« Colbertisme aéronautique » et « Colbertisme maritime »

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On fêtera en 2019 le 400e anniversaire de la naissance de Jean-Baptiste Colbert, né le 30 août 1619 à Reims. Au xviie siècle, sous le règne de Louis XIV, Colbert a été en charge de l’Économie, des Finances, de l’Industrie, du Commerce extérieur, des Eaux et Forêts, des Beaux-Arts et bien entendu de la Marine qu’il a reconstruite.

L’œuvre de Colbert, le « colbertisme », a traversé les siècles, souvent controversée mais toujours d’actualité dans le contexte de la mondialisation tout azimut qui marque ce xxie siècle. Le « colbertisme » n’a jamais été défini par Jean-Baptiste Colbert, homme d’État pragmatique qui a repris et adapté l’œuvre de Sully et Richelieu. Dans le domaine économique, nous définirons ici le « colbertisme », ce mercantilisme « à la française », qui a marqué durablement l’histoire de notre pays.

Dans un contexte de pénurie de numéraire en or et en argent au xviie siècle et de devises au milieu du xxe siècle, il s’agissait pour la France de ne pas dépendre des importations et des compétences technologiques étrangères en particulier pour financer et équiper les armées. Pour cela l’État devait être à la fois planificateur, normalisateur, entrepreneur, tout en favorisant les initiatives entrepreneuriales privées dans les industries de souveraineté. Cette action de l’État se décline dans toutes les sphères de l’activité économique en particulier dans les industries de souveraineté, la construction navale et la construction aéronautique.

On peut ainsi parler de « colbertisme maritime » au milieu du xviie siècle après la Fronde et les guerres extérieures qui avaient ruiné le pays quand il fallut reconstruire de toute pièce une marine commerciale et une marine militaire. On peut aussi parler de « colbertisme aéronautique », au milieu du xxe siècle après la fin de la Seconde Guerre mondiale, quand notre pays, berceau de l’aviation, n’avait plus d’industrie aéronautique digne de ce nom.

1. Le « colbertisme maritime » à partir du milieu du xviie siècle

Aujourd’hui à Lorient, grande ville maritime se trouve le lycée Colbert qui possède une filière très rare préparant au Brevet d’initiation à l’aéronautique. Le diplôme préparé au lycée Colbert symbolise la proximité entre le « colbertisme maritime » et le « colbertisme aéronautique ».

Lorient a été créé en 1666 sous l’impulsion de Colbert, pour servir de base à la Compagnie française pour le commerce des Indes orientales fondée deux ans auparavant par le Ministre. Cette compagnie à capitaux privés devait remettre en cause le quasi-monopole de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales pour le commerce vers l’océan Indien, à une époque où la France dépendait complètement des vaisseaux des Provinces-Unies pour tout son commerce maritime. Puis en 1687, sous l’impulsion du fils de Colbert qui lui avait succédé, était créé un arsenal militaire. En 1661, sur son lit de mort, le Premier ministre, le cardinal Mazarin, conseillait à son filleul Louis XIV de prendre Jean-Baptiste Colbert comme ministre. À l’arrivée de Colbert aux affaires, la Marine royale ne disposait plus que de dix-huit navires, en si mauvais état qu’ils étaient incapables de protéger les quelques navires marchands français contre les pirates et les corsaires, et a fortiori de combattre des flottes étrangères. Les arsenaux militaires et les chantiers de constructions de navires marchands étaient désorganisés avec très peu de personnel qualifié. Pour les échanges maritimes, elle dépendait donc complètement des milliers de vaisseaux des Provinces-Unies.

En 1683, à la mort de Colbert la France disposait de deux cent soixante-seize navires de guerre, fabriqués dans des arsenaux très bien organisés, notamment celui de Rochefort, créé ex nihilo par le ministre. Grâce à Colbert, le royaume disposait aussi d’une flotte de commerce moderne appartenant à des armateurs ou des compagnies coloniales privées soutenues par l’État. Ainsi le pays avait gagné son indépendance dans les transports maritimes en Europe et aussi vers les colonies.

2. Le « colbertisme aéronautique » à partir du milieu du xxe siècle

À la fin de la Seconde Guerre mondiale, pouvait-on qualifier d’industrie aéronautique ces hangars aux machines souvent obsolètes dans lesquels devait en principe travailler une main-d’œuvre hétérogène qui avait parfois fabriqué des avions pour les Allemands pendant l’Occupation puis, à la Libération, avait été employée à des activités plus ou moins liées à l’aéronautique ?

Dès l’automne 1944, alors que les combats pour la Libération continuaient, deux politiques s’affrontèrent. La première considérait que, la France ne pouvant rattraper le retard accumulé dans l’industrie aéronautique pendant les années d’Occupation, voire bien avant, l’armée de l’Air devait acheter du matériel aux Alliés. Quant aux appareils civils, la question se posait aussi pour Air France, dont le parc était détruit ou obsolète, et nécessitait l’achat d’avions de transport anglo-saxons.

A contrario, les partisans de la seconde politique estimaient prioritaire la reconstruction d’une industrie aéronautique capable d’assurer l’indépendance nationale. En 1948, à l’issue d’une grave crise, il a été décidé de reconstruire une industrie aéronautique nationale sous tutelle de l’État, avec des entreprises publiques et privées coopérant avec nos alliés pour rattraper le retard accumulé. Chose remarquable, ce compromis combinant action de l’Etat et entreprises publiques et privées allait perdurer pendant des dizaines d’années et permettre à cette industrie, dans un cadre national puis européen, de devenir un acteur majeur au niveau mondial.

On a pu parler « d’un système d’arsenal sans arsenal » au sens strict où les armées imposaient aux industriels leurs spécifications techniques. En amont, les programmes de recherche dépendaient des crédits alloués par l’État. Afin d’éviter les doublons coûteux, les services officiels obligeaient les entreprises à se spécialiser sur un créneau : aviation militaire ou aviation de transport par exemple. D’un autre côté, afin d’utiliser au mieux les moyens de production et la main-d’œuvre et maintenir un plan de charge suffisant, l’État incitait les entreprises publiques ou privées à pratiquer la sous-traitance croisée.

La souplesse de cette planification permettait de s’adapter aux innovations technologiques très rapides et parfois radicales. Elle suivait un certain nombre d’étapes :

- Formulation des besoins qualitatifs et quantitatifs en matériels par les états-majors des différentes armées ;

- Conception des armes par les agences d’expertise qui seront réunies dans la DGA1 au début des années 1960 ;

- Recherche et développement en amont réalisés par des organismes spécialisés placés sous la tutelle étatique comme l’ONERA2, ou bien par les entreprises, sous contrôle de l’agence d’expertise.

Dans ses multiples composantes, de la recherche fondamentale à la production, la commercialisation et enfin à l’utilisation, l’État était donc décideur, financier, producteur des normes techniques, client et planificateur. Depuis le début de la Ve République, la procédure budgétaire des programmes permettait, grâce à la planification budgétaire pluriannuelle, d’assurer, sur la base d’un objectif politique et militaire, le financement, la conception et le contrôle de la production d’armement, entre autres programmes aéronautiques.

Deux importantes mutations allaient modifier le « colbertisme aéronautique » sans le faire disparaître. D’une part un rééquilibrage au profit des commandes d’appareils commerciaux dans un marché mondial très concurrentiel, d’autre part la nécessité de plus en plus pressante de coopérer avec d’autres entreprises européennes et même de fusionner avec elles3. Cette double mutation donnait aux entreprises aéronautiques une plus grande autonomie par rapport à l’État et dans le cadre de la mondialisation libérale remettait en cause le « colbertisme aéronautique ».

Pour conclure, on peut mettre en avant, parmi d’autres, deux figures, car ce sont celles qui représentent le mieux les deux faces complémentaires du « colbertisme aéronautique ». Marcel Bloch avant-guerre, alias Marcel Dassault, et Henri Ziegler, alias Colonel Vernon pendant la Résistance, ont joué après la Libération un rôle primordial dans la reconstruction de l’industrie aéronautique française.

C’est en grande partie Marcel Dassault qui, avec ses collaborateurs, a permis à la France de reconstruire une industrie aéronautique militaire en mesure d’assurer une indépendance nationale et une position exportatrice. C’est en grande partie Henri Ziegler, un des pères d’Airbus, qui a permis à notre pays et à l’Europe de se doter d’une industrie d’avions commerciaux détenant, au début du xxie siècle, environ la moitié des marchés mondiaux.

Pourtant tout oppose ces deux « patrons » aux personnalités si différentes. Marcel Dassault, entrepreneur déjà actif pendant la Première Guerre mondiale, a reconstitué après la Seconde Guerre mondiale un groupe capitaliste diversifié générant d’importants profits. Henri Ziegler, quant à lui, est un haut-fonctionnaire qui a dirigé Air France puis une entreprise aéronautique privée, Breguet, et enfin a permis l’émergence difficile d’Airbus.

La réussite de ces deux types de patron renvoie aux caractéristiques du « colbertisme », encore si prégnant en France après la Seconde Guerre mondiale.

Nous nous proposons dans une prochaine « Brève » de retracer une biographie croisée de ces deux grands acteurs du « colbertisme aéronautique ».

Notes

1 Direction générale de l’armement. Retour au texte

2 Office national des études et des recherches aéronautiques. Retour au texte

3 Création en 2000 d’EADS résultant de la fusion de Matra Aérospatiale avec les activités aéronautiques de Daimler en Allemagne et de CASA en Espagne. EADS, fabriquant avions commerciaux, avions militaires, hélicoptères, missiles, satellites, lanceurs, est rebaptisé Airbus en 2014 du nom de sa principale filiale. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Marc-Daniel Seiffert, « « Colbertisme aéronautique » et « Colbertisme maritime » », Nacelles [En ligne], 5 | 2018, mis en ligne le 01 décembre 2018, consulté le 20 avril 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/nacelles/700

Auteur

Marc-Daniel Seiffert

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