiatique visible, dans toute son hétérogénéité, mais s’insinue au contraire de manière discrète37 dans le media-hôte. Ainsi, dans Los surcos del azar, le·a lecteur·rice sent la présence du cinéma, du documentaire, de la photographie, perçoit leur influence sur la conception et la réalisation. La manière dont Paco Roca a intégré ces médias au roman graphique et les choix esthétiques de l’auteur créent une vague familiarité (comment ne pas penser aux nombreuses images du débarquement à la vue des soldats agenouillés à la sortie du bateau38 (Illustration n°6) ?). Le type de plan, la dynamique ou l’utilisation des couleurs, en particulier dans les scènes de guerre, renforcent cette impression. Parmi les procédés cinématographiques que reprend le roman graphique, nous pouvons citer dans Los surcos del azar l’alternance des plans, avec une fragmentation particulière qui traduit la confusion lors des explosions39 (Illustration n°7), fréquemment utilisée dans les documentaires et les films de guerre. Le recours au fondu au noir souligne aussi, grâce aux bulles sur un aplat de noir40, la confusion des altercations et des souvenirs (Illustration n°8). La voix off qui commente rétrospectivement les combats influence également la structure de la planche, opposant sous forme de colonnes41, d’un côté, le présent de narration, et le visage de Miguel qui raconte les événements, de l’autre, les scènes de guerre (Illustration n°9). Paco Roca utilise de manière particulière les onomatopées dans ces scènes : elles fonctionnent alors comme une véritable bande-son des combats. Présentes lors des affrontements au sol, elles prennent une place et une taille prépondérantes lors d’explosions d’obus (Illustration n°7), pour disparaître après la déflagration (Illustration n°7), afin de mieux traduire leur effet assourdissant sur les soldats. Le texte des onomatopées épouse et dynamise les déplacements des personnages au combat42 (Illustration 10). Elles accompagnent également le passage d’un plan à l’autre, faisant office, en plus de bande-son, de transition entre les visages effrayés des soldats et le ciel rempli d’avions43 (Illustration n°11), ou entre les chars et les civils44 (Illustration n°12).

Cet horizon esthétique, visuel, des films et documentaires de guerre, entre en résonnance avec une certaine familiarité des photographies d’archives de guerre, en particulier celles des bateaux et des chars que l’auteur reproduit, ou desquelles il s’inspire. Nous pouvons citer l’exemple de la vignette qui représente le bateau Stanbrook45 (Illustration n°13) qui, en 1939, amarra à Alicante pour tenter d’évacuer le plus grand nombre de personnes qui fuient la guerre civile. Paco Roca reproduit le même point de vue que la photographie d’Eugenio Bañón46 (Illustration n°14), bien qu’il choisisse de mettre l’accent, au premier plan, sur celles et ceux qui ne purent embarquer, alors que la photographie montre un quai vide. Le dessinateur ajoute également le détail de quelques personnages pendus au bastingage, afin de montrer à quel point le bateau était surchargé.

Il en va de même pour la représentation des chars de la seconde guerre mondiale, solidement documentée par des sources principalement photographique. Nous pouvons prendre ici l’exemple des cases qui mettent en scène l’entrée des blindés de la Nueve dans Paris47 (Illustration n°15), qui ne sont pas sans rappeler la plupart des archives photographiques de cet événement ?48.

Ces références intermédiales utilisent le mode de l’immediacy pour créer un sentiment de vraisemblance historique qui rappelle le travail de documentation. Les procédés intermédiaux, qui oscillent entre hypermediacy et immediacy, contribuent à inscrire Los surcos del azar et son lectorat dans une dynamique de récupération de la mémoire qui s’articule profondément avec des stratégies de vulgarisation pédagogique mais aussi avec la fiction pour interroger à la fois les sources historiques et les représentations.

Renforcement de la dimension pédagogique à travers les approches intermédiale et méta

Dans sa démarche de création, Paco Roca cherche à retracer le parcours, peu connu ou reconnu, des républicain·e·s espagnol·e·s après la guerre civile. Il propose, de manière pédagogique et au moyen de l’intermédialité, de récupérer cette mémoire du passé tout en interrogeant les processus d’écriture de l’histoire. Le·a lecteur·rice peut alors se projeter dans le personnage d’Albert, jeune voisin de Miguel qui s’occupe de lui comme un fils mais qui ne sait rien de son passé, faute de s’y être intéressé, comme le tance Miguel : « tu ne t’es jamais intéressé à quoi que ce soit de ma vie49 ». Albert constitue, comme l’explique Antonio Malalana Ureña, un méta-personnage incarnant la « létargie de la mémoire collective, l’oubli de la société des véritables héros et de leurs prouesses50 ». Albert, bien que français, fait écho aux tensions générationnelles espagnoles, à l’oubli lié à la Transition, aux conflits d’ouverture d’archives et de fosses et aux enjeux de la Ley de Memoria Histórica et des courants de récupération de la mémoire. C’est grâce à ce personnage, spectateur des échanges entre Paco et Miguel, que Paco Roca redit l’importance d’apprendre et celle de la mémoire. Le fils en quelque sorte adoptif du soldat de la Nueve va la (re)découvrir, comme le·a lecteur·rice, à travers les témoignages et les outils pédagogiques mis en place par Paco dans le récit, et par Paco Roca dans sa bande dessinée.

Cartes et croquis pédagogiques

Dans un premier temps, nous remarquons un certain nombre de schémas et cartes qui dévoilent une démarche synthétique et pédagogique. De cette manière, le dialogue entre Paco et Miguel, durant lequel ce dernier explique ce qu’étaient Les Corps francs d'Afrique, et quelles étaient les nombreuses nationalités qui les composaient, est illustré par un schéma récapitulatif51 (Illustration n°16). Celui-ci correspond à un plan détail de la prise de notes du personnage de Paco dans ses carnets, qui joue avec les lettres et l’orientation de flèches et de traits de séparation pour faciliter la compréhension de ces éléments historiques.

De la même façon, certains plans comme celui de la ville de Paris illustrent le récit de l’entrée de La Nueve dans la capitale. L’irruption de ces plans modifie la structure de la bandes dessinées : l’intermédialité induit un bouleversement de l’organisation de la seule double page de Los surcos del azar52 (Illustration n°17). Pour mieux expliquer la progression, le plan des rues parisiennes s’étale sur les deux planches, tenues ouvertes par le·a lecteur·rice comme s’il·elle dépliait un véritable plan. Les cases ne suivent plus l’organisation régulière qui a pu être observée dans la majorité des pages précédentes ; elle s’articule autour de l’axe principal (la Seine et les différents quais qui la bordent) qui s’avère être, comme l’indique la couleur orange, le parcours suivi par les chars de la Nueve. La progression visuelle, concrète, est imagée par les cases, reconstituant les blindés de nuit et les rues désertes qu’ils traversent. Paco Roca semble jouer avec les techniques des plans interactifs numériques, qu’il adapte à la bande dessinée, réunissant sur une même planche un plan de ville vu du dessus et une « vue piéton ».

Les cartes sont également nombreuses. La plupart d’entre elles concerne les différentes alternatives d’exil des républicain·e·s espagnol·e·s, particulièrement complexes puisque nombreuses et reconstituées a posteriori. Les schémas les plus complets sur ce thème prennent la forme de cartes réparties par année, de 1939 à 194253, mentionnant des repères historiques, utilisant des couleurs et des flèches directionnelles pour plus de clarté, et précisant « version simplifiée54 » (Illustration n°18) dans leur titre pour signifier, d’une part, l’ampleur de l’exil et, d’autre part, une volonté de l’auteur d’éviter tout discours réducteur, de tenter de fournir des faits historiques détaillés, de ne pas aller vers la simplification et de prendre en compte tous les acteur·rice·s, y compris celles et ceux qui ont été invisibilisé·e·s.

On peut voir dans ces cartes schématiques un emprunt intermédial qui, dans son objectif pédagogique, n’est pas sans rappeler les manuels d’histoire. Elle s’accompagne également de schémas, de commentaires et de mises en scène qui contribuent à réintroduire une part d’humanité et d’intimité, redonnant vie et corps à ces flèches et à ces chiffres présents sur les cartes. Ainsi, Miguel oppose à cet effort de clarté la réalité de la confusion de l’époque pour les exilé·e·s : « nous devions continuellement prendre des décisions sur notre futur sans savoir où elles nous mèneraient55 » , « mets-toi à notre place, nous on n’avait même pas idée de ce qui se passait au-delà de ce désert56 », tandis que Paco transpose ces réflexions à l’époque actuelle : « … même en sachant où conduit chaque chemin pris par les exilés, j’aurais du mal à décider lequel je prendrais57 » (Illustration n°19). La construction du schéma qui accompagne cette remarque place la tête du personnage de Paco au centre des flèches directionnelles qui reproduisent les trajectoires des exilé·e·s, réintroduit l’empathie. Elle incite le·a lecteur·rice à se projeter et à s’interroger sur son propre comportement, à se mettre également à la place des républicain·e·s, ce qui réduit la distance entre les époques et invite de cette façon le·a lecteur·rice à participer à la reconstruction de la mémoire.

Interroger les processus d’écriture de la mémoire et les représentations

Il nous faut revenir sur la perspective adoptée par Paco Roca, celle de la reconstruction d’un entretien vraisemblable mais fictionnel avec un soldat réinventé de la Nueve, fondée sur une documentation historique et des témoignages qui rendent son parcours et son profil pour le moins réalistes. Dans cette interview réinventée, le personnage de Paco joue un rôle particulier. D’une part, le protagoniste valencien58 présente des caractéristiques graphiques et narratives proches du « moi-personnage59 » de l’auteur Paco Roca que nous pouvons rapprocher de celui qu’il met en scène dans des œuvres comme Andanzas de un hombre en pijama60 ou Memorias de un hombre en pijama 61. Cela signifie que le·a lecteur·rice est invité·e à identifier le personnage de Paco à une projection, dans le roman graphique, de Paco Roca, rendant ainsi crédible la première impression de la démarche de recherche de témoignages et d’entretien avec un soldat. Carmen P. García Navarro qualifie cette dynamique de représentation de l’auteur dans cette posture d’enquêteur vraisemblable de « stratégie métafictionnelle » et souligne l’ambiguïté qu’elle confère au discours historique : « l’entretien, bien que fictif, se présente de telle manière qu’il semble véridiqueet, de cette façon, légitime le récit méta-diégétique62 ». La dimension méta permet une certaine visibilisation du travail de recherche et de reconstruction de la mémoire. Dès les premières cases, la bande dessinée s’inscrit dans une dynamique de recherche puisqu’elle représente le personnage de Paco en quête de son hôtel63, errant dans les rues de Baccarat, sous la pluie, un carnet à la main pour le guider vers un « possible combattant de la seconde guerre mondiale d’après Robert64 » (clin d’œil probable à Robert S. Coale), carnet sur lequel est mentionnée l’éventualité d’un rendez-vous avec un certain Albert « avec lequel j’ai échangé au téléphone65 ». Ces éléments mettent en place les premiers tâtonnements de la recherche d’un témoin et l’incertitude du chercheur-auteur, confirmés par le refus de Miguel de parler de son passé66. D’autre part, le personnage de Paco, qui constitue un « masque bio-graphique67 » pour reprendre le concept de Xosé Pereira Boán, met également en évidence les filtres à travers lesquels il interprète les faits historiques, ainsi que les aspects émotionnels et pédagogiques qu’il choisit de mettre en avant dans le récit qu’il reconstruit à partir du témoignage de Miguel. De cette manière, le·a lecteur·rice découvre différents processus de scénarisation, de construction du récit et de l’image que ne dissimule pas le personnage de Paco. En effet, de nombreuses vignettes le représentent dans certaines cases en train de prendre des notes sur un carnet à mesure qu’il écoute le récit du personnage témoin des événements, mais aussi, dans d’autres, attablé à un bureau, ou dans un café, en train d’écrire et de dessiner, a posteriori, les informations récoltées en discutant avec Miguel. Cette double représentation nuance la mise en textes et en images du témoignage puisqu’elle insiste sur la distance, la médiation du travail d’écriture et de dessin. De plus, le personnage explique qu’il cherche justement, dans le récit des faits, ce qui créera un impact, à la fois narratif et visuel, sur le·a lecteur·rice. Ainsi, des scènes racontées par Miguel sont interrompues par Paco, prenant des notes, qui s’arrête sur certains détails prometteurs pour son projet de livre : « attends, attends que je finisse de noter. Tout ça peut rendre super68 » . La construction des deux pages renforce la brutalité de la coupure, puisqu’il faut tourner la page pour passer des trois vignettes inférieures en couleur qui replacent le·a lecteur·rice dans l’action de la guerre (ligne narrative du passé) aux deux vignettes supérieures, en noir et blanc (ligne narrative du présent), qui suspendent l’action et perturbent les dynamiques narratives. Ce jeu au détour de la page rappelle la dimension méta de Los surcos del azar et met en abîme la création pour mieux souligner le prisme de l’auteur-dessinateur qui reconstruit la mémoire a posteriori. De cette façon, Paco Roca remet aussi en question la manière de raconter l’histoire, soulignant que certains éléments relèvent de la mise en scène et de parti pris. Il invite le·a lecteur·rice à interroger les processus de récupération de la mémoire, de reconstruction de cette dernière, mais aussi d’écriture de l’histoire. Paco Roca propose également, à travers la relation et les tensions entre les deux personnages Miguel et Paco, une réflexion sur la technique de l’entretien et les problématiques liées au recueil de témoignages. Il soulève une forme possible d’instrumentalisation des interviews et met en évidence les conséquences, pour les témoins, des processus de récupération de la mémoire, afin de sensibiliser le·a lecteur·rice à la mémoire intime. Cette réflexion de Paco Roca sur les rapports entre journalistes, écrivains et témoins69 transparaît dans tout d’abord dans les tensions liminaires entre Paco et Miguel, qui ne veut pas replonger dans ses souvenirs. Elle réapparaît ensuite lorsque le vieil homme raconte l’exécution de soldats allemands, qui choque Paco, entraînant la colère de Miguel : « tu te prends pour qui à venir ici pour me juger, toi qui viens remuer la merde pour écrire ton espèce de livre ou je ne sais trop quoi ?70 ». Cette remarque s’inscrit dans la démarche précédemment évoquée tout autant qu’elle marque, à un niveau méta, les effets de la distance temporelle dans le processus d’écriture de la mémoire et les biais qu’elle induit, amenant de cette manière avec pédagogie le·a lecteur·rice à instaurer une distance à son tour, cette fois critique, à l’égard des écritures de l’histoire.

De ce fait, ce sont également les représentations historiques et politiques qui sont interrogées dans Los surcos del azar, aussi bien à travers le dessin que la narration, recommandant ainsi une certaine prudence dans l’interprétation des faits et des comportements. La figure de l’ennemi, du soldat nazi, est ainsi traitée de manière ambivalente. Elle apparaît, d’une part, de manière relativement topique : un soldat condamné, en uniforme, qui, blessé à la suite d’une bataille, refuse non seulement de se rendre, mais aussi de se faire soigner grâce à une transfusion sanguine de peur de recevoir du sang d’une personne juive71. Blond, en uniforme sombre, les sourcils constamment froncés, levant le poing et criant une dernière fois à la gloire d’Hitler72 (Illustration n°20), le personnage est représenté comme un archétype du soldat nazi. Pourtant, Los surcos del azar cherche également à matérialiser les traumatismes de guerre et à créer un contrepoint à une version manichéenne de l’histoire, comment le montrent les éléments suivants : la découverte discrète et silencieuse d’une photo de jeune femme dans un casque de soldat mort, agrémentée d’un regard significatif73 (Illustration n°21), la référence aux Alsaciens enrôlés de force74, l’exécution hors-cases de très jeunes Allemands effrayés, à l’uniforme tâché d’urine75 (Illustration n°22).

Le discours de Miguel au sujet des exécutions de soldats allemands est également nuancé par son attitude et ses expressions. Il affiche d’abord un apparent blocage et refus de discuter, comme le manifeste l’exclamation lapidaire « c’étaient des fascistes76 » et, dans la construction de la planche, la sortie du cadre de la case qui met fin au débat entre les deux personnages. Cependant, Los surcos del azar, par l’articulation des temporalités qu’elle met en œuvre, permet également de représenter les étapes de la construction de la « mémoire subjective » alimentée, comme l’explique Ángela Cenarro Lagunas, par les traumatismes et les émotions77 qui imprègnent peu à peu les récits des témoins lorsqu’ils sont postérieurs aux faits et aux expériences. De là l’oscillation de Miguel entre assumer certains faits et en regretter d’autres78. Le doute est suggéré à travers l’évolution chronologique des expressions faciales de Miguel79, qui nuancent son récit.

L’approche intermédiale pour articuler l’intime et la mémoire

Dans Los surcos del azar, Paco Roca ménage, dans l’espace et la narration de la bande dessinée, des moments intimistes qui non seulement favorisent l’identification du lectorat, mais qui permettent aussi de donner de la profondeur à la construction du personnage fictif de Miguel et, ce faisant, de renforcer la dimension sensible de la mémoire, aussi bien personnelle qu’internationale. Les nombreuses scènes de repas agrémentées des produits typiques tels que le vin80, le camembert81, les croissants82 ou les mirabelles83, mis en avant par des plans détails ou glissés en arrière-plan, contribuent à diminuer la pression des souvenirs de guerre et de résistance, à nuancer le tragique et à colorer d’un certain réalisme et d’une certaine convivialité les entretiens entre Paco et Miguel qui s’apparentent de plus en plus, au fil du roman graphique, à une conversation amicale. À ces partages de déjeuners, verres et cafés, s’ajoutent des stratégies intermédiales telles que le recours au croquis et à la poésie, qui contribuent à créer un effet d’intime.

Croquis intimistes de Miguel

Nous avons vu que le personnage de Paco est fréquemment dessiné par l’auteur en train de prendre des notes ou de réaliser des esquisses dans un petit carnet lorsqu’il échange avec Miguel. Ces croquis seraient, dans la narration, des portraits simultanés, qui constitueraient des traces a posteriori des interviews, pour leur conférer une dimension toujours plus vraisemblable et construire l’univers du personnage, son environnement, et donc, indirectement, sa personnalité et son rapport aux autres. Le résultat de ces ébauches apparaît parfois au détour d’une case, ou en pleine page84 (Illustration n°23), dans un style graphique différent du reste de la bande dessinée : le trait n’est plus continu, il imite la technique de l’esquisse, construisant l’impression que l’image est prise sur le vif, qu’elle surprend et retranscrit à la fois, sur le papier, l’intimité du personnage. Or, si nous les analysons, nous remarquons qu’elles représentent le personnage de Miguel non seulement dans son intimité mais également dans des moments de vulnérabilité, qui s’ajoutent aux nombreuses scènes d’action, de guerre, de décisions et d’actions difficiles tirées de ses souvenirs. Ainsi, il est croqué par Paco voûté, comme assoupi dans son fauteuil, dans un trait et une posture qui laissent transparaître le poids des années et du vécu85

La cage aux oiseaux, élément du domicile du protagoniste, est souvent présente en arrière-plan dessin d’entretien, constituant une sorte d’accessoire du personnage, puisqu’il est fréquemment montré, dans un portrait en contrepoint par rapport à la mémoire de guerre, en train de nourrir ou de s’occuper de ses oiseaux. Ainsi, le recours intermédial et symbolique au croquis, à la fois comme technique dans la narration et comme style graphique dans la bande dessinée, permet de donner de l’épaisseur et de la profondeur au personnage de Miguel, qui n’est plus seulement un soldat luttant contre le fascisme, mais aussi un vieil homme qui se souvient dans son environnement intime. Le trait change pour figurer une parenthèse intermédiale, narrative et graphique, créant de cette manière un espace pour laisser entrevoir l’intime. L’intime réside ainsi tout autant dans le sujet représenté que dans le trait lui-même, comme « sensation » selon Christian Rosset86.

La poésie, une parenthèse intermédiale et intimiste

Comme nous l’avons évoqué précédemment, c’est un poème d’Antonio Machado qui donne son titre au roman graphique. Cependant, le lien de la bande dessinée avec la poésie ne se résume pas à ce seul hommage, puisque Paco Roca consacre plusieurs planches à la mort en exil d’Antonio Machado. De cette manière, l’auteur introduit, à l’intérieur du récit de Miguel, le personnage de Ferreras, qui raconte qu’il a aperçu Antonio Machado lors de son passage dans les camps français 87, et qui annonce son décès aux autres personnages. Le dessinateur plonge alors le·a lecteur·rice dans les camps dans lesquels ont été transférés des exilé·e·s après qu’ils ont passé la frontière et lui donne à voir, comme dans une parenthèse narrative, la mort à venir d’Antonio Machado. La poésie s’invite de manière symbolique, mais influence également le dessin et le texte, réintroduisant ainsi l’horreur intime de l’exil. Il est intéressant de constater qu’Antonio Machado, abattu et prostré, est muet. Cette absence de parole crée un silence poétique et intimiste dénonçant les conditions inhumaines des camps français, puisque, comme le rappelle Bruno Blanckeman, l’intime réside également dans les non-dits, et se laisse entendre dans les silences88. La bande dessinée est capable de conférer une dimension intimiste à la mémoire car elle peut ménager ces silences, ces changements de rythme et de discours poétiques. Le geste fraternel qui consiste à donner une couverture au poète s’accompagne de l’encouragement « ánimo, maestro89 ». Ces deux éléments s’opposent à la violence du soldat français qui repousse le républicain venu en aide à son compatriote, ce qui révèle symboliquement le contraste entre la solidarité internationale attendue et la réalité du traitement indécent, violent et injuste réservé aux exilé·e·s. De plus, le poète apparaît dans Los Sucros del azar assis, désespéré, aux côtés d’un arbre qui rappelle la place des ormes, chênes, oliviers, etc. dans ses poèmes. L’arbre n’est pas ici un élément décoratif, qui agrémente la case, il s’agit d’une référence intermédiale symbolique à la poésie d’Antonio Machado. Alors que dans des poèmes tels que « Árbol » ou « A un olmo seco » Antonio Machado évoque la renaissance printanière, la réapparition de l’espoir d’une petite feuille verte, l’arbre que choisit de lui associer Paco Roca semble être un tronc desséché, dépourvu du moindre espoir de vie. Il incarne ainsi le désespoir du poète et annonçant son décès. D’un point de vue graphique, la case qui clôt la planche, accompagnée d’un cartouche décrivant l’enterrement d’Antonio Machado est la seule du roman graphique à présenter un fond blanc90 (Illustration n°25), dépourvu de contours de case, alors que la ligne narrative du passé et des souvenirs de Miguel a recours à la couleur. Silence et blanc constituent des techniques à la fois graphiques et poétiques que s’approprie le roman graphique pour évoquer de manière intimiste à la fois le deuil du poète et celui de l’espoir.

Conclusion

Note de fin

1 Parmi les nombreux prix reçus par Paco Roca, nous pouvons citer le prestigieux Premio Nacional de Cómic 2008 pour Arrugas. Arrugas, El invierno del dibujante et Los surcos del azar ont reçu des prix du Saló del Cómic de Barcelona. Pour plus d’informations bibliographiques sur Paco Roca : ROCA Paco, « Bibliografía », consulté le 17/08/2020, <https://www.pacoroca.com>.

2 Astiberri Ediciones publie majoritairement des romans graphiques, aussi bien espagnols qu’internationaux. Elle a publié de nombreux romans graphiques et bandes dessinées de Paco Roca, notamment El faro (2005), la traduction de la version française d’Arrugas (2007), El invierno del dibujante (2008), Las calles de arena (2009), la trilogie Un hombre en pijama (2011-2017) et La Casa (2015). Pour plus d’informations sur les publications d’Astiberri : ASTIBERRI, « Catálogo », consulté le 17/08/2020, <https://www.astiberri.com>.

3 Premio Zona Cómic pour la meilleure bande dessinée espagnole (2013), Gran Premio Romics (Roma, 2014), Prix de la meilleure œuvre créée par un auteur espagnol du Salón Internacional del Cómic de Barcelona 2014, Premio de la Crítica 2014 pour la meilleure œuvre et le meilleur scénariste espagnol, Premio Mandarache de Jóvenes Lectores 2019 de la mairie de Cartagena. ASTIBERRI, « Los surcos del azar. Edición ampliada Paco Roca », consulté le 17/08/2020, <https://www.astiberri.com/products/los-surcos-del-azar-edicion-ampliada.

4 La traduction française, publiée aux éditions Delcourt, cherche, grâce à son titre et à la préface d’Anne Hidalgo annoncée en couverture, à établir avant même de commencer la lecture un pont entre l’histoire des républicain·e·s espagnol·e·s et l’histoire française : Paco Roca, La Nueve : les républicains espagnols qui ont libéré Paris, Paris, Delcourt, collection « Mirages », traduction de Jean-Michel Boschet, 2014, 313 p.

5  Souto Luz Celestina, « Carlos Giménez y la historieta responsable », in: SCARSELLA Alessandro, DARICI Katiuscia, FAVARO Alice (éd.), Historieta o Cómic Biografía de la narración gráfica en España, Venecia, Edizioni Ca’Foscari, 2017, p. 150

6 García Santiago, La novela gráfica, Bilbao, Astiberri, 2010, p. 214.

7 Arrugas est la deuxième bande dessinée espagnole à recevoir le Premio Nacional del Cómic. Sa forme et les thématiques qu’elle aborde (Alzheimer, la vieillesse et les relations familiales) en font l’une des pionnières du courant des romans graphiques espagnols contemporaines. Son succès international a contribué à faire connaître la bande dessinée espagnole par-delà les frontières ibériques d’une part, mais également dans des médias connexes et auprès d’un public plus large, comme le montrent les prix Goya gagnés en 2012 de l’adaptation sous forme de long-métrage animé Arrugas réalisée par Ignacio Ferreras. ROCA Paco, Arrugas, 6. ed, Bilbao, Astiberri, 2007, 104 p.

8 Isabelle Touton utilise, pour se référer à ce type d’œuvre, le concept de « tebeo sensible » : Touton Isabelle, « Apuntes sobre el realismo en las narraciones visuales actuales. El ejemplo de la adaptación cinematográfica del cómic María y yo de Miguel Gallardo por Félix Fernández Castro », in: Pasavento. Revista de Estudios Hispánicos, 2014, Alcalá, Universidad de Alcalá, vol. 2, p. 89. 

9  Alary Viviane, Corrado Danielle, Mitaine Benoît, « Introduction. Et moi, émoi ! », in : Alary Viviane, Corrado Danielle, Mitaine Benoît (dir.), Autobio-graphismes : Bande dessinée et représentation de soi, Chêne-Bourg, Georg, 2015, p. 19-20.

10  Pasamonik Didier, « De quoi la crise est-elle le nom ? », in: Sapin Mathieu, L'état de la bande dessinée : vive la crise? Actes de la troisième Université d'été de la bande dessinée, Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, 2008, p. 27-28.

11  GALLARDO SARMIENTO Francisco et GALLARDO Miguel Ángel, Un largo silencio, Alicante, Edicions de Ponent, 1997, 70 p.

12 « renovación del cómic propio ». GARCÍA Santiago, « En el umbral. El cómic español contemporáneo », in : ARBOR Ciencia, Pensamiento y Cultura [en ligne], 2011, vol. CLXXXVII, p. 261. Toutes les traductions sont de l’autrice de l’article.

13 ALTARRIBA Antonio, KIM, El ala rota, Barcelona, Norma Editorial, 2016, 264 p., LLOBEL Sento, URIEL Elena, Un médico novato, Salamandra Graphic, Barcelone, 2013, 152 p., ZAPICO Alfonso, La balada del norte, Bilbao, Astiberri, 2015, 232 p., Penyas Ana, Estamos todas bien, Barcelone, Salamandra Graphic, 2017, 112 p.

14 Rémy Besson réunit à travers le concept de « coprésence » différentes relations intermédiales qu’il hiérarchise en fonction de leur degré d’intégration par rapport au média-hôte. Besson Rémy, Prolégomènes pour une définition de l’intermédialité à l’époque contemporaine, s.l., 2014, p. 5, en gras dans le texte.

15 La reconnaissance officielle augmente notamment dans les années 2000 avec l’installation en 2004 d’une plaque commémorative à Paris et l’organisation en 2019 d’un hommage à la Nueve à l’occasion du 75e anniversaire de la libération de Paris.

16 MESQUIDA Evelyn, SEMPRÚN Jorge, La Nueve : los españoles que liberaron París, Barcelone, Ediciones B, 2008, 289 p.

17 MARQUARDT Alberto, La Nueve ou Les oubliés de la victoire, Paris, Point du jour, France Télévisions, Ivry-sur-Seine, ECPAD, 2009, 1h52.

18 MACHADO Antonio, Campos de Castilla, Madrid, Renacimiento, 1912, 198 p.

19 RAJEWSKY Irina, « Intermediality, Intertextuality, and Remediation: A Literary Perspective on Intermediality », in : Intermédialités : Histoire et théorie des arts, des lettres et des techniques / Intermediality : History and Theory of the Arts, Literature and Technologies, 2005, n°6, p. 53.

20 YEMSI-PAILLISSÉ Anne-Claire, in: CORRONS Fabrice et al., « De la critique des dispositifs à l’intermédialité pour approcher les productions artistiques : bilan des travaux du séminaire Intermedialidades (Université Toulouse-Jean Jaurès, France) », in : Intermédialités / Intermediality, 2018, n°29.

21 CORRONS Fabrice, in: Fabrice Corrons et al., op.cit..

22 RAJEWSKY Irina, op.cit., p. 53.

23 YEMSI-PAILLISSÉ Anne-Claire, op.cit..

24 Libération, Paris, Édition de Paris, 25 août 1944.

25 ROCA Paco, Los surcos del azar, Bilbao, Astiberri Ediciones, 2013, p. 274.

26 BOLTER Jay David et GRUSIN Richard, Remediation: understanding new media, Cambridge, Mass, MIT Press, 1999, p. 34

27 Id.

28  DRONE Raymond Dronne, Carnets de route d'un croisé de la France Libre, Paris, Editions France-Empire, 1984, 354 p.

29 ROCA Paco, op.cit., p. 157.

30 Ibid., p. 160.

31 Robert S. Coale, dans l’épilogue de 2013, affirme avoir été « intransigente con ciertos detalles históricos » [« intransigeant vis-à-vis de certains détails historiques »] avec Paco Roca. Ibid., p. 323.

32  Citation originale : « subjetividad, silencios, olvidos y resignificaciones del pasado; como a la vez de información cualitativa, de vivencias y experiencias difícilmente localizables en otro tipo de fuentes ». Aguado Ana, « La cárcel como espacio de resistencia y de supervivencia antifranquista », in : NASH Nash (éd.), Represión, resistencias, memoria. Las mujeres bajo la dictadura franquista, Granada, Comares Historia, 2013, p. 37.

33 « personajes históricos verídicos ». ROCA Paco, op.cit., p. 323

34 « cuántos años sin abri resta caja. Ni me acordaba de todo lo que guardo aquí », ROCA Paco, op.cit., p. 119.

35 « por circunstancias no pude guardar mucho de todo aquello », ROCA Paco, op.cit., p. 174.

36 « varias de las anécdotas, quizás las más inverosímiles, representan acontecimientos reales. Le corresponde al lector decidir por sí mismo cuáles son ». ROCA Paco, op.cit., p. 323

37 « the medium itself should disappear and leave us in the presence of the thing represented », BOLTER Jay David et GRUSIN Richard, op.cit., p. 6.

38 ROCA Paco, op.cit., p. 183.

39 Ibid., p. 105.

40 Ibid., p. 115.

41 Ibid., p. 114.

42 Ibid., p. 112.

43 Ibid., p. 173.

44 Ibid., p. 186.

45 Ibid., p. 17.

46 BAÑÓN RODES Eugenio, Stanbrook, Alicante, Archivo Municipal.

47 ROCA Paco, op.cit., p. 285.

48 Ne disposant pas des droits, nous n'avons pas pu reproduire dans cet article les photographies en question, mais la consultation de celles de l'article du journal espagnol ABC peut éclairer la documentation et les choix graphiques de Paco Roca : VILLATORO Manuel P., « Los republicanos españoles que liberaron Paris de los nazis », ABC [en ligne], 18/06/2015, consulté le 17/08/2020 <https://www.abc.es/espana/20150604/abci-lanueve-leclerc-paris-nazis-201506031551.html?ref=https:%2F%2Fwww.google.com%2F>.

49 « nunca te has interesado por nada de mi vida » ROCA Paco, op.cit., p. 41.

50 « letargo de la memoria colectiva, el olvido de la sociedad con respecto a los verdaderos héroes de las proezas ». MALALANA UREÑA Antonio, « Paco ROCA (guionista e ilustrador), Los surcos del azar », in : Aportes: Revista de historia contemporánea, janvier 2015, Madrid, Schedas, n°87, p. 206.

51 ROCA Paco, op.cit., p. 92.

52 Ibid., p. 270-271.

53 Ibid., p. 90-91.

54 « versión simplificada », ibid., p. 91.

55 « Continuamente debíamos tomar decisiones sobre nuestro futuro que no sabíamos dónde nos llevarían », Ibid., p. 90.

56 « imagínate a nosotros, que no sabíamos bien ni lo que estaba pasando más allá de aquel desierto », Ibid., p. 91.

57 « … aun sabiendo adónde conduce cada camino que tomaron los exiliados, me costaría decidir cuál tomaría yo », Id.

58 « tu m'as bien dit que tu étais de Valence, non ? » (« me dijiste que eras de Valencia, ¿no? »), Ibid., p. 79.

59 Selon Thierry Groensteen, le « moi-personne » est « une effigie qui les représentera [les auteurs] en toutes circonstance et assurera leur identification immédiate par le lecteur ». Groensteen Thierry, « Ambiguïtés de l’auto-représentation », in : Neuvième art 2.0, Angoulême, Cité internationale de la bande dessinée et de l'image, 2013.

60 ROCA Paco, Andanzas de un hombre en pijama, Bilbao, Astiberri, 2014, 80 p.

61 ROCA Paco, Memorias de un hombre en pijama, Bilbao, Astiberri, 2011, 136 p.

62 Citation complète traduite : « cette stratégie méta-fictionnelle, lorsqu’elle représente Roca comme un personnage, confère une certaine ambiguïté à la référentialité absolue aux récits diététiquesl’entretien, bien que fictif, se présente de telle manière qu’il semble véridiqueet, de cette façon, légitime le récit méta-diégétique », citation originale : « Esa estrategia metaficcional, al presentarse Roca como personaje, dota de cierta ambigüedad a la referencialidad absoluta al relato diegético –la entrevista, aunque ficticia se presenta de una forma que resulta veraz– y legítima así el relato metadiegético ». García Navarro Carmen P., « Viñetas de memoria: Los surcos del azar de Paco Roca », in : Lluch-Prats Javier, Martínez Rubio José, Souto Luz C. (éd.), Las batallas del cómic. Perspectivas sobre la narrativa gráfica contemporánea, Valence, Anejos de Diablotexto Digital, 2016, p. 118-132.

63 ROCA Paco, op.cit., p. 20-21.

64 « posible combatiente II G.M según Robert », Ibid., p. 22.

65 « con el que hablé por teléfono », Ibid., p. 22.

66 Il manque le premier rendez-vous que lui donne Paco (ROCA Paco, op.cit., p. 23-26), se laisse difficilement convaincre et se présente en retard (Ibid., p. 30), se montre particulièrement revêche « je n’ai pas grand-chose à raconter » (« no tengo mucho que contar », Ibid., p. 32), répète de nombreuses fois « je suis fatigué » (« estoy cansado », Ibid., p. 31, 41, 42) et coupe fréquemment court à l'entretien : « ce n'est pas bientôt fini ? Qu'est-ce que tu veux savoir de plus ? » (« ¿no hemos acabado ya? ¿qué más quieres saber? », Ibid., p. 41)

67 « máscara bio-gráfica », Pereira Boán Xosé, « Memoria paria y reterritorialización gráfica en Los surcos del azar de Paco Roca », in : Transitions: Journal of Franco-Iberian studies, 2018, Boca Raton, Florida Atlantic University, n°12, p. 63.

68 « espere, espere que acabe de apuntarlo. Todo esto puede quedar genial », ROCA Paco, op.cit., p. 212.

69 « Eso me permitía hablar de otro tema, de cómo los periodistas y los escritores que narran historias con testimonios de personas se aprovechan de los entrevistados; no tienen ningún problema en hurgar en la herida, hacer lo que haga falta por tener su historia... A veces me siento así ». ROCA Paco, AIMEUR Carlos, « Paco Roca: “Los héroes de la División Nueve han sido ignorados” », Valencia, 2013, consulté le 17/08/2020, <http://epoca1.valenciaplaza.com/ver/108987/paco-roca-losheroes-de-la-division-nueve-han-sido-ignorados.html>

70 « ¿quién te crees tú que eres para venr aquí a juzgarme? Vienes a revolver la mierda para escribir tu libro o lo que sea que vayas a hacer », ROCA Paco, op.cit., p. 221.

71 Ibid., p. 219 et p. 225.

72 Ibid., p. 219.

73 Ibid., p 110.

74 Ibid., p 232.

75 Ibid., p. 227.

76 « ¡eran fascistas! », Ibid., p. 221.

77  Cenarro Lagunas Ángela, « La Historia desde abajo del Franquismo », in: RODRÍGUEZ BARREIRA Óscar (éd.), El Franquismo desde los márgenes. Campesinos, mujeres, delatores, menores…, Lleida, Editorial Universidad de Almeria / Edicions de la Universitat de Lleida, 2013, p. 39.

78 ROCA Paco, op.cit., p. 229.

79 Ibid., p. 221, 225, 226-229.

80 Ibid., p. 126.

81 Ibid., p. 204.

82 Ibid., p. 106.

83 Ibid., p. 83.

84 Ibid., p. 43.

85 Ibid., p. 169.

86 Rosset Christian, Éclaircies sur le terrain vague : mise à nu, Paris, L'Association, 2015, p. 30.

87 ROCA Paco, op.cit., p. 61.

88 Blanckeman Bruno. Figures intimes/postures extimes. In Mura-Brunet Aline, Schuerewegen Franc (dir.). L'intime - L'extime [Texte imprimé]. 1e édition. Amsterdam ; New-York : Rodopi, 2002, p. 45.

89 ROCA Paco, op.cit., p. 62

90 Ibid., p. 63.

Citer cet article

Référence électronique

Agatha Mohring, « De la carte au croquis : intermédialité pédagogique et intimiste de la mémoire dans le roman graphique Los surcos del azar de Paco Roca », Plasticité [En ligne], 3 | 2021, mis en ligne le 28 juin 2021, consulté le 09 décembre 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/plasticite/441

Auteur

Agatha Mohring

Université d’Angers