Une brève histoire de la conception assistée par ordinateur

Résumés

Cet article s’intéresse aux débuts de la cao, des années 1950 à la fin des années 1980. Cette trajectoire de développement de systèmes de conception de modèles de produits (modifications, calculs, fabrication, simulation…), est marquée par plusieurs traits. D’abord, les méthodes à la base des modèles initiaux sont issues de travaux sans rapport entre eux, autant du point de vue des théories sous-jacentes que des équipes qui ont travaillé sur ces sujets. Il y a, certainement, dans cette caractéristique l’origine culturelle des pionniers favorisant des approches mathématiques ou des structurations particulières des conceptions initiales. La culture industrielle, différente selon les pays, la formation des ingénieurs, plus ou moins pragmatiques ou théoriques, et les choix faits dans les bureaux d’études ont également favorisé telle ou telle approche de la cao. Enfin, en rappelant les contributions des pionniers en la matière, l’autre soutient que s’il est un domaine du logiciel qui doit beaucoup aux travaux effectués en France, c’est bien celui de la Conception assistée par ordinateur.

This article discusses the early beginnings of the cao, from the 50’s to the late 80’s. The road to the development of product model design systems (changes, calculations, manufacturing, tests…) is characterised by several traits. First of all, the methods at the basis of the initial models were the result of works that had no connection whatsoever, be it regarding the underlying theories or the members of the teams which worked on said issues. Such characteristic is, most certainly, related to the cultural origin of the pioneers, which favoured mathematical approaches or specific structures or the initial concepts. The industrial culture, specific to each country, the more or less pragmatic academic training of engineers as well as the choices made in design offices have also led to the favouring of one cao approach over the other. Finally, recalling the contributions of the pioneers on the subject, another characteristic maintains that if there is a software area which owes a lot to research led in France, it is undeniably that of Computer Aided Design.

Plan

Texte

1. Introduction

On peut situer les débuts de l’informatisation de la conception et de la fabrication de produits au début des années 1950. Dans une première période, ce sont surtout des développements liés à la commande numérique des machines et à l’analyse par éléments finis qui ont constitué les prémices de la cao, définie au sens large, comme un système informatisé d’assistance à la conception1. Pour être plus précis, nous considérons dans cet article que l’objectif de la cao est de créer un modèle d’un produit, modèle qui doit pouvoir être réutilisé pour différentes tâches, soit interne à la cao (modifications, calculs…), soit externe à celle-ci (fabrication, simulation…). Un système de cao est caractérisé par une interface homme-machine (essentiellement « graphique ») et un modèle (géométrie, caractéristiques mécaniques…). Dans toute la suite, nous nous focalisons essentiellement sur la conception de produits manufacturés, notamment « mécaniques » pour les domaines de l’aérospatiale, de l’automobile…

Pour éviter d’entrer dans des aspects trop récents et en rester à une vision historique, le présent article s’intéresse aux débuts de la cao, en situant les principes fondamentaux qui ont été proposés depuis les premiers travaux, jusqu’à la fin des années 1980.

Il est intéressant de regarder la période qui s’étend de la fin des années 1950 à la fin des années 1990, dans la mesure où c’est en effet sur les aspects fondamentaux développés durant cette période que se sont appuyés de nombreux systèmes commerciaux. Les premiers modèles mis en œuvre, notamment ceux qui représentaient des surfaces ont été étendus pour en éliminer quelques limitations, sans véritablement remettre en cause leurs choix fondamentaux.

Les années 1950 sont marquées par une utilisation en traitement par lots : le programmeur soumettait son programme, puis attendait la réponse, parfois plusieurs heures, sans aucune interaction intermédiaire. Il pouvait d’ailleurs se passer plusieurs heures avant d’obtenir les résultats et recommencer le processus complet à la moindre modification des données d’entrée. Ce mode de fonctionnement n’est bien entendu pas adapté à la cao qui s’appuie sur une interaction la plus forte possible.

Dans les années 1960, les premiers terminaux graphiques apparaissent (balayage « cavalier/vectoriel » rafraîchi) et les ordinateurs sont des mainframes (ibm, cdc). Seules quelques très grandes entreprises peuvent accéder à ces moyens qui sont non seulement coûteux, mais qui nécessitent un environnement adapté.

Il faudra attendre les années 1970 pour voir l’utilisation de terminaux mémoire (Tektronix) et de mini-ordinateurs, technologies nettement moins coûteuses, qui faciliteront l’apparition de systèmes généralistes, souvent sous forme de systèmes clés en mains. Les premiers travaux qui seront réellement utilisés pour le développement des systèmes de cao porteront en particulier sur la normalisation des logiciels graphiques de base qui permettaient de développer des applications interactives en restant relativement indépendants du matériel graphique utilisé.

Les années 1980 verront un développement beaucoup plus intensif, en s’appuyant sur des technologies comme les écrans à balayage de lignes (« tv ») et différentes solutions pour le traitement (mainframes, mini-ordinateurs, stations de travail…). Même si les moyens informatiques nécessitent encore un environnement physique adapté, une certaine démocratisation de leur accès permet de mettre à disposition d’un grand nombre d’entreprises les matériels nécessaires à l’utilisation de la cao.

Pour la période étudiée, il faut tenir compte du fait que les systèmes de cfao étaient, au mieux, implantés sur des « minis » ou des « gros » ordinateurs et des terminaux connectés à des vitesses de quelques milliers de bauds, à de rares exceptions près. La puissance partagée était trop faible pour un fonctionnement correct, dès que des opérations un tant soit peu coûteuses en calculs étaient demandées. Les connexions en asynchrone imposaient une interactivité de bas niveau. C’est ainsi que la volonté de simuler des phénomènes, pourtant à l’origine de certains développements en cao s’est heurtée assez rapidement à des nécessités de puissance de calcul bien trop faibles à l’époque.

Les quelques éléments qui suivent, montrent, d’abord, que les techniques utilisées aujourd’hui et les stratégies de certains fournisseurs ne sont pas sans rapport avec une trajectoire technique dont les fondements ont été établis vers la fin des années 1950. Ensuite, nous verrons que les méthodes à la base des modèles géométriques initiaux sont issues de travaux sans rapport entre eux, autant du point de vue des théories sous-jacentes que des équipes qui ont travaillé sur ces sujets et des applications mises en œuvre. Ce trait caractéristique des débuts de la cao est certainement en relation avec la culture industrielle, différente selon les pays, la formation des ingénieurs, plus ou moins pragmatique ou théorique, et les choix faits dans les bureaux d’études. Enfin, nous montrons que s’il est un domaine du logiciel qui doit beaucoup aux travaux effectués en France, c’est bien celui de la Conception assistée par ordinateur (cao).

2. Une histoire courte, mais mouvementée

Il est habituel d’imaginer les débuts de la modélisation géométrique au moment des travaux de Sutherland (Sketchpad, 1963) et de l’apparition des premiers terminaux graphiques (en particulier d’ibm, avec le dac au début des années 1960 et le 2250 dans la seconde moitié de la même décennie).

L’histoire des modèles géométriques et ses conséquences ne peut se comprendre que si l’on imagine à quel point, aussi bien sur le plan des modèles que celui des applications, des approches très différentes ont été mises en œuvre. Ces orientations ont été, bien entendu, effectuées en fonction de choix théoriques ou pragmatiques, mais elles ont été également largement influencées par des politiques publiques ou d’entreprises privées. L’origine culturelle des pionniers a pareillement eu une influence primordiale dans l’histoire de la cao, favorisant des approches mathématiques ou des structurations particulières des modèles.

Ainsi, les méthodes pour représenter les surfaces d’une part et les solides d’autre part sont issues de travaux sans rapport entre eux, autant du point de vue des théories sous-jacentes que des équipes qui ont travaillé sur ces sujets. Elles aboutissent ainsi à des modèles aux caractéristiques fondamentalement différentes, voire incompatibles, si ce n’est en ajoutant des connaissances supplémentaires au sein des systèmes qui ne deviendront opérationnelles qu’à la fin des années 1980.

En ce qui concerne les applications et le développement des logiciels commerciaux, les premières années de la cao ont été vécues de manières bien disparates entres les grandes entreprises, les entreprises de moyenne taille et le secteur public, notamment celui de la recherche.

Les évolutions de la technologie elle-même ont eu des conséquences parfois lourdes. On a cité dans l’introduction le cas de Computervision, largement leader au début des années 1980 avec des modèles « fil de fer » (c’est-à-dire n’ayant pas connaissances des surfaces, ni de la matière). En très peu de temps (quelques mois), sa position a été complètement remise en cause par l’arrivée des modèles de solides (par exemple avec Catia et Euclid en France). L’arrivée opérationnelle de la conception paramétrique par ptc dans la seconde partie des années 1980, mettra à mal beaucoup de ses concurrents. Plus tard, mais juste après la période que nous étudions, la technologie informatique elle-même aura une forte influence sur le déclin d’Euclid par exemple.

3. Les Modèles précurseurs : le polynomial paramétrique pour les surfaces

Un néophyte pourrait penser que les premiers systèmes de cao étaient dédiés au plan, copiant ainsi les modes de travail habituels à la planche à dessiner. Il n’en fut rien, sans doute pour deux raisons. La première est que les matériels de l’époque, les années 1950, ne favorisaient pas l’interaction entre l’homme et la machine, laissant assez peu imaginer qu’un système de cao puisse être facilement utilisé par un projeteur non informaticien. La seconde raison, complémentaire de la première, est que la puissance de calcul, pourtant encore bien faible, et les langages de programmation permettait d’imaginer pouvoir répondre à des problématiques difficiles par une automatisation informatisée. On peut également noter qu’au début de cette histoire, le passage automatique des modèles géométriques 3D aux modèles « plans », avec une gestion de la cotation, posait des problèmes très délicats.

Ainsi, avant même le début des années 1960, des travaux sur la modélisation des surfaces ont été menés, notamment au sein de l’entreprise Citroën. De manière générale, la prise en compte des surfaces gauches s’est, en effet, d’abord faite chez de grands utilisateurs (automobile, aéronautique). Il s’agissait notamment de tenir compte de contraintes industrielles, en particulier la programmation des premières machines à commande numérique.

Les travaux dans le domaine de l’automobile par Coons (Ford), Bézier (Renault), De Casteljau (Citroën) et d’autres sont encore à la base des systèmes d’aujourd’hui. Le pionnier en France est indubitablement Paul Faget De Casteljau à la fin des années 1950. Il n’aura cependant pas l’autorisation de publier ses travaux, en tout cas pas avant de longues années, nous y reviendrons. Le nom qui est principalement resté à la postérité est celui de Pierre Bézier qui a fait un travail considérable au sein de Renault. Pour simplifier, disons que le modèle mathématique sous-jacent est le même, bien que l’approche plus mathématique de De Casteljau, élève de Normale sup, et l’approche plus mécanique de Bézier (ingénieur Arts et Métiers) fussent très différentes. La seule véritable marque de l’antériorité des travaux de De Casteljau est le dépôt d’une enveloppe Soleau en 1959.

Des développements, à l’Aérospatiale ou chez Dassault allaient conduire à des systèmes commercialisés par la suite (strim, Catia…). Tous ces travaux se sont développés sur des bases mathématiques globalement similaires. Certains d’entre eux étaient tout à fait remarquables, par exemple dans le traitement des raccordements de surfaces (Massabo).

Historiquement, l’un des aspects les plus intéressants est donc que deux entreprises (Citroën et Renault), sous l’impulsion de deux personnes aux profils très différents aient abouti au même modèle mathématique. Les travaux formels du précurseur que fut De Casteljau, et les méthodes sous-jacentes restent un exemple de ce que peuvent apporter les modèles mathématiques à la cao. Les travaux de Pierre Bézier s’orienteront vers une approche plus pragmatique, sans aucun doute influencée par les méthodes mises en œuvre au sein de Citroën2. Après une période un peu tendue entre les deux hommes, beaucoup de points s’éclaircirent dans un respect mutuel : la reconnaissance des travaux précurseurs de Casteljau et de l’influence du passage de quelques opérateurs de Citroën à Renault n’étaient pas les moindres.

Mais il en est surtout ressorti qu’au-delà des ressentiments, les modèles de surfaces avaient profité des travaux de l’un et de l’autre pour proposer des fondamentaux qui n’allaient pas être remis en cause de sitôt.

4. Des modèles de solides influencés par la simulation

Les premiers modèles utilisés en cao étaient dits « fil de fer ». Ils représentaient les objets par leurs sommets et des lignes (fils de fer) les joignant. Il n’y avait donc aucune connaissance des faces et encore moins de la matière.

Ces représentations conduisaient donc à des interprétations visuelles, notamment car il était impossible d’appliquer des algorithmes calculant les parties cachées et à l’impossibilité de calculer des caractéristiques essentielles, par exemple le volume d’un objet ou de faire automatiquement des sections.

Les premières tentatives pour représenter des solides ont été dues à des problèmes qui n’étaient pas directement liés à la cao (on n’employait d’ailleurs pratiquement pas ce terme à l’époque), mais à des contraintes spécifiques.

Parmi les premiers systèmes basés sur la modélisation des solides, on peut citer, dès le milieu des années 1970, Euclid, en France (cnrs) et Euklid, en Suisse. La motivation des concepteurs d’Euclid se trouvait dans la nécessité de disposer d’une maquette virtuelle pour traiter des problèmes de soufflerie. La prise en compte de ces modèles a été relativement expérimentale sans disposer d’une base mathématique importante, en tout cas sur le modèle géométrique lui-même.

La représentation de base était fondée sur des faces à quatre côtés, ce qui explique qu’Euclid ait été longtemps basé sur des modèles polyédriques. Cette représentation permet un léger gauchissement des faces (les quatre sommets d’une face n’étant pas obligatoirement dans le même plan). La prise en compte dans des modèles volumiques de surfaces à un plus grand nombre de côtés ne se fera que quelques années après et celle de surfaces réellement gauches que bien plus tard, avec de nombreuses difficultés.

Aux États-Unis ont été lancées un certain nombre d’études, alors même que les systèmes dits « clés en main », qui provenaient des États-Unis ont conservé très longtemps (y compris au début des années 1980), une approche « fil de fer », sémantiquement très pauvre. Commercialement, émergent quelques sociétés qui fournissent des systèmes clés en mains, comme Computervision ou Applicon. Le principal projet universitaire est connu sous le terme « padl », et il reste indiscutablement l’approche la plus formalisée de la modélisation des solides par leur historique de construction (csg : Constructive Solid Geometry). Initié au milieu des années 1970, il a débouché sur des systèmes industriels, parmi lesquels gmsolid (General Motors). Ces travaux ont eu indiscutablement une influence pérenne sur de nombreux logiciels commerciaux fondés sur l’historique de construction. D’autres développements, bien que moins avancés d’un point de vue formalisation, ont débouché sur des implantations dans de nombreux systèmes industriels. Le Japon a vu se développer, essentiellement dans le cadre universitaire, des modèles de solides, comme geomap ou tips. Enfin, des projets autour de la modélisation des solides, comme compac ou romulus, se sont affirmés très tôt en Europe.

5. Des modèles liés à l’origine de leurs pères

Si l’on observe l’origine des pionniers de la cao, on comprend assez facilement les différences essentielles dans les propositions qu’ils ont faites : les mathématiciens ont proposé des modèles fondamentaux repris dans de nombreux systèmes, les mécaniciens des modèles qui permettaient plus ou moins facilement une liaison avec la fabrication, les physiciens des modèles qui facilitaient les premières esquisses de la simulation numérique pour observer des phénomènes.

Les difficultés algorithmiques soit intrinsèques, soit dues aux limites des modèles eux-mêmes ont donné une influence primordiale aux informaticiens. Souvent culturellement proches des mathématiques appliquées, leurs compétences se sont révélées indispensables pour mettre des algorithmes tels que ceux qui résolvent les opérations booléennes (union, intersection, différence) sur les volumes ou la détermination des courbes d’intersection de surfaces gauches. Mais il est également indéniable que ces travaux ont parfois été faits en oubliant, ou simplement en ne connaissant pas, les aspects « métiers » de la conception. En effet, concevoir un produit ne se limite pas à sa forme (modèle géométrique de la cao), mais également aux matériaux et aux procédés de fabrication utilisés ou susceptibles de l’être. Il est bien clair que l’objectif premier a été de résoudre les problèmes liés à la géométrie et non pas d’aborder la conception elle-même comme un processus impliquant de nombreux paramètres (matériaux, mécaniques, tolérances, cahier des charges…).

C’est en ce sens que les modèles de cao, notamment si l’on considère ceux du xxe siècle, sont essentiellement des modèles géométriques. Cet aspect purement géométrique se limite même à un processus de construction en partant de rien, c’est-à-dire en créant des formes, puis en les reliant ou en les assemblant (y compris par des opérations booléennes d’union, intersection ou différence). Aucune approche, hormis quelques travaux de recherche, ne s’est préoccupée de processus plus holistiques, consistant, par exemple, à partir d’une forme globale ou de contraintes fonctionnelles.

6. Une influence industrielle, notamment française, forte

L’influence française sur l’histoire et par voie de conséquence sur les systèmes actuels n’est pas négligeable, aussi bien en modélisation des surfaces qu’en modélisation des solides. Outre les travaux déjà cités de De Casteljau chez Citroën, de Bézier chez Renault (débouchant sur unisurf, puis intégré à euclid-is) ou de Brun (modélisation des solides), on note de nombreux développements, essentiellement au sein d’entreprises de l’automobile et de l’aéronautique. Ainsi, les travaux de Alain Massabo à la snias un peu plus tard déboucheront sur sds, puis systrid, puis strim et les travaux chez Marcel Dassault (Francis Bernard, Michel Neuve Eglise), qui à partir de drapo aboutiront à Catia.

On constate des approches différentes selon la culture des entreprises : les premières études menées chez Citroën (par exemple sur le capot de la 2 CV !) cherchaient essentiellement à mieux utiliser les machines à commande numérique.

Elles donnent l’impression d’une approche au cas par cas, selon les besoins immédiats de l’entreprise. Ce fut pourtant un choix d’entreprise dans les années 1970-1980 que de développer en interne des modèles, voire des systèmes complets dédiés (par exemple unisurf et ra3d chez Renault) dans la mesure où aucune solution du marché ne répondait aux besoins des grandes entreprises de l’automobile et de l’aéronautique.

On pourrait citer d’autres choix effectués dans l’industrie dans le monde. Volkswagen a par exemple expérimenté une première approche avec des splines cubiques non paramétriques (qui nécessitaient deux vues pour les courbes 3D), puis a développé une approche interne (« approche F4 ») pour modéliser les courbes que l’on peut considérer « voisines » de celle de Bézier en ce sens qu’elle était fondée sur des polynômes également (Tchebyshev au lieu de Bernstein) et a, dans les années 1960, utilisé l’approche de Coons pour les carreaux de surfaces.

À partir de 1972, le modèle de Bézier s’est imposé pour des raisons techniques évidentes. De manière générale, dans le domaine de l’automobile, c’est l’ensemble du cycle de conception, y compris la phase de design, qui devait être prise en compte. Les capacités des modèles de Bézier donnaient des possibilités nouvelles aux concepteurs, voire aux designers, même si les phases de design sont restées longtemps traditionnelles (maquette physique).

La plupart des développements effectués en interne pour des systèmes adaptés à chaque entreprise vont cependant peu à peu être abandonnés, au moins pour ce qui concerne les systèmes à vocation généraliste. En effet, d’une part les systèmes de cao des éditeurs commencent à être opérationnels, et, d’autre part, la maintenance des outils internes devient de plus en plus contraignante. Il devenait très difficile aux équipes chargées des développements de répondre aux demandes des utilisateurs à partir du début des années 1980. Cependant, des applications plus spécifiques et adaptées à l’entreprise perdureront.

Aucune approche industrielle ne s’appuiera autant sur une stratégie à long terme que celle des avions Marcel Dassault qui ont mis en place une stratégie ambitieuse qui consistait à modéliser entièrement un avion : le système réalisé au début en utilisant des composants du marché (cadam par exemple) s’est peu à peu développé pour aboutir au système Catia et à la création d’une filiale dédiée (Dassault Systèmes). Il fallait sans aucun doute une vision ambitieuse pour envisager une approche aussi intégrée que les moyens technologiques de l’époque étaient loin de permettre.

De nombreuses autres sociétés ont également contribué au développement de la cfao. Ne cherchant pas à être exhaustif et pour ne pas être en situation d’oublier des acteurs prestigieux, nous conseillons pour plus de détails l’ouvrage de Jean-Pierre Poitou3. On se contente de quelques exemples significatifs :

– un certain nombre d’éléments développés chez Citroën ou Peugeot ont été intégrés au début des années 1980 à cadds de Computervision. Cet apport a été non négligeable dans la mesure où les fondements des modèles utilisés (en particulier sur les aspects mathématiques et algorithmiques) sont toujours d’actualité ;

– des sociétés de taille moins importante ont participé directement ou indirectement au développement de la cao dès la fin des années 1970 : par exemple, Merlin Gérin, à travers mecan, a facilité le développement de gri2d, à la base des systèmes de esia (cadgri, microprotol). L’implantation de la cao dans cette société s’est faite avec une approche pragmatique mais avec méthode. Plusieurs entreprises de taille moyenne tenteront l’expérience de la cao ou d’applications spécifiques dédiées à leurs métiers à la fin des années 1970 et au début des années 1980 (Crouzet, snr, Dervaux, meubles Moreux de Varennes pour ne citer que celles qui étaient en lien avec Micado). Elles étaient les précurseurs de tous ceux qui chercheront à disposer de logiciels adaptés à leur métier en complément d’un système de cao « généraliste » ;

– la nécessité d’archiver des modèles de cao et d’échanger des données entre systèmes de cao a rapidement conduit à des propositions de normes au début des années 1980. L’aérospatiale, après avoir testé iges (Initial Graphics Exchange Specifications) a développé sa propre norme set (Standard d’échange et de transfert). Ce développement paraît presque naturel pour répondre à l’organisation même de la société répartie sur plusieurs pays et constitue sans doute la première expérimentation en vraie grandeur de coopération (Airbus A320).

Bien que l’influence des travaux universitaires paraisse moins prégnante que celle d’équipes de R&D au sein d’entreprises industrielles, il ne faut pas négliger les travaux fondateurs de quelques chercheurs, notamment en ce qui concerne la définition de logiciels graphiques de base (lgb), par exemple à Grenoble avec l’équipe de Michel Lucas4, ou les premières tentatives de normalisation, d’abord autour de ces lgb, puis pour les échanges entre systèmes de cao. Si les résultats des équipes de recherche publiques ont rarement abouti à des systèmes commercialisés, à l’exception notable du système Euclid, ils ont largement contribué à la formalisation de concepts et à la définition d’algorithmes qui ont enrichi les équipes de développements de systèmes de cao.

7. Quelques remarques générales

Quelques remarques issues de cet historique sont particulièrement intéressantes dans la mesure où elles éclairent la situation actuelle.

Sur le plan technologique :

– Les travaux sur les surfaces se sont longtemps développés de manière totalement indépendante de ceux sur les solides. En réalité, ces deux approches répondaient à deux grandes catégories de problèmes et ont fait appel à des méthodes de résolution très différentes (« mathématique » pour les surfaces, « structure de données » pour les solides). Ces divergences dans les approches solides et surfaces ne sont pas sans conséquence sur les difficultés rencontrées à intégrer surfaces et solides dans un moule unique. Cette intégration était un des sujets prégnants dans les années 1980.

– Les choix fondamentaux des modèles de surfaces ont été fortement influencés par l’état de la technologie, matérielle et logicielle dans les années 1970. Il en a certes toujours été ainsi depuis les temps les plus anciens, et les dessinateurs sur table à dessin étaient eux-mêmes contraints par une « technologie plane ». Mais dans le cas présent, l’investissement effectué, en termes algorithmiques notamment, pousse à étendre les possibilités des modeleurs sans remettre en cause leurs bases, plutôt que de les considérer d’un point de vue totalement nouveau. Un des débats qui a agité les années 1980 était lié au remplacement (ou non) des modèles dits de Bézier par des modèles B-splines. Mais il ne s’agissait que d’étendre les possibilités des modeleurs sans remettre en cause le fait que l’ensemble soit fondé sur des formes paramétriques polynomiales, en profitant de capacités de calcul de plus en plus importantes. Pourtant ces formes paramétriques, choisies notamment pour leur capacité à permettre des modifications faciles à appréhender interactivement pour un opérateur non informaticien et non mathématicien, induisent des difficultés intrinsèques au modèle mathématique, par exemple pour le calcul de l’intersection de surfaces ou la prise en compte de la matière.

– Des systèmes dont la vocation « pragmatique » (au sens où ces systèmes étaient directement utilisables en bureaux d’études, sans remettre en cause les méthodes de travail) était évidente, ont été développés à la fin des années 1970. Plus particulièrement orientés vers le 2D (ou le 2D 1/2), ces projets ont débouché sur des systèmes tels que cadam (Lockheed).

– Certaines approches ont débouché sur des modeleurs spécifiques à un système (c’est le cas du modeleur de Catia par exemple) alors que d’autres se sont orientées vers des modeleurs génériques (par exemple romulus, puis parasolid et acis).

– Des méthodes, qui révolutionneront la cao (conception paramétrique, géométrie variationnelle) étaient déjà présentées dans plusieurs travaux dès le début des années 1980. Il faut du temps entre l’émergence des idées et leur intégration réelle dans des produits commercialisés (l’évolution de la puissance et de la convivialité des matériels a également son importance). La présentation de Pro-Engineer au milieu des années 1980, date où nous situons la fin de notre domaine d’étude, allait faire souffler un vent de panique sur les éditeurs leaders de l’époque, signant la mort des moins avancés technologiquement et pousser les autres à des remises en cause profondes.

– Les systèmes propriétaires, dédiés à une entreprise donnée, ont disparu au profit de systèmes généraux. Ce choix stratégique pose des problèmes délicats et se sont heurtés assez vite à la nécessité de prendre toutes les précautions pour la pérennité de ces développements et s’appuyer sur les modèles adéquats.

Une technologie, la meilleure soit-elle, ne s’implante réellement dans l’industrie que si l’environnement est favorable.

Dès le début des années 1980, de nombreuses initiatives sont soutenues par les pouvoirs publics. Les articles présentant la technologie et des applications significatives popularisent la cao. En Europe, plusieurs projets « esprit » étaient centrés sur la cao. Aux États-Unis, le projet ipad (Integrated Program for Aerospace Vehicle Design) de la nasa est commencé au début des années 1970, pour aboutir à une définition relativement intégrée autour d’un modèle central. À la fin des années 1970, le projet icam (Integrated Computer-Aided Manufacturing) de l’US Air Force, s’attache à la définition de sous-systèmes pour la production de pièces.

Des entités sont dédiées à la promotion technique ou applicative de la cao, cam-i (1972), micado (1974) en France, etc.

Des expositions-congrès, notamment cad/cam show à Détroit et micad à Paris connaissent un succès foudroyant. Même si le discours des vendeurs est pour le moins optimiste, annonçant des gains de productivité rarement prouvés, les responsables d’entreprises sont sensibilisés à l’obligation de traiter la conception d’une manière différente, que ce soit par stratégie d’entreprise ou par obligation, par exemple pour un sous-traitant qui reçoit des informations non plus papier mais sur un support numérique. L’intérêt de manifestations, notamment micad, est essentiel pour, d’une part, proposer aux visiteurs et auditeurs un état de l’art chaque année, et, d’autre part, débattre des tendances et des indispensables méthodologies de mise en œuvre.

Enfin, la cao fait son apparition en tant que matière dans de nombreuses écoles d’ingénieurs au début des années 1980. En termes d’application, la période étudiée voit une utilisation essentiellement dédiée à de grandes entreprises.

Dans le domaine aéronautique, un des pionniers dans l’utilisation de la cao, plusieurs étapes du cycle de conception ont rapidement été prises en compte : modélisation du fuselage et des ailes, avec des développements algorithmiques remarquables (raccordements de surfaces…) dès la fin des années 1970, études cinématiques (train d’atterrissage…), etc. Commencent à apparaître des utilisations du modèle de cao pour d’autres activités comme les calculs d’aérodynamisme, la fabrication par commande numérique de maquettes pour les souffleries…

L’automobile est l’autre grand domaine où l’utilisation de la cao de manière intensive fut précoce. Avec des stratégies différentes que nous avons évoquées, la définition de surfaces notamment est un sujet prégnant dès les années 1960. La plupart des constructeurs sont capables, à partir de la digitalisation d’une maquette en terre de modéliser la carrosserie et d’effectuer des vérifications et des modifications sur le modèle cao ainsi obtenu (courbure…). D’autres domaines, souvent avec des approches spécifiques liées au métier sous-jacent, comme la construction navale ou les machines-outils ont également été des précurseurs dans l’utilisation de la cao. Dans certains métiers, des outils dédiés sont développés, par exemple pour la découpe de tissu pour l’habillement ou de cuir pour la chaussure. On commence alors à développer des outils « métiers » pour la forge, la fonderie, l’emboutissage, en évoquant (déjà) la nécessité d’intégrer les connaissances sous forme de règles.

8. Conclusion

À la fin des années 1980, la cfao donne l’impression (fausse) d’être partout, à travers les stations de travail ou les micro-ordinateurs. Elle reste cependant essentiellement basée sur la géométrie. À partir de cette décennie apparaissent quelques éléments nouveaux : l’industrialisation des approches paramétriques et la prise en compte d’éléments de sémantique un peu plus élevée, tentant de représenter une information ayant une signification pour l’utilisateur (par exemple, un trou est défini en tant que tel et non plus comme une différence booléenne). Ces notions d’éléments caractéristiques ou entités (features) demeurent cependant très proches de la géométrie. Enfin, apparaît, à la fin des années 1990, la nécessité de prendre en compte non seulement le modèle du produit, mais également le process qui permettra de le fabriquer et de maintenir.

Certains choix technologiques ou théoriques ont été fortement contraints par l’état de la technologie informatique durant la période étudiée. Il n’est pas du tout évident, en effet, que connaissant la puissance actuelle des moyens informatiques, on aboutirait aux mêmes modèles en « partant de zéro », en se libérant totalement du poids historique de développements considérables qui ont été faits. Cependant, si à une période de son histoire, la cao a vu des ruptures fracassantes (y compris sur le plan économique avec les graves difficultés du leader du début des années 1980 à cause d’une technologie complètement dépassée), refonder totalement les modèles utilisés aujourd’hui paraît très difficile, tant les applications dans divers domaines et toutes les phases de la conception-simulation-fabrication représentent un nombre d’hommes-années impressionnant. On ne peut cependant attribuer uniquement aux moyens matériels et logiciels les difficultés dans le développement de la cao. Outre les aspects technologiques et stratégiques, l’environnement global, les démonstrations de réussites industrielles ont eu une forte influence également. En effet, dès ses débuts, la cao s’est heurtée dans les entreprises à l’impossibilité de démontrer de manière fiable son intérêt économique. De nombreuses études ont consisté à démontrer les gains dits indirects, sachant que l’utilisation de la cao, surtout à ses débuts, impliquait un investissement en bureau d’études plus inhabituel que les investissements dans l’outil de production. La simple utilisation de la cao comme outil de dessin (dao : Dessin assisté par ordinateur) a très vite montré ses limites, les gains se trouvant dans l’utilisation des modèles géométriques pour, notamment, préparer la fabrication. Les premières bases de données (de modèles) associées à la cao étaient complexes d’emploi, peu souples, et nombre d’entreprises se heurtaient à des obstacles insurmontables pour reprendre un historique de conception.

Bibliographie

Gardan Yvon, « cao : modélisation géométrique », Techniques pour l’ingénieur, Éditions T.I., 2002.

Lucas Michel, « Contribution à l’étude des techniques de communication graphique avec un ordinateur, éléments de base pour les logiciels graphiques interactifs », Thèse, Grenoble Décembre 1977.

Poitou Jean-Pierre, Trente de cao en France, Hermès, 1989.

Sutherland Ivan Edward, « Sketchpad : A man-machine graphical communication system », Thèse, MIT, janvier 1963.

Notes

1 Gardan Yvon, « cao : modélisation géométrique », Techniques pour l’ingénieur, Éditions T.I., 2002. Retour au texte

2 L’auteur du présent article s’imposera de publier le livre de Casteljau avant celui de Bézier dans la collection « Mathématiques et cao » aux éditions Hermes. Les deux pères fondateurs ne se connaissaient d’ailleurs pas et ne s’étaient pas rencontrés avant la sortie de ces deux ouvrages et l’organisation d’un déjeuner les réunissant en présence du Président des éditions Hermes, Sami Menacé. Retour au texte

3 Poitou Jean-Pierre, Trente de cao en France, Hermès, 1989. Retour au texte

4 Lucas Michel, « Contribution à l’Étude des techniques de communication graphique avec un ordinateur, Éléments de base pour les logiciels graphiques interactifs ». Thèse, Grenoble, Décembre 1977. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Yvon Gardan, « Une brève histoire de la conception assistée par ordinateur », Nacelles [En ligne], 6 | 2019, mis en ligne le 17 juin 2019, consulté le 01 mai 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/nacelles/768

Auteur

Yvon Gardan

Ingénieur, docteur d’État, Yvon Gardan a développé un centre dédié à la cao à Grenoble, puis est devenu Professeur des universités en 1983 (émérite en 2018). Il dirige micado, association dédiée à l’Ingénierie numérique collaborative. Il a publié plus de dix livres, certains traduits dans plusieurs langues, dont l’un a obtenu le prix Roberval (prix du meilleur livre francophone de technologie) et est le fondateur et le rédacteur en chef de revues scientifiques. Il est l’auteur ou le co-auteur d’une centaine d’articles scientifiques ou de vulgarisation.

yvon.gardan@gmail.com