Située à 228 millions de kilomètres du Soleil, Mars appartient, avec Vénus et la Terre, à la zone d’habitabilité du système solaire, c’est-à-dire à la zone où les radiations solaires permettent de conserver l’eau à l’état liquide à la surface d’une planète. Du fait d’une atmosphère extrêmement fine (170 fois moins dense que l’atmosphère de la Terre) et composée à 95 % de dioxyde de carbone (rendant l’air irrespirable), la température martienne oscille cependant entre -85 °C et -5 °C. De plus le champ magnétique entourant la planète est trop faible pour la protéger des éruptions et autres vents solaires faisant de Mars un piètre habitat pour la vie telle que nous la connaissons. Mais tout cela n’était pas connu avant les années 1960, et Mars resta longtemps l’objet de fantasmes et de controverses scientifiques. À la fin du xixe siècle, certains astronomes, dont Giovanni Schiaparelli1, affirmèrent ainsi avoir cartographié des canaux sur Mars, traces d’une civilisation martienne. Pour de nombreux auteurs de science-fiction, nous n’étions plus seuls dans le système solaire.
L’exploration in situ de Mars, débutée en 1960 sur fond de guerre froide, devait permettre de trancher ces questions. Au-delà des rivalités géopolitiques, cette exploration planétaire était motivée par des objectifs scientifiques : déterminer les conditions d’habitabilité dans l’espace. Le programme Bioscience, soumis à la Nasa en 1959 et lancé en 1960, se proposait d’étudier les effets de l’espace sur les organismes vivants, et envisageait également l’étude à distance d’environnements extraterrestres à la recherche de signatures du vivant. Si les résultats de ce programme se sont avérés négatifs, l’exploration martienne ne s’est pas arrêtée pour autant, celle-ci se trouvant même redynamisée en 1976 par l’annonce d’une possible vie microbienne par l’une des expériences des sondes Viking2.
Car depuis le programme Bioscience, de nombreuses missions spatiales se sont succédées pour essayer de trouver ces traces de vie extraterrestre sur Mars. Aux premières sondes du programme Mariner chargées de survoler la planète, ont succédé celles, plus ambitieuses, du programme Viking, accompagnées des premiers modules au sol, avant de laisser place aux Mars Exploration Rover (MER) Spirit et Opportunity ouvrant la voie à une exploration géologique de la planète rouge. Héritier des MER et lancé en 2011, le rover Curiosity est le fer de lance de la mission d’exploration actuelle Mars Science Laboratory (MSL) et une des réalisations techniques du domaine spatial les plus complexes de ces dernières années. Il intègre à ce titre un certain nombre d’innovations, dont la présence inédite d’un laser opérant sur Mars.
Cet instrument a été conçu pour analyser la composition des roches et des sols martiens afin de déterminer si des conditions favorables à la vie ont pu être réunies sur Mars. Il est composé d’une partie imagerie et d’un complexe spectroscopique basé sur la LIBS (Laser Induced Breakdown Spectroscopy soit « spectroscopie plasma induite par laser »), une technique employée entre autres par l’industrie nucléaire et d’autres domaines de pointe3.
L’élément central de ChemCam est donc un laser développé spécialement pour cette mission. Unique en son genre, ce premier laser extra-terrestre constitue une innovation par son milieu associé martien. S’agit-il pour autant d’une rupture par rapport aux lasers existants sur Terre ?
Nous proposons d’élucider la nature de l’innovation technique que constitue le laser de ChemCam en recourant à la mécanologie génétique : « mécanologie » en tant qu’étude scientifique des machines et « génétique » parce que cette étude se fonde sur leur genèse. Cette méthode d’analyse des structures et des évolutions des objets techniques est tirée des travaux de Gilbert Simondon4. Il s’agit, en particulier, de repérer l’apparition de nouveaux « schèmes techniques » – les opérations à la base du fonctionnement d’une machine – et d’en préciser les spécificités.
1. Analyse structurale de ChemCam
Le fonctionnement d’un instrument aussi complexe que ChemCam est à appréhender sous l’angle de la phénoménotechnique, selon l’expression consacrée du philosophe Gaston Bachelard :
Dès qu’on passe de l’observation à l’expérimentation [...] il faut que le phénomène soit trié, filtré, épuré, coulé dans le moule des instruments, produit sur le plan des instruments [...]. La véritable phénoménologie scientifique est donc bien essentiellement une phénoménotechnique5.
Cela signifie que les phénomènes ne sont pas simplement donnés mais qu’ils sont produits à l’aide de dispositifs techniques : ChemCam ne se contente pas de collecter des données sur l’environnement martien, son laser produit les phénomènes porteurs de nouvelles connaissances. L’analyse de la structure de ChemCam et de ses niveaux d’organisation éclaire la complexité des innovations intégrées au fonctionnement de cet instrument phénoménotechnique.
ChemCam se compose de deux unités distinctes6 : le Body Unit, intégré au corps du rover, qui contient les spectromètres, l’alimentation électrique et l’unité de calcul, et le Mast Unit, situé sur le mât de Curiosity, qui contient le laser, le télescope et l’imageur ; les deux unités étant reliées par fibre optique.
Le Mast Unit, développé sous la supervision de l’IRAP (Institut de Recherche en Astrophysique et Planétologie) et du CNES (Centre National d’Études Spatiales), possède une double fonction au sein de l’instrument ChemCam. Dans un premier temps, le télescope est pointé sur le matériau à analyser et une série de brèves impulsions laser (quelques nanosecondes) est générée. L’énergie par impulsion du faisceau laser, associée au faible étalement de la zone ciblée, conduit à un éclairement de quelques Gw/cm², suffisant pour ablater la surface de l’échantillon étudié et générer ainsi un plasma. Puis, dans un second temps, le télescope a pour mission de collecter la lumière émise par ce plasma et de la transmettre au spectromètre afin d’enregistrer le spectre d’émission de ce rayonnement dont l’analyse permet de déterminer la composition chimique élémentaire de l’échantillon.
Plus qu’un instrument d’observation, ChemCam est un dispositif phénoménotechnique : le recours à la LIBS permet la production de phénomènes – transformation de l’échantillon en plasma, qui en retour fournissent de nouvelles connaissances, composition chimique de l’échantillon. Ce type de machine établit ainsi entre l’opérateur humain et l’échantillon martien une double chaîne de transductions, porteuse d’actions en un sens et d’informations dans l’autre :
Grâce à la machine s’institue un cycle qui va de l’objet au sujet et du sujet à l’objet : la machine prolonge et adapte l’un à l’autre sujet et objet, à travers un enchaînement complexe de causalités. Elle est outil en tant qu’elle permet au sujet d’agir sur l’objet, et instrument en tant qu’elle apporte au sujet des signaux venus de l’objet ; elle véhicule, amplifie, transforme, traduit et conduit dans un sens une action et en sens inverse une information7.
Plutôt qu’une mesure passive d’un phénomène préexistant, il s’agit d’une médiation entre ordres de grandeur, de la mise en relation de l’échelle macroscopique d’observation de l’échantillon brut avec l’échelle microscopique qui révèle sa composition atomique à travers des raies d’émission. Chargé à la fois de focaliser le rayonnement laser vaporisant l’échantillon et de collecter la lumière émise en retour, le télescope possède à la fois les fonctions d’un outil et celles d’un instrument.
La LIBS présente de grands avantages pour réaliser des analyses chimiques précises et rapides dans le milieu associé martien. Contrairement à d’autres techniques d’analyse chimique, elle opère à distance et sans préparation préalable de l’échantillon8. Si les prédécesseurs de Curiosity devaient utiliser des brosses pour éliminer la couche de poussière martienne des roches à étudier, le laser de ChemCam permet de décaper à distance cette couche de surface, avant de réaliser des analyses en profondeur de l’échantillon, tout en limitant les déplacements. Cette minimisation des déplacements est fondamentale, car Curiosity étant pilotée depuis la Terre, les communications avec le centre de commande mettent plusieurs minutes à parvenir sur Mars et les opérations, ainsi que leur complexité, doivent donc être réduites au minimum.
Pour pallier les limitations inhérentes à la commande à distance, Curiosity embarque un système de visée autonome baptisé AEGIS (Autonomous exploration for gathering increased science9) qui fonctionne selon deux modes. En mode « raffinement de pointage autonome », le système corrige les erreurs de pointage transmises par les opérateurs terrestres afin d’obtenir une plus grande fiabilité lors des analyses LIBS. En mode « sélection de cible autonome », AEGIS identifie les cibles géologiques au sein des images transmises par les caméras de navigation du rover et choisit lui-même les cibles qui correspondent aux paramètres spécifiés par les scientifiques de la mission. ChemCam procède alors à leur analyse sans demander validation au centre de commande : « Dans un cas idéal, AEGIS pourrait sélectionner tout seul des zones d’intérêt correspondant à différents types de contexte géologique10. » Si ce degré de précision n’est pas encore implémenté, ce mode confère néanmoins à ChemCam une plus grande autonomie lui permettant d’opérer même lorsque les communications avec la Terre sont impossibles ou interrompues. De plus, AEGIS intègre un certain nombre de contraintes portant sur la sécurité ; il prévient ainsi tout pointage de ChemCam en direction du rover ou en direction du Soleil (ce qui pourrait endommager les caméras).
Si AEGIS offre à Curiosity une certaine autonomie vis à vis de l’opérateur humain, l’impossibilité d’effectuer des réparations sur Mars implique tout de même la plus grande prudence. Ainsi, un monitoring vigilant est exercé depuis le centre de commande. Curiosity est un rover, un véhicule servant de plateforme aux instruments – c’est-à-dire un « ensemble technique » au sens de Simondon – mais c’est aussi un « terminal » qui s’insère au sein d’un réseau mettant en relation les instruments scientifiques avec le segment sol en passant par les satellites chargés de relayer les communications. Ce réseau, coordonné depuis la Terre, s’assure que Curiosity reste opérationnel comme point d’entrée de l’information issue des échantillons martiens et comme point de sortie de l’action vers lequel convergent les commandes transmises depuis la Terre.
L’analyse structurale caractérise donc le Mars Science Laboratory comme étant un réseau technique, Curiosity un ensemble technique et ChemCam un système associant plusieurs individus techniques, dont le laser, véritable pierre angulaire de la mission. Un individu technique est conditionné par son milieu associé constitué par la rencontre du milieu géographique et du milieu technique : « L’objet technique est au point de rencontre de deux milieux [géographique et technique], et il doit être intégré aux deux milieux à la fois11. »
Or, dans le cas présent, le milieu « géographique » se transforme en un milieu spatial avec les contraintes de l’environnement martien (gamme de températures importante, faible pression, composition atmosphérique différente…) et du transport depuis la Terre (résistance au décollage et à l’atterrissage sur Mars). Le milieu technique est, quant à lui, particulièrement exigeant puisqu’il intègre les interactions du laser avec les autres individus techniques (le télescope, le spectromètre mais aussi le Body Unit) ainsi que des contraintes de poids et de volume liées à la mission spatiale (en particulier au lanceur).
Ces différentes contraintes ont été prises en compte lors de la conception du laser de ChemCam et ont orienté le développement de l’objet technique. Toutefois, avant de nous intéresser au processus de conception en lui-même, il nous faut reconstituer l’évolution technique qui mène à lui, c’est-à-dire voir en quoi son schème opératoire s’insère dans des lignées techniques préexistantes.
2. Analyse génétique des lasers
Le laser (acronyme de Light amplification by stimulated emission of radiation) est un dispositif d’amplification de lumière par émission stimulée. Ce phénomène physique intervient lorsqu’un atome dans un état excité est soumis à une onde électromagnétique. Sous l’action du photon incident, l’atome se désexcite en émettant un photon possédant exactement les mêmes caractéristiques physiques que le photon incident. Le photon émis vient alors s’ajouter au champ incident : il y a donc amplification.
Le mécanisme d’émission stimulée a été théorisé par Albert Enstein en 1915. Il a ensuite fallu attendre 1953 pour que les américains Charles H. Townes, James P. Gordon et Herbert J. Zeiger réalisent le premier dispositif d’amplification d’un rayonnement électromagnétique basé sur l’émission stimulée : le maser (acronyme de Microwave amplification by stimulated emission of radiation). Le maser, qui opère dans le domaine spectral des micro-ondes, est l’ancêtre du laser – appelé d’ailleurs « maser optique » à cette époque12.
Maser et laser fonctionnent sur le même principe : lorsque les atomes du milieu amplificateur sont amenés dans un état d’énergie excité, ils peuvent amplifier un rayonnement incident. La difficulté est de parvenir à maintenir les atomes du milieu amplificateur dans un état excité car en vertu des lois de la thermodynamique, ils ont tendance à occuper les états d’énergie les plus bas. Pour cela, il faut réaliser ce qu’on appelle une « inversion de population », c’est-à-dire réussir à amener les atomes à occuper majoritairement les états d’énergie les plus hauts.
La solution se trouve dans une technique mise au point en 1950 par Alfred Kastler – la technique dite de « pompage optique » – qui vaudra à son inventeur le prix Nobel de physique en 1966. Cette technique permet de modifier les états des atomes à l’aide d’une onde lumineuse polarisée13.
L’inversion de population réalisée, on transforme le dispositif amplificateur en oscillateur en reliant la sortie du milieu amplificateur à son entrée afin d’en faire une source lumineuse. Dans le cas du laser, il faut renvoyer la lumière dans le milieu en plaçant ce dernier dans une cavité résonante. La cavité laser la plus simple est composée de deux miroirs parallèles : on parle de « cavité de Fabry-Perrot », du nom du premier résonateur optique réalisé en 1890 par Alfred Perrot et Charles Fabry. L’idée est d’obtenir une émission stimulée permanente, permettant ainsi de produire une onde particulièrement intense et très cohérente.
Ainsi, un laser est la réunion de trois éléments : un milieu amplificateur, un dispositif de pompage, réalisant l’inversion de population, et une cavité optique, transformant le milieu amplificateur en oscillateur. Le premier à avoir combiné ces trois concepts au sein d’un dispositif d’amplification optique est l’américain Théodore Maiman qui, en 1960, mit au point le premier laser de l’histoire14. Afin de préciser l’essence technique de la famille des lasers, il est utile d’en représenter le principe de fonctionnement sous la forme d’un diagramme. Pour cela, nous combinons les principes de la mécanologie génétique avec les outils de diagrammatisation de la MKSM, une méthode de gestion des connaissances développée par Jean-Louis Hermine au CEA15. Voici le principe de fonctionnement des lasers sous la forme d’un diagramme SCFC (Source, Cible, Flux, Champ) :
Ajoutons qu’un laser peut fonctionner selon deux modes : un mode continu et un mode pulsé. Dans le mode continu l’intensité de l’émission laser est continue au cours du temps, alors que dans le mode pulsé la puissance optique se décompose en impulsions d’une certaine durée (et avec un certain temps de répétition).
Le premier laser de Maiman fonctionnait en mode pulsé, du fait du dispositif de pompage qui fonctionnait lui-même en mode pulsé (décharge d’une lampe à flash). Les lasers à mode continu sont apparus plus tard en raison de certaines contraintes portant notamment sur les propriétés du milieu amplificateur, qui doit pouvoir dissiper la chaleur efficacement sous peine de surchauffe et de destruction. Les lasers employés pour faire de la LIBS opèrent eux en mode pulsé. Ce mode peut être réalisé par plusieurs procédés techniques : le pompage pulsé, le couplage de mode, le blocage de mode et le Q-switching.
Le laser de ChemCam appartient à cette dernière famille. Pour réaliser un tel laser, on autorise l’inversion de la population à s’accumuler en introduisant une perte à l’intérieur du résonateur qui dépasse le gain du milieu (que l’on modélise par une réduction du facteur de qualité « Q » de la cavité). Ensuite, après que l’énergie stockée dans le milieu laser a approché le niveau maximum possible, le mécanisme de perte introduit est rapidement éliminé, ce qui permet à l’effet laser de se déclencher rapidement en évacuant l’intégralité de l’énergie stockée d’un seul coup. Il en résulte une impulsion extrêmement courte (de l’ordre de la nanoseconde) et par conséquent une puissance de crête relativement élevée (de l’ordre du mégawatt). Dans le cas de la LIBS, cette puissance est, une fois focalisée sur une petite zone, suffisamment importante pour transformer en plasma l’échantillon rocheux à étudier.
Cette technique spectroscopique, proposée dès 1963 par Jeanine Debras-Guédon et Nicole Liodec16, ne fut que peu explorée au cours des années suivantes, essentiellement à cause de limitations techniques portant sur les lasers. Son essor ne s’est fait qu’à partir des années 1980 avec la commercialisation de lasers plus simples d’utilisation, plus performants et moins onéreux.
L’évolution technique des lignées de lasers aboutissant au laser de ChemCam peut être retracée en combinant les principes de la mécanologie génétique avec les diagrammes de lignées de la méthode MASK (Method for analysis and structuring knowledge), une extension de la MKSM.
Alors que d’autres familles techniques17 utilisées en astrophysique sont caractérisées par une forte progressivité et des ruptures évolutives au sein de leur lignée18, le schème technique des lasers semble d’une remarquable stabilité (il n’a que très peu évolué depuis 1960) et les progrès sont surtout réalisés par de nouvelles combinaisons de ses éléments.
Les évolutions au sein des lignées se sont aussi faites en adaptant les différents éléments de l’objet technique que sont le milieu amplificateur, le dispositif de pompage et la cavité résonante. Par exemple, si le premier laser était un laser à solide (rubis), la décennie suivante a vu le développement de lasers à liquide, à gaz, à colorants organiques, à fibre ou à semi-conducteur.
Chacune de ces sous-familles a pu se subdiviser à son tour suivant le matériau utilisé (parmi les lasers à gaz nobles, citons par exemple, le laser He-Ne, le laser au xénon et le laser à l’argon). Ces évolutions ne marquent pas de véritables ruptures au sein des lignées techniques de laser : ni les opérations, ni la structure globale de l’objet technique ne sont grandement modifiées ; il n’y a pas de concrétisation au sens de Simondon, c’est-à-dire qu’il n’y a pas un gain significatif de synergie entre les éléments.
Chaque évolution de l’essence technique du laser répond plutôt à un usage particulier, notamment en termes de longueur d’onde ou d’intensité. La faible progressivité des lignées de laser s’explique probablement par le fait que « la concrétisation des objets techniques est conditionnée par le rétrécissement de l’intervalle qui sépare les sciences des techniques »19 et le laser est précisément un objet technique hautement concrétisé dès son origine. Son principe de fonctionnement correspond à un phénomène physique obtenu par une phénoménotechnique20 de haute technicité : l’émission stimulée, théorisée plusieurs années avant sa réalisation par Maiman.
L’évolution des lignées de laser ne passe donc pas par une réinvention de son essence technique, mais sera plutôt à chercher du côté des dispositifs de modulation du phénomène d’émission stimulée (nouveaux dispositifs de pompage, nouvelles cavités résonantes, etc.) et de l’optimisation adéquate des combinaisons de ses éléments pour tel ou tel usage.
L’évolution des lignées de laser est caractéristique de ce que Jean-Louis Maunoury appelle « l’épanouissement » d’un schème technique (sa diversification), au contraire d’autres lignées qui évolue par « rectitude » (progrès rapide selon une direction), illustrant le fait :
Dès qu’un phénomène est mis en évidence, expliqué, maîtrisé, il tend comme spontanément à devenir moyen du plus grand nombre possible de techniques soit scientifiques, soit utilitaires21.
L’invention des lasers à semi-conducteurs, ou diodes lasers, constitue toutefois une étape importante dans l’évolution des lignées de laser. Une diode laser utilise les propriétés des semi-conducteurs pour réaliser l’inversion de population : le pompage se fait électriquement, et non plus optiquement, et sert à enrichir le milieu générateur en trous d’un côté et en électrons de l’autre. La lumière est produite par la recombinaison des trous et des électrons grâce à un phénomène d’électroluminescence qui intervient donc en parallèle du mécanisme d’émission stimulée.
De plus, dans la majeure partie des cas, ce type de laser ne présente pas de miroirs de cavité : le simple fait de cliver le semi-conducteur, de fort indice optique, permet d’obtenir un coefficient de réflexion suffisant pour transformer la surface du semi-conducteur en miroir et déclencher l’effet laser. Ainsi, que ce soit dans sa structure ou dans son principe de fonctionnement, la diode laser constitue, au niveau des éléments, une évolution majeure au sein de la lignée des lasers.
Par ailleurs, une application immédiate des diodes lasers a été de se substituer aux lampes flash pour servir de dispositif de pompage optique pour d’autres lasers, en particulier les lasers à solides, donnant ainsi naissance aux DPSSL (Diode-Pumped Solid-State Lasers) dont le laser de ChemCam est un lointain descendant.
Notons au passage que ces deux familles, les diodes lasers et les DPSSL, représentent l’immense majorité des lasers actuellement en circulation : leur polyvalence fait qu’on les retrouve aussi bien dans le secteur industriel (découpes laser, lecteurs optiques, etc.) que médical (ablation dentaire, etc.) ou même universitaire (pointeurs lasers).
Les DPSSL présentent les caractéristiques suivantes : un pompage par diode laser, elle-même pompée électriquement, un milieu amplificateur à l’état solide (dans la majorité des cas un cristal dopé) et une cavité résonante.
Dans la perspective d’une mission spatiale, cette famille de laser présente le double avantage d’être particulièrement compacte et de posséder un rendement énergétique plus important que chez d’autres types de lasers. Il est donc assez aisé de comprendre pourquoi cette lignée a été privilégiée quand il s’est agi de concevoir le laser intégré à ChemCam qui devait à la fois répondre aux exigences d’une qualification pour un vol spatial et effectuer la LIBS en milieu martien.
3. La conception du laser de ChemCam
Dans son ouvrage Réflexions sur la science des machines22, Jacques Laffite introduisait les notions de mécanologie, de lignées techniques, et proposait une distinction entre trois types de machines : les machines passives, qui visent la stabilité, les machines actives, qui ont pour critère le rendement, et enfin les machines réflexes, dotées d’une boucle de rétroaction.
Simondon intègrera cette typologie en rebaptisant ces dernières machines à information pour étendre ce type à toutes les machines qui assurent la fidélité de l’information23. Simondon a, par ailleurs, complexifié les catégories de Laffite en redéfinissant les machines passives en tant que dispositif d’amortissement des perturbations, les machines actives en tant que dispositif de transfert d’énergie, et les machines informationnelles en tant que dispositif d’amplification de l’information.
En fin de compte, plutôt que trois types de machines, on peut estimer qu’il s’agit d’une grille de lecture permettant de décomposer les performances de l’objet technique selon trois axes :
Caractéristiques |
Passives |
Actives |
Informationnelles |
Critères |
Stabilité |
Rendement |
Fidélité |
Nous appliquerons cette grille de lecture à l’étude des processus de conception ayant abouti au laser de ChemCam. Les contraintes imposées par le milieu associé martien seront ainsi analysées selon leur dimension passive (stabilité thermique et mécanique), active (rendement énergétique du laser) et informationnelle (contraintes sur la durée des impulsions et la qualité du faisceau pour transmettre une information fidèle et exploitable aux autres instruments).
ChemCam est le fruit d’une collaboration entre le LANL (Los Alamos national laboratory) et des partenaires français sous la responsabilité nationale du CNES. Ces deux établissements réfléchissaient à utiliser la LIBS à des fins d’exploration martienne depuis les années 2000. En 2004, le projet prend le nom de ChemCam lorsque Français et Américains décident de collaborer pour répondre à l’appel d’offre de la NASA concernant l’envoi d’un rover sur Mars à l’horizon 2007 (reporté à 2009 puis 2011). Les équipes américaines MIDP (Mars instrument development program) et françaises MALIS24 (Mars analysis by laser induced spectroscopy) unissent alors leurs efforts afin de proposer un instrument innovant.
La conception de la partie laser de cet instrument est confiée au CNES ; le CEA apporte ses connaissances en matière de LIBS pour déterminer les performances exigées25 et l’industriel Thalès est choisi pour la fabrication du laser (basé sur un produit fonctionnellement similaire appelé laser DIVA).
The ChemCam laser is a Q-switched compact laser developed specifically for planetary applications. It derives from a commercial laser (DIVA) by Thalès Optronics. A complete redesign was undertaken by CNES and Thalès, to reduce its mass – nearly by a factor 10 – and volume significantly and to improve its stability and reliability for flight applications26.
Ce partenariat entre scientifiques et industriels est pour Murielle Saccoccio (responsable du développement du laser au CNES puis chef de projet de la partie française de Chemcam) à la base de la réussite d’un tel projet :
Si Thalès n’aurait pu concevoir et réussir ce remarquable petit laser solide pompé par diode, très performant et stable, seul, sans un bon lasériste terrestre, compréhensif et motivé, nous n’aurions pas pu réussir27.
Les techniques sur lesquelles se basent le laser de ChemCam datent du milieu des années 1960. Dès 1964 par exemple, le pompage par diode laser ou l’emploi de l’ion néodyme comme dopant sont maîtrisés28. L’innovation que constitue la mise au point du laser de ChemCam ne repose donc pas sur une invention. Elle résulte de la combinaison de techniques préexistantes contraintes par les exigences du milieu associé (rencontre du milieu martien et des exigences des autres instruments), au premier rang desquelles se trouvent les contraintes thermiques :
The Mast Unit must operate over a wide range of temperatures : from – 40 °C to + 35 °C. It must be stored over an even wider range, but that posed no real problem. The laser was the first concern with such a large range. The options were to use a classical Nd:YAG pulsed laser and to implement an active thermal control to regulate its temperature at plus-or-minus a few degrees, or to develop an entirely new laser, based on another type of crystal, which operates over a wide range of temperatures in absence of active thermal control. The second solution was preferred because of the very low electrical power allocated at the beginning of the project29.
Au standardisé Nd:YAG (Neodymium doped : Yttrium-Aluminium-Garnet), le CNES et Thalès ont préféré un autre milieu amplificateur, relativement peu exploité quoique connu depuis plusieurs années30, le Nd:KGW (Neodymium doped : Potassium-Gadolinium-Tungstate), cela en raison de l’efficacité énergétique et de la stabilité thermique qu’il présente.
Les cristaux de YAG disposent d’une gamme de température de fonctionnement peu étendue (de l’ordre de 3 °C autour du point optimal) tandis que les cristaux au KGW possèdent eux une acceptance thermique bien plus importante (jusqu’à 40 °C autour du point optimal). Il n’est donc pas nécessaire d’implémenter un système de contrôle thermique actif qui consommerait de la puissance électrique et augmenterait la masse et le volume du laser.
En revanche, le KGW présente l’inconvénient d’être plus fragile que le YAG, ce qui dans le cadre d’une mission spatiale représente un risque. La fabrication des cristaux et la conception du laser doivent donc être particulièrement soignées pour garantir la résistance du laser aux chocs et aux vibrations pouvant se produire au cours des phases de décollage et d’atterrissage.
Les lasers terrestres sont notamment sensibles aux désalignements induits par de grandes excursions de température ou un environnement mécanique agressif. L’équipe en charge du laser a donc dû particulièrement soigner ses caractéristiques passives. Cela a été fait en faisant le choix d’une cavité laser linéaire, moins sensible aux désalignements qu’une cavité repliée, et par un choix rigoureux des matériaux et procédés de fabrication et d’assemblage29.
L’innovation du laser de ChemCam se base sur une technologie préexistante et suffisamment mature pour avoir pénétré le champ industriel. Le laser a cependant été développé spécialement pour des applications spatiales : l’innovation dans ce cas est une adaptation à un usage et à un milieu associé particuliers. L’inventivité du laser de ChemCam n’est pas à chercher dans la transformation ou la reconfiguration de ses éléments constitutifs mais dans leur sélection et leur combinaison, dans une hybridation.
Basé sur un schème connu et maîtrisé (le laser DIVA), le processus de conception a consisté à recruter au sein d’autres domaines les apports techniques requis : un nouveau matériau (le Nd:KGW), le recours à la miniaturisation (permettant d’alléger l’instrument au maximum), l’emploi de getters (pièges à contamination pour éviter des pannes liée à la contamination des optiques) et l’utilisation d’un boitier en titane (pour garantir la solidité de l’objet).
Garantir la robustesse et la résilience de l’instrument tout en diminuant la masse et le volume ; optimiser la consommation énergétique tout en conservant une stabilité thermique importante ; telles sont les « résolutions de problèmes inventifs31 » requises pour cette innovation. Les résultats obtenus, mesurés à l’aune de ces critères, sont remarquables : le laser pèse moins de 600 grammes et peut fonctionner dans une gamme de température de 60 °C.
Toutefois, il s’agit d’une application suradaptée à un milieu associé donné. Elle peut donc limiter la « généricité » de l’objet technique, c’est à dire sa capacité à être réemployé dans d’autres domaines ou à donner naissance à de nouveaux développements.
On pourrait être tenté de la qualifier d’hypertélique au sens de Simondon tant les contraintes mécaniques et thermiques imposées par le milieu extérieur ont déterminé les choix de conception. Ces contraintes, portant sur la dimension passive de l’objet technique, sont parmi les plus importantes dans le contexte martien.
L’impossibilité d’effectuer des réparations conduit à privilégier les structures les plus stables pour le laser, Chemcam et plus généralement pour Curiosity, afin de garantir la pérennité de la mission. L’utilisation d’une cavité laser linéaire, la pressurisation du laser et l’insertion de getters s’inscrivent dans cette optique d’aboutir à un objet technique stable et performant, malgré la complexité induite par les contraintes spatiales et martiennes.
En plus de ces contraintes, celles liées à l’intégration du laser au sein de ChemCam et de Curiosity – le milieu technicisé – ont aussi eu un impact sur les solutions retenues. L’exemple le plus parlant concerne les interactions du laser avec le télescope chargé de le focaliser sur l’échantillon. Ce télescope est un Schmidt-Cassegrain. Ce type de télescope présente l’avantage d’être très compact et de disposer d’un grand champ de vue, ce qui permet dans le cas de ChemCam d’élargir le faisceau laser d’un facteur 10 tout en proposant un encombrement limité. Cependant, la présence du miroir secondaire a tendance à occulter une partie du faisceau laser, d’où une perte de puissance allant jusqu’à 50 %.
Afin de maintenir une puissance nécessaire à l’emploi de la LIBS jusqu’à 10 mètres, il a fallu rajouter un étage d’amplification afin de passer de 15 mJ en sortie de l’oscillateur à 35 mJ en sortie du laser. C’est un choix de conception assez courant chez les fabricants de laser, visant à obtenir la puissance optique nécessaire, tout en préservant la qualité de faisceau. Ceci permet ici d’obtenir la densité de puissance optique requise pour faire de la spectroscopie LIBS sur la cible dans toute la gamme de distance applicable.
Ces contraintes portent sur la dimension active du laser : la puissance en sortie de ChemCam et la densité de puissance optique sur la cible doivent être suffisantes pour transformer la zone visée en plasma, tout en minimisant la consommation électrique. Indirectement, il s’agit de contraintes portant sur le rendement énergétique : la puissance électrique disponible étant limitée, le laser se doit d’être le plus performant possible.
La première solution retenue par les ingénieurs du CNES et de Thalès, pour le pompage de l’oscillateur laser et de l’amplificateur simple passage, se basait sur l’autostack, dernière évolution en date du pompage par diode. D’une puissance de 1000 W, cette technique de pompage pouvait amener l’énergie du faisceau laser de sortie aux 35 mJ requis.
Malheureusement, l’autostack n’a pas trouvé assez de débouchés commerciaux et Thalès en a cédé les droits à une autre compagnie, en 2005, qui en a ensuite abandonné le développement. Les ingénieurs en charge du laser de ChemCam ont donc dû se rabattre sur la génération précédente de diodes lasers : les stacks.
Cette « régression technique », qui affecte les performances actives du laser, à savoir la puissance et le rendement, a rejailli sur les performances passives : là où un seul étage d’amplification par autostack aurait suffi, l’emploi de stacks a obligé à l’ajout d’un second étage d’amplification augmentant le poids et le volume du dispositif final.
Cet exemple montre que l’étude des innovations doit intégrer les ressources et les contraintes économiques à la « base de connaissances » à partir de laquelle se développe le processus de conception afin d’éviter les écueils d’une étude purement internaliste des dynamiques de l’évolution technique.
En outre, il montre que les caractéristiques passives, actives et mêmes informationnelles de l’objet technique sont liées : le recours à un double étage de stacks conduit à un laser plus lourd, et à un faisceau plus puissant mais de moins bonne qualité, d’où une dégradation des performances informationnelles.
Si le laser de ChemCam peut être vu à la fois comme un outil et une sonde et peut être évalué pour ses performances actives, un dispositif LIBS vise avant tout des performances informationnelles. Afin de garantir la fidélité de l’information, recueillie sous forme de rayonnement par le télescope, les caractéristiques du laser doivent donc satisfaire un ensemble de contraintes portant en premier lieu sur la qualité du faisceau ou la durée des impulsions.
Les concepteurs du laser ChemCam ont pris en compte ces exigences, et ont veillé à garantir leur obtention sur une large gamme de température, inégalée jusqu’ici dans le domaine des lasers, sans régulation thermique. Ainsi, le laser Chemcam est plus petit, plus performant et plus robuste que son lointain modèle terrestre de départ, tout en produisant un faisceau de qualité (profil de faisceau et durée d’impulsion) suffisante pour faire de la spectroscopie LIBS à distance, sur des cibles situées entre 1 et 10 m32.
À travers ses caractéristiques et son usage, le laser de ChemCam constitue une innovation. Celle-ci ne découle pas d’une invention, mais d’un processus de conception extrêmement contraint par le milieu associé (extraterrestre et technique). L’adaptation et l’hybridation de techniques existantes a ainsi produit un objet, certes très performant, mais suradapté à un milieu particulier.
Cette innovation est une customisation et il n’est pas sûr qu’elle puisse donner lieu à des prolongements ou à la naissance d’une nouvelle lignée. Pour preuve, il est envisagé que les futures missions spatiales de la NASA (notamment l’instrument SuperCam du Mars 2020 Rover33) voient le retour des lasers YAG, notamment grâce à l’emploi de diodes de pompages « multicolores » qui n’existaient pas à l’époque de ChemCam.
4. Conclusion : de l’importance des milieux associés
L’étude mécanologique de ChemCam montre l’importance du milieu associé (ici l’environnement martien) au cours d’un processus de conception innovante. Si le laser de ChemCam constitue une prouesse par ses caractéristiques techniques, c’est avant tout sa présence sur Mars qui constitue une innovation. En effet, l’objet technique en lui-même repose sur des techniques maitrisées depuis longtemps, nous faisant dire que la véritable rupture réside dans l’intégration au sein d’un milieu associé très particulier.
Notre étude se veut en outre une tentative de faire valoir les spécificités et la technicité du laser de ChemCam. Le schème technique de la LIBS, l’originalité du milieu associé martien, le progrès par « épanouissement » de la lignée des lasers, l’intrication des performances passives, actives et informationnelles lors de la customisation sont autant de concepts issus de la mécanologie génétique de Gilbert Simondon qui nous semblent pertinents pour valoriser cette « innovation extraterrestre », sans en minimiser les performances techniques.
L’utilisation d’un laser sur Mars n’est pas la seule des « applications hors du commun34 » de la LIBS : au musée du Louvre, des lasers sont utilisés pour l’étude et la restauration des œuvres d’art. La LIBS permet l’identification des pigments utilisés en peinture, la restauration de certaines sculptures, voire « l’étude stratigraphique d’un Daguerréotype du xixe siècle35 ».
Davantage que pour la rapidité et la facilité de ses analyses à distance, la LIBS est ici appréciée pour son caractère quasi non destructif. Moins de quelques microgrammes sont vaporisés par le laser, un prélèvement invisible à l’œil nu mais suffisant pour des analyses approfondies. Les lasers employés dans l’analyse d’œuvres d’art sont extrêmement contraints par la finesse de l’opération à réaliser : la préservation de l’intégrité de l’œuvre passe avant toute considération sur la robustesse ou la puissance du faisceau.
Il est intéressant de noter que l’insertion sociale et technique, au sein d’un milieu terrestre aussi culturellement marqué que le Louvre, conduit au développement de lasers tout aussi spécialisés que celui de ChemCam destiné à s’insérer dans un milieu extraterrestre. Bien que répondant à des exigences différentes, la customisation de ces deux lasers produit une perte de généricité analogue : si le laser de ChemCam serait bien trop destructeur pour entrer au Louvre, les lasers employés au sein de ce dernier seraient bien trop fragiles pour être embarqués vers Mars.