Introduction
Le rôle joué par les troupes suisses d’aviation et de défense contre avions durant la Seconde Guerre mondiale est assez mal connu des non spécialistes, dans la Confédération helvétique elle-même mais encore plus à l’étranger. Peu de personnes savent, ou se souviennent encore, que ce sont les seules troupes de l’armée qui ont été amenées à combattre effectivement durant le second conflit mondial, alors que la Suisse était neutre et qu’elle est la seule nation à avoir évité la guerre et son cortège de morts et de destruction au centre de l’Europe. En Suisse, une partie du grand public se souvient malgré tout des combats aériens de mai-juin 1940, surtout dans les régions concernées.
Le présent article n’a pas pour ambition de retracer l’ensemble de l’évolution de ces troupes et le rôle qu’elles ont joué durant toute la Seconde Guerre mondiale pour la protection de la neutralité et la défense de l’espace aérien helvétique. Un article n’y suffirait pas et plusieurs auteurs ont déjà traité de manière approfondie cette question. On relèvera en particulier l’imposant ouvrage de Werner Rutschmann Die Schweizer Flieger und Fliegerabwehrtruppen – Aufträge und Einsatz 1939-19451, pour la vue d’ensemble sur la totalité de la Seconde Guerre mondiale, celui d’Ernst Wetter Duell der Flieger und der Diplomaten2 sur les incidents aériens entre l’Allemagne et la Suisse en mai/juin 1940, ainsi que celui de Jean-Jacques Langendorf Le général Guisan et le rapport du Grütli – 25 juillet 19403, qui, contrairement à ce que son titre pourrait faire penser, est une synthèse très complète de la situation en Suisse et en Europe de la Première Guerre mondiale à l’été 1940. Toutefois, les trois-quarts de cette documentation historique, ainsi que de nombreuses archives, ne sont disponibles qu’en allemand sans traduction française, et font l’objet d’une diffusion très confidentielle hors d’un public de spécialistes. L’objectif de ce texte n’est donc pas de réaliser une recherche historique nouvelle mais de rendre accessible au lecteur francophone, sous forme de synthèse concise des connaissances actuelles, cette période peu connue de l’histoire de l’aviation militaire suisse.
Il est à relever en préambule que la Suisse a été confrontée à plusieurs périodes militaires distinctes entre 1939 et 1945, avec des frontières et des voisins directs qui ont évolué au fils du temps et, en conséquence, des menaces et des risques très différents pour chacune d’elles. La réponse, tant militaire qu’économique et diplomatique, a nécessairement été appelée à évoluer fortement au cours du temps pour s’y adapter et permettre à la Confédération helvétique de protéger sa neutralité, d’assurer son approvisionnement économique et d’éviter d’être aspirée dans la barbarie de la Seconde Guerre mondiale. La volonté de défense du pays a été clairement exprimée et organisée. Elle a toutefois également été accompagnée d’une Realpolitik compliquée, propre à une nation entourée par les forces de l’Axe, sans accès à la mer et aux matières premières de base, nécessitant bien des compromis, dont certains à la limite de la compromission, sur les plans économique et diplomatique, et qui seront d’ailleurs reprochés à la Suisse après la guerre. Entre juin 1940 et l’été 1944, ses autorités parviennent à faire admettre aux pays de l’Axe des importations en provenance des états alliés, ainsi que des exportations de produits manufacturés, alors que tout, en définitive, sert à l’effort de guerre.
La Suisse, et plus spécifiquement son aviation militaire et sa DCA, était-elle prête lors du déclenchement des hostilités ? Quels rôles respectifs pour éviter la guerre ont joué la diplomatie, la volonté de défense et les combats aériens menés en Suisse en marge de la bataille de France en mai-juin 1940 ? Comment les conséquences de cette période charnière ont-elles influencé la conception de la défense helvétique depuis l’été 1940, pendant toute la Seconde Guerre mondiale et même bien après cette dernière, jusqu’à la fin de la guerre froide ? Nous allons tenter d’analyser ces questions à travers trois périodes bien distinctes qui vont de la mobilisation de guerre d’août 1939 à l’été 1940, après la défaite de la France.
1. De l’été 1939 à l’été 1940, trois temps de la préparation militaire et de la diplomatie helvétiques
En ce qui concerne la période du début du second conflit mondial, jusqu’en été 1940, on peut distinguer trois périodes temporelles bien distinctes et spécifiques. Si ce sont les mêmes que pour de nombreux autres pays d’Europe occidentale à cette époque, leurs conséquences placent la Suisse face à des défis totalement différents.
1. 1. Août 1939-mai1940 : de la mobilisation au début de la bataille de France
Comme pour la France, on peut parler de « drôle de guerre », même si la Suisse n’est pas en conflit et que ce terme n’a pas été utilisé de la même manière que dans l’hexagone. La question en Suisse est plutôt de savoir quand le conflit va effectivement débuter entre la France, l’Allemagne et l’Italie, ses voisins immédiats, et surtout si une offensive allemande contre la France passera ou non par le territoire helvétique pour contourner la ligne Maginot par le sud, violant sa neutralité et l’obligeant à choisir son camp.
Il s’agit ici pour la Suisse d’une période de mobilisation de l’ensemble des forces du pays, de préparation militaire pour une défense du territoire principalement axée vers le nord-est, de tentative de rattrapage des déficits d’équipements et d’instruction des troupes, mais aussi d’équilibre compliqué entre les futurs belligérants sur les plans économique et diplomatique.
Toutefois, la mobilisation générale de début septembre 1939 ne dure que quelques semaines car elle porte une grave atteinte à l’économie du pays (secteurs primaires et secondaires).
1. 2. La bataille de France en mai et juin 1940
Le 10 mai 1940, avec le début de la bataille de France et l’offensive allemande par le nord, reprenant à nouveau, sous une forme adaptée, les grandes lignes du plan Schlieffen de 1914 avec l’attaque par la Hollande, la Belgique et le Luxembourg, la donne change fondamentalement pour la Suisse. Il est correct d’affirmer que le risque militaire diminue pour la Suisse dans la première phase des combats, le front étant encore très éloigné de son territoire. On craint toutefois en Suisse, si la manœuvre allemande dans le nord échouait, qu’une violation du territoire par les forces allemandes du sud ne se produise.
Il ne s’agit plus vraiment dans cette phase de devoir résister à une attaque directe, même avec l’appui de l’armée française sur le sol suisse comme cela avait été envisagé par le général Henri Guisan sans qu’il en informe le Conseil fédéral4. Il faut maintenant réussir à protéger la neutralité, y compris par les armes si nécessaire, et éviter qu’un des belligérants n’utilise le territoire helvétique, et surtout son espace aérien, pour en tirer un avantage sur l’autre.
L’armée suisse et ses troupes d’aviation et de DCA, comme sa diplomatie, doivent à la fois être fermes mais aussi éviter tout ce qui pourrait donner prétexte à l’Allemagne nazie de l’impliquer dans le conflit. Un exercice d’équilibriste compliqué dont la Suisse se sortira finalement plutôt bien.
1. 3. Été 1940 : la Suisse au centre d’un nouvel ordre européen après la défaite française
La rapidité de la défaite française et l’armistice du 22 juin 1940 représentent un choc psychologique majeur en Suisse, tout comme en France et dans le reste de l’Europe. Dès fin juin 1940, elle se retrouve presque totalement encerclée par les forces de l’Axe, la pointe sud-ouest de la Suisse à Genève formant la limite entre la zone occupée par les Allemands et la zone encore libre sous administration du gouvernement français de Vichy.
Cette période de stupeur est aussi celle d’un danger réel et bien plus grand pour la Suisse, qui perdurera jusqu’à l’automne : libéré de la guerre avec la France, la tentation est forte pour Hitler de se rendre maître de la dernière pièce du puzzle qui lui échappe encore sur son flanc sud.
Dans ce contexte, la Suisse doit repenser complètement le dispositif de défense du pays, en acceptant, au vu de ses moyens et des expériences polonaises et françaises, de ne pas avoir la capacité résister à une Blitzkrieg des Panzers allemands sur le plateau suisse. La dure décision de sacrifier les grandes villes du plateau suisse est prise à contrecoeur, pour avoir une réelle chance d’arrêter l’ennemi potentiel dans un terrain nettement plus favorable : les Alpes, transformées en « Réduit national ».
La mise en place de cette stratégie se réalise progressivement dès l’été 1940 et ne sera véritablement effective et dissuasive qu’en mai 1941. Elle impacte complètement l’organisation et le déploiement des troupes d’aviation sur des aérodromes de guerre en milieu alpin. La menace d’offensive allemande diminue dans un premier temps avec le début de la bataille d’Angleterre en juillet 1940, et ensuite encore plus drastiquement avec le déclenchement de l’opération Barbarossa et l’ouverture du front à l’Est contre l’Union soviétique en juin 1941.
2. De la mobilisation d’août 1939 au début la bataille de France en mai 1940
Au début de la Première Guerre mondiale, en été 1914, la Suisse ne disposait tout simplement pas d’aviation militaire. Elle n’avait pas réussi à la créer, malgré des appels clairs de nombreux milieux et un don national populaire important à cet effet. Elle n’était pas prête. Les troupes d’aviation furent créées en catastrophe lors de la mobilisation de guerre d’août 1914, avec des appareils privés appartenant aux pilotes et des avions réquisitionnés5.
En août 1939, lors de la mobilisation de la Seconde Guerre mondiale, la situation n’est pas plus brillante. Si la Suisse est à même de mobiliser rapidement une armée importante apte à protéger ses frontières et couvrir une grande partie de son territoire, elle n’est pas prête pour une guerre moderne, blindée, mobile et aérienne.
Pourtant, des efforts avaient été menés depuis 1925, avec une nouvelle organisation des troupes, prévoyant d’augmenter jusqu’à trente le nombre d’escadrilles6, et la mise en place d’un concept d’emploi de l’arme aérienne cohérent. La période n’était malheureusement pas propice à l’augmentation des dépenses militaires : en Suisse comme dans le reste de l’Europe, le mot d’ordre après le premier conflit mondial était « plus jamais de guerre ». Cette période permit toutefois l’acquisition et la fabrication sous licence d’avions modernes pour l’époque comme le Dewoitine D-27 et le Fokker C-V, mais en nombre insuffisant pour permettre d’équiper la totalité des escadrilles prévues. À cette époque, les troupes de défense contre avions n’existaient pas encore en tant que telles : seules les troupes d’infanterie et d’artillerie possédaient, en faible nombre, des canons légers et des mitrailleuses pour protéger leurs propres dispositifs.
Il faut attendre 1936 pour que la politique de défense et d’équipements militaires de la Suisse change de paradigme, avec une réorganisation et une modernisation radicales de l’armée et de l’aviation. Ce sont à la fois les doctrines modernes d’emploi de l’arme blindée et de l’arme aérienne dans les armées étrangères, mais aussi et surtout la prise de conscience de l’évolution géopolitique en Europe et de la course aux armements relancée depuis l’arrivée au pouvoir d’Hitler en 1933, qui poussent la Suisse dans cette direction. Le ralliement du parti socialiste, jusque-là totalement antimilitariste, au principe de la défense nationale en janvier 1935 et le succès de l’emprunt national pour la défense de 1936, prévoyant CHF 235 millions et dépassé dans les faits de 100 millions, permettent la concrétisation progressive de cet effort militaire7.
Dans le domaine de l’arme blindée, la défiance est importante et la Suisse mise surtout sur la défense anti-chars, et non pas sur le char lui-même. Seuls 24 chars tchèques légers Praga du fabricant Skoda, sur les 300 commandés, pourront être livrés à la Suisse avant le début de la Seconde Guerre mondiale. Ils constitueront les seuls blindés du pays durant toute la Seconde Guerre mondiale, si l’on ne tient pas compte des chars français Renault R35 internés en 1940, l’industrie locale n’ayant pas la capacité d’en produire. La Suisse a complètement manqué le virage de l’arme blindée à cette époque mais son attitude envers l’arme aérienne est différente.
Les troupes de défense contre avions sont créées en 1936 seulement mais elles n’ont pas encore d’ordre de bataille, même prévisionnel, ni d’équipement en propre à ce moment. Elles n’existent pas encore à cette date et tout est à concevoir et à concrétiser, mais le temps va cruellement manquer et rien ne sera encore prêt en 1939 dans le domaine de la DCA.
Le service (administratif) de l’aviation et de la DCA fut également créé à moment, avec trois composantes, l’aviation, la DCA et le service de repérage et de signalisation des avions (SRSA). Ce dernier avait comme mission, avant l’avènement du radar, de couvrir l’ensemble du pays avec un réseau de reconnaissance optique des avions ennemis et leur annonce centralisée. Il la conservera jusqu’à nos jours, comme complément optique dans les zones où la topographie ne permet pas une couverture complète par les radars au sol.
Les troupes d’aviation sont rapidement réorganisées et le commandement de l’aviation dispose, dès 1938, de trois régiments d’aviation, avec chacun deux ou trois groupes. Chaque groupe d’aviation est composé de deux escadrilles de combat et d’observation et d’une escadrille de chasse, portant le total à vingt-et-une escadrilles8 9.
En parallèle à l’adaptation de l’organisation, la modernisation des moyens est la clé du succès, d’autant plus que la course aux armements fait évoluer très rapidement la technologie dans le domaine de l’aviation militaire. Tous les petits pays d’Europe ne disposant pas d’une base industrielle aéronautique de pointe sont confrontés à des difficultés d’approvisionnement, les grandes puissances désirant s’équiper en priorité avant de fournir leurs alliés ou les pays neutres comme la Suisse.
Deux projets purement suisses prennent naissance dès 1935 aux ateliers fédéraux de construction d’avions de Thoune : le biplan d’observation et d’attaque type C-35 et le monoplan type C-36, de conception beaucoup plus moderne. Quatre-vingt-deux C-35 peuvent être livrés à la troupe jusqu’en 1939, alors que le C-36 n’est encore qu’à l’état de prototype à cette date. Le 20 août 1939, il s’écrase lors de son transfert pour essais à la troupe de Thoune à Dübendorf, quelques jours avant la mobilisation de guerre, retardant de plus de six mois la mise au point de l’appareil, qui ne sera finalement opérationnel qu’en 194210.
Conscients que la production nationale ne permettra pas dans l’immédiat la construction d’un chasseur moderne et puissant dont l’aviation militaire suisse avait urgemment besoin, des délégations sont envoyées en France, en Angleterre, en Italie, en Allemagne et aux États-Unis pour y trouver les avions adéquats. Cette mission est couronnée de succès et, finalement, la Suisse réussit à passer commande, en 1938, de 10 Messerschmitt 109D, puis ensuite de 80 Messerschmitt 109E, à l’Allemagne, ainsi qu’à obtenir en 1939 de la France la construction sous licence du Morane 406, sous l’appellation locale D-3800. La neutralité est même plutôt bien respectée, avec des matériels provenant des deux camps opposés11 12.
Seuls les premiers Messerschmitt 109 livrés sont disponibles et opérationnels lors la mobilisation de guerre des troupes d’aviation et de DCA suisses, le 28 août 1939. Les 21 escadrilles découlant de l’organisation des troupes 1936 sont ainsi mobilisées avec leurs 280 pilotes mais elles ne disposent à ce moment que d’un parc de 225 avions de combat, composé de 98 chasseurs et 127 avions de reconnaissance et d’attaque13 14. C’est d’une part trop peu pour équiper toutes les escadrilles et 5 d’entre-elles doivent être démobilisées, faute d’avions. D’autre part, sur les 16 restantes, seules 3, celles équipées de Messerschmitt, disposent d’appareils pouvant être considérés comme aptes à mener une guerre aérienne moderne. Les autres sont encore équipées des vieux Dewoitine D-27 et Fokker C-V, totalement surannés tant sur le plan technique que tactique, ainsi que des C-35, bien plus récents mais déjà dépassés dans leur conception. Prévu initialement comme avion d’attaque au sol, cet appareil sera utilisé principalement comme appareil d’observation.
Etonnement, malgré son entrée en guerre en septembre 1939, l’Allemagne nazie honore consciencieusement son contrat et continue de livrer avec une grande régularité à la Suisse tous les Messerschmitt prévus jusqu’au printemps 1940. En parallèle, les premiers Morane suisses sortent d’usine à Thoune à la fin 1939 et commencent à équiper la troupe d’aviation sur la base d’une production accélérée dans les premiers mois de 1940, sans atteindre toutefois les chiffres escomptés. Sur les 69 Morane qui devaient être disponibles pour la troupe à fin avril 1940, seuls 38 seront effectivement opérationnels à cette date, avec, de plus, des défauts de jeunesse liés à l’hélice et aux pneus du train d’atterrissage15.
Tab. 1. Évolution des moyens de l’aviation suisse entre le 1er septembre 1939 et le 10 mai 1940 selon Wetter
Type d’avion |
Nombre le 1/9/1939 |
Nombre le 10/5/1940 |
Dewoitine D-27 |
58 |
55 |
Messerschmitt Me-109D |
10 |
10 |
Messerschmitt Me-109E |
30 |
78 |
Morane 406 (D-3800) |
- |
36 |
Fokker C-V |
49 |
39 |
C-35 |
78 |
76 |
Total |
225 |
294 |
Pour compléter ce tableau déjà peu réjouissant, les transmissions sont un réel problème. Le manque criant de radio-émetteurs de bord, ainsi que la faible portée et la mauvaise qualité du peu d’appareils disponibles, ne permettent pas d’assurer convenablement la liaison entre les pilotes et la direction des opérations au sol. Cela limite fortement la capacité opérationnelle des escadrilles, même celles équipées d’avions modernes et performants. Faute de transmissions performantes, les pilotes sont bien trop souvent livrés à eux-mêmes une fois qu’ils ont décollé. La situation mettra beaucoup de temps à s’améliorer dans ce domaine et ne sera guère meilleure à fin avril 194016. Parmi les solutions de fortune trouvées par les pilotes, on notera l’invention d’un langage codé simplifié, basé principalement sur des mots de consonance italienne, plus audibles dans de mauvaises conditions de transmission radio que le français ou l’allemand17.
Pour les troupes de DCA, la situation est bien pire. Malgré les travaux conceptuels, les essais, les commandes de matériel et le début des écoles de recrues qui ont suivi leur création en 1936, c’est avec des moyens plus que limités qu’elles entrent en service lors de la mobilisation de guerre d’août 1939. Les premiers canons de 75 mm de conception française Schneider-Creusot ne sont remis à la troupe que durant l’été, alors que la fabrique Oerlikon met au point une pièce de 20 mm et la fabrique d’armes fédérale une autre de 34 mm.
Le premier ordre de bataille des troupes de DCA ne fut proposé que le 11 juillet 1939, avec 17 groupes (bataillons) de DCA légère, composés de 47 batteries de canons DCA de 20 mm, et 10 régiments de DCA lourde, composés 41 batteries de canons DCA de 75 mm. Tant les effectifs que le matériel n’ont pas permis la mise en place opérationnelle de cette structure avant le début du second conflit mondial, ni durant les premières années de ce dernier.
Les troupes de DCA à la mobilisation sont donc plus symboliques qu’autre chose et ne sont composées à ce moment que de 2 batteries de DCA de 75 mm, équipées, l’une de 3 canons Schneider-Creusot, et l’autre de 4 canons Vickers-Armstrong, de 6 unités équipées chacune de 6 à 10 canons de 20 mm Oerlikon et de 2 unités de projecteurs DCA à 2 projecteurs chacune. Leur effectif total est de 44 officiers et 619 sous-officiers et soldats. Le matériel est principalement constitué de ce qui a été acquis avant-guerre pour faire des tests en vue d’une acquisition à plus large échelle.
Ces faibles moyens seront, dans un premier temps, déployés sur les principaux aérodromes militaires du pays pour en assurer une protection minimale. Il faut y rajouter les 21 canons de 20 mm et les effectifs de la DCA locale constituée à son initiative et à ses frais par la ville de Zurich18.
En une année, l’évolution de la DCA sera rapide, elle commence par la création de « détachements » avant les groupes et régiments. Elle se poursuivra durant toute la Seconde Guerre mondiale, avec une véritable montée en puissance jusqu’à la fin du conflit.
Tab. 2. Évolution des moyens de la DCA suisse entre le 29 août 1939 et le 29 août 1940 selon Wetter
Nombre le |
Nombre le |
|
Effectif de la troupe |
663 |
5 736 |
Détachements DCA lourde 75mm |
2 |
15* |
Détachements DCA légère 20mm |
6 |
20 |
Détachements de projecteurs DCA |
2 |
5* |
DCA locale |
1 |
6 |
* = créés mais pas complètement équipés |
Le déclenchement du second conflit mondial provoque la fermeture de l’espace aérien suisse aux aéronefs étrangers, dans la logique du droit de la neutralité. Avant le début des hostilités effectives en mai 1940, les violations de l’espace aérien suisse étaient assez limitées, souvent liées à des erreurs ou une météo difficile. Les moyens pour s’y opposer étaient limités de jour et inexistants de nuit.
Durant toute la « drôle de guerre », les troupes d’aviation et de DCA utilisent le temps disponible, comme toutes les autres armées, pour améliorer leur matériel et leur niveau de préparation au combat, afin d’être prêtes, autant que faire se peut, lorsque les combats se déclencheraient. Le niveau atteint est encore loin de répondre aux attentes. À titre d’exemple, en mars 1940, lors d’un exercice d’interception, 12 C-35 et 8 Me-109 doivent intercepter un Potez 63, avion moderne dont l’armée suisse dispose de 2 exemplaires. Seules deux patrouilles parviennent à repérer l’appareil car le système de repérage et d’alarme n’a pas fonctionné correctement19.
3. Mai-juin 1940 : la guerre aux portes de la Suisse
Le dispositif de défense terrestre mis en place par le général Guisan durant la « drôle de guerre » est d’une logique purement défensive. Il est principalement orienté vers le nord, dans l’hypothèse d’une attaque allemande visant à utiliser le territoire suisse pour contourner la ligne Maginot par le sud, partant de l’idée que la Suisse ne serait pas elle-même l’objectif principal d’une attaque. Le cas « Ouest », à savoir une attaque lancée par la France est peu pris en considération. Cela vaudra des critiques au général Guisan, sachant que, de plus, des contacts secrets ont été menés entre son état-major personnel et le généralissime Gamelin, afin de préparer un renfort de l’armée suisse par des troupes françaises en cas d’attaque allemande contre la Suisse. Ces préparatifs militaires, effectués à l’insu du Conseil fédéral, poseront d’ailleurs un réel problème politique et diplomatique lorsqu’ils seront découverts par les Allemands après la défaite française de juin 194020.
Le 10 mai 1940, la Suisse apprend l’attaque allemande contre la Hollande, la Belgique et le Luxembourg et met ses troupes en alerte mais aucune information ne permet de déceler de préparatifs d’agression contre le pays. Le 11 mai, une nouvelle mobilisation générale est déclarée et 700 000 hommes sont immédiatement rappelés sous les drapeaux, dont 450 000 des troupes combattantes. Les 14 et 15 mai, la désinformation allemande fonctionne parfaitement et l’idée (fausse) d’une attaque contre la Suisse se répand, conduisant à un début de panique heureusement rapidement maîtrisé. Des officiers français de la 27e division se présentent même à la frontière suisse le 15 mai à Lucelle (Jura), annonçant que la ville de Bâle était tombée et désirant entrer en Suisse avec leurs troupes pour contrer la supposée attaque allemande. Ils en seront dissuadés21.
Les troupes d’aviation sont en état d’alerte maximale. Les forces en présence sont disproportionnées : une centaine de chasseurs suisses modernes face à une Luftwaffe forte d’environ 3 000 appareils. David contre Goliath.
Le premier incident aérien a lieu dès le 10 mai 1940 au matin, lorsqu’un appareil suisse ouvre le feu sur un appareil allemand qui a franchi la frontière. Le même jour, un Dornier 17 allemand franchit la frontière suisse aux Brenets (secteur du Jura) et traverse le pays d’ouest en est. Il est abattu à la hauteur de Bütschwil (canton de Saint-Gall) par des Me-109 suisses de la compagnie d’aviation 21 ayant décollé de Dübendorf et s’écrase de l’autre côté de la frontière, en territoire précédemment autrichien. Il aura tout de même presque réussi son long survol du pays avant d’être finalement et tardivement intercepté22.
D’autres violations de l’espace aérien se produisent, comme le 16 mai avec un Heinkel 111 abattu à Kemleten, au sud de Winterthur, dans des circonstances analogues, après avoir également été combattu efficacement par la DCA. Mais ce n’est qu’à partir du 1er juin, après la chute de la Belgique, l’évacuation des troupes britanniques à Dunkerque et le déclenchement par l’Allemagne du Fall rot, à savoir l’invasion de la France, qu’elles vont s’accélérer. À mesure que l’armée allemande se rapproche de la frontière suisse, l’activité aérienne de la Luftwaffe se fait également de plus en plus intense. Si l’on ne dispose pas de sources détaillées concernant les intentions allemandes avec ces incidents orchestrés, ils relevaient clairement, dans les faits, d’une tactique tant militaire que diplomatique visant à tester la capacité et la volonté de défense helvétique.
Le 1er juin dans l’après-midi, la première violation de frontière massive a lieu dans le secteur de Bâle. Trois escadrilles du Kampfgeschwader 53 « Legion Condor » de 12 He-111 chacune, en mission de bombardement vers le nœud ferroviaire de Rives près de Grenoble, pénètrent au-dessus du territoire suisse. Elles survolent le Jura en direction du sud-ouest du côté suisse de la frontière. Une patrouille de deux Me-109 de la compagnie d’aviation 6 basée à Thoune parvient à abattre un des He-111 qui s’écrase sur sol suisse à Lignières (canton de Neuchâtel). Une heure plus tard, lors du vol de retour, les He-111 survolent à nouveau la Suisse en sens inverse. Ils sont interceptés par trois patrouilles de chasse de Me-109 suisses des compagnies d’aviation 6 et 15. Un second He-111 est abattu à la hauteur des Rangiers, très près de la frontière, mais va finalement s’écraser à Oltingue en territoire français23.
Le matin du 2 juin, un He-111 isolé et touché par un Potez 63 français lors d’une mission de bombardement sur l’aéroport de Lyon-Bron tente de rentrer à sa base par la Suisse depuis Genève, un moteur coupé. Il est abattu à Ursins, près d’Yverdon (canton de Vaud) par une patrouille de Me-109 de la compagnie d’aviation 15, après avoir été combattu sans succès par la DCA. L’équipage est capturé après l’atterrissage forcé de l’avion24.
Le 4 juin, les événements prennent une tournure plus dramatique. On s’approche d’une véritable situation de guerre aérienne entre l’Allemagne et la Suisse avec au minimum 11 violations de l’espace aérien, dont 8 confirmées comme allemandes. Une incursion matinale de trois escadrilles allemandes en territoire suisse dans le secteur de Porrentruy n’ayant pas conduit à une réaction de la chasse suisse, la Luftwaffe allemande provoque directement l’aviation suisse en combat aérien dans l’après-midi. 28 Me-110 du Zerstörergeschwader 1 et un He-111 se positionnent en vol circulaire et agressif juste au nord de la ville de la Chaux-de-Fonds (canton de Neuchâtel) mais au-dessus du territoire français, en faisant de petites incursions provocatrices en Suisse afin d’attirer la chasse helvétique au-dessus de la France. 8 patrouilles de chasse de Me-109 et de Morane D-3800 des compagnies d’aviation 6, 9, 13, 14 et 15, ainsi qu’un avion d’observation de la compagnie d’aviation 1 vont répondre aux provocations allemandes. L’affrontement est violent, le Me-109 suisse du lieutenant Rickenbacker, de la compagnie d’aviation 15, est abattu vers Boécourt, entraînant la mort du pilote. Plusieurs Me-110 allemands sont touchés et deux d’entre-eux sont finalement abattus et contraints à un atterrissage forcé sur sol français, proche de la frontière, vers Maîche et Le Russey. La provocation réussie est utilisée à titre de propagande par les Allemands et le rapport de situation n° 273 du commandant de la Luftwaffe a pour titre « Violation du droit des gens par des avions de chasse suisses ! ». Du côté suisse, l’état-major de l’armée donna l’ordre aux rédactions des journaux helvétiques de ne publier aucune information de nature militaire ou politique sur ces combats aériens25.
Le scénario se répète le 8 juin avec pas moins de 133 violations de l’espace aérien suisse ce jour-là, principalement dans les secteurs de l’Ajoie et de Schaffouse, deux saillants helvétiques en territoires français et allemand. Les combats aériens se déroulent à nouveau au-dessus du secteur montagneux du Jura. Un avion de reconnaissance C-35 suisse, en vol de routine, est d’abord abattu par surprise en fin de matinée au-dessus de Porrentruy et va s’écraser à Alle. Le pilote et l’observateur, le lieutenant Meuli et le premier-lieutenant Gürtler, sont mortellement touchés par les tirs de deux Me-110 allemands avant d’avoir compris ce qui leur arrivait. Ensuite, c’est dans le secteur allant de Delémont à La Chaux-de-Fonds que les combats se déroulent, après que 28 Me-110 allemands des escadrilles 4, 5 et 6 du Zerstörergeschwader 1 aient pénétré en territoire helvétique. Leur mission est claire : provoquer la chasse suisse en combat aérien dans le secteur frontière et abattre autant de Me-109 suisses que possible. Les Me-110 prennent un dispositif dit « en cep de vigne », avec chaque escadrille espacée verticalement de 2 000 m en altitude et effectuant un carrousel défensif circulaire chacune à son niveau, en attendant la réponse suisse. Cette dernière ne se fait pas attendre et elle est massive par rapport aux forces disponibles. Les commandants des escadrilles 6, 15 et 21 font décoller leurs avions avant même d’avoir reçu des ordres d’engagement et 15 avions suisses s’opposent aux 28 appareils allemands. Les combats sont violents et confus. À la fin de la journée, le bilan se solde par un Me-109 suisse abattu, en plus du C-35 détruit le matin, et de nombreux avions avariés ou touchés, alors que les Allemands ont perdu trois avions, dont un abattu par la DCA helvétique, premier succès pour cette dernière. Ce seront les derniers combats aériens de cette importance, la diplomatie prenant le relais et le combat se jouant désormais sur le plan politique pour éviter que les succès et l’esprit combatif des pilotes helvétiques ne conduisent à une dangereuse escalade guerrière à un moment clé du conflit européen26.
Le 10 juin, l’Italie déclare tardivement la guerre à la France, alors que cette dernière est déjà à terre et que la victoire allemande est assurée. Le 14 juin, les Allemands sont à Paris et la consternation est grande en Suisse. Elle se reflète dans la presse, en particulier romande, et provoque des protestations diplomatiques allemandes. Le 18 juin, le général Guisan est reçu par une délégation du Conseil fédéral. La guerre n’est pas finie et la menace pour la Suisse est maintenant constituée par les Panzers de Guderian qui encerclent le groupe d’armées 2 français et foncent en direction de Pontarlier, Besançon et de la frontière suisse. Le 17 juin, des éléments de reconnaissance allemands atteignent la frontière suisse à Pontarlier. Le 19, les troupes allemandes sont dans la région genevoise et occupent toute la frontière occidentale de la Suisse, de Bâle à Genève. La Suisse est quasiment encerclée par les forces de l’Axe27.
Le 19 juin, le 45e corps d’armée du général Daille, comprenant la 2e division polonaise du général Prugar-Ketling, demande son internement en Suisse, qui est accepté. Près de 40 000 hommes, 7 800 chevaux et 1 600 véhicules franchissent la frontière dans le Jura et sont ainsi accueillis en Suisse. Si les Français pourront retourner en France au début de l’année 1941, les Polonais resteront en Suisse jusqu’à la fin de la guerre. On craint, côté suisse, que la 8e armée française, forte de 150 000 hommes, ne fasse la même demande, ce qui poserait un réel problème logistique. Avec l’armistice signé par la France le 22 juin à Rethondes, ce ne sera finalement pas le cas28. Le général Guisan avait imaginé l’armée française venir au secours de la Suisse en cas d’attaque allemande, l’ironie tragique de l’histoire amena une partie de cette dernière à y trouver refuge après la défaite.
Si l’historique des combats aériens au-dessus de la Suisse était bien connu, ces derniers, et surtout leurs suites diplomatiques, n’ont été étudiés dans le détail qu’à partir des années 1980, grâce aux recherches précises d’Ernst Wetter et la publication de son ouvrage de référence sur le sujet29. Il montre clairement comment les succès suisses contre la Luftwaffe allemande ont plus qu’irrité les dirigeants allemands et en particulier le Feldmarschall Göring.
Tab. 3. Pertes en combats aériens de mai/juin 1940 en Suisse selon Wetter.
Date |
10/5/40 |
16/5/40 |
1/6/40 |
2/6/40 |
4/6/40 |
6/6/40 |
8/6/40 |
Total |
Pertes suisses |
- |
- |
- |
- |
1 |
- |
2 |
3 |
Pertes allemandes |
1 |
1 |
2 |
1 |
2 |
1 |
3 |
11 |
Le premier point de litige vient de l’interprétation de la neutralité helvétique et des conséquences qui en découlent au sens de la convention de La Haye. Non seulement un État neutre a le droit de se défendre mais il a l’obligation de s’opposer par tous les moyens disponibles à la violation de son espace aérien par l’une des parties d’un conflit. Cela passe concrètement par des « directives d’application de la neutralité par la troupe », dont un volet, peut-être le plus compliqué, concerne l’aviation et la DCA. Au début des hostilités, en septembre 1939, la volonté est d’obliger les avions ayant violé l’espace aérien suisse à se poser sur son territoire après des sommations effectuées par des fusées vertes ou par radio, puis des coups de semonces en cas de non-réaction. Ce type de procédure existe encore aujourd’hui dans toutes les forces aériennes du monde sous une forme modernisée. Petit problème : l’aviation suisse ne dispose que de très peu de radios, peu performantes, et les avions ne sont pas équipés de lance-fusées. Il ne reste donc que les coups de semonce, qui sont en général interprétés comme une attaque directe car tirés presque à bout portant au vu de la portée réduite des armes de bord.
Les directives seront donc changées car inapplicables et, au début des combats de mai/juin 1940 dans l’espace aérien suisse, tant l’aviation que la DCA avaient pour ordre de tirer sans avertissement sur tous les avions d’une puissance étrangère en guerre. La Belgique avait des directives semblables pour la protection de sa propre neutralité. Ces ordres seront strictement appliqués mais donneront lieu à des protestations allemandes vigoureuses30.
Dès le 5 juin, la radio allemande lance une offensive de propagande en indiquant faussement que des combats aériens ont eu lieu entre des avions suisses et allemands au-dessus du territoire français et que l’affaire aurait des suites diplomatiques. Si, durant l’ensemble des incidents de mai et juin 1940, il ne pourra jamais être garanti avec certitude qu’à aucun moment un avion suisse ne se soit retrouvé quelques instants au-dessus de la France, au vu de la proximité de la frontière, il est avéré et indiscutable que les combats aériens se sont tous déroulés au-dessus du territoire helvétique. Une première note diplomatique du gouvernement allemand est remise au Conseiller fédéral Pilet-Golaz pour dénoncer les événements des 1er, 2 et 4 juin. L’Allemagne exige des excuses et des dédommagements. L’ambassadeur d’Italie Alfieri est préoccupé par le ton de la note diplomatique allemande, estimant que l’Allemagne ne devrait pas chercher un prétexte pour entreprendre une opération militaire contre la Suisse. La réponse suisse transmise le 8 juin est ferme. Elle propose la constitution d’une commission d’enquête germano-suisse, vu que les versions des faits divergent fortement entre les deux pays, et réitère la volonté suisse de protéger sa neutralité de manière semblable vis-à-vis de tous les belligérants31.
Après les combats du 8 juin, de peur que la situation ne s’envenime, le commandement des troupes d’aviation et de DCA donne l’ordre de ne pas engager le combat ou de le rompre à moins de 5 km de la frontière, d’éviter tout combat au-dessus de la région de l’Ajoie32 et de ne pas tirer contre des avions étrangers, sauf en cas de légitime défense33. Les pilotes sont bridés.
Le 19 juin une nouvelle note diplomatique allemande est transmise à la Suisse, prenant cette fois en plus en compte les combats du 8 juin, qui sont à nouveau indiqués faussement comme s’étant déroulés au-dessus du territoire français. La menace n’est plus voilée, la note se conclut en précisant qu’en cas de nouveaux incidents, il sera renoncé à l’envoi de notes et qu’une autre solution sera appliquée pour garantir les intérêts allemands. La guerre est presque terminée en France, l’Allemagne pourrait assez facilement continuer sa campagne militaire sur le territoire helvétique. De plus, la situation économique n’est pas bonne en Suisse et le gouvernement aimerait pouvoir démobiliser une partie de l’armée, alors en mobilisation générale, dès la cessation des hostilités entre la France et l’Allemagne, pour que l’activité économique puisse reprendre et éviter des troubles dans le pays. Cette politique n’est évidemment pas compatible avec une augmentation des tensions avec l’Allemagne et la Suisse n’est pas en position de force. Il faut donc les apaiser à tout prix, quitte à faire des concessions au nouveau maître de l’Europe et à avoir une interprétation flexible de la neutralité34.
Le 16 juin, en contradiction avec les conventions de La Haye, le gouvernement suisse décide de libérer d’internement les 15 officiers et sous-officiers de la Luftwaffe capturés après les combats aériens en Suisse, les deux blessés le seront plus tard lorsqu’ils seront transportables. Ils auraient dû rester internés en Suisse jusqu’à la fin des hostilités35.
En plus, dans les airs, la situation se complique pour la Suisse car les bombardiers britanniques commencent à leur tour à violer l’espace aérien helvétique, de nuit et à haute altitude, pour aller bombarder l’Italie maintenant également en guerre. La chasse suisse n’est pas équipée pour le vol de nuit et n’a aucun moyen crédible à leur opposer pour faire respecter sa neutralité. Les interceptions sont donc limitées de jour aux appareils allemands, ce qui est clairement relevé par ces derniers avec indignation.
Le 20 juin, à la demande du Conseil fédéral en raison de l’évolution de la situation politique et diplomatique, mais surtout car le commandement de l’armée désire conserver son aviation intacte dans l’hypothèse d’une attaque allemande, le général Guisan ordonne l’abandon de l’engagement des avions de chasse pour la défense de la neutralité. La chasse est clouée au sol et les pilotes sont furieux contre cet ordre qu’ils ne comprennent pas après leurs succès dans les airs. Cette nouvelle doctrine, plus vraiment en accord avec les obligations d’un État neutre en matière de protection de son espace aérien, constitue clairement une concession faite à l’Allemagne face aux menaces exprimées. Ce ne sera pas la seule. La réponse diplomatique officielle de la Suisse à la note allemande du 19 juin prendra du temps à être rédigée et ne sera envoyée que le 1er juillet. C’est une reculade diplomatique puisque le gouvernement suisse y admet que ses pilotes auraient pu franchir par mégarde la frontière nationale et, qu’en conséquence, des dispositions seront prises pour réparer les dommages qui auraient pu être causés à l’Allemagne en dehors du territoire national36.
Göring fera également deux tentatives de représailles et de pression sur la Suisse durant cette période. La première est un épisode plutôt tragi-comique du fait de sa mauvaise préparation qui conduisit à son échec. Une équipe de saboteurs, constituée de 8 Allemands et 2 Suisses, est formée en Allemagne et a pour mission de placer le 16 juin des charges explosives sur les avions de chasse suisses des aérodromes de Spreitenbach, Bözingen, Payerne et Lausanne. Ils se font repérer de diverses manières et sont tous arrêtés avant de pouvoir concrétiser leur projet. Leur mission est un échec total que l’Allemagne ne reconnaîtra jamais. Après de nombreuses tergiversations (un échange contre des ressortissants suisses détenus en Allemagne est même envisagé), ils sont condamnés en novembre 1940 à la prison à vie. Les Allemands seront graciés en 1950 et 1951 puis expulsés, les Suisses en 195537.
C’est dans le cadre des négociations économiques entre l’Allemagne et la Suisse, commencées le 27 mai, que le Feldmarschall Göring tente également de faire pression sur la Suisse. En plus d’être commandant de la Luftwaffe, ce dernier avait également la responsabilité du plan quadriennal et des fonctions dans l’économie. La Suisse était dépendante de l’Allemagne pour son approvisionnement dans de nombreuses matières premières, dont le charbon. Le Reich allemand réduit ses livraisons de charbon de 4/5e dès juin 1940, principalement pour faire pression sur la Suisse en matière de livraison de matériel de guerre. Göring demande alors aux négociateurs allemands d’exiger la restitution par la Suisse de tous les Messerschmitt livrés par l’Allemagne entre 1939 et 1940. Dans le cas contraire, un embargo total sur les livraisons de charbon à la Suisse serait instauré. Après les concessions faites aux Allemands par la Suisse et le règlement du litige sur les combats aériens de juin 1940, cette exigence n’est pas maintenue et un accord commercial est finalement signé entre les deux pays le 9 août 1940 38.
Le 16 juillet, l’Allemagne communique à la Suisse que l’affaire des incidents aériens de juin 1940 est liquidée et que le litige est clos. Selon le professeur Edgar Bonjour, qui a étudié toute l’histoire de la neutralité suisse :
On pouvait, certes, considérer que la liquidation des incidents amenait une heureuse détente des relations germano-suisses. Mais l’aplanissement du conflit avait obligé la Suisse à accepter des conditions extrêmement dures, qu’elle ne pouvait remplir que difficilement39.
4. Été 1940 : la Suisse au centre d’un nouvel ordre européen
Après l’armistice entre l’Allemagne et la France, la Suisse est isolée et entourée des forces de l’Axe. Un dernier corridor d’approvisionnement et d’exportation par chemin de fer restera tout de même possible vers le sud jusqu’au 11 novembre 1942, d’Annemasse à Saint-Gingolph par la rive sud du lac Léman, au grand dam des Allemands qui chercheront à l’interrompre, y compris par des actions de sabotage40.
Des plans d’invasion de la Confédération helvétique sont préparés par l’Allemagne dès le 25 juin 1940 et le groupe d’armée C reçoit l’ordre de se préparer à une « mission spéciale Suisse ». Si les historiens n’ont pas tous la même lecture de cette menace, les travaux très documentés de Klaus Urner41 sur cette période font référence et montrent que cette menace était réelle. Elle le restera durant tout l’été et l’automne 1940, même si le début de la bataille d’Angleterre dès le 10 juillet 1940 détournera le regard et les priorités du Führer du côté de la Manche plutôt que des Alpes.
Le capitaine Von Menges prépare les plans d’invasion de la Suisse par les troupes allemandes et italiennes et termine le 26 juin sa « première notice concernant l’attaque de la Suisse ». Elle sera modifiée le 12 août en fonction de nouveaux renseignements reçus. Il estime à 4 corps d’armées avec 9 divisions les forces nécessaires pour se rendre maîtres de la Suisse. Les Italiens préparent de leur côté des plans pour envahir le Tessin, saillant suisse italophone au sud des Alpes. En septembre 1940, un nouveau plan d’opération, sous le nom de code Tannenbaum, est établi, puis adapté régulièrement sans jamais être déclenché42. D’autres plans d’opération contre la Suisse seront également étudiés durant le reste de la guerre par les SS et l’état-major du général Dietl, un spécialiste de la guerre en montagne.
Du côté suisse, Guisan et l’état-major de l’armée sont conscients que le dispositif défensif mis en place en 1939, pour repousser une attaque allemande venue du nord et du nord-est, n’est plus d’actualité. La Suisse est moins prête à assurer sa défense à l’été 1940 qu’à l’été 1939, à cause d’un dispositif militaire dépassé par la campagne de France, alors que la menace n’a jamais été aussi élevée. Le général décide de revoir complètement la stratégie de défense, en favorisant l’échelonnement dans la profondeur et en utilisant le terrain fort que constituent les Alpes. Trois échelons de défense sont prévus, soit la couverture de la frontière, la position avancée qui barre l’accès aux axes de pénétration de l’intérieur du pays et les troupes de la position des Alpes, constituée en « Réduit national43 ». D’une certaine manière, c’est la version moderne et à grande échelle du château-fort médiéval et de ses différentes enceintes. L’idée de fortifier les Alpes n’est pas nouvelle et des fortifications modernes ont été érigées dès le xixe siècle, principalement sur des points de passage obligés. Il s’agit maintenant de globaliser le système et de l’étendre à l’ensemble du massif alpin.
La décision est prise par Guisan aux alentours des 9 et 10 juillet 1940 et le plan horaire pour le redéploiement progressif de l’armée est préparé. Au-delà de la tactique militaire, cette stratégie du Réduit national est également un coup de poker de Guisan et un élément de mobilisation psychologique extrêmement fort pour l’armée, même si les grandes villes du pays en sont exclues, ce qui en soi est clairement démotivant pour les habitants. Il n’est pas prévu de déplacer leur population vers le Réduit pour ne pas compromettre les chances de succès de cette politique, avec les 300 000 militaires qui doivent déjà rejoindre le Réduit national pour préparer sa défense. À ce stade, les plans allemands d’invasion de la Suisse ne prennent pas en compte la notion de Réduit national suisse, encore en cours de constitution, et qu’ils mettront du temps à comprendre. Ces plans d’invasion allemands seront donc en partie progressivement dépassés par l’évolution du système de défense helvétique44.
Pour transmettre sa nouvelle doctrine à l’ensemble de l’armée et galvaniser ses troupes, Guisan décide de donner son intention et ses ordres oralement en direct à l’ensemble de ses commandants. Le 25 juillet 1940, il convoque tous ses officiers supérieurs, depuis le grade de major, à un grand rapport, sur la prairie du Grütli, au bord du lac des Quatre-cantons, en plein centre de la Suisse. Le lieu est hautement symbolique car, selon la tradition, c’est ici que les représentants des trois cantons initiaux de la Confédération auraient signé le premier pacte historique au début du mois d’août 129145. Cette prairie est devenue le symbole de l’indépendance suisse face aux puissances étrangères.
Après la défaite française, le moral des Suisses est au plus bas et tout le monde commente les préparatifs militaires allemands à la frontière, en particulier dans le secteur de Genève. Guisan prend donc le pari de marquer les esprits par un acte symbolique fort, mais il prend aussi un risque militaire important. Vu sa difficulté d’accès, tous les officiers convoqués (estimés à 420) sont transportés par un seul gros vapeur sur le lac, de Lucerne au Grütli, où ils sont ensuite regroupés sur la prairie. Ils forment donc une cible idéale et une attaque aérienne allemande aurait littéralement décapité la tête de l’armée et laissé uniquement les remplaçants aux commandes. Seuls quelques avions protègent le déplacement du navire. Le discours du général n’a pas été conservé sous sa forme intégrale, mais ce qui en a été transmis est clair : Guisan relève la volonté intacte de défense et d’indépendance de la Suisse, qui était selon lui à un tournant historique de son histoire, son existence même étant en jeu. Il explique le nouveau dispositif défensif que va prendre l’armée et sa signification. Le discours sera suivi d’un ordre d’armée daté du 1er août, qui sera lu à la troupe dans toutes les unités46. Ce jour-là, le général Guisan a redonné un sens clair à la mission de l’armée en cette période où tous les repères s’étaient effondrés en même temps que la défaite de la France. Il s’impose comme père spirituel du pays, bien plus que les autorités politiques.
Repris par la presse, ce rapport de résistance est en rupture avec la communication beaucoup plus prudente du Conseil fédéral. Il amènera à des réactions diplomatiques allemandes et italiennes, qui critiquent vertement les propos tenus par Guisan, la volonté de résistance à l’ennemi ne pouvant à leurs yeux qu’être dirigée que contre les forces de l’Axe qui encerclent quasiment la Suisse. L’ambassadeur des États-Unis transmet pour sa part à Washington que « l’armée est plus fermement décidée à résister à une agression que le Conseil fédéral47 ».
Durant l’été et l’automne, la stratégie du Réduit national se met progressivement en place, l’instruction des troupes se poursuit. Le dispositif de l’aviation et de la DCA est aussi impacté et adapté aux décisions du reste de l’armée. S’il est impossible d’obtenir de nouveaux avions de l’étranger, la construction sous licence du Morane 406 (sous l’appellation D-3800) bat son plein et le C-36 de conception helvétique sera ensuite disponible pour la troupe. Les troupes de DCA montent enfin réellement en puissance, avec du matériel qui arrive progressivement et des écoles de recrues qui se succèdent sans discontinuer48 49.
Si, du début de la guerre à l’armistice de juin 1940, les aérodromes militaires sont principalement situés sur le plateau suisse, la situation va changer avec la stratégie du Réduit national. De nouveaux aérodromes, avec des abris pour avions protégés, sont réalisés progressivement dans les vallées alpines, dans le secteur de la position d’armée. Ceux situés sur le plateau sont tous minés pour éviter de les laisser tomber aux mains de l’ennemi50. Le dispositif sera amélioré tout au long de la Seconde Guerre mondiale et après, avec des cavernes creusées dans les flancs de montagnes, ne laissant que la piste comme élément sensible aux coups de l’ennemi. Il atteindra son apogée dans les années 1980 et sera progressivement démantelé, avec la diminution de la menace et de la taille de l’armée après la chute du mur de Berlin et l’effondrement du bloc soviétique au début des années 199051.
Dans le prolongement des incidents aériens de mai et juin 1940, et conformément aux demandes diplomatiques allemandes de juin, la Suisse restitua en septembre 1940 à l’Allemagne tous les avions internés en Suisse, sans lui faire payer les frais y afférant. L’affaire fit grand bruit en Suisse et on reprocha au gouvernement d’avoir violé par ce geste le droit de la neutralité. Le général Guisan signala pour sa part qu’une grande inquiétude régnait dans le peuple et au sein d’une partie de l’armée suite à cette action52.
Le 7 novembre 1940, le général Guisan décréta l’obscurcissement total du pays, en tant que réponse aux nombreux survols nocturnes du pays par les bombardiers britanniques qui visent des objectifs en Italie. Les Allemands s’étaient également plaints de l’éclairage de la Suisse qu’ils estimaient être une aide à la navigation pour les Britanniques. Les émissions radios seront également coupées à partir de 22h pour que les émetteurs ne puissent pas être utilisés comme des radiobalises53.
Conclusion
L’aviation militaire suisse a été plus engagée au combat durant la période de mai et juin 1940 que durant le reste la Seconde Guerre mondiale. Elle a réussi, à partir d’un état de préparation clairement insuffisant en septembre 1939, à atteindre en mai 1940 un niveau suffisant pour s’opposer efficacement aux provocations allemandes. Elle a ainsi apporté la démonstration de la volonté de défense du pays, tant sur le plan militaire que symbolique. Son succès face aux avions allemands a conduit à une situation politique et diplomatique très tendue, qui n’a pu être réglée que par des concessions suisses sur les plans politique, économique et militaire, parfois véritablement à la limite des obligations du droit de la neutralité. Pour la Suisse, le pire, soit la guerre et l’invasion du pays, a ainsi pu être évité, non sans dégâts d’image.
Sur le plan militaire, l’impréparation de 1939 marquera longtemps les esprits et conduira à la constitution du « hérisson suisse » de l’après-guerre, dans une logique de résistance totale face à un envahisseur imaginé comme venant de l’est pendant la guerre froide. Avec en son centre une véritable forteresse alpine, le Réduit national imaginé par le général Guisan, constamment adapté et modernisé, avec ses aérodromes de guerre et ses cavernes protégées pour avions – plus de 300 jets de combat à son apogée – constitue un système, à notre connaissance, unique au monde.
Il est à relever que si la notion de Réduit national reste importante bien après la Seconde Guerre mondiale, la conception de la défense de la Suisse évoluera vers une défense de l’ensemble du territoire national, en particulier avec la réorganisation de 1961. Cette dernière était basée sur la « défense combinée », avec des troupes maintenant fortement mécanisées – environ 780 chars de combats et plus de 1 000 chars de grenadiers – aptes à riposter dans les secteurs tenus par l’infanterie. L’objectif de l’armée et de l’aviation militaire étant de dissuader un agresseur potentiel, par un « prix d’entrée » trop lourd à payer pour lui.