La question du jeu dans les expositions d’art contemporain semble incontournable aujourd’hui si on fait le constat des nombreuses œuvres qui proposent une dimension interactive et ludique. Le domaine de la création artistique pourrait bien avoir eu en toute époque des liens avec la notion de jeu, mais nous choisissons ici de l’aborder dans sa période contemporaine.
Lorsque nous le considérons en tant qu’objet, ou comme élément formel qui incite des utilisateurs à devenir des joueurs qui se soumettent à des règles, que pourrait alors avoir le jeu en commun avec l’objet d’art ? En prenant l’exemple de l’utilisation des technologies et de la programmation dans le champ artistique, nous remarquons que de nombreuses œuvres proposent une dimension interactive qui invite le spectateur à se prendre au jeu de l’artiste. Peut-on alors poser les limites de l’œuvre jouable et du jeu artistique ? Et enfin, que pouvons-nous attendre d’un art interactif qui accorde une importance sans précédent à la jouabilité ?
Même s’il peut être intéressant de comprendre dans quelle mesure l’art et le jeu se rapprochent et se distinguent, nous souhaitons avant tout analyser la notion de jouabilité en relation avec la notion de plasticité. C’est pourquoi dans un premier temps nous tenterons de mieux cerner cet espace de liberté que l’artiste décide de laisser au spectateur. Nous verrons ensuite que les confrontations du spectateur avec une œuvre induisent souvent un rapport à l’expérience instinctive (détachement, découverte, plaisir esthétique) en articulation avec une démarche qui est davantage de l’ordre d’une activité intellectuelle (compréhension, interprétation, réflexion). Une analyse des œuvres jouables va donc nous obliger à remettre en question une nécessaire opposition entre le travail et le jeu, au lieu de laquelle nous proposerons d’étudier le problème selon une dialectique entre emprise et lâcher prise.
Nous proposons donc d’aborder la question du jeu comme une mise en action du « je », soulevant des questions critiques sur nos propres tendances à jongler entre ces désirs pulsionnels d’emprise et de lâcher prise. La compréhension et l’exploitation de ces tendances constitue un enjeu important. Elles régulent l’industrie du jeu vidéo mais elles s’étendent aussi récemment à plusieurs types d’entreprises et à divers modèles sociaux. Ces tendances intéressent les artistes et nous allons tenter de le montrer par l’étude de quatre œuvres : l’installation/performance en réseau Domestic Tension de Wafaa Bilal, le jeu vidéo Portal de Valve Corporation, le jeu vidéo Another World de Eric Chahi ainsi que l’installation interactive Cyber-Botanica que j’ai moi-même réalisée. Malgré l’hétérogénéité apparente de ce corpus, de nombreux points de rencontre entre ces différentes créations vont nous obliger à remettre en question une catégorisation stricte entre les installations interactives et les jeux vidéo. Il est important de préciser que les jeux vidéo que nous étudierons ont tous deux récemment fait leur entrée au Musée d’Art Moderne de New York pour y être conservés. Cependant, nous ne souhaitons pas nous contenter de commenter simplement le choix de ce musée. En effet, nous préférerons préciser en quoi ces jeux disposent de qualités comparables à celles des installations artistiques pour enfin voir émerger les enjeux d’une dimension ludique de l’art.
Les différents jeux
Les différentes acceptions du terme « jeu » semblent toutes avoir un intérêt au regard des pratiques artistiques. Ainsi, avant d’employer le terme de jouabilité, il semble nécessaire de faire le point sur la notion de jeu dans sa relation avec les pratiques artistiques. Tout d’abord, du latin ludus, le jeu est défini comme activité ayant pour finalité le divertissement, le détachement, mais aussi l’éveil et l’épanouissement personnel. Dans sa dimension ludique, nous verrons que l’activité du jeu peut être étroitement liée à l’expérience ainsi qu’au développement d’une sensibilité esthétique. Il y a dans l’approche expérientielle du jeu cette idée de détachement et de gratuité dans un rapport à l’action qui est sans contrainte ou même sans finalité. Le jeu nous rappelle ainsi la manière dont l’artiste réagit à son environnement en faisant preuve de détachement vis-à-vis de son projet de réaliser une œuvre. Cela peut être le cas par exemple lorsqu’il expérimente ou autrement dit lorsqu’il assemble des éléments sans que le processus soit guidé par un projet de création précisément établi en amont. Dans cette situation, l’artiste fait preuve de lâcher-prise en favorisant la satisfaction directe des sens plutôt que la mise en œuvre d’un projet structuré et travaillé.
Notons maintenant que le jeu comme manière de jouer, c’est-à-dire l’engagement intellectuel que l’on met en œuvre pour approfondir la compréhension et la maîtrise de règles, de techniques, ou encore de stratégies, à des fins de compétition, de simulation ou même de création, semble aussi avoir un intérêt significatif dans de nombreuses démarches artistiques. Les manières de jouer d’un individu peuvent concerner sa capacité à maîtriser des éléments dans des démarches techniques mais aussi stylistiques. Si le jeu concerne des techniques stratégiques qui permettent de l’emporter sur d’autres joueurs dans un environnement compétitif comme on le retrouve souvent dans les pratiques sportives, le terme est aussi utilisé pour désigner la manière de pratiquer un instrument et l’attitude stylistique qui s’y rattache. Ensuite, lorsqu’on joue la comédie, on tente de maîtriser des attitudes corporelles et psychologiques dans le but de jouer un rôle. Dans ce sens le jeu amène un questionnement sur l’identité et l’intersubjectivité par la simulation d’une nouvelle personnalité ou l’action de se donner un rôle au sein d’un contexte social. Ce type de jeu nous rappelle bien sûr l’expérience dionysiaque de la mythologie grecque. Dans les représentations musicales ou théâtrales et ce qu’on appelle plus généralement désormais le spectacle vivant, les artistes jouent l’œuvre. Le jeu est donc relatif au déploiement d’actions dans un temps donné. Dans le domaine des arts plastiques cependant, cette acception du terme de jeu n’est pas employée pour qualifier les activités de l’artiste. En effet, on ne dit pas d’un artiste qu’il joue son œuvre. D’un point de vue temporel, le plasticien travaille des matériaux et la plupart du temps il présente ensuite les résultats de ses actions sur ces matériaux. Pour étudier cette approche du jeu comme action stylistique en art, il faudra nous orienter vers les œuvres qui intègrent des moments d’actions à part entière. À travers des performances ou des dispositifs interactifs, l’artiste se met lui-même en jeu ou invite parfois les spectateurs à jouer un rôle dans le déroulement temporel de l’œuvre.
Enfin, le jeu désigne aussi la possibilité de mouvement d’un élément dans un espace disponible. Ce jeu peut être indésirable pour certains aspects techniques, mais peut par ailleurs se présenter comme une marge de manipulation possible d’un élément de l’œuvre par le spectateur. Il définit une potentielle actualisation de l’œuvre par l’action. Dans ce sens, la jouabilité d’une œuvre désignera donc les espaces de liberté laissés par l’artiste et dans lesquels le spectateur peut intervenir. Si l’œuvre propose une dimension interactive, c’est donc dans cet espace de liberté que le spectateur pourra alors se prendre au jeu dans les deux premiers sens que nous lui avons donnés, comme divertissement ou comme travail stylistique ou intellectuel. Il faut bien différencier toutefois la notion de jouabilité de celle d’interactivité. Si cette dernière concerne l’aspect relationnel des différents éléments d’un système, elle désigne toutes les possibilités d’interactions possibles au sein de ce système. Une œuvre peut interagir avec un algorithme ou en fonction de données environnementales, sans laisser toutefois d’espace de liberté au spectateur. La jouabilité en revanche, concerne plus précisément l’interactivité à travers laquelle les humains peuvent intervenir pour y exercer une activité qui relève du jeu. Toute œuvre interactive n’est donc pas nécessairement jouable. Ce qui caractérise alors la jouabilité, c’est la qualité de la prise en main d’un élément d’un système interactif par un utilisateur.
Jouabilité et plasticité
Maintenant que nous avons mieux cerné les différents sens que peut revêtir la notion de jeu, il paraît important de mieux comprendre comment cet espace de liberté peut prendre forme, entre la volonté de l’artiste et celle du public participant, dans la mesure où ce dernier actualise sans cesse la forme de l’œuvre. En laissant agir le spectateur sur le résultat, les artistes peuvent être accusés d’effacement vis-à-vis de la singularité de leur démarche artistique. Pourtant, de nombreux artistes qui réalisent des œuvres jouables semblent s’intéresser à un autre type de mise en forme. En instaurant des situations relationnelles spécifiques, il ne s’agit plus de modeler des formes une fois pour toutes, mais il s’agit en revanche de donner des formes qui s’inscrivent dans le caractère interrelationnel d’un système. A partir de cette première supposition, nous allons donc étudier comment la jouabilité peut être envisagée au regard de la plasticité.
Nous considérons ici la plasticité comme la réponse d’un matériau quant aux actions qu’il reçoit, et plus particulièrement sa capacité à garder la forme qui lui est donnée par les actions de l’artiste. Lorsque l’artiste travaille un système qui implique des relations, des variables ou des processus, ce n’est plus le matériau même qui rend compte des interventions de l’artiste, mais ce sont les relations qu’entretiennent alors les différents médias du système. Si l’interactivité offre la possibilité de paramétrer la réponse d’un média compte tenu des sollicitations qu’il reçoit, nous pourrions même supposer que cette interactivité pourrait se définir comme un moyen de programmer la plasticité d’un média, et plus généralement d’un système. Définir une interaction, c’est donner des propriétés artificielles d’action/réaction qui peuvent témoigner d’un degré de plasticité, mais pas seulement. Modeler des relations permet de paramétrer des résultats d’actions. Entre dureté et malléabilité, plasticité et élasticité, donner forme à un système de relation n’est pas relatif dans ce cas à une seule de ces caractéristiques car elles peuvent toutes potentiellement être simulées, modélisées ou reproduites.
Le caractère artistique d’une œuvre jouable ne concerne pas seulement une production finale qui témoigne des interventions de l’artiste confronté à la plasticité des matériaux. Il se trouve dans les différentes confrontations de l’œuvre/système avec son spectateur/utilisateur. L’artiste ne crée plus seulement un objet dont l’apparence est significative, mais il crée un ensemble pouvant impliquer différents médias organisés comme dispositif, avec une interface, des spectateurs/participants, ensemble qui donne forme à une situation elle-même signifiante. Précisons enfin que cette situation peut tout à fait révéler une intention ou un parti pris conceptuel de l’artiste. L’esthétique que nous devons étudier dans ce type d’œuvre n’est pas celle d’une simple réception sensible et passive du spectateur, mais celle d’une mise en situation d’échanges. Nous pouvons constater l’apparition relativement récente de théories autour de l’interactivité et de la jouabilité dans l’art. En France, Jean-Louis Boissier a développé une importante réflexion théorique autour des arts interactifs, proposant une esthétique de la saisie interactive et de la jouabilité, à travers différents textes et notamment dans son ouvrage La Relation comme forme1. Mais aussi, Samuel Bianchini et Jean-Paul Fourmentraux proposent l’expression d’esthétique opérationnelle2 pour qualifier les œuvres dans lesquelles le spectateur devient opérateur par le biais des dispositifs informatiques. Ce qui est considéré comme relevant de l’esthétique, ce n’est plus l’empreinte de l’action de l’artiste telle qu’elle est donnée à voir par le biais d’un objet, mais la forme que prennent les nombreuses actions et réactions du spectateur confronté à un système. À propos de la possibilité de paramétrer l’interactivité d’un système, nous pourrions parler alors d’une plasticité programmable. En façonnant les relations entre plusieurs médias et non nécessairement le média lui-même, cette approche consiste à concevoir, comme l’explique Jean-Louis Boissier, la relation comme forme même. L’auteur suggère de considérer l’interactivité comme un « […] matériau à mettre en forme, à travailler dans sa transparence ou son opacité, dans sa fluidité ou sa rigidité », puis précise ensuite que « la puissance dramatique du virtuel réside dans cet appel à être actualisé, dans le désir d’accès, de déclenchement, d’exploration et de découverte. » (BOISSIER, 2004,145)
L’interactivité du numérique et de l’électronique dépend d’un travail de gestion des électrons et des photons, elle est donc un travail sur le flux et non sur les couches de matière. Les nouveaux médias impliquent des matériaux fluctuants offrant une malléabilité qui serait davantage de l’ordre de variables d’intensité que de plasticité. Cette réflexion pourrait nous mener à différencier les arts plastiques des arts que l’on nomme de plus en plus « arts des nouveaux médias ». Pourtant, nous pouvons difficilement nier la crédibilité d’une approche qui prend en compte une certaine plasticité des matériaux fluctuants. Par exemple, les signaux électriques et informatiques permettent en effet de modeler (et donc de donner une forme), à un flux lumineux, qu’il apparaisse sur les pixels d’un écran ou qu’il soit projeté dans l’environnement. Le flux électrique traversant les circuits imprimés, les réseaux de câbles et encore d’autres matériaux conducteurs liquides ou solides, aurait aussi selon cette approche des propriétés plastiques.
Le développement récent de ce qui a été nommé E-ink (encre électronique), est une preuve marquante de la possibilité d’introduire l’interactivité de façon tout à fait transparente à l’intérieur même d’un des matériaux typiques des arts plastiques. La nouvelle E-ink Prism est une encre connectée qui peut changer de couleur. Avec la miniaturisation, la technologie atteint une échelle qui la rend invisible à l’œil nu au point qu’elle semble se glisser dans les propriétés naturelles des matériaux. S’il est possible depuis un certain temps déjà de jouer avec une lumière projetée pour faire changer un mur de couleur, E-ink relève un nouveau défi qui est celui de rendre interactive la matière première. L’image modulable n’est plus alors la simple apparition fantomatique de l’image projetée et nous pouvons dire que l’interactivité s’introduit dans la matière brute, dans la matière solide et palpable, et donc vers une gamme bien plus vaste de matières plastiques.
Par ailleurs, même si nous tenions à considérer ces flux comme des matières non plastiques, qu’ils soient électriques ou photoniques et souvent organisés de manière quantifiée par les technologies numériques, nous ne pouvons faire l’économie du nombre croissant de pratiques transdisciplinaires et d’œuvres multimédia qui rend difficile une catégorisation des arts selon les matériaux et techniques employés. Dès lors, deux postures semblent se dessiner. La première consisterait à accepter ces nouveaux médias comme relevant des arts plastiques. La seconde apparaît comme une volonté de revoir la logique selon laquelle les différentes approches de l’art contemporain sont classifiées.
De l’interactivité à la jouabilité, nous comprenons que les œuvres qui utilisent les nouveaux médias de l’informatique assument leur dimension variable dans une temporalité donnée. C’est dans ces conditions qu’elles peuvent inviter le spectateur à se prendre au jeu. À ce propos, Jean-Louis Boissier explique :
On peut décrire une œuvre interactive comme une entité virtuelle à explorer, à manipuler, ou même à révéler ou à faire naître par l’intermédiaire d’une interface. Mais il est plus juste de désigner comme œuvre tout cet ensemble. Le spectateur, pris dans le jeu des interactions, fait partie intégrante de la proposition artistique. (BOISSIER, 2004,142)
Maintenant que nous avons précisé la notion de jouabilité dans le contexte des arts plastiques, nous allons voir à travers différents exemples la multiplicité des enjeux qui peuvent émerger de cette jouabilité. Avec la possibilité de rendre les œuvres plus accessibles en faisant appel à une « gamification » de l’art, ou encore en tenant compte de l’aspect artistique et sérieux que peuvent prendre certains jeux, la distinction entre le jeu et l’exercice intellectuel fait l’objet d’une remise en question. Nous montrerons alors en quoi il paraît nécessaire d’aborder cette problématique de façon dialectique à travers les notions d’emprise et de lâcher-prise.
Le jeu à la première personne
Danielle Orhan fait une analyse pertinente d’un corpus d’œuvres qui renvoie aux jeux de la catégorie agon, selon la classification de Roger Caillois. En prenant pour principal exemple Stadium de Maurizio Cattelan, elle montre comment l’œuvre détourne et réinvente un jeu de sport d’équipe. En effet, Stadium se présente sous la forme d’un baby-foot aux dimensions démesurées sur lequel se sont affrontées une équipe italienne et une équipe composée de Sénégalais. L’artiste propose une vision satirique du jeu de table qui fait référence au football, en posant un regard critique sur nos habitudes sociales autour de certaines pratiques du jeu, de leur médiatisation et de leurs enjeux politiques. Alors, au sujet de ce type de jeux revisités par les artistes, Danielle Orhan écrit :
De la même manière que la satire agit comme une rectification, un ajustement ciblé, les artistes s’emparent des artefacts des jeux en en modifiant sensiblement la structure. Ils font du jeu un miroir oblique des fonctionnements de la société. L’ellipse joue alors à plein dans ces gauchissements de structures modélisées. Partant, les artistes mettent en exergue une faille, un défaut d’ajustement de la mécanique politique et sociale. Dans un esprit satirique, ils en démontrent les règles en les retournant contre ce système même. Ils créent du jeu où il y a déjà du jeu. Dans le même temps, en invitant à jouer et à inventer des règles nouvelles, ils proposent de renégocier notre vision du monde et notre rapport à autrui. Ce faisant, ils jouent eux-mêmes leur partie dans le jeu du système. (ORHAN, 2006)
Axée sur le détournement du principe du jeu et de ses règles par l’artiste, la réflexion de Danielle Orhan constitue une base importante pour l’analyse que nous allons mener. À travers des situations de mise en scène critiques de l’acte de jouer, elle montre qu’en prenant part à une partie, c’est aussi quelque part une manière de prendre parti. Cette analyse des jeux de l’agon est d’un grand intérêt pour une réflexion sur les jeux collectifs et les phénomènes de groupes. Nous allons toutefois nous intéresser aux jeux que Roger Caillois classe dans la catégorie Mimicry et qui concernent davantage la simulation. Notre réflexion étant orientée vers les dispositifs interactifs et jouables, la simulation nous intéresse particulièrement dans la mesure où elle se présente comme un mode de jeu qui peut concerner autant des installations artistiques que des jeux vidéo. Par l’intermédiaire des interfaces, nous observerons de possibles interactions entre cette mimesis et le réel auquel elle fait référence. Pour cette raison, la mimesis semble une notion importante dans le jeu comme dans l’art.
Le corpus que nous avons choisi s’orientera en premier temps vers les mécanismes de jeux de types FPS, acronyme de First-Person Shooter (en français « jeu de tir à la première personne »), dans la mesure où ils amènent les joueurs à s’identifier comme personnage central du jeu. En jouant selon le modèle optique subjectif de la perspective, le « je » du joueur est invité à se prendre au jeu de l’immersion dans un environnement informatique soumis à des règles. Nous verrons alors deux exemples : l’œuvre Domestic Tension de l’artiste Wafaa Bilal qui revisite et détourne les jeux de FPS et du paint-ball dans la mise en œuvre d’une installation/performance en réseau, ainsi que le jeu vidéo Portal développé par Valve Corporation, qui reprend le gameplay des jeux de tirs à la première personne tout en proposant un jeu de logique scénarisé autour de la question de l’intelligence artificielle.
Les mécanismes des jeux de type FPS ont été exploités à plusieurs reprises dans des démarches artistiques contemporaines. Une œuvre de référence est l’installation World Skin de Maurice Benayoun, qui affiche un environnement virtuel de guerre avec lequel les spectateurs interagissent par l’intermédiaire d’appareils photos. En déclenchant le shoot de l’appareil photo en face de l’écran, l’utilisateur efface l’image de l’environnement informatique pour la faire sortir sous forme de véritable photo imprimée. L’artiste connecte une interface (l’appareil photo) comme objet réel de l’environnement du spectateur à un environnement fictif animé en image de synthèse. De manière presque inversée, l’artiste Wafaa Bilal connecte une interface informatique à un environnement réel dans son œuvre Domestic Tension.
Dans cette performance qui a démarré en mai 2007, l’artiste était lui-même en scène occupant une pièce de musée pendant trente jours. Dans cette pièce était disposé un fusil de paintball chargé de balles de peinture jaune, que les internautes pouvaient contrôler à distance. Ces derniers avaient la possibilité d’observer la scène, de discuter avec l’artiste par l’intermédiaire d’une messagerie, mais aussi d’utiliser l’arme via l’interface d’un site internet pour tirer sur l’artiste. Une telle mise en situation interroge bien évidemment le rôle des spectateurs dans le dispositif. En reprenant le principe du jeu de paintball et en le couplant avec celui des jeux vidéo de type FPS, l’artiste se positionne comme l’unique martyr d’une partie qui dure tout de même un mois. Le résultat de l’expérience fut significatif, si un dispositif se prête à une violence ludique, il existe des utilisateurs pour se prendre au jeu. Environ soixante-cinq-mille tirs ont en effet été comptabilisés lors de la performance. Même si l’artiste ne réclamait pas qu’on lui tire dessus, l’arme était pourtant virtuellement disponible à cet effet. Mais le fait que l’artiste se tienne à la merci des internautes justifie-t-il les nombreux passages à l’acte ?
Il est important de préciser que Wafaa Bilal est américain d’origine irakienne et qu’il a vécu la guerre Iran-Irak sous Saddam Hussein. Sa performance nous oblige à ouvrir les yeux sur un phénomène de très grande ampleur. Alors que la guerre fait encore beaucoup de ravages dans le monde, elle devient parallèlement le thème d’une catégorie de jeux vidéo – mais aussi de cinéma et d’autres produits culturels – qui constituent une part importante du marché du divertissement.
Nous avons utilisé précédemment l’expression « violence ludique » qui témoigne bien d’un problème majeur que rencontre l’humanité : celle de la violence comme divertissement. De toute évidence, les hommes comme beaucoup d’autres êtres vivants sont capables de faire de la violence un jeu. Il existe bien entendu une frontière entre la violence réelle envers autrui et la violence simulée ou qui s’exerce dans un contexte amical comme c’est le cas dans une partie de paintball. Mais la violence aura beau être simulée ou amicale, elle nous rappelle toujours des tendances humaines à trouver une satisfaction dans de ce type d’actions. Wafaa Bilal soulève le problème de manière très efficace en jouant sur le double terrain de la simulation et de l’expérience réelle, provoquant ainsi une confusion entre les modalités d’action et leurs conséquences. Domestic Tension révèle à quel point les mécanismes du jeu peuvent être pervers quand ils nous appellent à assouvir un besoin de distraction au mépris de la souffrance que cette dernière peut engendrer. Dans cette performance, l’artiste est sous l’emprise des utilisateurs et des spectateurs. Pourtant, en utilisant les codes du jeu à la première personne, il confronte le public à ses propres responsabilités. Ils sont des tireurs à la première personne, le spectateur/utilisateur agit avec son libre arbitre. Dans cette mise en scène pourtant bien réelle, le « je » du spectateur se prend au jeu d’une violence entièrement gratuite envers l’artiste. Ce dernier, qui a pourtant instauré cette situation de façon consentante, a bien déterminé les règles du jeu. Il joue sur plusieurs niveaux, en adoptant d’abord volontairement le rôle du martyr, il joue ensuite avec nos sentiments et peut-être parvient-il, après coup, à faire culpabiliser les spectateurs sur leur tendance à facilement lâcher prise quitte à se prendre au jeu de la violence.
Dans Portal, jeu vidéo à la première personne datant aussi de 2007, le joueur possède une arme, mais une arme particulière. Cette dernière permet de créer un portail entre deux surfaces planes, comme une sorte d’ouverture faisant correspondre entre elles deux coordonnées spatiales différentes. En tirant sur une première paroi, puis sur une autre, il fait communiquer deux passages par lesquels il peut entrer et sortir. Il peut naviguer ensuite autant qu’il le souhaite entre ces deux portails spatiaux, dans un sens comme dans l’autre, jusqu’à ce qu’il crée un nouveau portail qui vient alors remplacer le premier qu’il a fait apparaître. Sur ce principe, le joueur doit utiliser son raisonnement logique pour avancer d’une zone à la suivante. Chaque zone est un ensemble de pièces dans un environnement intérieur qui représente un grand complexe de laboratoires de recherche. Pour franchir une zone, le joueur doit résoudre des problèmes liés à la spatialité de l’environnement dans lequel il évolue. Il doit pour cela déplacer des objets, éviter des pièges ou encore actionner des interrupteurs pour déplacer des plates-formes ou ouvrir des portes. Bien entendu, il est souvent amené à utiliser son générateur de portails.
En dehors de ce gameplay singulier dans lequel l’arme n’est pas utilisée pour tuer mais pour se téléporter, la particularité du jeu se trouve notamment dans sa scénarisation. Tout d’abord, le joueur peut facilement s’identifier au personnage dont il adopte le point de vue subjectif et à propos duquel très peu d’informations sont données. Quelques informations permettent toutefois de constater qu’il s’agit d’un personnage féminin. Cette héroïne qu’incarne le joueur est guidée par une voix qui se déclare provenir d’une intelligence artificielle nommée GLaDOS (Genetic Lifeform and Disk Operating System). Comme protagoniste à part entière, cette intelligence artificielle donne des indications au joueur et le récompense par un gâteau à chaque fois qu’il franchit une étape. Mais plus le joueur avance dans le jeu, plus les intentions de GLaDOS semblent douteuses et malveillantes. Cette dernière instaure d’ailleurs le doute en se décrivant elle-même comme une menteuse. Dans ce scénario, le personnage contrôlé par le joueur et donc par un humain, est mis à l’essai par un ordinateur. Par ce système de mise à l’épreuve et de récompense, le joueur a la posture d’un rat de laboratoire auquel on tente d’apprendre des choses. Mais au fur et à mesure que le joueur progresse, l’intelligence artificielle semble devenir de plus en plus inquiète. Nous comprenons qu’elle ait peur d’être dépassée par le joueur et que ce dernier prenne finalement le dessus sur elle. Le scénario ainsi construit, les rôles semblent s’inverser. Alors que l’humain semble actuellement inquiet du potentiel croissant des machines et de l’intelligence artificielle, les réalisateurs du jeu vidéo Portal jouent le jeu d’un retournement de situation, dans lequel l’homme tente de surpasser l’ordinateur en travaillant ses capacités de raisonnement logique. Ainsi, de l’homme ou du jeu comme machine, nous ne savons plus lequel est sous l’emprise de l’autre. Pourtant, le jeu met bien l’utilisateur au défi de prendre le contrôle de la situation. Bien au-delà du simple divertissement, ce jeu vidéo propose une véritable mise en abyme du joueur lui-même en train de résoudre des problèmes de logique pour terminer le jeu.
Avec Portal, la dimension divertissante initiale du jeu vidéo prend la forme d’un jeu intellectuel à deux niveaux. D’abord, il met au défi le joueur dans la résolution de problèmes de logique. Ensuite, il invite à réfléchir sur l’acte même de défier une autre forme d’intelligence. Ainsi, la fiction est comparable à la situation réelle et le renversement des rôles qu’elle instaure nous amène à réfléchir sur notre condition humaine de créateurs de machines effrayés à l’idée d’être dépassés par nos propres créations. Portal est un jeu qui apprend au joueur. Il lui apprend à résoudre des problèmes logiques, mais il le fait surtout douter des paroles manipulatrices et lui apprend donc à remettre en cause la logique du discours. Au final, tant dans son moteur de jeu que dans la trame qu’il développe, nous pouvons souligner la dimension sérieuse du jeu dans le sens où il invite au travail intellectuel. Avec un certain degré d’humour et de critique, il nous interroge plus généralement sur le développement des technologies et des recherches dans le domaine de la conscience artificielle. Même s’il n’est pas catégorisé comme un serious game, il est intéressant de noter à quel point l’expérience d’un jeu vidéo peut devenir sérieuse. Dans ce cas, le jeu est bien plus qu’un simple divertissement. Jean-Louis Boissier estime qu’il faut « reconnaître à l’évidence [une] voie de la création qui reconnaît le jeu comme espace culturel. » Puis il conclut : « On regardera les œuvres en forme de jeu à la fois comme allusions critiques, comme citations, mais aussi comme jeux véritables. » (BOISSIER, 2004,142)
La performance de Wafaa Bilal et le jeu vidéo Portal, bien qu’ils soient issus de contextes différents, partagent des enjeux qui sont du même ordre. En jouant sur une interaction qui place l’utilisateur dans une perspective à la première personne, ils donnent au « je » la possibilité de s’interroger sur l’essence même du jeu auquel il prend part. Répondant à un besoin de divertissement et à un désir de lâcher prise vis-à-vis de ses obligations morales et sociales, le joueur tombe alors sous l’emprise de celui ou de ceux qui ont programmé le dispositif jouable. Comme nous l’avons mentionné précédemment, il est pris à partie du moment qu’il entre dans la partie. Dans ces deux exemples, la pratique du jeu nous questionne sur nos manières de jouer. Elle nous confronte à nos responsabilités quant aux conséquences de nos désirs d’emprise et de lâcher prise au sein d’un environnement interactif. À travers d’autres exemples, nous étudierons une jouabilité qui invite l’utilisateur à lâcher prise afin de rentrer plus facilement en immersion dans l’œuvre, sans chercher nécessairement cette fois-ci une perspective autocritique du jeu. Au contraire, le jeu comme divertissement devient une ouverture privilégiée à l’expérience esthétique.
Le jeu comme accès à l’autre
Plusieurs théoriciens semblent s’accorder sur le fait que l’activité ludique proprement dite a comme finalité l’éveil du spectateur dans l’exercice du processus créatif. Dans ce sens, l’activité ludique n’est pas considérée comme une fin mais comme un moyen. Edmond Couchot explique qu’ « une activité ludique n’est en soi une pratique artistique, mais plutôt un moyen d’accéder au goût de la créativité. » (COUCHOT, 1998,94) Le caractère divertissant permet d’établir un lien entre l’œuvre et le spectateur. Il est en ce sens une accroche qui provoque un désir de lâcher-prise et invite le spectateur à la rencontre de l’expérience esthétique. L’artiste Joël Stein misait aussi sur le jeu comment un moyen de capter l’attention de tout type de public :
Par le jeu, une communication directe se produit entre le spectateur et la chose proposée. […] Par le jeu, nous arrivons à un engagement total du spectateur adulte ou enfant, ignare ou cultivé, qu’importe, il y a une mise en situation, une relance de l’attention qui ne s’appuie pas sur une préconnaissance mais sur la surprise, le geste, la provocation. (STEIN, 1967)
Pour aller dans le sens de ce raisonnement, nous choisissons d’orienter le corpus vers des œuvres qui ramènent l’expérience du spectateur au « je » de l’auteur. Nous verrons alors deux exemples de créations qui révèlent un imaginaire technoscientifique tel que perçu par le créateur. D’abord sera étudié le jeu vidéo Another World, conçu et développé par Eric Chahi, dans lequel un chercheur est projeté dans un monde inconnu suite à une expérience scientifique bouleversée par un orage. Enfin, le corpus se terminera autour d’une réflexion sur Cyber-Botanica, une installation interactive que j’ai réalisée et qui invite le spectateur à vivre une expérience de fiction à travers laquelle il agit sur de nouvelles formes de vie végétale.
Tel que l’annonce le titre du jeu vidéo Another World, le personnage contrôlé par le joueur est projeté dans un autre monde. Dans la séquence animée d’introduction, nous pouvons voir le personnage principal qui rentre dans un local pour aller poursuivre un travail de recherche scientifique. Le personnage s’installe dans son laboratoire et lance une série d’opérations sur un ordinateur à image holographique, ce qui laisse supposer que la trame du jeu se déroule dans une époque postérieure à la nôtre. Une fois les opérations informatiques exécutées, nous pouvons voir une série d’informations s’afficher à l’écran, qui laissent supposer que le personnage effectue des recherches en physique des particules. Alors qu’il lance une expérience avec un accélérateur de particules, une vue extérieure montre un orage qui commence à éclater. La foudre s’abat sur le laboratoire, se répand dans tout le système électrique et perturbe grièvement l’expérience. Suite à une explosion, le personnage principal est immergé dans un autre monde. Il est plongé dans ce nouveau monde, dans tous les sens du terme, car il se retrouve dans l’eau au fond d’un bassin. La prise en main du jeu par l’utilisateur commence à ce moment-là. L’environnement est présenté selon une vue en coupe latérale et propose donc un gameplay selon un schéma bidimensionnel. Les modalités d’actions se veulent ici assez réalistes comparées à celles de beaucoup de jeux vidéo classés à la même période dans la catégorie plate-forme, dont le décor se présentait aussi en coupe bidimensionnelle.
Une fois sorti du bassin et après avoir échappé à des algues qui tentent de saisir les pieds du héros (terme habituellement employé pour désigner le personnage contrôlé par le joueur), ce dernier se retrouve dans un environnement particulier. Le décor en arrière-plan suggère un milieu rocheux et la présence de deux lunes dans le ciel laisse présager que le héros n’est pas sur la planète Terre. Sur le décor d’arrière-plan peu éloigné, apparaît la silhouette d’une créature sombre et menaçante semblable à un mammifère ayant quelques ressemblances avec un lion. Alors, le joueur va devoir faire évoluer son personnage pour se diriger d’une scène à l’autre. Lorsqu’il sort d’une scène en arrivant aux bords de l’écran, il apparaît dans une nouvelle scène. Lorsqu’il échoue, une courte séquence animée met en scène la mort du personnage, et le joueur recommence alors au début de la phase de jeu en cours constituée de plusieurs scènes. Sur ce principe, il va devoir éviter des créatures rampantes à l’apparence de sangsues, puis échapper de justesse aux griffes de la créature après une phase de poursuite sur plusieurs scènes. Ensuite, il est fait prisonnier par des créatures humanoïdes imposantes. Avec l’aide de l’une de ces créatures qui a aussi été faite prisonnière, il va tenter de s’échapper d’un milieu caverneux dans lequel des esclaves semblent travailler à extraire des minéraux. Les deux personnages vont ainsi devoir traverser de nombreux décors et franchir de multiples obstacles. Après les cavernes, ils arrivent dans la ville des créatures humanoïdes. Malgré les armes et équipements d’apparence futuriste dont il est doté, le peuple qui habite cet autre monde semble partager un certain nombre de points communs avec nos civilisations antiques. Après une confrontation avec l’esclavagisme, le héros traverse une série de décors qui rappellent les constructions de civilisations romaines. En passant par des thermes et par une grande arène, il parvient enfin à fuir cet environnement hostile à la fin du jeu, sans toutefois revenir dans son monde d’origine. Au fil du scénario, l’utilisateur est confronté à une dimension esthétique particulière et à un jeu de relations spécifiques. Une analyse de cette mise en situation fictive nous permet de constater un certain nombre d’éléments judicieusement choisis par le réalisateur du jeu pour leur caractère signifiant. Les nombreuses confrontations à des milieux aquatiques renforcent le registre de l’immersion. En plus de commencer le jeu plongé dans un bassin, puis de traverser des thermes vers la fin du jeu, le joueur se retrouve confronté à une importante densité d’eau lorsqu’il traverse les cavernes. Il doit activer des leviers pour faire baisser ou monter le niveau de l’eau de façon à atteindre certains passages, puis traverser plusieurs scènes en nageant tout en trouvant des zones d’air pour reprendre son souffle. Le personnage fictif est immergé. Le spectateur quant à lui est en immersion dans le jeu. Au-delà de cette référence au joueur, nous pouvons suggérer une identification du créateur du jeu dans le rôle du personnage principal. La scène d’introduction nous renvoie en effet à l’image du créateur qui, par le biais des outils informatiques, crée un nouveau monde. Le créateur est lui-même dépassé par sa création, car son imagination est augmentée par le potentiel et les résultats que permet la machine. S’il tombe suffisamment sous l’emprise du pouvoir immersif du jeu, le joueur quant à lui pourrait presque culpabiliser de laisser le héros en péril dans cet environnement hostile, il est alors incité à terminer le jeu. Pendant la durée de la partie, l’utilisateur tente donc d’exercer son emprise sur cet autre monde pour franchir les différentes étapes. Pendant ce temps, il lâche prise sur son environnement réel et habituel. Il faut noter aussi que ce nouveau monde témoigne d’un certain réalisme nous rappelant des caractéristiques de notre monde habituel (gravité, gestes, expressions des personnages…) et l’utilisateur s’y plonge donc aisément.
Lorsqu’il entre en immersion volontaire dans un univers imaginaire, le joueur tombe sous l’emprise du jeu instauré par l’artiste. Le « je » du créateur s’adresse alors au « je » de l’utilisateur, qui n’est plus seulement joueur mais devient aussi le spectateur témoin d’un ailleurs. Ce potentiel d’immersion existe maintenant dans de nombreux jeux vidéo. Mais il est notable qu’avec Another World Eric Chahi est parvenu non seulement à proposer une expérience ludique efficace, mais aussi à révéler de nombreux aspects artistiques du jeu. En deçà de qualités esthétiques proches de celles de certaines bandes dessinées ou films d’animation de la catégorie science-fiction, Another World dévoile tout un jeu de correspondances entre l’environnement fictif et l’environnement réel dans lesquels le joueur et le créateur ont des rôles spécifiques.
Dans la mesure où il est affaire d’interrelations avec un environnement, le jeu a une dimension écologique. Avec l’informatique, il est possible en effet d’imaginer et de modéliser d’autres mondes. Alors, la création d’un jeu vidéo s’apparente dans un sens à la création d’une œuvre d’art telle que définie par Nelson Goodman, comme une manière de faire des mondes3. Cependant, nous pensons que ces mondes ne sont jamais totalement autonomes et qu’ils ne peuvent pas se contenter de répondre à leur propre logique. Ils ont des liens nécessaires avec leur créateur et le contexte dans lequel s’inscrit ce dernier, mais ils entretiennent aussi des relations étroites avec ceux qui viennent les visiter, joueurs ou spectateurs. Ces mondes sont des reflets fantasmagoriques du nôtre. En posant notre regard humain sur l’étrangeté d’un univers comme celui d’Another World, nous cherchons à nous dépayser tout en nous identifiant à ce monde. C’est ce phénomène d’immersion du « je » dans l’œuvre que j’ai souhaité personnellement explorer dans l’autre sens. Plutôt que de projeter le regard du spectateur sur un monde nouveau, j’ai tenté de connecter des éléments imaginaires à notre environnement réel.
Mon installation Cyber-Botanica est un dispositif prévu pour être exposé dans un environnement extérieur. Il permet de simuler la croissance récursive de plantes hybrides composées d’éléments végétaux, d’éléments humains et d’éléments mécaniques. Des plantes poussent sur les deux dimensions de l’écran en relation avec des facteurs environnementaux réels numérisés par un système de captation. L’écran est posé à plat sur un support en bois cylindrique recouvert d’une demi-sphère en plexiglas d’environ un mètre de diamètre. À la jonction du support en bois et de la coque, une collerette prolonge la structure, proposant un rebord qui s’élève à hauteur des mains. Sur cette collerette sont disposées trois surfaces ornées de pictogrammes symbolisant la lumière, l’eau et la chaleur. Dotées de systèmes de captation, ces surfaces sensibles permettent de récupérer les données de facteurs environnementaux ambiants (luminosité, humidité et température). Ainsi, l’apparence des éléments affichés à l’écran est étroitement liée aux données captées provenant de l’extérieur du dispositif. Les spectateurs peuvent notamment solliciter de différentes façons ces surfaces de captation pour agir sur l’apparence du jardin virtuel. Plusieurs aspects des formes affichées, comme leur vitesse de croissance, leur déploiement dans l’espace, leurs couleurs, réagissent à des données environnementales ainsi qu’à des données informatiques aléatoires. Donc, les aléas météorologiques agissent sur les aléas informatiques. Quant aux possibilités d’actions du spectateur, si celui-ci peut facilement cacher de sa main la surface sensible à la lumière, pouvant de cette manière simuler la nuit, il devra être plus ingénieux s’il veut modifier les facteurs d’humidité et de température.
Par le jeu des interfaces, la simulation permet de créer des liens entre l’univers imaginaire et le monde réel. Avec Cyber-Botanica, le spectateur a l’impression que ces plantes d’un autre monde viennent s’installer dans le nôtre à proximité de véritables plantes, comme c’était le cas par exemple lors de l’exposition du dispositif dans le jardin botanique du Muséum d’Histoire Naturelle de Toulouse. La coque en plexiglas protège le matériel informatique et permet l’exposition du dispositif en plein air. Mais en dehors de cet aspect technique, le spectateur peut considérer cette paroi en plexiglas comme un moyen de protection qui isole ces plantes pour éviter le risque qu’elles se propagent vers l’extérieur. Dans cette œuvre qui suscite l’imaginaire de progrès technoscientifique, le spectateur est impliqué dans l’acte de manipulation du vivant à travers une expérience à la fois inquiétante et amusante, qui instaure une réflexion éthique autant qu’une dimension ludique. En effet, il est impliqué dans la transformation de ces plantes qui peuvent alors être considérées comme le fruit d’une culture artificielle issue des expérimentations humaines. S’il devenait possible de faire pousser des membres et des organes de rechange comme des fruits poussent sur un arbre, cela poserait des questions à la fois éthiques et esthétiques.
Le jeu et ses risques
Inventer des mondes ou des créatures, puis leur attribuer une jouabilité, c’est offrir au spectateur une marge de liberté d’action sur la création en question. Le jeu est bien plus qu’un simple moyen d’intéresser le spectateur. Il est une manière de l’impliquer et de le faire sortir d’une confrontation passive avec l’œuvre. Par cette mise en action, il ne prend pas la place du créateur mais celle de l’expérimentateur. Il est invité à ajuster son comportement en fonction du système que l’artiste a mis en place. Nous pouvons donc accepter un dialogue entre l’art et le jeu. Toutefois, nous devons garder un esprit critique quant aux tentatives de gamification de l’art. Le caractère divertissant ne devrait pas être utilisé dans le seul but de faciliter l’accès aux œuvres sans qu’il ne soit par ailleurs problématisé. Considérer l’œuvre comme un jeu peut avoir une connotation très réductrice si la dimension ludique d’une œuvre est recherchée uniquement dans le but d’amuser le spectateur. L’œuvre ludique doit instaurer une réflexion sur la mise en action du spectateur dans la situation que provoque la jouabilité du système.
Lorsque sa vocation s’étend au-delà d’un simple désir de lâcher-prise vis-à-vis des obligations morales et sociales, le jeu est détourné de son caractère gratuit pour être associé à des finalités autres que le divertissement. Ce sont alors ces nouvelles finalités qu’on lui attribue qui doivent faire l’objet d’importantes réflexions. La gamification consiste à utiliser des mécanismes ludiques pour accomplir des actions intéressées. Dans le domaine du travail, elle consiste par exemple à rendre les tâches moins ennuyeuses et plus amusantes et peut donc servir à accroître la productivité d’une entreprise. Il est important alors de préciser que certaines formes de jouabilité sont susceptibles d’être déplaisantes. L’objet jeu lui-même peut susciter l’inverse de ce pourquoi il est initialement produit. Le jeu compétitif peut provoquer la jalousie et la colère du mauvais perdant. Lorsqu’il y a une récompense spécifique qui rabaisse le perdant et glorifie le gagnant à l’issue de la partie, ce risque est encore accentué.
Une partie de la population qui a grandi dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix et qui a été confrontée aux jeux vidéo a sans doute rencontré quelques situations révélatrices des problématiques liées à ces nouvelles formes de jeux. Par exemple, un joueur peut lancer un jeu en vue de se divertir, puis il s’avère que le jeu se transforme en véritable casse-tête capable de provoquer une crise de nerfs. Lorsque le jeu est immersif, il peut être difficile de vouloir arrêter d’y jouer alors même qu’il nous demande de surmonter des épreuves compliquées. Il crée alors des problèmes là où le simple divertissement était recherché. Après le jeu pathologique, qualifiant une tendance attractive démesurée pour les jeux d’argent, est apparue une sorte d’addiction pour les jeux vidéo en ligne. Dans ce type de jeu, les joueurs sont incités à s’arrêter le moins possible car lorsqu’ils ne jouent pas, les autres joueurs connectés peuvent continuer à progresser pendant ce temps. D’ailleurs, il est intéressant de noter la différence des termes anglais play et game, le premier désigne davantage l’activité gratuite et divertissante du jeu, alors que le deuxième aura tendance à désigner sa dimension réglée et sérieuse. Depuis les premiers jeux vidéo multi-joueurs, il est possible de choisir le nombre de players pour une partie, c’est-à-dire le nombre de participants qui vont jouer, le terme connotant ici une possibilité de divertissement à plusieurs. Plus récemment est apparu le terme de gamer pour désigner les personnes qui sont habituées à un jeu. Dans ce sens, l’activité de jeu prend une place plus importante dans la vie du joueur qui va aborder avec beaucoup de sérieux son implication dans ce qu’on appelle les univers virtuels.
Car le jeu n’étant pas toujours synonyme d’une partie de plaisir, et pouvant même se transformer en obligation morale, il semble judicieux d’aborder avec méfiance ce phénomène de gamification qui consiste à vouloir intégrer des mécanismes de jeu dans un maximum de domaines. Aussi bienfaisante que puisse paraître cette volonté de rendre agréables des tâches ennuyeuses, il ne faut pas négliger la possibilité que ces tâches soient seulement agréables en façade et qu’elles dissimulent en réalité des vices que l’on peut attribuer à certaines pratiques du jeu. Il existait en latin deux mots pour désigner le travail, labor pour le travail difficile, obligatoire et laborieux, puis opus pour désigner le travail d’ouvrage, le travail comme résultat d’une démarche de création. En donnant au travail des airs de jeux, nous courrons le risque de rencontrer un labor déguisé en ludus. Nous concluons alors de toute évidence que, du jeu comme pur divertissement jusqu’au jeu qui flirte avec des tâches physiques et intellectuelles considérées comme laborieuses, il y a une infinité de nuances. Il est nécessaire dès lors de se référer au « je » pour juger ce qui relève ou non du jeu. Pour certaines personnes, un jeu censé être un divertissement peut devenir un exercice laborieux. Inversement, il est possible d’aborder des tâches censées être laborieuses avec un certain détachement et d’y éprouver de la distraction.
Pour conclure…
À partir de ces différentes nuances et mises en garde, l’approche de la question du jeu dans les arts est significative. L’œuvre jouable soulève des désirs d’emprise et de lâcher-prise, mais nous fait surtout comprendre que l’on peut rapidement passer de l’un à l’autre. En cherchant à lâcher prise et à se divertir pour se détendre, on peut finalement se créer des obstacles et des tâches à effectuer. D’un autre côté, en cherchant l’emprise sur le jeu, on lâche prise sur le monde habituel et cela peut s’avérer parfois bénéfique comme dangereux. Dans tous les exemples d’œuvres présentées, des liens se tissent entre la dimension réelle de l’œuvre et la dimension fictive qu’elle suggère. C’est par l’intermédiaire des interfaces interactives et de la jouabilité que le spectateur/joueur peut vivre des expériences inédites. Dans ces différentes expériences, nous retrouvons bien ce qui fait selon nous l’intérêt des œuvres d’art : donner un aperçu sensible à de nouvelles façons d’appréhender le monde, que ce soit en le détournant de façon critique ou satirique, en l’imaginant sous d’autres formes et avec différents points de vue, ou encore en l’anticipant en tenant compte d’une multitude de possibles. La simulation tente parfois de brouiller les frontières entre le monde imaginé et le monde réel. C’est bien pour cette raison que les jeux de simulation semblent entretenir une véritable proximité avec l’art. La simulation et l’art permettent aux spectateurs de s’échapper momentanément de leurs habitudes quotidiennes. Il est intéressant de noter comment la simulation – non pas ici dans le sens informatique, mais dans l’acte de mimer un phénomène – rapproche les notions d’art et de jeu. La première forme de simulation se produit chez l’enfant lorsqu’il découvre la dramaturgie en imaginant des situations et en attribuant des rôles. Cela lui permet de se confronter, de manière symbolique, à de nouvelles expériences et ainsi d’apprendre à y faire face. Comme le souligne Winnicott à travers sa théorie de « l’espace transitionnel » qu’il développe dans son ouvrage Jeu et réalité4, le jeu de la simulation est pour l’enfant un moyen de se former et de créer un espace dans lequel il établit une certaine distance entre lui et sa mère.
À l’image de cet enfant, le spectateur qui joue avec une simulation interactive et intègre un environnement fictif, entre dans un jeu d’expérience inédite lui permettant d’évoluer dans des conditions qui rompent avec ses habitudes. La critique d’art Margherita Balzerani propose d’ailleurs une analogie entre le jeu vidéo et les installations artistiques :
Le dispositif spatial du jeu vidéo est comparable à une installation d’art contemporain, il se présente comme un espace distinct recréé dans un cadre public ou domestique. […] Les jeux vidéo comme les installations renforcent le sentiment de délocalisation ou d’ubiquité que procure toute sorte de spectacle. L’espace virtuel livre alors au joueur la possibilité de réagir en temps réel, de pouvoir intervenir sur un espace éloigné et de faire partie d’une réalité fictive. (BALZERANI, 2006)
Croiser l’art et le jeu semble parfois une bonne occasion d’inviter le public à rentrer dans l’univers des artistes tout en favorisant l’expérience sensible et l’exercice intellectuel. Mais c’est aussi un moyen d’aborder la question du divertissement sous un angle critique. Même si les mécanismes de jeux sont nombreux et qu’on ne peut les analyser tous selon les mêmes critères, nous avons toutefois remarqué dans les différentes œuvres étudiées que des désirs d’emprise et de lâcher prise émergent de tout environnement qui se prête au jeu. Dans chacune des situations proposées par ces œuvres, certaines postures de l’auteur et du joueur peuvent nous renvoyer à l’image du cobaye ou de la souris de laboratoire. Avec Domestic Tension, l’artiste prend la position du cobaye en jouant un rôle dans lequel il est sous la domination des internautes. Pourtant, cette performance semble renverser les rôles et nous pouvons alors considérer que l’artiste mène une expérience tant sociologique qu’esthétique sur les comportements de ses spectateurs/joueurs vis-à-vis des jeux violents. Dans le jeu Portal, Valve Corporation place le joueur comme le cobaye d’une expérience menée par une intelligence artificielle et renverse ainsi les rôles habituels. Dans ce jeu, la machine met à l’épreuve l’intelligence humaine alors qu’actuellement l’homme explore la possibilité d’une intelligence qui le dépasse. En réalisant Another World, Eric Chahi propose un jeu dans lequel le personnage principal devient malgré lui le cobaye de sa propre expérience. Le joueur tente d’échapper à ce monde et prend d’une certaine manière le rôle du cobaye mis à l’épreuve par le créateur du jeu. Enfin, mon installation Cyber-Botanica met le spectateur dans la position de celui qui expérimente de nouvelles formes de vies placées en quarantaine sous une coque. Elle nous propose de jouer avec ces créatures hybrides et inquiétantes qui pourraient être les cobayes d’expériences menées dans le contexte de recherches en biologie synthétique. Mais l’œuvre nous interroge aussi sur la réaction que l’œuvre suscite chez les spectateurs, plaçant à son tour ce dernier dans la posture du cobaye.
Avec les œuvres jouables, le spectateur est donc pris à partie dans des expériences qui questionnent ses manières de se comporter face à des situations inédites. La jouabilité est une caractéristique de l’œuvre à travers laquelle les artistes peuvent s’exprimer quant à nos manières d’être au monde. Ils créent des contextes dans lesquels le « jeu » de l’artiste met à l’épreuve le « je » du spectateur, mais nous pourrions dire aussi, dans lesquels le « je » du spectateur questionne le « jeu » de l’artiste. Mais finalement, ne serait-ce pas un moyen par lequel le « je » de l’artiste interroge le « je » du spectateur ? Nous retrouvons bien alors dans ces dernières phrases tout l’intérêt de jouer ensemble avec les mots.
WINNICOTT, Donald-Woods, Jeu et réalité, Paris, Folio Essais, 2002.