Normalité et anormalité : amour entre femmes dans les œuvres de Yoshiya Nobuko des années 1920

  • Normal and abnormal: love between women in works of Yoshiya Nobuko in the 1920’s
  • 規範と逸脱—1920年代の吉屋信子の作品における女性間の恋愛関係

Au cours des années 1910 et 1920, un discours dichotomique s’installe au sujet de l’amour entre femmes : d’un côté l’amitié pure et platonique de jeunes filles qui s’inscrit dans la normalité, et de l’autre l’homosexualité féminine définie comme « inversion sexuelle » dans le discours sexologique de l’époque. Le présent article analyse les fictions des années 1920 de Yoshiya Nobuko (1896-1973), autour de l’amour entre femmes. Il examine, dans l’amitié et l’amour féminins, l’assimilation que l’auteure fait des concepts de normalité et d’anormalité fixés par les discours sociaux, sexologiques et littéraires dominants, et les nouveaux paradigmes qu’elle en dégage.

During 1910’s and 1920’s, a binary discourse about love between women has emerged. On the one hand pure platonic love between girls was considered normal, and on the other hand, female homosexuality was regarded as “sexual inversion” in sexological discourse. This article studies the novels of Yoshiya Nobuko (1896-1973) that treat love relationship between women published during the 1920’s. It examines, in regard to female friendship and love, how the writer assimilated the concepts of normality and abnormality in the dominant social, sexological and literary discourses, and how she managed to propose a new paradigm.

要約:1910年代から20年代にかけて、女性間の恋愛に関して二元的な言説が生じた。一方では少女間のプラトニックな純愛が正常とみなされるのに対し、他方で女性同性愛は性科学言説においては「性的倒錯」と考えられた。本稿では吉屋信子(1896-1973)の1920年代の小説に描かれた女性間の恋愛について考察し、女性間の友情と恋愛に関して、主要な社会・性科学言説や文学が正常または異常と表象することに著者が同化しながらも、いかに新たなパラダイムを生み出そうと試みたのかについて分析する。

Plan

Texte

Parmi les femmes écrivains de son époque, nulle n’a autant connu la notoriété et la réussite financière que Yoshiya Nobuko 吉屋信子 (1896-1973). Dans son autobiographie, la romancière Uno Chiyo 宇野千代 (1897-1996) témoigne de la grande popularité de Yoshiya dès les années 1920 : lorsqu’elles voyageaient ensemble, quelle que fût leur destination, les gens remarquaient son arrivée et se précipitaient sur elle1.

Née dans le département de Niigata et élevée dans celui de Tochigi, Yoshiya commence à envoyer ses textes dès l’âge de douze ans à des revues pour adolescentes qui publient des œuvres de lectrices et obtient en 1910 des prix dans Shōjokai 少女界 (L’univers des jeunes filles) et Shōjo sekai 少女世界 (Le monde des jeunes filles). Elle envoie par la suite ses textes à des revues littéraires telles que Shinchō 新潮 (Le nouveau courant) ou Bunshō sekai 文章世界 (Le monde de l’écriture). Elle suit ainsi le parcours typique d’une femme de l’époque souhaitant intégrer le milieu littéraire comme Osaki Midori 尾崎翠 (1896-1971), Uno Chiyo ou Nomizo Naoko 野溝七生子 (1897-1987). En 1915, âgée de 19 ans, elle s’installe à Tōkyō. Elle publie l’année suivante, dans les deux derniers numéros de la revue Seitō 青鞜 (Les bas bleus)2 le poème Danshō 断章 (Fragment) et une courte nouvelle Chiisaki mono 小さき者 (Une enfant)3. Son talent littéraire ne s’épanouit toutefois pas dans cette revue emblématique qu’elle intègre tardivement, et sa carrière ne prend son véritable envol qu’avec le recueil de courtes nouvelles Hana monogatari 花物語 (Contes de fleurs, 1916-1925) dont la première est publiée dans la revue Shōjo gahō 少女画報 (La revue illustrée pour jeunes filles). Durant cette même période, elle fait paraître pour un lectorat plus âgé un roman familial (katei shōsetsu 家庭小説)4, Chi no hate made 地の果てまで (Jusqu’au bout de la terre, 1919), qui obtient le premier prix d’un concours organisé par l’Ōsaka asahi shinbun 大阪朝日新聞 (Journal Ōsaka asahi). En 1920, ce sera Yaneura no ni shojo 屋根裏の二處女 (Deux vierges sous une mansarde), roman autobiographique.

Ses œuvres aux genres divers et variés, des nouvelles pour adolescentes (shōjo shōsetsu 少女小説) aux romans populaires et historiques, captivent de nombreux lecteurs, et leurs adaptations théâtrales, cinématographiques, radiophoniques et télévisuelles acquièrent une grande popularité. Les romans familiaux publiés sous forme de feuilletons dans des quotidiens ou des revues féminines à grand tirage lui apportent également du renom. Nous pouvons citer, à titre d’exemples, Onna no yūjō 女の友情 (L’amitié féminine), publié entre 1933 et 1934 dans la revue Fujin kurabu 婦人倶楽部 (Le club des femmes) ou Otto no teisō 良人の貞操 (La fidélité du mari), paru entre 1936 et 1937 dans les journaux Tōkyō nichinichi shinbun 東京日日新聞 et Ōsaka mainichi shinbun 大阪毎日新聞. Entre 1935 et 1936, à l’aube de ses quarante ans, son œuvre complète est déjà publiée, et la traduction française de son roman Ataka-ke no hitobito 安宅家の人々 (chez Mainichi shinbunsha, 1952) est sortie en 1957 sous le titre Le Cœur des Ataka5. Cependant, son immense succès commercial, qui lui a permis d’acheter huit maisons, et sa vie privée avec sa partenaire Monma Chiyo 門馬千代 (1899-1985) lui ont souvent valu les médisances de la presse6. Les études critiques de son œuvre commencent dès les années 1950 avec Itagaki Naoko 板垣直子 (1896-1977), et depuis les années 1990 ses textes variés font l’objet de recherches, notamment selon l’approche féministe puis les études de genre7.

Les quatre fictions que nous analyserons ici, datées des années 1920, semblent toutes défier la norme hétérosexuelle. En effet le terme « anormal » (abunōmaru あぶのうまる) paradoxalement – mais sciemment – utilisé par Yoshiya Nobuko dans plusieurs de ses textes pour désigner l’amour entre femmes démontre l’omniprésence et la pression de la valeur normative, par rapport à laquelle elle semble toujours devoir se positionner. En prenant ce terme révélateur comme point de départ, nous proposons d’analyser le discours de Yoshiya Nobuko en matière de sexualité dans un contexte socio-historique et d’étudier le rapport complexe entre le normal et l’anormal, ainsi que l’attitude plurivoque qu’elle adopte pour mettre en scène les liens amoureux entre femmes. À travers plusieurs tentatives, Yoshiya tente, nous semble-t-il, de briser l’opposition entre l’hétérosexualité et l’homosexualité, entre le normal et l’anormal, et de proposer un nouveau paradigme de l’amour vrai et de l’amour faux, à des fins stratégiques, pour parler au sujet de l’homosexualité féminine.

1. De l’amitié romantique à l’amour « contre nature » : quatre fictions des années 1920

Les revues pour adolescentes fondées au début du XXe siècle, dans lesquelles ont paru les nouvelles des Contes de fleurs, ont permis l’éclosion de nombreuses fictions pour jeunes filles (shōjo shōsetsu 少女小説)8. Leurs pages enseignent aux lectrices l’art d’être aimées (aiserareru 愛せられる), aimables et mignonnes (airashii 愛らしい), gentilles (yasashii やさしい) et innocentes (adokenai あどけない)9, afin de leur inculquer la norme de « bonne épouse et mère avisée » (ryōsai kenbo 良妻賢母) promue par le Décret sur les écoles supérieures de filles10. Mais nous notons que les histoires d’amour entre jeunes filles et jeunes hommes y sont soigneusement évitées. À l’époque, le Code Civil définissait l’obligation de recueillir le consentement du chef de famille au mariage11. Manifestement, les revues pour jeunes filles éludent les descriptions de l’amour hétérosexuel pour ne pas apprendre à celles-ci à développer leur indépendance, dans un contexte où elles doivent demeurer « sous contrôle » du système familial (ie 家) pour ensuite être « données », lors du mariage, à la famille de leur époux12. C’est ainsi que les histoires d’amitié romantique (yūai 友愛) ont été proposées comme modèle d’amour tendre à de jeunes lectrices privées de toute possibilité de développer une relation amoureuse avec de jeunes hommes. Les adolescentes préparées par la « pseudo relation amoureuse » (giji ren.ai 擬似恋愛) pourront par la suite vivre l’amour « normal » hétérosexuel13.

En outre, certains discours d’éducateurs et de sexologues de l’époque légitiment ces bluettes d’adolescentes présentées comme l’antichambre de l’amour adulte, hétérosexuel et devant mener à la maternité14. Par exemple, l’éducateur Numata Ryūhō 沼田笠峰 (1881-1936) écrit dans un livre de 1916 : « Les jeunes filles du même âge nouent des liens d’amitié très intime, mais après une certaine période, celle-ci se refroidit tout naturellement sans qu’elles n’y prennent garde. Il faut juste les surveiller de loin pour que leur passion n’atteigne pas des extrêmes. »15 Les arguments de sexologues confirment ce point de vue. Le médecin Habuto Eiji 羽太鋭治 (1878-1929) écrit dans Ippan seiyokugaku 一般性欲学 (Sexologie générale, 1920) que l’adolescence est une « période de non-différentiation » et qu’il est « complètement normal » que garçons et filles manifestent une « tendance vers l’amour du même sexe »16. L’ambivalence ne disparaît toutefois jamais du discours17 : d’un côté l’amitié pure et platonique entre jeunes filles s’inscrit dans la « norme », et de l’autre l’homosexualité féminine est définie comme « inversion sexuelle ».

La plupart des nouvelles de Yoshiya dans les Contes de fleurs illustrent cette amitié romantique, jugée plutôt « normale », mais dès 1920 certaines publications dépassent le cadre de l’amitié pure et entretiennent le flou sur la nature réelle des relations. Il est dès lors possible de considérer que Yoshiya utilise les codes du shōjo shōsetsu à des fins stratégiques pour glisser vers l’homosexualité dans des textes censés décrire une amitié romantique18. Par la suite, les œuvres publiées en dehors des revues pour jeunes filles affichent plus ouvertement les relations amoureuses entre femmes. Il ne s’agit plus d’une amitié romantique qui précède l’amour hétérosexuel, mais de l’affirmation de « l’amour pour le même sexe provoqué par une force d’une terrible ténacité »19, que Yoshiya elle-même décrit comme étant « contre nature » (han-shizen 反自然) et « anormal » (abunōmaru あぶのうまる). Résumons les quatre récits.

En janvier 1920, Yoshiya publie son roman Yaneura no ni shojo (Deux vierges sous une mansarde), souvent considéré comme autobiographique. Il retrace la vie de Takimoto Akiko, locataire d’une chambre mansardée au foyer chrétien de jeunes filles YWA20. Bien qu’issue d’une famille chrétienne, elle n’est plus sûre de sa foi21 et s’éprend de sa voisine de palier Akitsu Tamaki. Les deux jeunes filles entament alors une vie commune en aménageant la chambre de Tamaki en séjour et la chambre d’Akiko en chambre à coucher. Le début de leur concubinage est comparé à deux gouttes d’eau qui se réunissent naturellement :

« Les vies d’Akiko et de Mademoiselle Akitsu se rejoignirent à leur insu. 

« Comme si une goutte de pluie tombant du chéneau murmurait toute seule

« … je suis triste…

« et qu’une autre goutte répondait

« … moi aussi…

et que les deux gouttes s’unissaient en s’enlaçant pour devenir une grande perle d’eau »22.

章子と秋津さんの、おたがいの生活は、いつとはなしに、いつしよになつた。

軒の樋の下の雨垂の雫の一粒が、

……私さびしい……

と独り言でつぶやくと、もひとつの雫が、

……私も……

といつて、いつか二滴がくつついて、大きな玉になつて、二つのしずくが抱き合うように ―

La nuit qu’elles passent en partageant le même futon est décrite avec une certaine sensualité :

« … Le vêtement de nuit en lin de Mademoiselle Akitsu sentait vaguement les fleurs d’olivier… À leur insu le vêtement de nuit en laine d’Akiko s’imprégna de leur parfum… Ainsi dans cette couche nocturne de senteurs agréables pareilles au parfum des fleurs de l’olivier… leurs bras se nouèrent… Leur poitrine où leur cœur battait délicatement… se frôlèrent doucement et gracieusement… comme deux âmes disparaissant dans un rêve tendre sans en connaître ni le début ni la fin… le baiser de leurs deux pétales rouges mouillés fondit en frémissant… doucement leurs lents balancements s’écoulèrent et tendrement sombrèrent, réapparurent, disparurent à nouveau, diminuèrent… »23

……秋津さんのリンネルの寝衣は淡い木犀のやうな匂いがした……いつとしはなく、その木犀の花の香が章子のネルの寝衣の袖にも移つた……かくて木犀に似てなつかしく薫れる夜の臥床に……ふたりの腕は搦むやうに合わされた……やさしく刻む心臓を含むふたつの胸も……始めもなく、また終わりえしらぬ優しい夢に二つの魂の消え入るごとく……柔らかく嫋やかな接触……潤う赤い葩のわなないて溶け入るごとき接吻……柔らかに優しく流れて沈みかつ浮かび消えゆき溶け入りて溢るる緩き波動………。

L’odeur du vêtement de Tamaki pénétrant dans celui d’Akiko suggère la proximité constante de leurs corps, et le contact doux des bras, des poitrines et des lèvres, symbolisées par les « pétales rouges » laisse croire à un rapport très intime entre les deux femmes. Malgré la douceur que souligne la répétition des mots yasashii 優しい (tendre) et yawaraka 柔らか (doux), ce passage révèle un érotisme qui va au-delà de la simple amitié. L’abondance des phrases coupées par des points de suspension, caractéristique du style de Yoshiya, ralentit le rythme de la description et prolonge en quelque sorte la volupté de la scène.

L’apparition de Ban Kinu, l’ancienne amie de Tamaki, aujourd’hui épouse d’un baron, suscite la jalousie d’Akiko, mais à la fin Tamaki choisit Akiko et toutes deux quittent le foyer YWA pour vivre ensemble.

En 1923, Yoshiya publie un recueil de textes divers Akogare shiru koro 憧れ知る頃 (Le temps de l’adoration) chez Kōransha. La courte nouvelle Katase shinjū 片瀬心中 (Double suicide à Katase) narre l’amour entre deux jeunes filles qui se sont rencontrées à l’église : Masuko, issue d’une riche famille, et Midori, fille pauvre et sans père. Quatre longs passages autocensurés par l’auteure ou l’éditeur, substituent à certains caractères des signes 〇 (fuseji 伏せ字)24. L’incipit ainsi amputé de quatre-vingt-quinze caractères ne fait que stimuler l’imaginaire voyeuriste du lecteur :

« “Euh… ce que…nous faisons… est-il…une faute … ?”

Ainsi demanda Masuko, ne sachant que faire, la voix mourante et la tête penchée sur la poitrine de Midori […]. [Midori] la serra contre son cœur fermement, articula « Masu… » le cœur battant la chamade, … puis « … pardonne-moi… » ― xxx [95 caractères cachés] ―… !!!!! »25

『あの…………私たちの…………こと…………あの…………罪悪でせうか…………?』

― かう思ひあまつた如く満壽子は緑の胸に ― 面を伏せてと絶え勝ちの聲音で聞いたので (…)犇とばかり砕けよと抱きしめて ― 胸のひびきも高鳴るまま ―『満ちやん……』と呼んで……『……許して……』つと ― 〇〇〇 [伏せ字計95回] ―………… !!!!!

Depuis leur première rencontre, « les deux avaient sans le savoir franchi la barrière de l’amitié — xxx … » (futari wa itsuka yūjō no kakine o koete 二人はいつか友情の垣根を越えて―〇〇〇〇〇〇〇〇〇〇〇〇〇〇〇〇〇〇〇〇……)26, et quelques jours avant le mariage de Masuko, elles se suicident en se jetant dans la mer.

Dans le roman Aru orokashiki mono no hanashi 或る愚かしき者の話 (L’histoire d’une imbécile), paru entre janvier et août 1925 dans la revue Kuro shōbi 黒薔薇 (Rose noire) fondée par Yoshiya27, la protagoniste s’appelle Takigawa Akiko, même prénom que celui de l’héroïne de Deux vierges sous une mansarde. Akiko, née à Hokkaidō, a poursuivi ses études supérieures à Tōkyō mais a été expulsée de l’école en raison de sa relation amoureuse avec sa petite amie K habitant le même foyer. Lorsqu’elles avaient été démasquées, K l’avait trahie en la dénonçant comme instigatrice du rapport coupable. Akiko, seule à être incriminée, se jure de ne jamais plus aimer une femme… mais lorsqu’elle commence à enseigner à l’école secondaire d’une petite ville de province, elle tombe amoureuse d’une belle élève, Higuchi Kazuko, de trois ans sa cadette. Akiko tente de se détacher d’elle mais son affection est plus forte :

« Ah, charmante jeune fille,

Je voudrais vous aimer, vous aimer

À présent, je ne puis cacher cet amour

Dont je souffre

Ah Kazuko, jeune fille ― mais non, il ne faut pas, il ne faut pas, même si vous ne quittez mes pensées ni le jour ni la nuit et si je vous aime tant, il ne faut pas, je ne dois pas. »28

うるわしきおとめよ

われはおんみを愛したし愛したし

いまはこの愛黙しがたく堪えがたし

ああ処女(おとめ)和子 ― けれど、駄目、いけない、いけない、昼に夜に御身を思いつつかくも慕いつつ、なおいけない、どうしてもいけない。

Toutes les deux semblent partager le même sentiment amoureux, mais ne parviennent pas à se l’avouer l’une à l’autre. Le roman s’achève brusquement par la découverte dans la rue du corps de Kazuko, vraisemblablement assassinée.

À la différence de ces trois œuvres de fiction publiées dans la revue personnelle de Yoshiya ou sous un format livre, le roman Kaeranu hi 返らぬ日 (Les jours révolus) est né sous forme de feuilleton entre avril et octobre 1926, dans la revue commerciale Reijo kai 令女界 (L’univers des demoiselles) destinée au lectorat féminin de vingt ans environ. Il relate l’amour (koi 恋)29 entre les deux étudiantes sans mère Yayoi et Katsumi « qui fument l’opium nommé love [rabu らぶ] »30.

« “Tu sais – je pense parfois : si seulement j’étais un homme…”

dit soudainement Katsumi. […]

« “Car si j’étais un homme, je pourrais devenir un chevalier courageux et viril qui te protégerait, ma belle. Je veux devenir un homme. Je veux m’agenouiller devant la femme que j’aime, l’embrasser, la séduire et vaincre mes rivaux, je veux devenir un homme terriblement passionné et saisir tout ce que je désire, sauvagement et violemment comme une bête fauve –”

« Les paroles de Katsumi reflétaient la chaleur de son chagrin.

« “Non, je ne veux pas que tu sois un homme […]. ”

« Les paroles de Yayoi étaient aussi pleines de cet ardent tourment. […]

« “Katsumi, je t’aime comme tu es, je veux t’aimer, t’aimer et t’aimer jusqu’au bout…” »31

『あのね ― わたし男だったらよかったと思うの……』かつみが不意にこんな事を言った。[…]『だって、もしも私が男だったら、美しい貴女を守る勇ましい雄々しい騎士になれるんだもの、わたし男になりたいわ。恋する女性の前に膝まずいたり、接吻したり、誘惑したり、競争者に打ち勝ったり、恐ろしいほど熱情的な男になって見たいの、そして自分の欲しいと思うものを何でも摑みたいの、野蛮に、獣のように、強く―』かつみのその言葉は切ない熱を帯びていた。

『いいえ、あなたが男だったら、あたしはいやよ[…]』かくいう彌生の言葉にも又同じく切なる熱い歎きがこもっていた。[…]

『ねえ、かつみさん、あたしはただ、かつみさんそのもののあなたが好きなの、あなたを愛して愛して愛しぬいてゆきたいの……』

Par amour (ai 愛)32 pour Katsumi et pour qu’elle puisse assouvir son ambition littéraire à la place de sa défunte mère qui n’avait pu réaliser son rêve de devenir écrivain, Yayoi la quitte et accepte le mariage arrangé par sa famille.

2. Comment désigner l’amour entre personnes du même sexe ?

Pour dépeindre la relation amoureuse entre femmes, Yoshiya a recours à des termes variés. Citons dans ses textes des années 1920 :

– « Aimer une personne du même sexe – ce désir sensuel d’amour très triste, touchant, serein et en même temps éperdu » (onaji sei no hito o kou to iu – yo nimo awareni, ijirashii, hisoyakani shikamo monoguruwashii aikyoku 同じ性のひとを恋うという ― 世にもあわれに、いじらしい、ひそやかにしかももの狂わしい愛慾 ; 1920)33

– « Le bonheur d’aimer une personne du même sexe » (dōsei o aisuru saiwai 同性を愛する幸い ; 1923) 34

– « L’amour pour le même sexe provoqué par une force d’une terrible ténacité » (dōsei o aibosezu niwa irarenu nezuyoku osoroshii chikara 同性を愛慕せずにはいられぬ根強く恐ろしい力 ; 1925)35

– « La destinataire de son amour est une personne du même sexe » (ren.ai sono taishō wa […] dōsei 戀愛その対象は […] 同性 ; 1925)36

– « L’amour mutuel entre les personnes du même sexe » (dōsei sōai 同性相愛 ; 1925)37

– « Une affection et une passion ardente inéluctables, telle une invocation pour la personne du même sexe » (onaji sei eno yamu kotonaki kigan ni nitaru, shibo to moyuru ga gotoki renjō 同じ性へのやむことなき祈願に似たる、思慕と燃ゆるが如き恋情 ; 1926)38

Comparons cette richesse lexicale avec le vocabulaire amoureux dans la société japonaise de l’époque. À la fin du XIXe et au début du XXe siècles, plusieurs termes avaient été déjà inventés afin de traduire le terme d’homosexualité venant de l’Occident39. En Europe, le néologisme allemand « Homosexualität » est employé pour la première fois en 1869 par Karoly Maria Kertbeny (1824-1882) dans une lettre ouverte au ministre allemand de la Justice40. Pour traduire en japonais le mot « Homosexualität / homosexuality », certains termes connotent davantage l’aspect sexuel et d’autres les sentiments amoureux41. Dans le premier cas, citons dōseiteki naru jōyoku 同性的なる情欲 (désir sensuel pour la personne du même sexe, 1891), dōsei (dōshu) kōsetsu 同性 (同種) 交接 (coït entre personnes du même sexe, 1903), dōseiteki shikijō 同性的色情 (concupiscence entre personnes du même sexe, 1906), dōshu seiyoku 同種性欲 (désir sexuel pour la personne de même « espèce », 1906), dōseiteki jōkō 同性的情交 (rapports sexuels entre personnes du même sexe, 1906), dōsei yoku 同性欲 (désir pour la personne du même sexe, 1913), dōsei(kan) seiyoku 同性間性欲 (désir sexuel entre personnes du même sexe, 1914)42, qui emploient les mots jōyoku (désir sensuel, concupiscence), kōsetsu (coït, copulation), shikijō (lubricité, concupiscence), seiyoku (désir/appétit sexuel, sexualité)43, jōkō (rapports sexuels), yoku (désir). Dans le second cas, l’homosexualité est traduite par les expressions dōsei no ai 同性の愛 (amour pour la personne du même sexe, 1911), dōsei no koi 同性の恋 (affection pour la personne du même sexe, 1911, 1912), dōsei ren.ai 同性恋愛 (amour pour la personne du même sexe, 1911, 1914), dōsei ren.ai-shō 同性恋愛症 (symptôme d’amour pour la personne du même sexe, 1921), dōsei ai 同性愛 (amour pour la personne du même sexe, 1922)44, construites à partir des termes ai (amour), koi (amour, affection, tendresse), ren.ai (amour)45, ren.ai-shō (symptôme d’amour).

Cet abondant lexique reflète une évolution significative : au fil du temps, les néologismes décrivant l’aspect mental et spirituel tels que dōsei no koi 同性の恋 , dōsei ren.ai 同性恋愛 ou dōsei ai 同性愛 l’emportent sur les termes à résonance sexuelle. La plupart des cas d’homosexualité féminine, parmi les étudiantes par exemple46, étaient plutôt considérés comme de l’amour platonique. Pour désigner l’homosexualité, féminine aussi bien que masculine, il fallait sans doute un terme neutre qui ne réduise pas la relation à son aspect physique. C’est ainsi que le terme dōsei ai s’imposera47.

Le vocabulaire de Yoshiya des années vingt que nous avons indiqué plus haut ne souligne pas forcément le caractère charnel : kou 恋う (être amoureux, s’éprendre de), ai suru 愛する (aimer, affectionner), aibo 愛慕 (amour, attachement), ren.ai 戀愛 (amour), sōai 相愛 (amour mutuel), shibo 思慕 (attachement, affection), renjō 恋情 (amour, passion). Le mot aiyoku 愛慾 fait exception, qui désigne la passion amoureuse et les désirs charnels.

3. La sexualité et la norme

En 1869, année durant laquelle le néologisme allemand « Homosexualität » est employé pour la première fois, le psychiatre berlinois Carl Westphal (1833-1890) crée l’expression « die Conträre Sexualempfindung » (le sentiment sexuel contraire) dans Archives für Psychiatrie und Nervenkrankheiten (Archives de psychiatrie et de maladies nerveuses) après avoir analysé le cas d’une femme48. Ce terme, repris dans l’ouvrage du psychiatre et médecin légiste Richard von Krafft-Ebing (1840-1902) Psychopathia Sexualis publié en 188649, sera réutilisé en 1897 par le sexologue Havelock Ellis (1859-1939) sous le nom de « sexual inversion » (inversion sexuelle) dans Studies in the Psychology of Sex50. En japonais, il a pu être traduit de l’allemand par tentō seiteki kankaku 顛倒性的感覚 en 190651, ou de l’anglais par seiteki tentō 性的顛倒 en 191452.

Il est à noter que Westphal et Krafft-Ebing étaient tous deux psychiatres. La minutieuse démonstration effectuée postérieurement par Michel Foucault dans Les Anormaux désigne la psychiatrie comme « la science et la technique des anormaux, des individus anormaux et des conduites anormales » dans un but de contrôle, d’analyse et d’intervention durant la seconde moitié du XIXe siècle53. Et ce « champ de l’anomalie », auquel on appliquera « le repérage des phénomènes de l’hérédité et de la dégénérescence », va se trouver dès le début « traversé par le problème de la sexualité »54. L’anomalie sexuelle, qui se présente d’abord comme une série de cas particuliers d’anomalie, apparaît vers 1880-1890 comme la racine de la plupart des autres formes d’anomalie55. C’est dans ce contexte de la psychiatrisation de l’anomalie, et surtout de l’anomalie sexuelle, que l’homosexualité est analysée par le psychiatre Westphal en 1869 en tant que « sentiment sexuel contraire », c’est-à-dire, contraire « à la norme hétérosexuelle »56.

Cette vision de l’homosexualité en tant qu’anomalie sexuelle, présente dans le domaine de la psychiatrie en Occident durant la seconde moitié du XIXe siècle, est donc introduite au Japon à travers les traductions d’ouvrages, notamment ceux de Richard von Krafft-Ebing, et va influencer, comme nous allons le voir, la perception de l’homosexualité chez Yoshiya.

Foucault définit la norme, en se référant à Georges Canguilhem (1904-1995)57, non « comme une loi naturelle, mais par le rôle d’exigence et de coercition » ; la norme est donc « porteuse […] d’une prétention de pouvoir »58. La norme est un concept « dynamique et polémique »59 selon Canguilhem, « politique »60 selon Foucault, car elle « porte avec soi à la fois un principe de qualification et un principe de correction »61. Elle n’a pas « pour fonction d’exclure, de rejeter » mais elle est « toujours liée à une technique positive d’intervention et de transformation »62. Le travail de Yoshiya semble, comme nous allons le voir, répondre à ce double principe coercitif et évolutif de la norme.

4. Déviance par rapport à la norme

Pour décrire le lien d’amour, d’affection et de passion entre femmes, Yoshiya reprend le vocabulaire culpabilisant de l’anormalité. Dans un essai extrait du recueil Le Temps de l’adoration, Dōsei o aisuru saiwai 同性を愛する幸ひ (Le bonheur d’aimer une personne du même sexe, 1923)63, elle dépeint une amitié romantique (yūai) considérée comme « contre nature » par certains éducateurs et moralisateurs :

« Lorsque cette amitié romantique apparaît entre une fille aînée et sa cadette, ou entre une professeure et son étudiante, elle se révèle utile du point de vue éducatif, et sa valeur est inestimable. […]

« Ah, les éducateurs de jeunes filles et les moralisateurs accusent même cette amitié romantique pure – source précieuse de la beauté humaine – en la jugeant contre nature et point de départ de la décadence. « Alors l’amitié romantique passionnelle entre jeunes filles leur semble méprisable et douteuse. […]

« Par conséquent, lorsqu’elles grandissent et vivent dans la société, elles ne peuvent pas comprendre sérieusement la valeur de “l’amour” [ai] et se laissent suborner dans des amourettes [ren.ai] sans valeur »64.

この友愛― 年長の少女と年少の少女との間に、または教師と生徒との間に起った場合には、教育上非常に有益なもので、其価値は計り知られぬ程のものである。[…]

おお、これほど美しい人間性の真珠の泉のように湧きいずる純な友愛をさえ、世の女子教育者、道学者たちは、背自然として、また堕落の初歩と呼びて非難する、そして少女同志の親密な熱い友愛は、何か卑しい暗黒面に沈むかの様に思い込んでしまう。[…]

このことは、その成長して人として社会に立っても、なお「愛」という意義を真面目に理解しあたわず、調子の低い安価な恋愛に迷わされる所以であろう。

Dans la scène de L’histoire d’une imbécile où Akiko renonce intérieurement à aimer les femmes, diverses expressions opposent l’amour entre femmes à l’amour hétérosexuel :

« Je vais humblement essayer d’offrir un amour dévoué à une personne de l’autre sexe, […] c’est la voie sage et c’est la voie sûre. Ce n’est pas une allée obscure mais la voie juste, le chemin naturel pour les êtres humains sur lequel je peux me pavaner. Même si dans mon corps s’écoule ce terrible sang contre nature, il faut le dompter et le vaincre honorablement […] »65.

異性の前にへりくだり献身の愛をささげて見やう、[…] 賢こい路だ、そして安全な路だ、日陰の路で無く大手を振つて衆にまみえ得る公道人類の自然道である、たとへ自分の身體の中に反自然の恐ろしい血が流れてゐても、それを見事に征服し打ち勝たねばならぬ、[…]。

« Dans mon état actuel, je ne pourrai plus revenir sur le droit chemin naturel. Je dois faire un effort, un vrai effort, sérieusement et courageusement. N’ai-je pas déjà vingt-deux ans ? Combien de temps encore ferai-je un rêve bizarre et “abnormal ? Avec tous les moyens possibles, je dois me flageller et me sermonner pour faucher et déraciner complètement la passion dénaturée qui m’envahit de l’intérieur comme un lierre tenace […] »66.

これで居ては一生自然の本道へ帰復仕損なふ、努力、努力、本気になりしつかりしてかゝらねばならぬ、もう二十二ではないの、いつまでへんな “abnormal” な夢をみるつもり?自分はいかにしても己れを鞭打ち叱り飛ばして此の己れの内部に根強くはびこる蔓草のやうな反自然の情熱を刈取りすつかり根だやしにしてしまはねばならぬ、[…]。

« Ah, rêveuse étrange et honteuse, il faut que tu disparaisses ! Car tu mourras sûrement dans la misère, sous le joug de cette idée déviante, misérable, pitoyable et fatale, et à la recherche vaine des rêves pour les personnes du même sexe. Si tu ne veux pas mourir, il te faut retourner dans le droit chemin. »67

おゝ、はづかしい此のおかしな夢想家、死んでおしまひ、そんなあはれな痛ましい宿命的な變則な観念に支配されて生きてゆき空しい同性の幻影を求めあぐねて、のたれ死をするにきまつてゐるのだから。もし死ぬのがいやなら本道へ帰るがいゝ (…)。

Afin de se dissuader d’aimer les femmes, elle refoule ses sentiments à travers l’usage de mots durs et péjoratifs – c’est une « allée obscure », « contre nature », qui n’est qu’un « rêve bizarre et “abnormal” », qu’une « passion dénaturée » – et elle se décrit comme « une rêveuse étrange » contrôlée par l’« idée déviante ». À l’inverse, elle recourt à un champ sémantique opposé pour représenter l’amour entre homme et femme – c’est « la voie sage », « sûre », « juste » et en même temps « le chemin naturel pour les êtres humains », « le droit chemin naturel ».

Dans le roman Les Jours révolus de 1926, elle reprend le même schéma d’opposition entre la normalité et l’anormalité :

« Sa sensibilité et sa sensualité s’ouvraient et s’étendaient vers le monde extérieur. Mais la précocité de sa puberté ne répondait pas du tout aux injonctions de la société vers la sexualité admise.

« Katsumi était appelée par une affection et une passion ardente inéluctables, telle une invocation pour la personne du même sexe… Les scientifiques taxeraient d’"anormal" ce sentiment amoureux ! »68

彼女の感覚と官能は外の世界へ打開かれてのびてゆくのである。しかし、それはけっして青春への開幕の早きが、世の常の路なる性への呼びかけではなかった、けっしてなかった。

かつみのそれは、同じ性へのやむことなき祈願に似たる、思慕と燃ゆるが如き恋情であったので……《あぶのうまる》科学者達は冷たくこう呼ぶであろう。此の愛の感情よ!

Katsumi aussi dévie du chemin « normal », « juste » et « naturel » pour s’engager sur le sentier de l’anormalité tel qu’il est jugé par les « scientifiques ».

Ces extraits indiquent clairement l’origine de ce jugement dichotomique : ce sont les éducateurs et les scientifiques qui considèrent l’homosexualité « contre nature » et « anormale ». En effet, le discours « scientifique » des sexologues entre les années 1910 et 1930 présente l’amour entre femmes comme une anomalie. Selon l’ouvrage de Richard von Krafft-Ebing Psychopathia Sexualis retraduit en japonais en 1913, l’homosexualité féminine est causée par des « anomalies cérébrales » et elle est un « signe de dégénération fonctionnelle »69.

Parallèlement dans le journalisme, la revue Shin kōron 新公論 (Nouvelle critique) publie en septembre 1911 un numéro spécial sur le désir sexuel (seiyoku) dans lequel on peut lire que « l’amour du même sexe est le début d’une certaine sexualité perverse »70, que « l’inversion sexuelle chez les femmes » existe depuis longtemps en Occident sous le nom de « saphisme », d’« amour lesbien », que « l’inversion sexuelle provoque crimes et délits plus fréquemment chez les femmes que chez les hommes », et que « l’homosexualité féminine est une grande cause de suicide »71.

À partir des années 1920, de nombreuses revues de vulgarisation de « sexologie » (seiyokugaku 性欲学 ou seikagaku 性科学 en japonais) sont dirigées par les médecins comme Habuto Eiji 羽太鋭治 (1878-1929) (Seiyoku to jinsei 性欲と人性, Sexualité et nature humaine) ou Tanaka Kōgai 田中香涯 (1874-1944) (Hentai seiyoku 変態性欲, Perversions sexuelles), par l’éducateur Sawada Junjirō 澤田順次郎 (1863-1944) (Sei 性, Sexualité), ou par des journalistes. Les deux sexologues les plus populaires, Habuto et Sawada, publient concomitamment de nombreux livres de sexologie grand public. Dans ce discours tantôt médical tantôt journalistique, l’homosexualité masculine aussi bien que féminine est considérée comme une maladie à caractère congénital72.

Dans l’enseignement enfin, le débat sur la nécessité de l’éducation sexuelle est largement lancé après le sondage de janvier 1912 organisé par la revue Chūō Kōron 中央公論 (La critique centrale), sur « Le pour et le contre de l’enseignement sexuel aux étudiants et étudiantes de l’école secondaire ». L’éducation sexuelle se répandra finalement non à l’école mais à travers les ouvrages de sexologie des années 1920 et 193073.

La description par les personnages de Yoshiya de l’amour entre femmes comme relation anormale et dénaturée correspond ainsi au discours dominant de l’époque, qui insiste sur le danger et la perversité de l’amour homosexuel féminin. L’amitié romantique entre adolescentes reste acceptable, en marge, tant qu’elle ne dévie pas vers des « extrêmes » et qu’elle ne persiste pas par la suite74. Le discours médico-social se construit sur un système d’opposition binaire entre normalité et anormalité, santé et maladie, conformité et déviance, binarité qui déteint sur l’œuvre de Yoshiya.

L’homosexualité féminine mise en scène avec une audace apparente dans ses fictions semble de prime abord défier la norme de l’amour hétérosexuel. Dans L’Histoire d’une imbécile, l’héroïne Akiko utilise la terminologie consacrée pour valider l’anomalie et la déviance de l’amour entre femmes. Mais il semble que Yoshiya tente de décrire le combat intérieur du personnage qui essaie de refouler ses désirs. Le recours à ces termes pour mettre en scène le tourment de la protagoniste, toutefois, donne le sentiment que Yoshiya finit par renforcer bon gré mal gré cette vision binaire, et ces textes ne s’affirment pas comme des œuvres contestataires ou subversives de la norme sociale, mais consolident plutôt le modèle de l’hétérosexualité75. Tant que Yoshiya a recours à la pensée binaire pour définir la sexualité, l’existence d’un amour anormal et déviant présuppose celle d’un amour normal et conforme, et l’affirmation du côté « dénaturé » et « bizarre » de l’homosexualité féminine ne fait que renforcer, au lieu de contester, « le droit chemin naturel » de l’hétérosexualité.

En même temps, définir l’homosexualité féminine comme « anormale » était probablement le seul moyen de continuer à écrire sur cet amour à l’époque. Ses histoires ne montrent aucun avenir pour cet amour et finissent par la mort, le suicide ou la séparation, et si les protagonistes de Deux vierges sous une mansarde quittent le foyer ensemble, leur destin dans la société demeure pavé d’incertitudes. Tant que l’homosexualité est décrite en pointillés sans menace réelle pour le système social, l’écrivain peut espérer faire passer son message tout en délicatesse. La position de Yoshiya ressort ainsi comme une manœuvre stratégique à double tranchant.

5. Un rapprochement vers le discours dominant

Yoshiya se rapproche à d’autres égards des règles et des valeurs dominantes de son temps, notamment quand celles-ci exhortent l’affirmation du « soi », de l’« ego » (jiko 自己, jiga 自我) et de la « personne » (jinkaku 人格), notions très en vogue dans le champ littéraire de l’ère Taishō (1912-1926). À l’époque, le concept du « culte de l’instruction » (kyōyō shugi 教養主義) vise à l’accomplissement de la personnalité (jinkaku) à travers la culture (kyōyō)76, et les termes jiko et jiga sont abondamment employés pour promouvoir l’idée de la recherche de soi, de l’exigence envers soi, de la construction de soi, etc. Le développement de la personnalité était considéré comme un élément primordial pour devenir un individu moderne77.

À la fin de Deux vierges sous une mansarde, le surveillant du foyer décide d’expulser Akiko qui a frappé violemment une étudiante sous l’emprise de la jalousie. Akiko n’a « nulle part où aller » et elle dit à Tamaki qu’elle va « vivre sans aucun but »78. Cette dernière propose à Akiko de fuir avec elle pour être « soi » et vivre ailleurs. Dans cette toute dernière scène du roman, Yoshiya utilise dix-neuf fois le mot jiga (soi, moi, ego) alors que cette notion n’a jamais été évoquée jusque-là. Akiko s’interroge ainsi :

« Un être humain doit-il vivre en obéissant à son seul « ego » [jiga] ? – Malgré toutes les souffrances, doit-il encore protéger cet “ego” [jiga] et avancer dans son développement personnel sans reculer d’un pas ? Aussi faible soit-il, doit-il défendre et nourrir son « moi » jusqu’au bout ? »79

ただ人間は「自我」の前にのみ首をたれて生きるのみであろうか ― あらゆる苦痛を受けても尚「自我」を守りて一歩も退かずに正面に「自我」の路を行くべきであろうか?どのように貧しく小さきものであっても己れに与えられた「自我」はあくまで、それを守り育んで行くべきであろうか?

Malgré l’omniprésence du mot jiga, Yoshiya ne donne aucune explication sur ce « moi » d’Akiko dans ce passage : il s’agit selon toute vraisemblance de son identité de femme qui aime les femmes. Pour quelqu’un d’inerte comme Akiko, qui vit sans espoir ni plaisir et qui ne pense pas à son développement personnel, cette manière de vivre avant tout pour elle-même aurait cependant quelque chose de saugrenu. Les questions qu’elle se pose seraient plutôt des antiphrases auxquelles elle devrait répondre par la négative80. Mais Tamaki lui rétorque avec fermeté : « Y a-t-il une vie possible pour l’individu en dehors de son être [jiga] ? Non il n’y en a pas ! […] Mademoiselle Takimoto, vivons pleinement ce que nous sommes ! »81 et Akiko décide enfin de quitter le foyer avec elle.

La répétition du mot jiga sonne d’autant plus creux et faux que le roman se termine abruptement sans que Yoshiya poursuive l’histoire des deux femmes affirmant leur identité, lesbienne ou autre. Cette conclusion étrange82 révèle la faiblesse du concept valorisant le soi : il implique que chacun assume sa personnalité mais dès que cette personnalité n’entre plus dans la norme sociale, au cas présent l’hétérosexualité, l’affirmation du soi devient quasi irréalisable. Pour Akiko cela signifie un choix à faire : assumer sa préférence sexuelle en rupture avec l’ordre social, ou rentrer dans l’ordre en dissimulant ou sacrifiant son moi83.

Yoshiya s’explique plus précisément sur les notions de jiko (soi) et de jinkaku (personne) dans son essai Le Bonheur d’aimer une personne du même sexe.

« Certaines personnes, après avoir tenté de s’enfuir du champ de la vie humaine, y trouvent parfois une fleur d’amour parfumée, et deviennent les maîtres de leur propre vie qui valorise leur moi [jiko]. […]

« Ainsi, une jeune fille, animée par un sentiment d’admiration pour quelque chose, sans savoir ni le saisir ni l’exprimer clairement, lui trouve une forme et un habillage, jusqu’à ce qu’arrive à petits pas un discret voyageur nommé “amour” (ai) ».

« Alors l’amitié romantique [yūai] naît pour une amie très proche à l’école et croît pour devenir une force puissante. L’amitié est partagée et les sentiments amoureux sont comme un doux soupir couleur rose. Que cet épisode de la vie est pur et beau ! La forte amitié romantique éprouvée pour la première fois par une adolescente peut l’influencer durant toute sa vie ! […]

« N’est-il pas évident pour tout le monde que le développement et la construction de l’amour constituent des fondements indispensables dans la genèse d’une personne [jinkaku] » ?84

ひとたびは背き去らんとした人生の野に、ゆくりなくも咲き匂う愛の花を摘み得て、人生の勇者となって自己の生活をして、生き甲斐あらしめた人もあろう。[…]

このように、或るものに、あこがれる気分におおわれても、それをはっきりとは捉えて言い得ない気持ち― この心に象をあたえ、姿をあたえた時― そこに「愛」という幼い旅人が小さい歩みを運ばせて訪れて来る。

そうした時、少女の学校時代に非常に親密な友愛が起きて、大きい勢力となって成長する。たがいに思い合って、慕い恋する婉曲な、やさしい桃色のため息のような、その愛の思いよ。それは、まあ何という純な可愛い人生のエピソードだろう。この少女時代に始めて生れた強い友愛は、どんなその人の一生を貫いて、大な影響を与えるものであろうか。[…]一個の人格を築く上に、愛の発達、愛の構成が、如何に要用な礎になるべきかは誰しも肯定することではあるまいか。

Yoshiya tente ainsi de justifier et de rationaliser la relation amoureuse entre jeunes filles comme une étape primordiale pour la recherche de soi et le développement de la « personnalité ». L’idée de l’expérience de l’amour en tant qu’expression de soi a été soutenue dans la revue Seitō, notamment par Hiratsuka Raichō 平塚らいてう (1886-1971) qui affirmait, à travers ses traductions de textes de la féministe suédoise Ellen Key (1849-1926), que l’amour est intrinsèque au développement personnel des femmes85. Yoshiya reprend ici la même logique, mais afin de défendre l’importance de l’amour ou de l’amitié romantique entre femmes comme élément essentiel pour la construction personnelle.

Le rapprochement de sa pensée avec le discours dominant transparaît également à travers une autre rhétorique : alors qu’elle évoque d’une part, par stratégie ou non, l’anomalie de l’amour homosexuel, Yoshiya le justifie d’autre part par sa pureté et sa spiritualité. Sa justification se fait d’abord par l’utilisation fréquente du mot shojo 処女 (vierge) dans ses fictions. Le titre Deux vierges sous une mansarde est explicite à cet égard. Bien que Yoshiya laisse supposer au lecteur un certain contact physique dans la description du lit partagé, elle insiste sur la virginité des protagonistes à la fin du roman :

« Ainsi, les deux vierges Akitsu Tamaki et Takimoto Akiko, embrassant le mur de planches bleues, quittèrent ensemble leur mansarde.

« En quête de leur nouveau destin !

« À la recherche de leur nouveau chemin ! »86

かくして ― 秋津環と滝本章子の二処女は屋根裏の青き板壁に別れの接吻を残して、共に立ち去った。

彼等の新しき運命を求めて!

彼等の行くべき路を探して!

La nouvelle Double suicide à Katase également, malgré les passages autocensurés qui peuvent laisser imaginer une certaine sensualité, s’achève par un réemploi du mot « vierges » :

« Pourquoi une telle flamme d’un bel amour ardent et pur est-elle donnée aux vierges ? Est-ce parce que le cœur de Dieu bat au-delà de notre compréhension ? »87

など處女同士にかくばかり熱く清く美しい愛情の炎を与え給ふか神のみこゝろは計り知るべくあまりに高いゆゑか?

Le mot revient encore dans l’essai Le Bonheur d’aimer une personne du même sexe et dans le roman Les Jours révolus88.

Shojo signifiait au début de l’ère Meiji une « jeune femme non mariée qui habite chez ses parents », mais, au début de l’ère Taishō, ce terme commençait à désigner comme aujourd’hui89 « une fille qui n’a jamais eu de relations sexuelles avec un homme » (mada dansei ni sesshinai josei まだ男性に接しない女性)90. Dans le débat sur la chasteté dans la revue Seitō entre 1914 et 1915, la virginité a été discutée comme une valeur précieuse que les femmes possèdent pour elles-mêmes, pour leur développement personnel91. Mais le débat ne traitait que de la chasteté et de la virginité dans l’amour hétérosexuel. Quelle signification Yoshiya donne-t-elle à ce mot dans l’amour entre femmes ?

Si le discours dominant ne définit la vierge – « fille qui n’a jamais eu de relations sexuelles, complètes, et possède encore l’hymen »92 – que sous le prisme hétérosexuel, l’amour homosexuel féminin, extérieur à cette norme, ouvre la possibilité d’une éternelle virginité malgré un contact physique possible. Dans cette logique, les protagonistes qui aiment les femmes dans les fictions de Yoshiya pourront rester toujours « vierges ». Toutefois, le sens que donne Yoshiya au mot « vierge » dans d’autres textes diffère de cette voie puisqu’elle écrit, à travers les mots d’Akiko dans L’Histoire d’une imbécile, qu’il n’existe pas de rapport sexuel dans l’amour entre femmes :

« Bien entendu, il ne peut y avoir de “sexual connection” entre les personnes du même sexe. Car que vaut une telle chose ? Même une personne délurée admettrait que l’amour puisse exister sans cela. Un couple homme-femme, même érodé par un lien spirituel défectueux ou corrompu, peut continuer à entretenir une liaison par des rapports physiques. Autrement dit, il peut “frauder”. Cependant, entre les personnes du même sexe, cette tricherie n’est pas du tout possible car elles ne peuvent s’unir que par la communion des âmes nues […] »93.

勿論同性の間に “Sexual connection” は不可能なことである。然しそれひとつが何に價ひするだらう、それ無しでは戀愛が成立せぬとはどんな恥知らずの人間でも言ひ切る事は出来ないはず。魂の上では手触りの悪い粗雑な結びつかりであつても、男女は身體の結び合ひで、ゆけるのかも知れぬ。悪い意味ではごまかせるのかも知れない、しかし同性の間ではそのごまかしはとても出来ぬ、裸身の魂と魂との接觸でのみ結び合ふより術がないのだから、[…]。

Akiko nie catégoriquement les rapports physiques dans l’amour entre femmes et critique en même temps les couples hétérosexuels sans lien spirituel qui restent ensemble par leurs rapports physiques. Elle semble affirmer la supériorité de l’amour entre femmes car il n’y a pas de « tricherie ».

Yoshiya Nobuko affirme le même point de vue dans sa critique de la vision de l’amour selon Kuriyagawa Hakuson 厨川白村 (1880-1923). Dans son best-seller Kindai no ren.ai kan 近代の戀愛観 (Conception moderne de l’amour) publié en 1922, Hakuson soutient l’importance de « l’union de l’âme et du corps » (rei.niku itchi 霊肉一致) dans l’amour et écrit que « c’était l’erreur des religieux d’autrefois de penser que la pureté et la chasteté sont préservées grâce à la virginité. Ce n’est qu’une mauvaise plaisanterie qui force l’homme de chair et de sang à devenir une poupée de bois »94. Ce à quoi Yoshiya réagit en tant qu’« auteure vierge » n’ayant « aucune expérience sexuelle » (shojo no hissha […] nanra seiteki narumono ni keiken naki 處女の筆者 […] 何ら性的なるものに経験なき) 95 :

« La pureté […] est une chose extrêmement belle qui existe en l’être humain comme une étoile qui brille éternellement dans le ciel. »96

純潔といふものは[…]永遠に大空に輝く星の如く人類の上に存在する世にも美しいものである、[…]。

Puis elle affirme, en citant l’exemple de la Vierge Marie, « la suprématie de la pureté [junketsu 純潔] des femmes » qui « se détachent du monde bassement sensuel », et la « “pureté” à laquelle les êtres humains atteignent après avoir vaincu la domination de l’instinct violent est l’échelle qui les mène de la terre au ciel »97.

Yoshiya souligne ainsi l’absence de désir charnel et l’importance du lien spirituel dans l’amour homosexuel féminin, qui serait donc plus pur et plus vrai que l’amour normé, afin de le défendre contre le discours sexologique qui le définit comme inversion. Dans certains textes, elle occulte la phase physique dans l’amour entre femmes, ou elle fait comme si on ne la voyait pas. En rendant invisible le désir sexuel des femmes, l’amour entre femmes peut exister dans une société hétérosexuelle98.

Pourtant, ce discours sur l’amour lesbien désincarné ne réussit pas à déconstruire l’institution de l’amour hétérosexuel. D’une part, l’idée de l’absence du désir sexuel des femmes ne touche pas que les femmes homosexuelles mais les femmes en général : depuis la première traduction d’un ouvrage sexologique occidental en 1875, celles-ci sont décrites comme des personnes émotionnellement passives, avec peu de désir99. Cette asexualité n’est donc pas la spécificité de l’homosexualité féminine. D’autre part, occulter ne permet pas de dépasser le modèle de l’hétérosexualité. Car si ce camouflage permet de se dédouaner contre les accusations d’amour pervers, il ne fait que rendre l’existence de cet amour tolérable à l’intérieur de la société hétérosexuelle, sans ébranler la « norme » sociale.

6. Possibilité d’un nouveau paradigme

Yoshiya Nobuko tient ainsi deux discours sur l’homosexualité féminine. Soit elle l’envisage comme un écart à la norme, soit elle la rapproche au contraire de cette dernière, mais ces deux rhétoriques ne parviennent pas à déconstruire la vision binaire de la sexualité. Cependant, il nous semble qu’il y a une autre lecture possible du discours de Yoshiya Nobuko. Elle propose un autre paradigme de l’amour en redéfinissant la « norme » puisque, comme nous l’avons vu selon les définitions de Canguilhem et de Foucault, la norme n’est pas « statique » mais « dynamique »100, qu’elle « n’a pas pour fonction d’exclure, de rejeter » mais d’intervenir et de transformer101, et qu’elle peut « crée[r] d’elle-même la possibilité d’une inversion des termes »102. La tentative de Yoshiya Nobuko pourrait ne pas être d’occulter le désir sexuel des femmes, mais d’ériger délibérément l’asexualité comme véritable modèle d’amour. En relatant l’amour asexuel entre femmes adultes103, elle semble, en apparence, suivre la norme qui accepte l’amitié platonique entre jeunes filles ; en réalité, elle feint stratégiquement de se conformer à la norme afin de relater l’homosexualité féminine. Ce faisant, elle déconstruit également la vision binaire entre « normal » et « anormal ».

Pour la société, l’hétérosexualité rejoint plutôt le côté de la normalité et l’homosexualité de l’anormalité, mais Yoshiya oppose l’amour asexuel et platonique comme nouveau paradigme du vrai à l’amour sexuel comme paradigme du faux. Mieux qu’une « inversion », elle renverse la norme, et juxtapose les deux modèles : l’amour entre femmes sans sexualité est certes « anormal » mais « vrai ». Et c’est, nous semble-t-il, ce véritable « amour » que Yoshiya va mettre en scène dans ses œuvres suivantes à partir des années 1930.

Laissant de côté les fictions sur l’amour homosexuel aux marges de manœuvre extrêmement limitées, elle se consacre principalement aux romans populaires (katei shōsetsu) comme Onna no yūjō (1933-34) ou Otto no teisō (1936-1937). Dans ces romans, les personnages féminins se dévouent au bonheur de la vie de famille et se démènent pour affronter l’infidélité du mari, la relation triangulaire, le divorce, etc. Liées par l’amitié, l’amour familial et la solidarité au sein de la famille patriarcale, elles vont jusqu’à coopérer entre rivales, comme l’épouse et la maîtresse d’un mari. Leur lien de « sororité » très fort se rapprocherait du « continuum lesbien » défini par Adrienne Rich comme un « large registre […] d’expériences impliquant une identification aux femmes ; et pas seulement le fait qu’une femme a eu ou a consciemment désiré une expérience sexuelle génitale avec une autre femme. »104 Le véritable amour « anormal » selon Yoshiya s’exprimera ainsi pleinement dans les relations tissées entre les personnages féminins de ses romans grand public.

Conclusion

Dans les œuvres de Yoshiya des années 1920, les textes mettant en scène l’amour entre femmes ont été souvent compris, par leur audace, comme une écriture contestataire contre l’amour hétérosexuel, qui soutient l’institution du mariage au sein du système patriarcal de l’époque105. Néanmoins, lorsqu’elle écrit sur l’homosexualité féminine, son discours, certes subversif, ne parvient pas à déconstruire la norme sexuelle de la société, comme nous l’avons vu. Elle emploie deux tactiques : tantôt elle décrit délibérément l’amour entre femmes comme amour anormal et déviant par rapport à la norme afin de mettre en scène le combat intérieur du personnage, tantôt elle le fait en cachant le désir sexuel des femmes et en le montrant comme amour plus pur et plus authentique, comme s’il était plus « normal » que la norme. Mais ces deux rhétoriques participent à consolider l’institution de l’amour hétérosexuel face à l’homosexualité féminine.

Yoshiya Nobuko ne se résigne cependant pas, nous semble-t-il, à se laisser enfermer dans le discours binaire qui ne renforce que l’hétéronormativité. Elle transforme la « norme » en croisant l’idée de normalité avec celle de véracité pour proposer un nouveau paradigme de l’amour « anormal » et « vrai ». Cet amour asexuel et platonique entre femmes se verra incarné dans les liens noués entre les personnages féminins de ses romans populaires des années 1930. Les rapports de ces femmes pourraient illustrer le « continuum lesbien » formulé par Rich qui englobe un large spectre de relations entre femmes, sexuelles ou non. À ce propos, Rich ajoute ceci aussi :

« Si on élargit ce terme pour y inclure les multiples formes de rapports intenses et privilégiés entre femmes, qui comprennent aussi bien la capacité à partager sa vie intérieure que celle de faire front contre la tyrannie masculine et que de donner et de recevoir un soutien et pratique […], on commence à comprendre des pans entiers de l’histoire et de la psychologie des femmes […]. »

Nous retrouvons ces « multiples formes de rapports intenses et privilégiés entre femmes » dans l’amitié, l’amour familial et la solidarité entre rivales mêmes au sein des romans familiaux de Yoshiya, dans lesquelles s’impose en filigranes le nouveau paradigme de l’amour « anormal » et « vrai ».

Yoshiya glisserait ainsi habilement le véritable amour « anormal » dans ses romans populaires katei shōsetsu, censés traiter des thématiques saines et moralisatrices, de la même manière qu’elle dépeindrait l’homosexualité féminine dans ses shōjō shōsetsu censés décrire une amitié romantique. Tout l’art de la transgression de Yoshiya Nobuko transparaît ainsi derrière le masque des « bonnes épouses et mères avisées ».

Notes

1 Uno Chiyo 宇野千代, Ikite iku watashi 生きて行く私 (Je vais vivre), Tōkyō, Mainichi shinbunsha, 1983, éd. de référence, Chūkō bunko, 1998, p. 146. Retour au texte

2 Sur cette revue, voir Genre et modernité au Japon : la revue Seitō et la femme nouvelle, sous la direction de Christine Lévy, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2014. Retour au texte

3 Sur son lien avec la revue Seitō, voir : Yoshikawa Toyoko 吉川豊子, « Seitō kara “taishū shōsetsu” sakka e no michi : Yoshiya Nobuko Yaneura no ni shojo » 『青鞜』から「大衆小説」作家への道―吉屋信子『屋根裏の二処女』 (Son parcours de la revue Seitō à la littérature populaire : Yoshiya Nobuko, Deux vierges sous une mansarde), in Iwabuchi Hiroko 岩淵宏子 et al. (sous la dir. de), Feminizumu hihyō e no shōtai フェミニズム批評への招待 (Invitation à la critique féministe), Tōkyō, Gakugei shorin, 1995, p. 121-147. Retour au texte

4 À l’ère Meiji, le katei shōsetsu (roman familial) est « dénommé ainsi, non pas pour ses thèmes mais pour son public ». Il est censé être lu « sans dommage par tous les membres d’une famille ». Cécile Sakai, Histoire de la littérature populaire japonaise : Faits et perspectives (1900-1980), Paris, L’Harmattan, 1987, p. 38. Sur ce genre, voir également p. 39 et p. 96-101. Retour au texte

5 Yoshiya Nobuko, Le Cœur des Ataka, traduit du japonais par J.-G. Mills et M.-L. Bataille, Paris, Stock, 1957. Retour au texte

6 Voir par exemple l’article de Niwa Fumio 丹羽文雄 « Yoshiya Nobuko-san o tazunete » 吉屋信子さんを訪ねて (Visite chez Mme Yoshiya Nobuko), Bungei 文藝 (Belles-lettres), juillet 1936. Retour au texte

7 Voir : Kinoshita Kyōko 木下響子 « Kenkyū dōkō Yoshiya Nobuko » 研究動向 吉屋信子 (Tendances des études sur Yoshiya Nobuko), Shōwa bungaku kenkyū 昭和文学研究 (Recherche en littérature de l'ère Shōwa), no 86, 2023, p. 171-174. En anglais, quelques livres incluant des chapitres ou sections sur Yoshiya : Sarah Frederick, Turning Pages, Honolulu, University of Hawai’i Press, 2006 ; Michiko Suzuki, Becoming Modern Women, Stanford, Stanford University Press, 2010 ; Deborah Shamoon, Passionate Friendship, Honolulu, University of Hawai’i Press, 2012 ; Hiromi Tsuchiya Dollase, Age of Shōjo, Albany, State University of New York Press, 2019. Retour au texte

8 Après la fondation de Shōjokai 少女界 (L’univers des jeunes filles) en 1902 par les éditions Kinkōdō, d’autres revues se succèdent : Shōjo sekai 少女世界 (Le monde des jeunes filles, Hakubunkan) en 1906, Shōjo no tomo 少女之友 (L’ami des jeunes filles, Jitsugyō no Nihon sha) en 1908, Shōjo gahō 少女画報 (La revue illustrée pour jeunes filles, Tōkyō sha) en 1912 et Shōjo 少女 (Jeunes filles, Jiji shinpō sha) en 1913. Retour au texte

9 Kume Yoriko, 久米依子, « Shōjo shōsetsu » no seisei : gendā poritikusu no seiki,「少女小説」の生成—ジェンダー・ポリティクスの世紀 (La genèse des « fictions pour jeunes filles » : le siècle de la politique de genres), Tōkyō, Seikyūsha, 2013, p. 166-167. Retour au texte

10 Sur ce décret, Kōtō jogakkō rei 高等女学校令, ainsi que son idéologie de « bonne épouse, mère avisée », voir La Famille japonaise moderne (1868-1926) : discours et débats, sous la direction de Christian Galan et Emmanuel Lozerand (Arles, Philippe Picquier, 2011), p. 73-75 ; et Koyama Shizuko 小山静子, Ryōsai kenbo to iu kihan 「良妻賢母」という規範 (La norme de la « bonne épouse mère avisée »), Tōkyō, Keisō shobō, 1991. Retour au texte

11 L’article 750 du Code Civil. Voir Isabelle Konuma, « Redéfinir l’ie dans une logique juridique », La Famille japonaise moderne (1868-1926) : discours et débats, op. cit., p. 143. Retour au texte

12 Kume Y., op. cit., p. 178. Retour au texte

13 Ibid., p. 187. Retour au texte

14 M. Suzuki, op. cit., p. 27. Retour au texte

15 Numata Ryūhō 沼田笠峰, Gendai shōjo to sono kyōiku 現代少女とその教育 (Les jeunes filles d’aujourd’hui et leur éducation), Dōbunkan, 1916 (fac-similé Nihon Tosho sentâ, 1984), p. 47-50. Retour au texte

16 Habuto Eiji 羽太鋭治, Ippan seiyokugaku 一般性欲学 (Sexologie générale), Tōkyō, Jitsugyō no Nihonsha, 1920, p. 354, cité par M. Suzuki, op. cit., p. 27. Dans Fujin sei no kenkyū 婦人性の研究 (Tōkyō, Jitsugyō no Nihonsha, 1921, p. 338), Habuto écrit que les filles préadolescentes éprouvent couramment « un sentiment amoureux » envers une amie proche ou une professeure du même sexe, mais que, si cette tendance persiste pendant la puberté, elle révèle alors l’« élément héréditaire d’une maladie mentale. » (cité par Gregory M. Pflugfelder, « ‘S’ is for Sister: Schoolgirl Intimacy and ‘Same-Sex Love’ in Early Twentieth-Century Japan », in Barbara Molony et Kathleen Uno (sous la dir. de), Gendering Modern Japanese History, Cambridge (Massachusetts) et Londres, Harvard Unversity Press, 2005, p. 143.) Par ailleurs, Yamamoto Senji 山本宣治 (1889-1929), biologiste et activiste associé au mouvement du planning familial, explique en 1924 que les relations entre filles « purement platoniques » sont à tort jugées comme sexuelles, et que dans leur « amour platonique » les filles « ne font que se serrer l’une l’autre dans leurs bras sans désir charnel. » (Yamamoto Senji 山本宣治, « Onna ni taishite seikyōiku 2 女に対して性教育 二 (Éducation sexuelle pour femmes 2) », Tsūzoku Igaku 通俗医学 (Médecine populaire), vol. 2, no 11, 1924, p. 39-41, cité par Sabine Früstück, Colonizing Sex: sexology and social control in modern Japan, Berkeley et Los Angeles, University of California Press, 2003, p. 70.) Retour au texte

17 M. Suzuki, op. cit., p. 24. Retour au texte

18 Sur ce point, voir notre article, « Contes de fleurs (1916-1925) : amitié romantique entre jeunes filles selon Yoshiya Nobuko », in Brigitte Lefèvre et Christine Lévy (sous la dir. de), Parcours féministes dans la littérature et dans la société japonaises de 1910 à 1930 : de Seitō aux modèles de politique sociale d’avant-guerre, Paris, L’Harmattan, 2016, p. 85-98. Retour au texte

19 « Aru orokashiki mono no hanashi 或る愚かしき者の話 (L’histoire d’une imbécile) », Kuro shōbi 黒薔薇 (Rose noire), 1925, n° 1, p. 19. Retour au texte

20 Ce sigle fait allusion au foyer de YWCA (Young Women’s Christian Association, Association chrétienne des jeunes femmes), dans lequel Yoshiya Nobuko a vécu entre 1918 et 1919. Retour au texte

21 Contrairement à ce personnage, Yoshiya Nobuko n’est pas issue d’une famille chrétienne. Cependant, les dimanches de son enfance, elle fréquentait l’église qui se trouvait près de chez elle. Itagaki Naoko 板垣直子, Fujin sakka hyōden 婦人作家評伝 (Biographie de femmes écrivains), Tōkyō, Medikarufurendo sha, 1954 (Fac-similé Nihon Tosho sentâ, 1987), p. 346. Retour au texte

22 Yaneura no ni shojo 屋根裏の二處女 (Deux vierges sous une mansarde), Tōkyō, Rakuyōsha, 1920, édition de référence : Kokusho kankōkai, 2003, p. 191. Retour au texte

23 Ibid., p. 195. C’est nous qui soulignons. Retour au texte

24 La publication des journaux, des revues et des livres a été sévèrement contrôlée depuis l’ère Meiji d’abord par l’Ordonnance sur la presse (Shinbunshi jōrei 新聞紙条例) et l’Ordonnance sur les publications (Shuppan jōrei 出版条例) de 1869, qui deviendront la Loi sur la presse (Shinbunshi hō 新聞紙法) en 1909 et la Loi sur les publications (Shuppan hō 出版法) en 1893. À l’époque, toute demande de publication doit recevoir l’autorisation préalable (kyoka 許可) des instances administratives compétentes, jusqu’en 1887 où elle est remplacée par une obligation de déclaration (todoke.ide 届出) au moment de la publication. Les ventes de publications pouvant « troubler la paix et l’ordre public » (annei chitsujo o bōgai 安寧秩序を妨害) et porter « atteinte aux bonnes mœurs » (fūzoku o kairan 風俗を壊乱) sont alors frappées d’interdiction. Ce type de censure en aval équivaut à une perte sèche pour les maisons d’édition et les journaux qui ont engagé des frais pour la fabrication de leurs ouvrages, et les incite à s’autocensurer pour l’éviter. L’exemple le plus visible de cette autocensure est la dissimulation de certains caractères par des fuseji, des symboles tels que ○, ☓, etc. Sur ces lois et la censure en général, voir, en langues occidentales : Christiane Séguy, Histoire de la presse japonaise, Paris, Publications orientalistes de France, 1993, p. 117-133, p. 205-207, p. 240-245 ; et : Jay Rubin, Injurious to Public MoralsWriters and the Meiji State, Seattle et Londres, University of Washington Press, 1984, p. 15-31. Retour au texte

25 Katase shinjū 片瀬心中 (Double suicide à Katase), in Akogare shiru koro 憧れ知る頃 (Le temps de l’adoration), Kōransha, 1923, p. 139-140. Retour au texte

26 Ibid., p. 151. La même expression est employée dans d’autres œuvres de Yoshiya dont Hikage no hana (Fleurs de l’ombre) dans les Contes de fleurs. Retour au texte

27 Afin de faire paraître ses œuvres librement, cette « revue » a été publiée sous la forme d’une « brochure » (panfuretto パンフレット), moins sévèrement censurée que les publications périodiques. La « revue » Kuro shōbi était tirée à 15 000 exemplaires (Yoshitake Teruko吉武輝子, Nyonin Yoshiya Nobuko 女人吉屋信子 (Une femme, Yoshiya Nobuko), Tōkyō, Bungei shunjū, 1982, p. 37) – 10 000 exemplaires selon Tanabe Seiko 田辺聖子 (Yume haruka Yoshiya Nobuko ゆめはるか吉屋信子 (Yoshiya Nobuko dans le rêve lointain), Tōkyō, Asahi shinbunsha, 1999, volume I, p. 509). Le roman sera publié sous forme de livre en 1949 chez Ukishiro shobō, sous le titre de Kuro shōbi 黒薔薇 (Rose noire). Retour au texte

28 Aru orokashiki mono no hanashi, Kuro shōbi, n° 2, février 1925, p. 26. Retour au texte

29 Édition de référence : Kaeranu hi 返らぬ日 (Les jours révolus), 2003, Tōkyō, Yumani shobō, p. 21 et 68. Retour au texte

30 Ibid., p. 55. Retour au texte

31 Ibid., p. 31-32. Retour au texte

32 Ibid., p. 103. Retour au texte

33 Yaneura no ni shojo, op. cit., p. 155. C’est nous qui soulignons dans cette section. Retour au texte

34 Dōsei o aisuru saiwai 同性を愛する幸ひ (Le bonheur d’aimer une personne du même sexe), in Akogare shiru koro, op. cit., p. 14. Retour au texte

35 Aru orokashiki mono no hanashi, op. cit., p. 19. Retour au texte

36 Ibid., p. 19. Retour au texte

37 Ibid., p. 23. Retour au texte

38 Kaeranu hi, op. cit., p. 12. Retour au texte

39 Depuis l’époque pré-moderne, les rapports entre hommes ont été désignés par le terme nanshoku 男色 (pédérastie). Il existe deux sous-catégories : le nanshoku de guerriers et le nanshoku des kagema 陰間 (prostitué masculin). Le premier est caractérisé par la relation entre un nenja 念者 (aîné dans la relation de pédérastie) avec un chigo 稚児 (cadet dans la relation de pédérastie). Le terme kagema désignait à l’origine des acteurs de kabuki qui ne paraissent pas sur scène. Ils se prostituaient à la maison de thé de kagema (kagema jaya 陰間茶屋) et leurs clients étaient aussi masculins que féminins. La beauté des kagema était comparée à celle des courtisanes. Un autre terme qui a été utilisé est keikan 鶏姦 (relations sexuelles anales entre hommes) dans le droit pénal au début de l’ère Meiji. L’arrêté interdisant cette pratique (Keikan jōrei 鶏姦条例) a été promulgué en 1872 et aboli en 1881 suivant les conseils du juriste français G. E. Boissonade (1825-1910). Sur ces deux termes, voir Furukawa Makoto 古川誠, « Sekushuaritî no henyō : kindai Nihon no dōseiai o meguru mittsu no kōdo セクシュアリティの変容:近代日本の同性愛をめぐる3つのコード (Les transformations de la sexualité : trois codes autour de l’homosexualité dans le Japon moderne) », Nichibei josei jânaru 日米女性ジャーナル (Journal de femmes américano-japonais), n° 17, 1994, p. 30-40. La traduction anglaise de cet article est publiée, sous le titre « The Changing Nature of Sexuality: The Three Codes Framing Homosexuality in Moderun Japan », dans U.S.-Japan Women’s Journal : English Supplement, n°7, 1994, p. 98-127. Retour au texte

40 La lettre a été écrite dans le but de supprimer la législation pénale réprimant les relations sexuelles entres hommes. Voir : Marie-Jo Bonnet, Les Relations amoureuses entre les femmes : XVIe--XXe siècle, Paris, Odile Jacob, (1995) 2001, p. 297. Retour au texte

41 Voir Furukawa M., op. cit., 1994, p. 44 et 1995. Retour au texte

42 Dōseiteki naru jōyoku 同性的なる情欲 (« Shikijōkyō hen », Saiban igaku zasshi, 1891), dōsei (dōshu) kōsetsu 同性 (同種) 交接 (Iwaya Sazanami 巌谷小波, Yōkō miyage 洋行土産, volume II, 1903), dōseiteki shikijō 同性的色情 (Ishida Noboru 石田昇, Shinsen seishinbyōgaku 新撰精神病学, 1906), dōshu seiyoku 同種性欲 (Otto Weininger, Danjo to tensai 男女と天才, 1906), dōseiteki jōkō 同性的情交 (Benedict Friedländer, « Dōseiteki jōkō ni tsuite 同性的情交ニ就テ », Jinsei, vol. 2, n° 4, 1906), dōsei yoku 同性欲 (Sano Hotarō 佐野保太郎 « bungakushi fūzokushi no ueyori mitaru dōseiyoku 文学史風俗史の上より観たる同性欲 », Jinsei 人性, vol. 9, n° 1-6, 1913), dōsei(kan) seiyoku 同性間性欲 (Sawada Junjirō 澤田順次郎, « dōseikan seiyoku to hanzai 同性間性欲ト犯罪 », Kokka igakukai zasshi 国家医学界雑誌, n° 326-332, 1914). Retour au texte

43 Comme le note Furukawa, le mot seiyoku 性欲 a été utilisé au début du XXe siècle dans le sens plus large qu’aujourd’hui, signifiant à la fois « sexualité » et « instinct » qui inclut le désir sexuel et d’autres désirs (l’appétit, la boisson) : Furukawa Makoto 古川誠, « Ren.ai to seiyoku no daisan teikoku: tsūzokuteki seiyokugaku no jidai 恋愛と性欲の第三帝国―通俗的性欲学の時代 (Le troisième empire de l’amour et de la sexualité : l’époque de la vulgarisation de la sexologie) », Gendai shisō 現代思想 (Revue de la pensée d’aujourd’hui), juillet 1993, p. 110-127 ; p. 126 ; Kawamura Kunimitsu 川村邦光, Sekushuaritî no kindai セクシュアリティの近代 (Le temps moderne de la sexualité), Tōkyō, Kōdansha, 1996, p. 88. Retour au texte

44 Dōsei no ai 同性の愛 (Mori Ogai 森鴎外, « Seinen 青年 (Le Jeune homme) », Subaru スバル (Les pléiades), mai 1911), dōsei no koi 同性の恋 (Hiratsuka Raichō 平塚らいてう « Chigasaki e Chigasaki e 茅ヶ崎へ、茅ヶ崎へ (À Chigasaki, à Chigasaki !) », Seitō 青鞜 (Les bas bleus), août 1912), dōsei ren.ai 同性恋愛 (Uchida Roan 内田魯庵, « Seiyoku kenkyū no hitsuyō o ronzu 性欲研究の必要を論ず (De la nécessité des études sur la sexualité) », Shin kōron 新公論 (Nouvelle critique), 1911), Ellis traduit par Nomo 野母 « Josei kan no dōsei ren.ai 女性間の同性戀愛 (Amour homosexuel entre femmes) », Seitō 青鞜 (Les bas bleus), n° 4, 1914), dōsei ren.ai-shō 同性恋愛症 (Miyake Kōichi 三宅鑛一, « Ūruningu (Urning) うーるにんぐ (L’uranien) », Shinkeigaku zasshi 神経学雑誌 (La revue neurologique), vol. 21, 1921), dōsei ai 同性愛 (Tanaka Kōgai 田中香涯, Hentai seiyoku yōsetsu 変態性欲要説 (Synthèse sur les perversions sexuelles), 1922). Retour au texte

45 Sur les termes ai, koi et ren.ai, Voir : Tomomi Ota « Quand les femmes parlent d’amour : Le discours sur l’amour dans Seitō », in Christine Lévy (sous la dir. de), Genre et modernité au Japon : la revue Seitō et la femme nouvelle, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2014, p. 201 ; et : Jean-Michel Butel, « Forger un amour moderne : petite histoire du mot ren.ai », in C. Galan et E. Lozerand (sous la dir de.), op. cit., p. 335-346. Retour au texte

46 Sur ce point voir, par exemple : G. M. Pflugfelder, op. cit. Retour au texte

47 Furukawa Makoto note que la personne qui a inventé le terme dōsei ai n’est pas encore identifiée, mais une des premières occurrences de l’utilisation de ce mot est celle de Tanaka Kōgai dans son livre Hentai seiyoku yōsetsu 変態性欲要説 (Synthèse sur les perversions sexuelles) en 1922. Furukawa Makoto 古川誠, « Dōsei “ai” kō 同性「愛」考 (Sur dōsei ‘ai’ - ‘amour’ du même sexe), Imâgo イマーゴ (Imago), novembre 1995, p. 201-207 ; p. 206. Retour au texte

48 M.-J. Bonnet, op. cit., p. 298. Retour au texte

49 Ce livre qui a largement influencé le monde médical japonais a été traduit deux fois : en 1891 sous le titre de Shikijōkyō hen 色情狂編 (L’érotomanie) dans la revue Saiban igaku zasshi 裁判医学雑誌 (Revue médico-légale) par l’Association médico-légale (Hōigaku kyōkai 法医学協会), et en 1913 sous le titre de Hentai seiyoku shinri 変態性欲心理 (Psychologie de perversions sexuelles). Retour au texte

50 Lillian Faderman, Surpassing the love of men : romantic friendship and love between women from the Renaissance to the present, New York, William Morrow and Company, 1981, Londres, The Women’s Press, 1997, p. 241, et Furukawa M., op. cit., 1995, p. 202. La traduction abrégée de Studies in the Psychology of Sex d’Ellis a été publiée dans Seitō, en 1914, n° 4 dans l’annexe (furoku附録), p. 1-24 avec le titre Josei kan no dōsei ren.ai 女性間の同性戀愛 (Amour homosexuel entre femmes). La préface pour cette traduction est de Hiratsuka Raichō. Sur cette traduction, voir : Aline Henninger, « Réception de la sexologie et présentation de l’homosexualité féminine dans la revue Seitō », in B. Lefèvre et C. Lévy (sous la dir. de), op. cit. Retour au texte

51 Ishida Noboru 石田昇, Shinsen seishinbyōgaku 新撰精神病学 (Psychiatrie, nouvelle édition), Tōkyō, Nankōdō shoten, 1906. Retour au texte

52 Dans la traduction d’Ellis dans la revue Seitō, op. cit., 1914. Retour au texte

53 Michel Foucault, Les Anormaux – cours au Collège de France (1974-1975), Paris, Seuil, 1999, p. 151-155. Foucault explique également que les deux usages et réalités de « la norme » ont été mis en contact par la psychiatrie à cette époque : d’abord « la norme, entendue comme règle de conduite, comme loi informelle, comme principe de conformité ; la norme à laquelle s’opposent l’irrégularité, le désordre, la bizarrerie, l’excentricité, la dénivellation, l’écart », ensuite « la norme comme régularité fonctionnelle, comme principe de fonctionnement adapté et ajusté ; le ‘normal’ auquel s’opposera le pathologique, le morbide, le désorganisé, le dysfonctionnement » (p. 150). Retour au texte

54 Ibid., p. 155. Retour au texte

55 Ibid., p. 155-156. Retour au texte

56 M.-J. Bonnet, op. cit., p. 298. Retour au texte

57 Georges Canguilhem, Le Normal et le Pathologique, Paris, PUF, 1966, coll. « Quadrige », 2015. Retour au texte

58 M. Foucault., op. cit., p. 46. Retour au texte

59 G. Canguilhem, op. cit., p. 227. Retour au texte

60 M. Foucault., op. cit., p. 46. Retour au texte

61 Ibid. Retour au texte

62 Ibid. Retour au texte

63 Une version abrégée de cet essai a été publiée dans la revue Shin shōsetsu 新小説 (Nouvelles fictions) en janvier 1921 sous le titre d’« Aishiau kotodomo 愛し合うことゞも (L’expérience de s’aimer) ». Retour au texte

64 Dōsei o aisuru saiwai, op. cit., p. 19-20. C’est nous qui soulignons. Retour au texte

65 Aru orokashiki mono no hanashi, op. cit., p. 19. C’est nous qui soulignons. Retour au texte

66 Ibid., p. 21. Retour au texte

67 Ibid., p. 24. Retour au texte

68 Kaeranu hi, op. cit., p. 12. Retour au texte

69 L. Faderman, op. cit., p. 241. Voir également la note 49 de cet article. Retour au texte

70 Boson Inshi 暮村隠士, « Seiyoku mondai no rinkaku 性欲問題の輪郭 (le problème de la sexualité)  », Shin kōron 新公論 (Nouvelle critique), septembre 1911, p. 35. Retour au texte

71 Kuwatani Teiitsu 桑谷定逸, « Senritsu subeki joseikan no tentō seiyoku 戦慄す可き女性間の顛倒性欲 (L’effrayante inversion sexuelle chez les femmes) », Shin kōron 新公論 (Nouvelle critique), septembre 1911, p.35-42 ; p. 35-36. Retour au texte

72 Furukawa M., op. cit., 1994, p. 46-47. Retour au texte

73 Furukawa M., op. cit., 1993, p. 115 ; 1994, p. 45-46. Retour au texte

74 Voir les notes 15 et 16 de cet article. Retour au texte

75 Kume Y., op. cit., p. 246. Kume mentionne que c’est justement ce que Judith Butler écrit dans Trouble dans le genre : le féminisme et la subversion de l’identité : « Quelle erreur tragique serait-ce alors de construire une identité gaie/lesbienne par les mêmes moyens d’exclusion, comme si l’exclu n’était pas, du fait même de son exclusion, toujours présupposé, voire requis pour la construction de cette identité. Paradoxalement, une telle exclusion institue précisément la relation de totale dépendance qu’elle cherche à dépasser : le lesbianisme aurait alors pour condition nécessaire l’hétérosexualité. Le premier qui se définit en excluant totalement cette dernière se prive de la capacité de resignifier précisément la matrice hétérosexuelle qui la constitue nécessairement en partie. Résultat, cette stratégie lesbienne consoliderait l’hétérosexualité obligatoire dans ses formes oppressives. » (Paris, La Découverte, 2005, p. 247 ; traduction de Gender Trouble, Routledge, New York, 1990). Retour au texte

76 Tsutsui Kiyotada 筒井清忠, « Kindai Nihon no kyōyō shugi to shūyō shugi 近代日本の教養主義と修養主義 (Le culte de l’instruction et la formation de soi dans le Japon moderne) », Shisō 思想 (La pensée), février 1992, p. 153-162. Retour au texte

77 Sur la notion de jiga (et de jiko, soi), voir T. Ota, op. cit. Sur la notion de jinkaku, voir par exemple : Odaira Maiko, « L’amour, la notion de personne, l’exclusion des femmes écrivains : Autour de Tamura (Satō) Toshiko », in Y. Cadot, D. Fujiwara, T. Ota et R. Scoccimarro (sous la dir. de), Japon Pluriel 10, Arles, Philippe Picquier, 2014, p. 63-85. Retour au texte

78 Yaneura no ni shojo, op. cit., p. 307-308. Retour au texte

79 Ibid., p. 316. C’est nous qui soulignons. Retour au texte

80 Kawasaki Kenko 川崎賢子, Shōjo biyori 少女日和 (Le temps des jeunes filles), Tōkyō, Seikyūsha, 1990, p. 22. Retour au texte

81 Yaneura no ni shojo, op. cit., p. 316. Retour au texte

82 Kawasaki Kenko, en analysant la profusion étrange de jiga à la fin du roman, justifie précisément son intérêt par sa position ambiguë autour de la notion du soi, alors que la revue Seitō prône cette notion. Retour au texte

83 Par ailleurs, la contradiction apparaît également derrière la valeur centrale de son roman familial Chi no hate made 地の果てまで (Jusqu’au bout de la terre) de 1919 : le culte de l’instruction (kyōyō shugi 教養主義). La fin de ce roman semble creuse et abstraite selon Takeda Shiho car les grandes idées comme la construction de la personnalité ou le culte de l’instruction n’apportent aucune solution à l’héroïne du roman. Ce culte sert d’alternative à ceux qui ne sont pas parvenus à une réussite sociale dans la vie, mais si cette croyance à l’instruction chez Midori est excessive, c’est parce que les femmes sont justement exclues d’une réussite sociale (Takeda Shiho 竹田志保, « Yoshiya Nobuko Chi no hate made ron : Taishō kyōyōshugi to no kankei kara 吉屋信子「地の果てまで」論―〈大正教養主義〉との関係から (Jusqu’au bout de la terre de Yoshiya Nobuko : par rapport au culte de l’instruction de l’ère Taishō)  », Nihon bungaku 日本文学 (Littérature japonaise), novembre 2013, p. 48-53). Retour au texte

84 Op. cit., p. 14-21. Retour au texte

85 T. Ota, op. cit., 2014, p. 202-203. Retour au texte

86 Yaneura no ni shojo, op. cit., p. 318. Retour au texte

87 Katase shinjū, op. cit., p. 159. Retour au texte

88 Dans Les Jours révolus, à côté des kanji 処女, les deux lectures furigana sont apposées : otome (おとめ, p. 9) et shojo (しょじょ, p. 66). Otome signifie jeune fille, femme non mariée et vierge. Retour au texte

89 Muta Kazue 牟田和恵, Senryaku to shite no kazoku : kindai Nihon no kokumin kokka keisei to josei 戦略としての家族近代日本の国民国家形成と女性 (La famille comme stratégie : la formation de l’État-nation japonais moderne et les femmes), Tōkyō, Shin.yōsha, 2002 (1996), p. 138-139. Retour au texte

90 Kōjien, Tōkyō, Iwanami shoten, 1998, p. 1346. Retour au texte

91 Muta K., op. cit., p. 139-143. Retour au texte

92 Le Nouveau Petit Robert, Paris, Éditions Le Robert, 2002, p. 2774. Retour au texte

93 Op. cit., p. 22. Retour au texte

94 Le propos de Kuriyagawa Hakuson cité dans : Yoshiya Nobuko 吉屋信子, « Junketsu no igi ni tsukite Hakuson-shi no ren.aikan o bakusu 純潔の意義に就きて白村氏の戀愛観を駁す (Réfutation de la conception de l’amour par M. Hakuson quant à la valeur de la pureté)  », Kuro shōbi 黒薔薇 (Rose noire), 1925, n° 1, p. 50. Retour au texte

95 Ibid., p. 52. Retour au texte

96 Ibid., p. 50. Retour au texte

97 Ibid., p. 52-53. Retour au texte

98 Takeda Shiho 竹田志保, Mō hitotsu no hōto : Yoshiya Nobuko Yaneura no ni shojo saikō もう一つの方途吉屋信子「屋根裏の二処女」再考 (Une autre voie : repenser Deux vierges sous une mansarde de Yoshiya Nobuko), Gakugei kokugo kokubungaku 学芸国語国文学 (Revue de langue et de littérature japonaises de l’université Tōkyō Gakugei), mars 2014, p. 210-211. Odaira Maiko analyse le processus similaire dans le cas de Tamura Toshiko dans son roman Akirame あきらめ (Résignation) (Odaira Maiko 小平麻衣子, Onna ga onna o enjiru : bungaku, yokubō, shōhi 女が女を演じる文学・欲望・消費 (La femme dans le rôle de la femme : littérature, désir et consommation), Tōkyō, Shin.yōsha, 2008, p. 100-101). Retour au texte

99 Le premier livre traduit de l’anglais The Book of Nature de James Ashton (1865) est Zōkaki-ron 造化機論 (Études sur les organes reproducteurs) par Chiba Shigeru千葉繁 (1875). L’idée de la passivité et l’absence du désir chez les femmes est récurrente dans les ouvrages sexologiques et les presses féminines des années 1910 à 1930. Kawamura K., op. cit., p. 56-66, p. 156-158, et p. 172-173. Retour au texte

100 G. Canguilhem, op. cit., p. 227. Retour au texte

101 M. Foucault, op. cit., p. 46. Retour au texte

102 G. Canguilhem, op. cit., p. 228. Retour au texte

103 À ce propos, Lillian Faderman note que l’amour entre femmes en arrive à être largement considéré vers les années 1920 comme une relation nécessairement sexuelle, bien que dans de nombreux cas d’histoires lesbiennes présentés par des sexologues les femmes n’aient aucun contact génital avec d’autres femmes. Environ un tiers des cas étudiés par Havelock Ellis n’a pas connu d’expérience physique avec une autre femme. De même pour le cas unique évoqué par Sigmund Freud. (L. Faderman, op. cit., p. 327.) Le terme « homoémotionnel » décrit plus justement le lesbianisme que « homosexuel » selon la psychiatre Charlotte Wolff (1897-1986). (Love Between Women, Harper and Row, New York, 1971 ; cité par L. Faderman, op. cit., p. 469.) Retour au texte

104 Adrienne Rich le définit dans son article de 1980 « Compulsory Heterosexuality and Lesbien Existence », qui sera intégré en 1986 dans Blood, Bread, and Poetry: Selected Prose 1979-1985, édition de référence : Londres, Virago Press, 1987, p. 51-52, et la traduction française dans La Contrainte à l’hétérosexualité et autres essais, Genève-Lausanne, Mamamélis-Nouvelles Questions Féministes, 2010, p. 85. Les liens entre Hiratsuka Raichō et Otake Kōkichi de la revue Seitō, et dans certaines œuvres de Tamura Toshiko pourraient s’analyser sous l’angle du « continuum lesbien », selon Odaira Maiko (op. cit., 2008, p. 98-99) et Yoshikawa Toyoko (« Kindai Nihon no rezubianizumu » 近代日本のレズビアニズム (Le lesbianisme dans le Japon moderne), in Kondō Kazuko (sous la dir. de), Sei gensō o kataru 性幻想を語る (Visions sur la sexualité), Tōkyō, San.ichi shobō, 1998, p. 80, 96 et 104). Retour au texte

105 Voir par exemple : Komashaku Kimi 駒尺喜美, Yoshiya Nobuko : kakure feminisuto 吉屋信子隠れフェミニスト (Yoshiya Nobuko : féministe cachée), Tōkyō, Riburopōto, 1994, chapitre 3. Retour au texte

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Référence électronique

Tomomi Ōta, « Normalité et anormalité : amour entre femmes dans les œuvres de Yoshiya Nobuko des années 1920 », Etudes japonaises [En ligne], 3 | 2025, mis en ligne le 30 juin 2025, consulté le 19 juillet 2025. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/etudes-japonaises/376

Auteur

Tomomi Ōta

Université Toulouse-Jean Jaurès, IFRAE