Position de master : « Résistance et résilience, l’ordinaire au travail à l’Aérospatiale dans les années 1968 »

Plan

Texte

1. Quelle histoire pour l’aéronautique ?

Dans le premier numéro de cette revue, Clair Juilliet et Jean-Marc Olivier plaident pour une histoire de l’aéronautique à travers des approches historiques, sociales ou culturelles1. En effet, pendant des décennies, les historiens ont privilégié un récit fait d’exploits et de tragédies, de grands hommes et de machines, de pionniers et d’ingénieurs. Ce n’est que peu à peu, notamment par le biais de la géographie, de la sociologie ou encore de l’économie, que les sciences humaines et sociales se sont saisies de l’aéronautique pour en comprendre l’importance dans la construction des sociétés modernes. De fait, les aéroports bouleversent les territoires, les avions redessinent les frontières, l’État fait de l’industrie aéronautique un enjeu de la puissance militaire et on dit souvent de la technologie aérospatiale qu’elle est la marque du génie humain2. Mais, surtout, en ce qui concerne ce travail de recherche, le monde de l’aéronautique est aussi celui des travailleurs et des travailleuses : il n’est donc pas imperméable à la question sociale, bien au contraire.

Une société comme Airbus emploie 48 000 salarié.e.s en France en 2018 (plus de 63 000 sur le territoire en comptant le travail qu’elle sous-traite)3. La production d’avions mélange la conception, la fabrication, la distribution, etc., dans des complexes industriels gigantesques. Une usine aéronautique concentre ainsi des profils sociologiques extrêmement variés (ouvrier.ère.s, technicien.ne.s, employé.e.s, cadres, ingénieur.e.s) : c’est un terrain riche en interactions sociales. La sociologie a d’ailleurs saisi cet objet dès les années 1980, notamment à travers l’étude des transformations technologiques de l’instrument de travail et de ses conséquences (rôle grandissant des techniciens, nouvel agencement des rapports de pouvoir autour des outillages numériques, etc.4). Pourtant, l’histoire a longtemps délaissé les milliers de parcours individuels et collectifs qui composent leur paysage industriel pour leur préférer, à l’image des travaux d’Emmanuel Chadeau, un récit plus macro-économique projeté sur des problématiques industrielles et politiques, sur quelques patrons emblématiques comme Latécoère ou encore sur des célèbres pilotes tels que Mermoz ou Saint-Exupéry5. En somme, mis à part certains travaux précurseurs (ceux d’Herrick Chapman par exemple6) ce n’est que récemment que l’histoire sociale s’est interrogée sur l’aéronautique : il existe donc une volonté, dans ce travail de recherche, d’explorer les récits des gens qui fabriquent cette histoire.

2. Un mémoire pour revisiter l’histoire aéronautique au prisme de « l’infra-politique »

Intitulé « Résistance et résilience, l’ordinaire au travail à l’Aérospatiale dans les années 1968 », j’ai tenté, dans ce mémoire de master II en histoire contemporaine, de suivre le sillage creusé par d’autres avant moi, à l’image de Pauline Lasserre, Alexis Franc, Côme Michel, Michaël Llopart, ou encore par la récente thèse de Clair Juilliet7. À partir des usines toulousaines de la SNIAS (la Société nationale industrielle aérospatiale), j’ai entrepris une analyse des mécanismes de politisation et des tactiques ordinaires de résistance aux stratégies mises en œuvre par la direction pour reprendre le contrôle de la production dans le contexte agité des « années 19688 ». Il s’agissait d’approcher ces processus sociaux dans l’espace quotidien du travail, qu’il soit celui des « cols bleus », des « cols blancs » ou encore des « employées en tailleur ». J’ai eu recours à la micro-histoire9, tant pour définir ce que sont les « pratiques ordinaires10 » que pour valoriser les récits que font les acteurs et les actrices de leur propre vécu sur ce site industriel.

Étant au centre d’enjeux économiques et politiques de premier plan, l’industrie aéronautique est un secteur dans lequel les syndicats ont pris beaucoup de poids, notamment en raison du rôle joué par l’État dans son administration ou encore de la place prise par la CGT après la Seconde Guerre mondiale. Or, le travail d’archivage qu’entreprennent les organisations syndicales et politiques permet de suivre de près l’évolution de la situation sociale. Si la documentation disponible n’arrive malheureusement pas à pallier l’absence de sources directement issues de l’entreprise, elle retranscrit toutefois les grands enjeux qui rythment la vie de cette dernière. Au fond, ce travail de master m’a permis de prendre conscience, empiriquement, des nœuds dans lesquels l’écriture de l’histoire est prise, des complications et des tendances auxquelles elle se confronte, et de la force sociale et culturelle qui lie le passé au présent.

Une des tendances qui a par ailleurs animé l’écriture de ce mémoire est celle qui suppose que les dynamiques historiques sont portées non pas par des structures, ni a fortiori ne sont monopolisées par certains acteurs, mais bien par la relation dynamique entre les personnes ordinaires et les structures. Autrement dit, l’étude de « l’infra-politique11 », des micro-pouvoirs et des micro-résistances permet de rendre compte de l’imbrication du temps ordinaire et du temps historique – sans doute indissociables. Pour saisir l’enchevêtrement des deux, il s’agit de constituer un matériel d’investigation qui relève du sensible, de l’anecdotique, du quotidien, et qui permette de souligner la dimension vécue et perçue de l’histoire, par chacun et chacune. Pour cela, le recours aux témoignages devient un appui décisif, et j’ai pu consolider les fondements de ce mémoire en menant quinze entretiens. L’étude de l’histoire contemporaine laisse l’opportunité de constituer un matériel vivant : c’est une formidable porte d’entrée vers cette histoire que j’espérais écrire.

En croisant l’apport des différents corpus retenus, j’ai pu dessiner certaines formes de la vie ordinaire à l’usine : sociabilité dans les ateliers, repas à la cantine, relation avec la hiérarchie, relation au travail, etc. J’ai tenté de penser la vie salariale selon l’idée suivante : les employé.e.s paraissent travailler assidûment pour préserver leur carrière et leur éthique personnelle, tout en travaillant irrégulièrement pour préserver leur identité propre et leurs nécessaires rébellions. En résumé, il s’agit d’envisager les manifestations de l’opposition entre les désirs individuels et les tâches imposées par le travail salarié, en pensant ces dernières comme une composante essentielle des structures sociales au sein des espaces productifs. J’ai voulu mettre en évidence les tactiques mises en œuvre par chacune et par chacun pour fuir le rythme salarial, pensé ici comme étant ennuyeux parce que reproductible, protocolaire, prévu, rigide. Une journée typique au travail se décompose en tâches répétitives, du lever au coucher, en passant par le repas du midi à la cantine. Mon hypothèse de départ assume que le salariat cherche à surprendre ce quotidien à travers un ensemble stratégique et inventif.

Selon Albert Piette (anthropologue travaillant en partie sur le fait religieux), « on ne peut imaginer une cérémonie religieuse avec tous les fidèles absorbés complètement, dans leurs prières, les mains jointes et écoutant les paroles du prêtre sans aucune latéralité dans le regard ou l’attention, sans penser à autre chose12 ». On peut transposer cette lecture de « l’action en mode mineure » au monde du travail. De fait, certains sociologues se sont déjà penchés sur un aspect de la question, notamment à travers des études réalisées sur des chaines de montage en série. Par exemple, Donald Roy évoque dans sa thèse de doctorat les techniques du « freinage », à savoir comment les travailleurs ralentissent volontairement le rythme de travail sur la chaine13. Plus récemment, Michel Crozier construit le concept « d’analyse stratégique » pour définir les tactiques quotidiennes que met en place la classe ouvrière pour ne pas trop subir le travail14. Comme l’écrit Michel de Certeau, « le quotidien s’invente avec mille manières de braconner15 ». Ainsi, le braconnage de tous les jours, sur le lieu de travail, c’est réussir à échapper au contrôle permanent induit par l’impératif de production. Il correspond en soit à l’ensemble des micro-résistances à l’ordre salarial.

En m’inspirant de cette méthodologie, j’ai essayé de concevoir « le braconnage » des salarié.e.s de la SNIAS dans toute sa diversité (je n’ai pas réduit mon étude au seul secteur de la production). Or, ces diverses tactiques personnelles et collectives, qu’on peut recenser grâce aux entretiens, s’inscrivent dans un contexte historique bien particulier.

3. Un travail de recherche qui insère le quotidien des salarié.e.s dans la question sociale

Les « années 1968 » (s’étalant de 1962 à 1979 et définies comme une période de contestation et d’insubordination salariale importante) sont des années de transformation profonde de la question sociale et, par conséquent, de la perception des travailleurs et des travailleuses sur le travail lui-même. Concernant ces transformations, j’ai pu vérifier quelques hypothèses historiographiques et suggérer de nouvelles pistes d’analyse. D’abord, comme l’écrit Xavier Vigna, les « années 1968 » sont un tournant décisif en matière de lutte sociale16. En occupant les usines pendant près d’un mois en mai-juin 1968, les travailleurs et les travailleuses remettent profondément en cause l’ordre hiérarchique. Henri Gensous, délégué syndical cégétiste, dit à ce sujet : « Mai 68 est déterminant à un élément fondamental : les patrons ont eu une frayeur extraordinaire ! Ils ont eu peur, parce qu’au global on leur a montré qu’on était prêts à prendre la relève, y compris dans la gestion des usines17 ». En effet, durant l’occupation de Sud-Aviation Toulouse, les salarié.e.s entretiennent l’instrument de travail et organisent la maintenance des pièces du prototype Concorde.

Ces « situations d’usine18 » dessinent un nouveau paradigme ouvrier : les formes de la politisation évoluent vers une défiance croissante vis-à-vis des centrales syndicales, le désir d’avoir plus de responsabilité au travail s’affirme dans la contestation de la hiérarchie et, surtout, une partie du monde ouvrier oriente la question sociale dite « quantitative » (dont les revendications portées traditionnellement par les syndicats ciblent le salaire et le pouvoir d’achat) vers un aspect plus « qualitatif » (à savoir tourné vers les conditions de travail et sur les fondements même de l’ordre salarial).

De plus, le récit des employé.e.s de l’Aérospatiale confirme ce que mettent en exergue Ève Chiapello et Luc Boltanski dans leur ouvrage Le Nouvel Esprit du capitalisme19. L’organisation du travail change au cours des années 1970. Les mutations du paysage économique international et la puissance des mouvements sociaux dans les pays industrialisés incitent le patronat à repenser les formes de la production. Des comités d’experts, commandités entre autres par l’OCDE, s’interrogent sur « les motivations des travailleurs20 » dans le but de « pacifier » les usines (à savoir retrouver un compromis social entre le capital et le salariat). De ces analyses s’ensuivent de véritables mutations de l’ordre hiérarchique – ce que souligne, par exemple, le remplacement progressif de la Direction du personnel par la Gestion des ressources humaines. Pour la CGT, il s’agit là d’une politique de la « carotte et du bâton21 », qui consiste à réprimer les contestations d’une part (en isolant les militants contestataires, en bloquant leurs évolutions de carrière, etc.) et imposer l’idéologie du consensus social d’autre part (en favorisant un syndicalisme FO plus conciliant, en formant le personnel d’encadrement avec la SOGIC, une organisation idéologiquement orientée, etc.).

Un autre axe révélé par la lecture approfondie des sources est l’importance décisive de la capacité de résilience propre au système capitaliste. À l’échelle micro-historique, il est apparu que l’ordre social productif, pour se préserver, se réapproprie certains aspects de la contestation sociale et se transforme à partir d’elle. Les témoignages montrent que les cadres hiérarchiques se sont assouplis après mai-juin 1968, comme le mentionne Jean-Claude Arcas, technicien puis cadre à l’Aérospatiale : « On avait plus de liberté… C’était rigide avant, quand même. J’ai senti qu’au bureau d’essais il était interdit de discuter avec quelqu’un à côté. Et puis rapidement après 1968 on pouvait discuter, aller aux toilettes sans demander l’autorisation au chef, des trucs qui semblent bénins comme ça mais qui petit à petit ont changé les mentalités22. » Ces « changements de mentalité » correspondent à des restructurations profondes de l’organisation du travail de l’aéronautique, à l’instar de la généralisation de la production en « îlots » (c’est-à-dire en petites équipes) ou de l’usage grandissant des machines-outils à commandes numériques dans les années 1970.

En définitive, la thèse que j’ai tenté de défendre sur la base de ces observations est la suivante : en tirant son existence dans la lutte sociale des « années 1968 », l’assouplissement des normes hiérarchiques vient en fait renforcer l’ordre salarial tant décrié. J’ai également essayé de situer « le braconnage » dans cette dynamique structurelle de la transformation de l’organisation du travail, pour montrer les intérêts d’une telle approche pour la science historique, et ainsi promouvoir l’usage d’un matériel de recherche basé sur le quotidien, le perçu et le vécu des acteurs et des actrices dans leurs journées ordinaires de travail.

Notes

1 Juilliet Clair et Olivier Jean-Marc, « Pour une histoire sociale et culturelle de l’aéronautique au xxe siècle », Nacelles, n°1, revue numérique, 2016. Retour au texte

2 Ces différentes thématiques sont abordées dans le livre codirigé par : Thibaud-Sorger Marie et Roseau Nathalie, L’Emprise du vol, MetissPress, Genève, 2013, 208 p. Retour au texte

3 D’après les chiffres officiels d’Airbus, disponibles sur leur site web : www.airbus.com/company/worldwide-presence/france.html Retour au texte

4 Étude menée par un groupe de sociologues de l’université du Mirail, Le Vol du savoir, Les séries de l’ERMOPRES, 1986, université Le Mirail de Toulouse, 255 p, dirigée par Yvette Lucas. Retour au texte

5 On pense aux ouvrages de Chadeau Emmanuel, L’Industrie aéronautique en France (1900-1950), Éditions Fayard, Paris, 1987, 553 p., et Saint-Exupéry, Plon, 1994, 486 p. Retour au texte

6 Chapman Herrick, L’Aéronautique. Salariés et patrons d’une industrie française (1928-1950), Collection « Histoire », Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2011, 430 p. Retour au texte

Pour voir les apports historiques de cet ouvrage, consulter l’article de Juillet Clair sur Nacelles : http://revues.univ-tlse2.fr/pum/nacelles/index.php?id=135

7 Juilliet Clair, Bâtir les relations professionnelles sous l’égide de l’État. Conflits et consensus socio-économiques dans un établissement de constructions aéronautiques (1943-1978), Thèse de doctorat en histoire, sous la direction de Olivier Jean-Marc, Toulouse, Université Jean-Jaurès, 2018, 1006 p. Retour au texte

8 Ce mémoire s’est beaucoup appuyé sur l’ouvrage de Vigna Xavier, L’Insubordination ouvrière dans les années 68, essai d’histoire politique dans les usines, Presse universitaire de Renne, 2007, 384 p. Retour au texte

9 Théorisée par les quatre historiens italiens Ponti Carlo, Grendi Eduardo, Ginzburg Carlo et Levi Giovanno dans les années 1970, introduite en France en partie par Jacques Revel. Retour au texte

10 J’ai été beaucoup influencé par le travail du Labex SMS autour de cette problématique, notamment développée dans le séminaire du 22 janvier 2018 à la Maison de la recherche. Concernant la discipline historique, je me suis appuyé sur l’ouvrage de Judde de Larivière Claire, La Révolte des boules de neiges, Murano face à Venise, 1511, Fayard, 2014, 368 p. Retour au texte

11 Scott James C., Domination and the Arts of Resistance, Hidden Transcripts, Yale University Press, 1992, 272 p. Les travaux de Scott James C. ont servi à la problématisation des petits actes de « désobéissance au quotidien » comme moteur historique des grandes révoltes. Retour au texte

12 Piette Albert, L’Action en mode mineure, une compétence impensée, dans Breviglieri Marc, Lafaye Claudette et Trom Danny (éds), Compétences critiques et sens de la justice, Economica, Paris, 2009, p. 252. Retour au texte

13 Donald Roy, Restriction of Output in a Piecework Machine Shop, thèse de Ph. D. de sociologie, University of Chicago, 1952. Retour au texte

14 Crozier Michel, Le Phénomène bureaucratique. Essai sur les tendances bureaucratiques des systèmes d’organisation modernes, Seuil, Paris, 1963, 391 p. Retour au texte

15 De Certeau Michel, L’Invention du quotidien, Gallimard, 1990, p. 306. Retour au texte

16 Vigna Xavier, L’Insubordination ouvrière dans les années 68, essai d’histoire politique dans les usines, Presse universitaire de Renne, 2007, 384 p. Retour au texte

17 Entretien avec Gensous Henri fait à la Bourse du Travail, Toulouse, le 28 novembre 2016. Durée : 20 mn. Retour au texte

18 Vigna Xavier, opus. cit. p. 37. Retour au texte

19 Boltanski Luc et Chiapello Ève, Le Nouvel Esprit du capitalisme, Gallimard, 1999, 843 p. Retour au texte

20 Rapport d’une commission de l’OCDE par le professeur Rewans R.W., Les Nouvelles Attitudes et motivations des travailleurs : rapport d’une réunion d’experts patronaux, Paris, 1972, p. 7-18. Archive consultable à la Bibliothèque nationale de France. Retour au texte

21 Expression de Baghi Pierre, conférence de presse à la Bourse du Travail à Saint-Sernin le 25 février 1971. Retour au texte

22 Entretien avec Arcas Jean-Claude, réalisé à l’Amicale des retraités d’Airbus de Toulouse le 27 mars 2018. Durée : 37 mn. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Tom Dufour, « Position de master : « Résistance et résilience, l’ordinaire au travail à l’Aérospatiale dans les années 1968 » », Nacelles [En ligne], 6 | 2019, mis en ligne le 28 mai 2019, consulté le 25 avril 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/nacelles/732

Auteur

Tom Dufour

Diplômé du master recherche « Histoire et Civilisations modernes et contemporaines » sous la direction d’Alain Boscus.

Rattaché au laboratoire Framespa, dans la perspective d’une thèse de doctorat sur le Personnel Navigant Commercial sous la codirection de Jean-Marc Olivier et Sylvie Chaperon

tomdufour01@gmail.com

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