Un siècle d’activités aéronautiques à Toulouse (1917-2017) : le réel et le mythe

  • A century of aeronautical activities in Toulouse (1917-2017): myths and realities

Résumés

De tout temps, les activités aéronautiques et spatiales ont été porteuses de mythes vivaces en rapport avec la conquête du ciel, de l’espace et la maîtrise du temps. La trajectoire économique de Toulouse se caractérise depuis un siècle par le développement et la consolidation d’activités d’abord aéronautiques puis plus tard spatiales, qui confèrent à la ville un marquage technoscientifique et industriel plutôt unique en Europe. Cette spécialisation contribue à l’élaboration d’une mythologie urbaine spécifique, entretenue et renouvelée au fil du temps par des figures locales de l’aviation, de la construction et des essais aéronautiques, et aujourd’hui des vols spatiaux. Au-delà, le système productif toulousain des activités aéronautiques et spatiales par son histoire, son ancrage territorial et ses fonctions importantes d’innovation participe du renouvellement dans le temps d’une mythologie associée aux productions aérospatiales en général et aux représentations de la cité en particulier.

Aeronautical and space activities have spread strong myths about the conquest of the sky, space and control of time. The economic trajectory of Toulouse has been characterized for a century by the development and consolidation of aeronautical and later on, spatial activities which have given a techno-scientific coloration to this city, quite unique in Europe. Moreover, this industrial specialization has contributed to the development of a specific urban mythology, sustained and renewed over time by local figures in aviation, construction and aeronautical testing, and today space flights. Toulouse's productive system, as well as its territorial roots and its important functions of innovation all contribute to the renewal of a mythology associated with aerospace productions in general and with representations of the city in particular.

Plan

Texte

L’idée première de cet article n’est pas, une fois encore, d’analyser l’histoire des activités aéronautiques et spatiales toulousaines selon des approches structurelles, économiques, techniques ou statistiques, sujets déjà maintes fois étudiés1, en particulier durant les deux dernières décennies (même s’il est nécessaire de fournir des mises à jour constantes compte tenu de l’évolution continue de ces secteurs2). L’objet en sera plutôt d’apprécier comment la métropole toulousaine a été peu à peu entourée d’une aura nourrie du thème de l’aviation, des avions les plus anciens aux derniers-nés essayés dans le ciel d’Occitanie, à l’inclusion des exploits des pilotes, mais aussi des lancements de satellites élaborés à Toulouse et projetés depuis le sommet des fusées Ariane ou Vega à Kourou, sans compter la figure des astronautes, ces nouveaux pionniers modernes de l’espace, comme le furent naguère les héros de la Ligne survolant le désert du Sahara. La démarche consiste également à revenir sur l’exemple d’une image répandue, d’abord imaginée car annoncée comme à venir au cours des années 1990-2000 : Toulouse, la capitale européenne de l’aéronautique (ce qu’elle n’est advenue que ces toutes récentes années). Au-delà, 2017 est l’année du centenaire de la naissance à Toulouse de la construction aéronautique, promue et célébrée de toutes parts, comme l’indique le titre ci-dessus3.

Dans un premier temps, il convient d’examiner le contexte général qui a conduit à façonner une légende autour des activités aérospatiales. Telle qu’elle nous apparaît, cette légende construite durant un siècle n’en reste pas moins morcelée, discontinue, séquencée au cours de ce siècle, mise en récit au fil des périodes de succès et de crises, de difficultés surmontées ou d’échecs glorieux, ponctuée par de rares creux dans une continuité historique où ces activités se déploient et fonctionnent de manière ordinaire. Le support, l’ancrage, la solide base de référence demeurent toujours la ville, Toulouse, le lieu où se sont déroulées et se déroulent les activités aérospatiales, adossées à ses usines, ses bureaux et centres d’études, ses personnels, ses aérodromes. D’où l’intérêt d’analyser les diverses péripéties historiques qui ont élaboré peu à peu cette aura, élevée au rang de mythe depuis un siècle, qu’il semble parfois délicat de relier dans un même récit, et pourtant… La démarche ne saurait être complète sans apprécier comment est cultivée de nos jours, par les différents acteurs de l’agglomération toulousaine, une mise en valeur à la fois historique, technique et… touristique, au travers entre autres d’une muséographie aérospatiale.

1. Villes et activités spécifiques, articulations et symbioses

1.1. Rappels historiques réels ou imaginaires…

Les géographes ne peuvent que comparer : Clermont-Ferrand et Michelin, Turin et Fiat, Sochaux et Peugeot, Detroit et General Motors, Toyota et Nagoya, Volkswagen et Wolfsburg, Seattle et Boeing… Ces formes d’association reflètent-elles la récurrence d’une symbiose entre une entreprise et une ville ? Évoquer Toulouse aujourd’hui, est-ce penser dès lors Airbus ? Ce serait créer un a priori, car Airbus Group représente avant tout un « meccano » industriel européen, à l’implantation et à l’organisation sans cesse plus mondialisées, ne serait-ce que pour pourvoir en services d’assistance les compagnies clientes. Et même si la majorité des avions sont conçus, assemblés, testés et mis en vol à Toulouse, rappelons que ses diverses parties (fuselage, ailes, moteurs…) sont fabriquées en Allemagne, où Hambourg constitue également au sein de la firme réseau Airbus, un centre d’assemblage et de livraison d’avions, en Grande-Bretagne, en Espagne, sur divers sites français (Méaulte dans les Hauts-de-France, Nantes et Saint-Nazaire en Pays de Loire). Rappelons aussi que les productions d’hélicoptères, de missiles et d’armements sont du domaine d’Airbus Group hors Toulouse. Les activités satellitaires et d’exploitation des services spatiaux (navigation, imagerie) d’Airbus relèvent certes de compétences toulousaines, mais une autre grande partie des activités spatiales locales procèdent du cnes4, ainsi que du consortium franco-italien Thales Alenia, venu conforter l’écosystème métropolitain du spatial en 1980. Sans compter que bien des grands équipementiers aéronautiques installés dans la périphérie toulousaine travaillent pour d’autres avionneurs dans le monde (Boeing, Embraer, Bombardier, Comac, Sukhoï), tels Latécoère, Safran, Thalès, Rockwell Collins, Liebheer, Goodrich…, soit au total 45 000 salariés de la branche.

Si bien que lorsque l’on revient au rapport entre ville et activité industrielle, demeuré continu et devenu dominant, force est de s’interroger pour Toulouse sur l’existence d’un mythe de la ville de l’aéronautique, tant sur le plan de sa genèse interne que son image. Une revue des définitions et contenus du terme « mythe » indique que l’expression revêt un caractère éminemment polysémique et pluriel tant les analyses et les interprétations varient depuis l’Antiquité, selon les disciplines et les auteurs, anthropologues, ethnologues, historiens5. Dans une définition initiale, le mythe renvoie à des faits considérés comme imaginaires, par conséquent non relatés par l’histoire réelle ou officielle, dans la mesure où leur transmission s’opère par la tradition en mettant en scène des êtres qui représentent symboliquement des forces supérieures. Le mythe est associé à un écrit épique et merveilleux, en étant conçu comme la représentation d’un état idéalisé de l’humanité6. Ce récit renvoie donc à une histoire archétypale, qui est supposée avoir eu lieu, qui se veut exemplaire et où la sacralisation des événements et situations intervient par la mise en scène de personnages surnaturels et héroïques. Ce faisant, tout mythe à un rôle, car il cherche à expliquer l’origine du monde ou des phénomènes propres à certaines civilisations, auxquelles il peut être rattaché. Sa portée est plutôt philosophique, ce qui le différencie de la légende : celle-ci renvoie plutôt à un récit folklorique, et emprunte souvent à des éléments de fiction à partir d’événements historiques, mais avec comme particularité de s’enrichir au cours des âges, au point de devenir fantaisiste.

Par extension, la définition du mythe intègre des évocations légendaires qui s’inspirent d’événements finis, au caractère marquant et unique, ou bien de personnages, qui par leurs faits et gestes (politique, économique, militaire, sportive…), gardent une réalité historique forte (le mythe napoléonien, le mythe politique de Mao Zedong, le mythe industriel d’Henri Ford…). Dans le subconscient collectif, une perception particulière du mythe tient à une représentation traditionnelle, parfois fausse, souvent galvaudée, qui se rapporte à un homme, un fait ou une idée, et qui sert de référence à des groupes pour déterminer leur manière de penser ou d’agir. On parlera dès lors du mythe du héros, du chef ou au-delà du mythe de l’argent, du bien-être, de la décroissance, de la grève générale… L’idée du mythe, de sa perception et de son interprétation a donné lieu à de multiples débats et controverses théoriques. Ainsi en est-il de son rapport à la modernité, à propos de laquelle Eliade souligne à quel point les sociétés contemporaines tendent à s’éloigner des mythes originels et fondateurs, avec leurs dimensions sacrées à connotation religieuse ou métaphysique7.

Au contraire, Barthes revendique dans ses écrits l’omniprésence du mythe dans les sociétés modernes. Tout est mythe, si on associe le terme à une parole pourvoyeuse d’un message8 : tout peut donc devenir mythe, que ce soit sous une forme verbale ou visuelle. Cela étant, les représentations mythifiées n’existent que par la société, et l’histoire dans laquelle elles s’insèrent vont alors conférer aux figures mythiques une raison d’être. La société, de par ses choix politiques, ses croyances religieuses, ses options morales, va propulser au statut de mythe faits, personnages, récits ou bien avant de les faire parfois disparaître. En ce sens, le mythe n’est pas éternel… et Barthes souligne combien il ne contribue pas à occulter le réel, mais au contraire à lui donner du relief en encensant le passé, voire en mystifiant le présent, dans la mesure où l’objet qui le détermine (par exemple, l’avion vecteur de la conquête du ciel) est porteur de signes, de symboles forts et met en scène des personnages considérés comme des héros. Mythe, héros et symboles sont liés par leur exemplarité et leur universalité.

La démarche que nous suivrons ici consistera à se positionner selon deux approches contemporaines de la représentation mythifiée du territoire des villes : d’une part, des travaux récents sur le développement d’une mythologie urbaine ; d’autre part, la prise en compte des rapports entre activités (quelles soient économiques, politiques, culturelles) et villes, de ce qui relève d’une certaine glorification d’un passé révolu, ou au contraire, d’une continuité ancrée dans la cité.

Cette réflexion renvoie par extension à d’autres mythes récurrents et contemporains, plus ou moins imbriqués : celui d’un progrès technique nécessaire et constant lié à la recherche, à l’innovation, à la croissance économique ; celui d’une volonté de s’affranchir de la pesanteur terrestre, de faire voler le plus lourd que l’air, et de se libérer des contingences de la Terre. Le récit d’Icare en a été la plus belle illustration dans l’Antiquité, avant que n’en surgissent d’autres au cours de l’histoire. Un autre exemple nous est ainsi relaté par Cyrano de Bergerac, dans son Histoire comique des États et Empires de la Lune et du Soleil (1657), où le héros Dyrcona s’évade de la tour où il était retenu prisonnier à Toulouse, à bord d’une machine volante équipée d’une voile surmontée d’un vase en forme « d’isosaèdre ». Quelques autres écrits célèbres pourraient être évoqués, depuis Jules Verne (De la Terre à la Lune, 1864), H.G. Wells (Les premiers hommes sur la Lune, 1901) jusqu’aux bandes-dessinées d’Hergé (Objectif Lune ; On a marché sur le Lune, 1953) qui en partie précèdent de peu le réel, mais le reflète désormais dans ses aspects toulousains, eux-mêmes confortés par des bandes-dessinées très actuelles9.

Les activités aérospatiales, les mises au point d’avions et d’engins spatiaux revêtent par essence une dimension mythique consubstantielle à la conquête de l’espace, du fait de l’idée que l’on s’extrait de l’attraction terrestre et elles vont jusqu’à laisser imaginer, via la vitesse des avions et modules spatiaux, que l’on peut partir à la conquête du temps. Ces rêves de conquête occupent dès le départ une place de choix dans la mythologie antique, ne serait-ce que par l’incontournable Icare, archétype de ce désir humain de pouvoir s’élever dans les airs comme les oiseaux, pour s’y déplacer sans souffrir de la pesanteur. De manière assez transparente, la chute du jeune héros sonne comme un avertissement à l’orgueil humain : une certaine déraison liée à l’ivresse de la découverte, à la démesure de l’action, en plus de la désobéissance aux ordres de son père… Les découvertes et innovations technologiques développées au cours du temps dans le registre aérospatial n’aboutissent pas pour autant à abolir ni l’espace, ni le temps, bien que ceux-ci s’avèrent de mieux en mieux maîtrisés à travers la machine (engins spatiaux et jets). L’espace et le temps sont des concepts centraux et anciens de la philosophie. Dans sa Critique de la Raison pure (1781), Kant souligne qu’ils sont inhérents à la sensibilité de l’esprit, mais il ne s’en demande pas moins ce qu’ils recouvrent : l’espace, le temps sont-ils des êtres réels, et que sont-ils exactement ? Ne relèvent-ils que de l’esprit ? Est-ce que ce sont des illusions ?

Il est en effet incontestable que l’usage de l’avion à réaction conduisent à une perception nouvelle du temps, avec des parcours plus rapides où paysages et territoires défilent et changent très vite de nature. De même, ces vues et images prises depuis l’espace par des satellites géostationnaires éloignés offrent une perception nouvelle et en modèle réduit de la Terre dans sa globalité, sa totalité, son unicité au sein du Cosmos. Ces approches n’éliminent pas la question du temps, de l’espace ou de l’univers qui continuent à exister. Or, Toulouse, par le développement continu depuis des décennies d’un écosystème innovant dans les activités aéronautiques et spatiales a participé de ces évolutions technologiques qui rendent compte de perceptions nouvelles accordées au temps et à l’espace. Ce positionnement, la ville le doit à un place majeure occupée par des fonctions industrielles d’ingénierie, de fabrication des aéronefs, des engins spatiaux avec leurs technologies de systèmes, qui s’inscrivent certes parmi des coopérations internationales, mais dans lesquelles les centres de compétences toulousains (Airbus pour les avions civils, le Cnes en qualité d’agence spatiale française) conservent des attributs stratégiques de conception et coordination des programmes industriels. Dès lors, le mythe de Toulouse capitale de l’aéronautique et de l’espace (en Europe) se poursuit, se prolonge en prenant des formes nouvelles au gré des projets d’avions, de lanceurs ou de satellites qui se succèdent dans le temps.

1.2. L’imbrication entre activités et villes, et le rapport à la mythologie urbaine

Une littérature historique apparue récemment10 tend à s’appuyer sur tel ou tel type d’activités industrielles ou commerciales, mais avec une analyse qui s’ancre au sein de la cité où ces fonctions se sont implantées. Cette réflexion considère ainsi qu’il existe une mythologie urbaine mise en relief à partir d’un réel ayant existé à telle ou telle période, mais dont le destin a pu connaître des évolutions différenciées. La démarche offre l’avantage d’ouvrir la focale sur un seul aspect du mythe, soit thématique, soit sectoriel. De la sorte, le mythe urbain va se construire, se perpétuer, quitte à se recomposer ou se modifier. Différentes dimensions de l’approche mythique en lien avec la vie et les transformations historiques et économiques de la cité peuvent alors être prises en considération :

- Soit la trajectoire de la ville est devenue vertueuse, grâce à son activité industrielle dominante et innovante qui n’a cessé de se développer en se transformant et en s’accroissant, ce qui aboutit à accentuer le mythe et ses variations dans le temps. En somme, le passé glorieux est continuellement légitimé par le réel et il est entretenu ; le présent apparaît prestigieux à l’instar du passé et repose sur des productions de grande technicité, une économie dynamique, qu’elle soit marchande ou industrielle, au demeurant souvent portée par un firme motrice (l’industrie automobile autour de Mercedes à Stuttgart ; l’industrie aéronautique à partir d’Airbus à Toulouse…)

- Soit la trajectoire de la ville connaît des modifications profondes. Un des cas analysés par des travaux récents d’historiens en France est celui de Saint-Malo, cité portuaire où à la réussite économique (le commerce international suite aux explorations des Amériques comme celles de Jacques Cartier, la pêche au long cours…) est venu s’ajouter le prestige militaire (exploits glorieux des corsaires du roi tels Duguay-Troin au xviiie siècle, et plus tard Michel Surcouf au moment de la Révolution et de l’Empire)11. Pour autant, les contributions des pêcheurs et des marchands à la réputation et à la richesse de la cité semblent nos jours quelque peu oubliées au profit des corsaires qui sont en permanence mis en valeur dans le tissu urbain : statues au sein de la ville, recours aux écrits des auteurs de l’époque dont Chateaubriand, réfection des murailles et parcours autour de la ville avec vues sur la mer, musée dans la grande Tour avec maquettes des navires de la course. Le mythe vient ici comme attraction pour le tourisme, car les noms et récits des corsaires fascinent les visiteurs.

Des similitudes pourraient être établies avec Venise, cette riche République longtemps gouvernée par les marchands, pourtant cernée par des empires ou des monarchies autoritaires, et dont l’histoire a servi à magnifier la trajectoire en perpétuant des traditions (carnaval annuel, monuments emblématiques, parcours à travers les canaux guidé par des gondoliers), et en générant un tourisme de masse, devenu la richesse économique presque unique de la ville : non sans un risque de retournement en raison de ses excès, de détérioration du patrimoine, de fuite des Vénitiens face à la hausse des prix de l’immobilier, de raréfaction des services publics ou encore de montée des eaux salines…

Dans d’autres contextes, le mythe associé à la trajectoire économique et historique de la ville, s’il n’a pas disparu, change progressivement de nature sous l’effet de la violence des crises. Tel est le cas de Détroit, ancienne capitale mondiale de l’automobile, patrie autrefois magnifiée du fordisme à son apogée au milieu du xxe siècle et de son corollaire, le modèle de l’American way of life. Des crises successives et un redéploiement progressif de l’industrie automobile vers le sud des États-Unis en ont fait le lieu de la déchéance industrielle, voire même « de la ville qui rétrécit »12, marquée par la fuite des salariés blancs vers d’autres sites urbains plus périphériques de la ville, et souffrant de la dégradation accélérée de son centre, malgré l’amorce récente de politique de rénovation.

À l’opposée, la prégnance qui caractérise l’industrie aéronautique dans la ville, au travers des cas emblématiques de Toulouse et de Seattle renvoie à des dynamiques territoriales distinctes. Régulièrement, organes médiatiques ou responsables politiques en mal de comparaisons font souvent de Toulouse en Europe, le pendant de Seattle en Amérique du Nord. Or, ces comparaisons méritent plus que des nuances. Si Boeing fut créée au début du xxe siècle, et porte toujours le nom de son fondateur, l’agglomération de l’État de Washington est peuplée de 3,5 millions d’habitants, celle de Toulouse de 1,3 millions. Par ailleurs, les deux sites principaux de construction des avions américains se situent à Everett (110 000 résidants) à 25 kms au nord du centre-ville, et à Renton (50 000 habitants) à 20 kms au sud, Seattle accueillant les sièges sociaux d’Amazon, de Microsoft, de la firme de vêtements Filson et des cafés Starbucks… alors que le siège directionnel financier de Boeing a en partie migré à Chicago : d’abord pour des besoins de rapprochement avec les centres financiers du Nord-Est des États-Unis, mais aussi pour s’éloigner des centrales syndicales de Seattle !

Cet argument de la recherche d’un territoire de moindre syndicalisation a d’ailleurs pesé dans le choix d’implantation d’un nouveau site de montage du long-courrier B787 Dreamliner en Caroline du Sud (Charleston), contrée où les traditions syndicales s’avèrent moins affirmées que dans les bastions ouvriers du Nord du pays. De son côté, Toulouse ne peut revendiquer que le siège général d’Airbus Group qui vient de s’y installer (2016), celui de l’équipementier Latécoère et les succursales régionales des filiales françaises de grands fournisseurs aéronautiques (Rockwell Collins, Liebherr), ou bien encore le siège de l’industriel régional Actia13 avec ses quelques 3 500 emplois (dont 800 ingénieurs), plus le siège de Sigfox, startup de 500 salariés devenue l’un des opérateurs mondiaux dans l’Internet des objets : pour autant, les communes d’accueil des usines Airbus autour de l’aéroport de Toulouse-Blagnac ne sont peuplées que de 30 000 à 40 000 résidents (Blagnac, Colomiers). Dans ces conditions, il convient de toujours relativiser les comparaisons, de contextualiser les contenus périodiques, et de souligner les spécificités territoriales pour comprendre, au-delà de la mémoire, le développement d’une représentation mythique industrialo-urbaine.

2. Histoire, mémoire et innovations : l’aéronautique toulousaine, des aventures à la technique

L’installation des usines Latécoère à Montaudran dès 1917, avant leur transfert en 1940 dans le quartier Périole (sur une terrain de 6 hectares proche du centre-ville en lieu et place de la briqueterie Borie-Chanal) illustre la capacité de cet industriel pionnier de l’aéronautique toulousaine à produire tout d’abord des appareils de reconnaissance de type Salmson 250. On en veut pour preuve les nombreuses photos de l’époque montrant la chaîne de montage, où une partie de la main d’œuvre féminine achève d’entoiler les ailes des appareils, ces derniers devenus peu utilisables avec la fin des hostilités. Mais au lendemain de la Première Guerre mondiale, la construction aéronautique apparaît comme une activité nouvelle dans la ville, et se pose immédiatement la question de son devenir14.

2.1. La Ligne, une évocation incontournable

Dans les années qui suivent, une conversion s’est imposée à Latécoère : l’outil avion pouvait devenir un moyen de transport du courrier plus rapide que les autres, trains ou navires, notamment sur des trajets internationaux. S’ouvre alors la double aventure de la base toulousaine : d’abord, par la production des appareils Laté aux équipements peu à peu améliorés, non sans qu’intervienne en 1920 la rupture avec l’ingénieur Dewoitine qui crée sa propre entreprise au nord de Toulouse ; ensuite par la fabrication des hydravions Latécoère essayés sur les bases de Biscarosse et du Barcarès, les avancées des étapes successives de la Ligne Aéropostale vers Barcelone, le Sud de l’Espagne, le Maroc (premier vol jusqu’à Rabat dès 1918), le Sahara, Dakar, la traversée de l’Atlantique, le Brésil, l’Argentine à Buenos-Aires, et enfin le franchissement de la haute montagne des Andes pour atteindre Santiago du Chili. Nombre de pilotes ont trouvé la mort le long de ces parcours émaillés de pannes et de chutes d’appareils, de tempêtes, de pilotes contraints aux atterrissages d’urgence ou victimes de tribus hostiles au Sahara. Ces divers événements et les récits d’aventures qui en émanent, ont naturellement commencé à forger la légende de la Ligne.

Deux œuvres d’Antoine de Saint-Exupéry (Vol de nuit, Terre des Hommes) participent largement à la genèse de cette mythologie moderne. Citons l’évocation de Mermoz, pionnier en la matière, disparu en 1936 : « Mermoz avait défriché les sables, la montagne, la nuit, la mer… Il avait sombré plus d’une fois, et quand il était revenu, c’était pour repartir […] Il signala par un bref passage qu’il coupait le moteur arrière droit. Puis le silence se fit.15» L’auteur développe quelques pages plus loin l’aventure de Guillaumet et son exploit réalisé dans les neiges des Andes. Faut-il citer les différents moments où sont évoqués les risques avec les Maures au Sahara (où périrent deux autres aviateurs), et plus tard les mésaventures de « Saint-Ex » dans le désert de Libye où, parti en Égypte, à la suite de la chute de son avion, il faillit périr de soif, tandis que son co-équipier était victime de mirages… Autre auteur célèbre, au passé d’aviateur, Joseph Kessel a repris ces thèmes dans Vents de sables (1929), nourri des nombreux reportages sur l’Aéropostale parus dans la presse écrite (Le Matin, Paris Soir), où les pilotes y sont célébrés tels des héros chevaleresques.

À Toulouse, le lieu de repos des pilotes de la compagnie Aéropostale était à l’hôtel du Grand Balcon, tout proche de la Place du Capitole, où la chambre de Saint-Exupéry fut pieusement conservée en l’état jusqu’à ces dernières années, avant que l’établissement ne soit transformé en hôtel de luxe. La légende raconte comment les pilotes, beaux garçons, séducteurs, s’arrangeaient pour introduire de nuit de manière cachée, quelques compagnes, ce qui était réprouvé par la compagnie. Ce coté sérieux et inflexible était assuré à la direction de la Ligne à Montaudran par Didier Daurat qui dirigeait le planning des horaires de départ, attendait les arrivées, faisait contrôler les avions : il était l’homme de devoir exemplaire, le chef inflexible, de dureté apparente. Saint-Exupéry a fait le récit en plusieurs volumes de cette aventure (Vol de nuit, 1931), décrivant en détail le maniement d’appareils encore sommaires par les pilotes (altimètres, contrôleurs de pression ou de températures…), et leurs brefs dialogues avec le navigateur placé à l’arrière dans l’avion. Ainsi transposé à l’escale de Buenos-Aires, Rivière (alter ego de Daurat), le chef de centre, attendait l’arrivée de trois avions d’escales sud-américaines pour regrouper le courrier à expédier vers l’Europe, même si l’un d’eux n’arriva pas. À l’arrivée des deux appareils, Rivière fit charger le courrier, et sans plus attendre, à l’heure prévue, envoya les avions pour l’Europe. De là, s’impose l’image du chef, homme de devoir : la mission d’abord, la compassion cachée, ensuite.

Saint-Exupéry fut nommé chef d’escale à Port-Juby (Tarfaya aujourd’hui) dans le Sud marocain où il raconta les mésaventures de collègues posés en panne dans le désert, soit bien accueillis par la population locale, soit faits prisonniers et rendus contre rançon. À Tarfaya a été créé en 2004 un musée Saint-Exupéry, sorte de sanctuaire de l’Aéropostale, largement financé par des institutions et entreprises aéronautiques toulousaines, où l’on peut voir et admirer affiches de l’époque, lettres de l’écrivain-aviateur, diverses pièces d’avions, tandis qu’un avion de l’époque est installé devant l’entrée. Sur la Ligne au cours des décennies 1920 et 1930, les pilotes se succèdent, de Bastide et Vedel au début, à Rozès, Lassalle, Gourt, peu connus, moins que Guillaumet dont l’appareil s’écrase à 3000 mètres sur les pentes neigeuses des Andes, et qui marcha six jours et nuits avant de trouver du secours. Une célèbre formule lui est d’ailleurs attribuée : « Ce que j’ai fait, aucun autre être vivant n’aurait pu le faire. » Exaltation d’un double héroïsme, celui du pilote, celui de l’homme dominant la nature.

On ne reviendra ici pas en détail sur l’histoire de la Ligne, marquée par l’utilisation successive d’appareils, par un certain nombre de morts et de disparus au dessus de l’océan, dont Mermoz, qui avait assuré la première traversée complète en 1930, par le transport des premiers passagers. Sur le plan financier et institutionnel, après l’impulsion de l’homme d’affaires Bouilloux-Laffont qui avait racheté l’affaire sous le nom de Compagnie Générale Aéropostale, le rattachement à Air-France en 1933 semblent mettre un terme à l’épopée. Pour en maintenir le souvenir, une onzième fois a été organisée en septembre 2017 le raid Latécoère-Aéropostale, soutenu par différentes associations et fondations, et qui rassemble des modèles d’avions de l’époque, particulièrement nombreux en cette année du centenaire. Le départ a eu lieu depuis l’ancien aérodrome militaire de Francazal dans le Sud-Ouest toulousain et a réuni 35 appareils pour un vol à vue et une arrivée à Dakar, en respectant les escales qui furent celles des parcours de la Ligne, particulièrement celle de Tarfaya où se tinrent de nombreuses manifestations. Inscrit en filigrane de cette manifestation, il y a le rappel du pilote-écrivain Saint-Exupéry qui contribua, avant bien d’autres auteurs, à la légende non seulement du lieu, mais aussi à celle de l’époque aventureuse, inventée à Toulouse par Pierre-Georges Latécoère.

2.2. Les lendemains de la Seconde Guerre mondiale et la perpétuation de l’héritage

On a évoqué un personnage, Dewoitine, qui fut en son temps aussi célèbre que Latécoère, mais qui n’a pas connu de pérennité sous son propre nom, et pourtant… Ingénieur venu à Toulouse, il travailla d’abord pour Pierre-Georges Latécoère, puis s’en éloigna pour créer sa propre entreprise, et après diverses tribulations, départ et retour, il s’installa en 1920 à Saint-Éloi (quartier des Minimes) utilisant pour ses essais l’aérodrome militaire de Francazal ainsi qu’un terrain sommaire en lieu et place de l’actuel Boulevard de Suisse au nord de la ville, puis ouvrit un hall de montage à Saint-Martin-du-Touch en bordure de l’aérodrome de Blagnac, et participa à la production d’avions militaires, dont l’un des plus performants durant la guerre 1939-1945 fut le D520. Il avait pour pilote d’essais un jeune homme déjà aventureux, Marcel Doret, devenu célèbre pour avoir remporté divers records, et surtout pour sa participation à des meetings aériens durant les années 1930, en étant considéré comme un véritable acrobate aérien, bientôt associé à son alter ego Pierre Nadot.

Vint la Seconde Guerre mondiale et le repli de diverses installations quelquefois clandestines, à Toulouse ou dans les villes de la région (Pau, Tarbes), où elles y furent maintenues après le conflit, dont en particulier le futur Ceat16. Sur les quatre bombardements de Toulouse par les Alliés en 1944, trois ciblèrent les installations aéronautiques : Francazal, Montaudran, Saint-Martin-du-Touch et Blagnac, privant l’occupant allemand des matériels entreposés sur ces aérodromes et de l’utilisation des infrastructures de production. Aux lendemains de la guerre, les installations industrielles étaient donc quasi détruites en terre toulousaine. Peu à peu remises en état avec la reconstruction et le plan Marshall, les installations aéroportuaires accueillirent Bréguet (avion de transport Deux Ponts) de même que Dassault (chasseurs) qui absorba ensuite le premier, mais quitta le site toulousain de Colomiers, une fois ses activités mises en sommeil en 1982.

L’aéroport de Blagnac avait été aménagé et mis en service en 1953, alors que dans ses abords, les anciennes usines Dewoitine placées sous la houlette de la Sncam17, puis reprise par la Sncase18, se lancèrent dans la production de nouveaux appareils commerciaux. D’abord le Languedoc, puis surtout l’Armagnac. Ce dernier avait pour ambition de fournir un appareil quadrimoteur pouvant transporter 80 passagers, en cabine pressurisée sur des trajets atlantiques. Si l’appareil réussit ses essais premiers en 1949, piloté par le duo Galy-Nadot, il se révéla peu concurrentiel, trop lourd, avec des moteurs longs à mettre au point par rapport aux Super Constellations américains choisis par... Air France. De surcroît, l’année suivante, lors de nouveaux essais, l’appareil s’écrasa après un décollage sur la piste de Blagnac, causant la mort de trois personnes. Les pilotes s’en sortirent presque indemnes, sans que l’appareil fût mis en cause. Il reçut finalement comme vocation d’être affecté au transport de troupes entre la France et l’Indochine pendant la guerre d’indépendance conclue en 1954.

Entre temps, se déroula une première expérience en 1949, celle du « stato-réacteur » de René Leduc, fusée baptisée par le nombreux public toulousain « tuyau de poêle volant », lancée avec à bord son créateur à partir d’un avion-porteur Languedoc. Anticipation de l’avion supersonique ? Il s’agissait en premier lieu de l’application, selon une nouvelle technique, d’un mode de propulsion des moteurs à réaction déjà installés sur certains des avions de guerre américains, en attendant de remplacer peu à peu les moteurs à hélices des appareils commerciaux. Ces diverses innovations (quadrimoteurs longues distances, nouveaux types de moteurs) mais aussi bien d’autres mises au point, comme les circuits et commandes électriques, les solutions aérodynamiques, ne vont cesser de s’améliorer en quelques lustres, éloignant dans la mémoire les exploits des pionniers de la Ligne. Les ingénieurs et pilotes au sortir de la guerre, mieux formés, bénéficient de l’arrivée à Toulouse d’une première école d’ingénieur, l’Ensica19, et du centre national d’essais des matériels (Ceat), autant d’éléments qui contribuent à faire évoluer la production des appareils. Dans le même temps, les directions industrielles commencent à raisonner en termes commerciaux à partir d’études de marché et en prenant en compte les besoins des compagnies aériennes : la technique mais aussi le commerce président à la conception des appareils et à leurs évolutions.

C’est ainsi que va être mis au point au milieu des années 1950 l’avion Caravelle, moyen-courrier et biréacteur aux moteurs placés à l’arrière, doté d’équipements en provenance des États-Unis et d’Europe (Italie, Grande-Bretagne). Pour autant, son développement se solde par un succès en demi-teinte. 279 appareils vendus à 35 compagnies, chiffres encore faibles par rapport aux ventes enregistrées au même moment par McDonnell-Douglas et Boeing, même si le Président Charles de Gaulle vient à Toulouse en 1959 vanter les mérites de l’engin : « La rapide, la sûre, la douce Caravelle. » À ce produit toulousain va s’en ajouter un autre, l’avion franco-britannique supersonique Concorde, qui procède d’une coopération internationale avec les Britanniques. Sa mise au point nécessite alors des matériaux spéciaux, des moteurs à poussée renforcée jusqu’à la réalisation d’un premier prototype, qui décolle à Toulouse en 1969 devant un public nombreux massé de part et d’autre de l’aéroport, à grand renfort de médiatisation préalable dans la presse.

L’épisode de Concorde sonne véritablement la fin des essais par les anciens pilotes champions de la voltige qui laissent dans le ciel toulousain la place aux ingénieurs dans l’appareil, durant les phases stratégiques des essais en vol. Désormais, le pilote d’essai apparaît au cœur du positionnement de l’avion nouveau par les réglages et ajustements qu’il préconise pour les prototypes à l’essai. Ainsi en est-il du Concorde qui, outre le système de pilotage, est muni de multiples appareils de mesure, de suivi de vol et dont les paramètres sont décortiqués au retour. Le vol inaugural a lieu avec aux commandes un personnage qui devint par la suite célèbre, André Turcat, l’homme qui a maîtrisé l’avion commercial capable de franchir le mur du son, reliant Paris à New-York en 3 heures 30. À partir de Toulouse, il sut médiatiser son expérience, notamment dans la presse, puis en donnant des conférences, et en relatant ses expériences dans un livre20. Les Britanniques (British Aerospace) et les Français (Sud Aviation) fabriquèrent douze avions commercialisés de ce type, six pour Air France, six pour British Aerospace, en se destinant à une clientèle fortunée, en quête de confort avec consommation de champagne à bord… L’avion n’eut pas de rival : les Américains et Boeing en tête renoncèrent face aux coûts, étant davantage préoccupés par la croissance du transport de masse, qui incitait à multiplier leurs modèles, ou par une stratégie de spécialisation des avionneurs soit dans la production militaire, soit par regroupement. Boeing devenait ainsi en 1996 le seul constructeur américain de toute la gamme des avions commerciaux après avoir racheté le constructeur californien McDonnell Douglas. Quant aux Soviétiques, ils produisirent un avion supersonique de type Tupolev qui explosa en vol, ce qui mit fin à leur expérience. Même cause et même effet avec l’accident du Concorde survenu à Gonesse en août 2000 peu après son décollage de Roissy, qui mit fin à l’exploitation commerciale de l’appareil par Air France.

En l’état, les conséquences se traduisent par la fin du rêve supersonique, de voyager « plus vite que le temps », même si les plus optimistes y voient un simple report, souhait pour l’heure encore non exaucé. La mémoire du Concorde n’en reste pas moins celle qui a imprégné le plus fortement les Toulousains et le milieu industriel local de l’aéronautique de l’époque. Dans le même temps, une certaine idée d’un mythe associant la cité aux activités aéronautiques pionnières d’avant la Seconde Guerre mondiale (l’épopée de Latécoère, les prouesses des avions Dewoitine…) influence curieusement la démarche stratégique de l’État dans le cadre de sa politique de modernisation et d’aménagement du territoire en direction de Toulouse et sa région. L’enjeu fut avant tout de renforcer les domaines de formation supérieure et de recherche en lien avec l’industrie aéronautique, et non pas à proprement parler de promouvoir de nouvelles implantations industrielles : cela dit, les restructurations inhérentes à la constitution en 1957 de Sud Aviation (fusion de la Sncase et de la Sncaso21), alors entreprise publique et ancêtre de la future Aérospatiale, conduisirent à renforcer sans cesse les compétences toulousaines tant dans les domaines des études que de la production.

D’où les décisions prises d’une décentralisation depuis Paris de l’Ensae22, couplée à son laboratoire de recherches et d’applications, l’Onera23, non sans que le milieu scientifique et universitaire local, à la notoriété déjà établie dans les sciences pour l’ingénieur (automatique, mathématiques appliquées, calcul numérique entre autres), exerce un rôle efficace de facilitateur entre les ministères et les acteurs locaux (municipalité, préfecture et responsables locaux de l’équipement)24. Ces actions combinées en faveur de l’essor des fonctions métropolitaines au profit de Toulouse aboutissent dans la foulée, à la décentralisation complète depuis la région parisienne du Cnes, dont l’arrivée en 1973 consacre d’emblée un ancrage local par le recrutement d’ingénieurs et de techniciens issus du système de formation toulousain, alors que son rôle de partenaire de recherche et de donneurs d’ordres en fait le vecteur-clé de l’émergence d’une filière industrielle et scientifique de l’espace à Toulouse. Outre le domaine des airs, propre aux aéronefs, le Cosmos avec ses activités technoscientifiques dédiées à l’exploration spatiale nourrit et entretient dès ce moment une mythologie supplémentaire à l’échelle de la cité.

3. La saga Airbus et les satellites toulousains

3.1. De l’A300 à l’A350

Les statistiques du transport aérien révèlent que de 1950 à 1965, le trafic mondial commercial de passagers a été multiplié par 7,5. Quant aux prévisions du nombre d’avions, de 564 en 1965, on estimait à 1 690 appareils les besoins en 197125. Dès 1955, Douglas avait lancé son premier avion à réaction DC8. Puis Boeing avait suivi, avec le B727 (140 sièges) tout en développant le quadriréacteur B747 avec… 495 places : l’occasion de souligner que le soutien de la puissance publique en faveur de l’industrie aéronautique s’exerce aux États-Unis selon un système cumulatif et croisé : le financement des progrès techniques de l’aviation militaire se traduit par des innovations pour l’aviation commerciale, les mêmes firmes travaillant pour les deux secteurs. Au niveau local, les comtés facilitent les localisations, politique foncière, exonérations de taxes, infrastructures de communications, comme le comté de Snohnomish dans l’État de Washington (site Boeing d’Everett). Dans les métropoles, dans les universités, les grands laboratoires scientifiques forment ingénieurs, chercheurs et contractualisent avec les firmes industrielles. En Europe, la situation paraît quelque peu différente : les États participent directement, en contrôlant des compagnies nationalisées ou en disposant d’une partie du capital d’autres entreprises. Ce fut le cas en France dès 1936, puis dans l’après-guerre, avant que diverses concentrations et libéralisations réduisent la part de la puissance publique. Le même phénomène s’opéra en Italie avec la constitution d’Aeritalia à partir de Fiat Aviation (Turin) et de l’entreprise à capitaux publics Aerfer (Naples), ou bien en Allemagne avec la fondation de Deutsche Airbus, issue du regroupement de plusieurs firmes renaissantes après la guerre. De surcroît, nombre de structures européennes relèvent d’une gestion étatique : grandes écoles d’ingénieurs aéronautiques, centres d’essais, souffleries… C’est dans ce contexte certes mouvant que s’est engagée en 1958 une collaboration franco-allemande pour la réalisation d’un appareil militaire de transport (le Transall) et que les négociations s’engagèrent moins de 10 ans plus tard pour réaliser un avion commercial baptisé d’abord Aérobus (autobus de l’air), qui prit peu à peu forme et devint Airbus.

À l’échelle toulousaine, la fin des années 1960 a été marquée par des recompositions urbaines et économiques fortes au-delà même de l’ancrage plus affirmé des activités aéronautiques : s’installent sur le quartier nouveau du Mirail, deux établissements industriels, l’américain Motorola, fabriquant de circuits électroniques, et la Compagnie Industrielle d’Informatique (CII) avec pour objectif de créer de nouveaux gros ordinateurs concurrents des matériels IBM. Ces derniers équipaient alors divers organismes de la ville (université, industriels, administrations) qui s’étaient regroupés en un club des utilisateurs, et militaient pour le développement de ce nouvel outil. D’où la formation progressive d’un vivier de personnels dans les activités d’électronique de haut niveau, dites de « systèmes », qui vont essaimer à la faveur de fermetures ou restructurations ultérieures des établissements, dans la branche de l’électronique automobile, de l’avionique ou dans de nombreuses PME expertes des systèmes embarqués, certaines devenant d’ailleurs des partenaires d’Airbus26.

Dans le milieu de la construction aéronautique toulousaine, les années 1970 constituent une décennie charnière. Elles préfigurent le temps des décisionnaires commerciaux, de plus en plus influents dans le développement des modèles d’avions. Leur montée en puissance intervient dans la foulée de l’affirmation des gestionnaires, apparue à la faveur de la création en 1969 du groupement d’intérêt économique (GIE) Airbus, structure juridique souple, dont le siège fut installé à Blagnac, mais instaurant un partage des activités, en somme un cluster européen, entre divers sites français et allemands (Hambourg, Brême, Méaulte, Saint-Nazaire, et Toulouse entre autres). Le PDG de la désormais Aérospatiale, Béteille déclarait à l’époque, « nous ne construisons pas un avion politique », par référence à l’accord franco-allemand constitutif du lancement du projet Airbus, qui était d’abord un projet économique et commercial, industriel et au-delà fonctionnel. En 1972, les industriels espagnols entraient dans le GIE, et enfin les Britanniques après diverses tergiversations. La répartition des tâches s’organisa et chaque site se spécialisa peu à peu, le puzzle européen se mettant en place. Fin 1972, le 28 octobre, le premier vol eut lieu à Toulouse. L’équipage était franco-allemand, avec en tête Jacques Rosay qui raconta dans un livre ce premier essai réussi de l’A300 (300 sièges)27. Certifié en 1974, l’avion fit une tournée de présentation auprès de compagnies aériennes aux États-Unis, en Inde, en Afrique du Sud, au Moyen-Orient et en Extrême-Orient, faisant valoir ses qualités (moteurs plus silencieux, équipements intérieurs confortables). On n’a que peu d’informations sur les équipes commerciales qui se mirent alors en place à Toulouse, mais furent par la suite mieux connues avec leur leader John Leahy, alors que des sections juridique et financière se renforçaient à Toulouse à partir d’un personnel très multinational. Dans le même temps, l’organisation industrielle, à l’image de celle Boeing, se structurait en deux grandes divisions : la production et la commercialisation, en attendant plus tard une troisième dite customer services, orientée vers les relations-clients, les questions de maintenance, les relations avec les aéroports et les autorités de navigation aérienne.

À Blagnac, au fur et à mesure des inaugurations de nouveaux modèles défilent chefs d’État et souverains (dont la reine Elizabeth), avec mise en scène, discours, parfois accompagnement de l’orchestre du Capitole, devant le personnel aligné. La succession des appareils A319, A320 et A321, A330, A340, A380, A350 s’est déroulée jusqu’à aujourd’hui, où les derniers-nés, les 350-1000 effectuent leurs vols d’essais dans le ciel toulousain et ailleurs dans le monde, et viennent d’obtenir rapidement leur certification tant de la part des instances européennes qu’américaines.

L’évolution actuelle du marché aéronautique scelle-t-elle le règne définitif des bimoteurs (B787, B777, A350) à forte capacité (de 300 à 400 voyageurs) et à grand rayon d’action ? Déjà, on a assisté à l’arrêt de la fabrication en 2011 du modèle A340, un excellent quadriréacteur concurrencé peu à peu par ces nouveaux puissants bimoteurs. Et l’A380, très gros-porteur quadrimoteurs (800 passagers) n’a pas obtenu pour l’instant le succès escompté en dépit d’une intense médiatisation. Celle-ci mentionnait les dimensions hors-normes de l’appareil, concurrent de l’inusable B747 ; elle comprenait le récit, avec textes et photographies, de la construction du moderne et immense hangar où il allait être assemblé28 : récit accompagné de multiples articles sur la logistique et le parcours des énormes parties de l’avion transportées par navires ad hoc sur la Manche et l’Atlantique depuis l’Allemagne (parties du fuselage), le Pays de Galles (voilures), puis Cadix (stabilisateurs arrières), avec barges spécialisées le long de la Garonne, et enfin des convois de camions sur des itinéraires ruraux jusqu’au site d’assemblage AéroConstellation au Nord de l’aéroport de Toulouse-Blagnac.

Il reste que les péripéties n’ont pas manqué, dont l’erreur de câblage de la part de Deutsche Airbus, qu’il a fallu corriger à Toulouse, un des épisodes de relations industrielles France-Allemagne qui n’ont pas toujours été faciles. Enfin, depuis ces dernières années, la mévente du gros-porteur et le ralentissement des fabrications font que certains s’interrogent sur l’arrêt à terme de sa production même si la récente commande de la compagnie Emirates offre un sursis au programme. Tout cela n’a pas empêché la presse locale d’être au premier plan du déroulement de la période où Airbus a amorcé sa montée en puissance dans les années 1990 et 2000. On en a retenu deux exemples. D’abord celle où l’on voit, pleine page, un Airbus survolant la ville, et sous l’une des ailes penchée, on distingue des éléments emblématiques de l’histoire de la ville (le Capitole, la basilique Saint-Sernin, le Pont Neuf), tandis qu’on lit en titre : « Toulouse devrait s’écrire avec deux ailes », et en bas de page, « Aérospatiale, l’entreprise qui dépasse l’imagination ». Double représentation de la solide archéologie au sol, de l’entreprise dominante et de ses avions dans le ciel.

Autre épisode, celui moins prestigieux du véhicule spatial Hermès. Sous l’égide de la Agence Spatiale Européenne (Esa), avait été imaginée dès 1985 la construction d’une navette spatiale habitée, projet confié à un consortium Airbus-Dassault-Cnes, avec fabrication prévue à Toulouse, dont le premier vol devait avoir lieu fin 1999. La presse s’empara de l’affaire, évoqua les aspects techniques (ailes en delta, décollage depuis Blagnac) avec là encore l’avion-fusée survolant la ville, le mythe de la conquête de l’espace s’ajoutant aux racines du riche passé aéronautique. Sauf que ce projet devint plus lourd, complexe et coûteux que prévu passant d’1 à 2,5 milliards d’euros : il fut abandonné en 1992. Exit et déception dans la presse : Hermès, divinité antique des voyageurs, des marchands et des voleurs, ne prendra pas son envol depuis le sol toulousain vers l’espace stellaire…

Cette relative longue période du milieu de la fin des années 1970, où démarrèrent les importantes commandes d’avions Airbus jusqu’à aujourd’hui, n’a pas donné lieu aux exploits légendaires des époques précédentes, même s’il y eut des inquiétudes durant diverses situations de difficultés économiques. Si les structures de la firme ont beaucoup évolué, de la Snias29 à Aérospatiale, puis de Eads30 à Airbus Group, si de puissants sous-traitants de premier niveau sont devenus des équipementiers, puis des systémiers, puis des Tiers One, voisinant avec d’indispensables Pme novatrices dans les domaines des équipements informatiques par exemple31, il a surtout été question de l’évolution de ces technologies introduites dans les avions, tant au plan des pilotages, des nouveaux matériaux, que du confort des passagers. Dans le même temps, une sorte d’habitude d’un égrenage de numérotations, des A310 à 380 ne surprend plus beaucoup, et l’on s’étonne plutôt de ne pas voir récemment, un nouveau chiffre (A360 ? A370 ?), se contentant de l’abréviation Neo32 accolée aux chiffres anciens, ou Xwb33. Mais ces appareils se vendent, autant sinon plus que les avions américains, sans que cela ne masque toutefois les difficultés juridiques et financières qui pèsent sur la direction d’Airbus, et l’attitude très offensive et protectionniste de la nouvelle présidence américaine élue fin 2016.

Les évolutions de la production aéronautique n’offrent peut-être plus la dimension mythique ni légendaire d’antan, même si l’accent est mis sur les nouvelles technologies accompagnées d’un désormais habituel vocabulaire anglo-saxon. Cependant, depuis près de trois décennies, à l’aviation et l’industrie aéronautique, se sont ajoutés les satellites et les activités spatiales.

3.2. L’espace, de l’arrivée du Cnes à Thomas Pesquet

Dès 1963, démarre le développement, jouxtant l’université scientifique de Rangueil, de la zone de Lespinet, au Sud-Est de la ville, soit 173 hectares, où s’installent progressivement, entre autres, le Cnes, le Laas34, l’Ensae (SupAéro), l’Onera et l’Enac35. Créé en 1961, le Cnes transféra peu à peu ses installations de Brétigny à Toulouse, où les missions n’ont cessé de se renforcer : conception et développement des programmes satellitaires, filiales de services créées pour l’exploitation des données satellitaires, formation des futurs astronautes, suivi du lancement des fusées Ariane à Kourou entre autres. De facto, le Cnes n’a pas seulement comme vocation à être un centre de recherche, c’est avant tout une agence industrielle. L’arrivée puis l’embauche de jeunes ingénieurs et techniciens, la collaboration avec les laboratoires (informatique à l’université, automatique au Laas), entraîna à la fin des années 1970 l’arrivée de sous-traitants informatiques de haut niveau, et surtout de firmes de production des matériels spatiaux (satellites, plates-formes d’intégration) comme Matra-Espace, entrée par la suite dans le giron d’Airbus Group, sise à proximité des précédents, et de Thales Alenia Space localisée à la sortie Sud-Ouest de la ville. En corollaire, c’est un nouveau milieu social qui s’installe dans le Sud-Est de l’agglomération (Ramonville et surtout Labège, où sont aménagés divers parcs technologiques).

La visite des ateliers d’assemblage des satellites dans les années 1980 ressemblait plus à celle de laboratoires ou de salles d’opération d’hôpital : séparée par une cloison étanche, il y avait une pièce avec d’un coté, des ingénieurs derrière leur ordinateur commandant la manœuvre du montage ; de l’autre, d’autres ingénieurs et techniciens, habillés comme des chirurgiens dans un espace épuré (pas de poussières), ajustant au fur et à mesure appareils de mesure et panneaux solaires.

Cet ensemble recherche-production du secteur spatial, au début peu connu des Toulousains à la différence de l’aéronautique et de la « caste » des salariés de l’aéronautique, le devint d’abord avec le premier vol de Gagarine dans l’espace, puis ceux des astronautes américains sur la Lune, et enfin celui de la navette spatiale à laquelle participèrent les dix premiers astronautes français. Quand les photographies de la Terre prises depuis la stratosphère furent diffusées dans les médias, que les sons et les images (téléphones, télévision) reçus en permanence l’étaient par le relais des satellites, tandis que les succès de la fusée Ariane faisaient de l’Europe la rivale des Américains et des Russes, l’espace eut pleinement droit de cité dans l’imaginaire local. De l’aéronautique, on passait à l’aérospatiale. Et Toulouse y contribuait largement. Avions plus satellites, collaborations et localisations mondiales, la ville devenait une place internationale. Alors que se banalisait la mission du pilote d’essais d’avions, l’exploit des spationautes prit le relais. Le dernier Français, Thomas Pesquet, qui a passé 6 mois en navette spatiale en 2017, est aujourd’hui fortement médiatisé, voire même « starisé ».

Sa biographie détaillée indique qu’il a été ingénieur de formation Sup’aéro, puis pilote de ligne sur A320 pour Air France, mais également judoka de haut niveau, mobilisé en vue de recherches au sein d’institutions chargées du secteur spatial, avant d’être finalement admis au très difficile concours européen des spationautes de l’Esa. Il s’en est suivi une préparation à son séjour dans la navette Iss36 comprenant entre autres expériences scientifiques, des tests de résistance physique, tant au Cnes à Toulouse que dans divers centre mondiaux, pour le voir enfin prêt à décoller. Son aventure a été celle du spationaute en apesanteur dans l’étroite navette en compagnie de ses quatre partenaires, prenant des photos de la Terre, se risquant, engoncé dans un épais scaphandre avec son partenaire américain chevronné, à sortir de son engin, certes attaché, pour effectuer quelques réparations durant plusieurs heures. Après avoir ainsi vogué dans l’espace stratosphérique, et dès sa rentrée dans la navette, il s’empressait de nous conter ses aventures sur les réseaux sociaux. De retour sur Terre, quelques mois plus tard, le voici présent dans toutes les manifestations : le Centenaire de l’aéronautique à Toulouse, le 20e anniversaire de la Cité de l’Espace, les Journées Portes Ouvertes des grandes écoles, une émission du journal télévisé, et celle de la Grande Librairie pour le livre de photos commentées de la Terre37. Interviews où il affirme la nécessité d’une défense de l’environnement d’une planète vue du ciel globalement menacée, tout en soulignant l’intérêt de poursuite des expériences spatiales pour mieux comprendre le fonctionnement de notre univers. Et enfin, la parution très récente d’une bande-dessinée parfois ironique le présente comme un héros de l’espace tout en en faisant le portrait de l’homme à la fois ambitieux et bon vivant38.

Nouvel héros post-moderne qui ne semble guère impressionné par son parcours hors-norme, Pesquet évoque toujours avec simplicité son voyage spatial et semble disposé à recommencer un séjour dans l’Iss, grand laboratoire spatial au coût… astronomique estimé à environ 150 milliards de dollars et financé par les différentes agences spatiales parties prenantes, parmi lesquelles la Nasa39 demeure le principal contributeur loin devant l’Esa. L’Iss a été conçue d’abord pour conduire, à la faveur des missions d’astronautes, des centaines d’expériences notamment médicales, qui bénéficient de l’état de microgravité. Pour autant, la mission de Thomas Pesquet, diffusée en temps réel sur les réseaux sociaux, s’inscrit plus largement dans une stratégie délibérée de personnification et de médiatisation de l’exploration spatiale de la part des agences spatiales : en s’adressant ainsi à un large public, l’enjeu est bien de faire accepter l’intérêt général que revêt l’exploration et la recherche spatiales, dont les coûts colossaux relèvent en priorité de l’engagement durable des États, tandis qu’émergent des acteurs privés, principalement américains, désireux d’investir dans le secteur spatial, aujourd’hui pour créer et transmettre des données numériques, et demain peut-être pour organiser des vols spatiaux habités40. De son côté, Thomas Pesquet n’est ni un pionnier de l’espace (bien d’autres l’ayant précédé), ni un héros lancé à l’aventure dans un avion encore sommaire, y compris français, mais revêt plus la figure du techno-astronaute où tout geste est calculé, programmé, et sauf erreur improbable, où toute fausse manipulation est aussitôt corrigée. Nouveau mythe de l’homme augmenté ? Cela renvoie à l’évocation d’autres modèles du même type recourant à intelligence artificielle, qui sont annoncés dans la Silicon Valley californienne, où par ailleurs Airbus a localisé une unité de recherche et développement qui prépare les premiers avions individuels volants.

En novembre 2017 s’est tenu le Salon aéronautique de Dubaï. Le premier jour, Boeing annonce la vente de 225 B737 appareils, rivaux de l’A320 d’Airbus. L’avionneur européen demeure silencieux. La presse titre sur la victoire de Boeing et rappelle les déboires d’Airbus : mévente de l’A380, difficultés judiciaires en cours… Quatre jours plus tard, Airbus annonce la vente de 430 A320. Volte-face des médias : triomphe d’Airbus, vantant le succès de cet appareil, devenu A320 Neo. Et la presse (Le Figaro, 16/11/2017) déclare sans ambages que les deux constructeurs se livrent sans cesse « un combat sans merci ». D’une dure rivalité économique mondiale aux multiples complexités, on glisse vers un match où les scores sont ceux périodiques des avions vendus (Airbus tient la corde), et des avions livrés (Boeing est en tête). La Dépêche du Midi, entre autres informations continues sur le secteur, tient la comptabilité de ces scores. Question toutefois : si la mythe de l’Aérospatiale y est en bonne place, rivalise-t-il avec celui du club de rugby de Stade toulousain, tout aussi mythique ? À discuter…

Quant aux images, représentations, archéologie de ces activités, deux sites sont aujourd’hui à visiter, alors qu’un troisième est en préparation. D’abord, à l’est de la ville se trouve la Cité de l’Espacee, à la fois musée (maquette en grandeur nature de la fusée Ariane visible depuis la rocade Est, premiers satellites, navette spatiale), et toute une série d’expériences pédagogiques interactives, notamment pour enfants, sur les conditions d’un voyage dans l’espace. Il s’agit du premier musée fréquenté de Toulouse, avec en 2017 plus de 300 000 visiteurs. Ensuite, au Nord-Ouest, dans le prolongement des ateliers d’Airbus (site d’assemblage de gros-porteur A380), a été inauguré en 2015 le musée de l’aviation, Aeroscopia, espace très vivant par sa présentation de l’histoire de l’aéronautique toulousaine, la présence et la visite interne de certains avions de diverses époques. Sa complémentarité n’en est que plus logique le parc des Ailes anciennes, situé à proximité, où des bénévoles, anciens de l’aviation, remettent en état de vieux appareils, avec la possibilité de les admirer au cours d’une visite couplée avec celle des ateliers d’Airbus, permettant ainsi le passage de l’histoire au réel industriel. Enfin, dans quelques mois, sera achevé l’aménagement de la partie du site de Montaudran, voué au conservatoire des anciens bâtiments Latécoère de la Ligne, et à un musée animé de ses avions et aviateurs.

Ainsi, la muséographie des quartiers périphériques, qui témoigne à la fois d’une courte historicité glorieuse mais aussi du progrès scientifique de la ville, des chercheurs et des ingénieurs, peut-elle apparaître plus culturelle que la muséographie du centre-ville, celle de l’art traditionnel, qu’il soit antique, roman, gothique, ou même contemporain ? La distinction semble pour autant caricaturale et tronquée, tant la ville reste un tout complexe au sein de laquelle le tourisme aérospatial vient renforcer l’économie toulousaine. Pour appréhender à sa juste mesure le poids des activités aérospatiales dans l’animation intellectuelle et économique de la cité, il faudrait citer encore les multiples manifestations quasi hebdomadaires, colloques, débats à la Région (aides à l’innovation, aux filières et à l’emploi) ou à la Chambre d’Industrie et de Commerce, les manifestations des sociétés savantes (conférences de l’Académie Toulousaine de l’Air et de l’Espace), les réunions plurirégionales entre Nouvelle-Aquitaine et Occitanie du pôle de compétitivité Aerospace Valley, les salons plus périodiques consacrés à la sous-traitance aéronautique, le Toulouse Space Show (salon professionnel bisannuel dédié au secteur spatial, ses entreprises et ses applications), pour ne s’en tenir à ces exemples. Autant de cénacles où quelquefois, on peut évoquer l’aérospatial de demain. Et Airbus entre autres s’y prépare : outre l’avion tout électrique, quasi expérimental, on utilisera bientôt sa voiture individuelle volante, et il faudra inventer une ville intelligente avec des rocades aux couloirs aériens étagés pour réguler les trafics, tandis qu’un nouveau jeune Thomas Pesquet volera vers Mars. Du mythe d’Icare appliqué au ciel urbain et à l’utopie interplanétaire ?

Notes

1 Les deux auteurs étudiant l’aéronautique, l’un depuis les années 1960, l’autre depuis les années 1980, l’accumulation des données, qu’elles soient statistiques, qu’elles relèvent de documents d’entreprises, d’articles de presse, d’une importante bibliographie, et surtout de multiples entretiens tant avec des représentants de la profession que de gestionnaires locaux, permet de puiser et choisir les éléments retenus pour le présent article. Retour au texte

2 D’autant qu’à l’heure où l’on écrit ce texte, début 2018, plusieurs évènements majeurs surviennent qui affectent à des degrés divers les activités toulousaines :
- la poursuite devant la justice d’Airbus et de son président Tom Enders, pour des opérations commerciales illicites et prises d’intérêts via des services commerciaux d’intermédiaires, voici plusieurs années déjà, ce qui pourrait induire une énorme amende et éventuellement la mise en question de la direction générale d’Airbus Group ;
- le rachat par Airbus de la partie « avions commerciaux de ligne CSeries » de la division aéronautique du canadien Bombardier avec une double conséquence : une présence sur le créneau des appareils moyen-courriers de 100 à 150 places, qui a comme effet de compléter la gamme des appareils Airbus (d’où l’éventualité de renommer pour des raisons de marketing, la famille CSeries en une nouvelle ligne d’avions Airbus « A200 ») ; une hausse (conjoncturelle) à la Bourse des actions de la firme Airbus confortée en outre par les premiers succès commerciaux du modèle CSeries ;
- l’annonce en novembre 2017 par le fonds d’investissement américain Indigo, spécialisé dans la location d’avions à des compagnies low cost, d’une commande record de 430 avions moyen-courriers A320 et A321, version neo, pour un montant avoisinant 50 milliards de dollars ;
- la décision prise par la compagnie dubaïote Emirates de passer commande de 36 exemplaires du gros-porteur A380 au moment où le programme menaçait de voir ses cadences de production réduites à seulement un avion par mois ;
- la perspective par Airbus Defense and Space d’un marché record de 900 satellites, constitutifs d’un système de constellation (Internet pour tous), suite à l’obtention de l’appel d’offre auprès de l’opérateur américain One Web, nécessitant la mise en service d’une usine automatisée d’assemblage, tandis que le gouvernement allemand confiait au constructeur OHB, établi à Brême, la réalisation de deux satellites optiques sans impliquer des partenaires européens traditionnels comme Airbus Defense and Space ou Thales Alenia. Retour au texte

3 Pour mémoire, c’est durant l’été 1917 que l’industriel Pierre-George Latécoère, alors bénéficiaire d’un contrat pour la fourniture à l’armée française de 1 000 avions d’observation Salmson 250, rachète dans le Sud-est de Toulouse (Montaudran) et avec le soutien financier de l’État, des terrains jusque-là destinés au maraîchage, pour y construire un complexe industriel (ateliers et halls de montage, hangars, bureaux d’études répartis sur 45 hectares), adossé à un terrain d’aviation, où travailleront jusqu’à 800 personnes. Retour au texte

4 Centre National d’Études Spatiales, agence française décentralisée à Toulouse depuis 1973. Retour au texte

5 Journet Nicolas (dir.), Les grands mythes, Origine, Histoire, Interprétation, Éd. Sciences Humaines, Paris, 2017. Retour au texte

6 Carlier Christophe, Griton-Rotterdam Nathalie, Des mythes aux mythologies, Éd. Ellipses, Paris, 2008. Retour au texte

7 Eliade Mircea, Aspects du mythe, Gallimard, Paris, 1963. Retour au texte

8 Barthes Roland, Mythologies, Seuil, Paris, 1957. Retour au texte

9 Bec Christophe, Dumas Patrick, L’Aéropostale. Des pilotes de légende, Éditions Soleil, Toulon, 2017, t. 1/3 ; voir aussi Galligani Virginie, Poissier Adrien, Léo l’aviateur, le livre perdu de l’Aéropostale, Privat, Toulouse, 2017. Retour au texte

10 Cabantous Alain, (dir.), Mythologies urbaines : les villes entre histoire et imaginaire, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2004. Retour au texte

11 Lespagnol André, « Saint-Malo ‘ville mythique’ : les deux âges de la construction d’une mythologie urbaine », in Cabantous Alain, (dir.), Mythologies urbaines… ibid., pp. 35-44. Retour au texte

12 Paddeu Flaminia, « Faire face à la crise économique à Détroit : les pratiques alternatives au service d’une résilience urbaine ? », L’Information Géographique, n° 4, vol. 76, 2012, pp. 119-139. Retour au texte

13 Entreprise de taille intermédiaire (ETI) des systèmes de diagnostic et d’électronique embarquée pour l’automobile et l’aéronautique. Retour au texte

14 Marc Yves, Des avions et des hommes, d’Éole à Hermès, cent ans d’aéronautique à Toulouse, Éditions Loubatières, Toulouse, 1989. Voir aussi Olivier Jean-Marc, Latécoère, cent ans de technologies aéronautiques, Éditions Privat, Toulouse, 2017. Retour au texte

15 De Saint-Exupéry Antoine, Terre des hommes, Gallimard, Paris, 1939, p. 98. Retour au texte

16 Centre d’Essais Aéronautiques de Toulouse. Retour au texte

17 Société Nationale des Constructions Aéronautiques du Midi. Retour au texte

18 Société Nationale des Constructions Aéronautiques du Sud-Est. Retour au texte

19 École Nationale Supérieure des Industries et Constructions Aéronautiques. Retour au texte

20 Turcat André, Concorde, essais et batailles, Le Cherche-Midi, Paris, 1977. Retour au texte

21 Société Nationale des Constructions Aéronautiques du Sud-Ouest. Retour au texte

22 École Nationale Supérieure de l’Aéronautique et de l’Espace. Retour au texte

23 Office National d’Études et de Recherches Aérospatiales. Retour au texte

24 Grossetti Michel, Sciences, Industries et Territoires, PUM, Toulouse, 1995. Retour au texte

25 Jalabert Guy, Les industries aéronautiques et spatiales en France, Privat, Toulouse, 1974. Retour au texte

26 Zuliani Jean-Marc, « Le cluster des systèmes embarqués à Toulouse : une organisation en système « local de compétences » ?, Géographie, économie et société, n° 3, vol. 10, 2008, pp. 327-348. Retour au texte

27 Rosay Jacques, Aux commandes de l’A380, Privat, Toulouse, 2005. Retour au texte

28 Nothias Jean-Christophe, Le site d’assemblage de l’A380 : le nid du géant, Éd. A. Vienot, Paris, 2004. Retour au texte

29 Société Nationale Industrielle Aérospatiale. Retour au texte

30 European Aeronautic Defense and Space. Retour au texte

31 Zuliani Jean-Marc, « La métropole toulousaine : un continuum entre services d’ingénierie en lien avec l’industrie aérospatiale et les systèmes embarqués », Sud-Ouest Européen, n° 41-42, 2016, pp. 137-155. Retour au texte

32 New Engine Option. Retour au texte

33 eXtra Wide Body Retour au texte

34 Laboratoire d’Automatique et d’Analyse des Systèmes. Retour au texte

35 École Nationale de l’Aviation Civile. Retour au texte

36 International Space Station. Retour au texte

37 Pesquet Thomas, 100 photos pour la liberté de la presse, Reporter sans Frontières, Paris, 2017. Retour au texte

38 Montaigne Marion, Dans la combi de Thomas Pesquet, Dargaud, Paris, 2017. Retour au texte

39 National Aeronautics and Space Administration. Retour au texte

40 Ragain Gilles, Dupas Alain, « Les entreprises privées américaines à la conquête de l’espace », Futuribles, n° 408, 2015, pp. 49-61. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Guy Jalabert et Jean-Marc Zuliani, « Un siècle d’activités aéronautiques à Toulouse (1917-2017) : le réel et le mythe », Nacelles [En ligne], 4 | 2018, mis en ligne le 01 juin 2018, consulté le 29 avril 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/nacelles/469

Auteurs

Guy Jalabert

Professeur Émérite, Université de Toulouse Jean-Jaurès

Département de Géographie LISST-CIEU UMR 5193

guyjalabert@wanadoo.fr

Jean-Marc Zuliani

Maître de Conférences, Université de Toulouse Jean-Jaurès

Département de Géographie LISST-CIEU UMR 5193

zuliani@univ-tlse2.fr

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