« Intelligence artificielle, droite alternative, misogynie, jeu, théorie du complot, identité » (AI AI, orutana uyoku オルタナ右翼, misojinī ミソジニー, gēmu ゲーム, inbōron 陰謀論, aidentiti アイデンティティ), tel est l’inventaire ambitieux figurant en sous-titre de ce livre passionnant, écrit par Fujita Naoya. Mais quel lien unit tous ces mots-clés ? C’est la question qui traverse cet ouvrage et guide la réflexion du lecteur.
Critique littéraire de science-fiction et professeur associé à l’Institut japonais de l’image animée, Nihon eiga daigaku 日本映画大学, Fujita Naoya 藤田直哉 (né en 1983) est notamment connu au Japon pour ses éditoriaux dans la presse. Non traduits à l’étranger, ses écrits apportent pourtant un regard original sur la subculture et les communautés otaku おたく en ligne, en historicisant leurs créations, évolutions et prises de position au fil d’une série d’événements sociaux, économiques et politiques du Japon contemporain.
L’ouvrage se découpe en huit chapitres de différents formats. Les cinq premiers sont des essais analysant les liens entre (i) la génération perdue et la subculture, (ii) l’histoire d’Internet au Japon et la misogynie en ligne, (iii) la culture otaku et le nationalisme, (iv) les jeux vidéo et l’activisme politique, et enfin (v) les théories du complot et le populisme. S’en suit la retranscription d’une intervention à un séminaire sur l’ère de la post-vérité, puis le regroupement d’articles publiés par l’auteur dans les journaux Kyōdō tsūshinsha 共同通信社, ou Kyodo News, et Asahi shinbun 朝日新聞, de 2014 à 2023.
La méthodologie de l’auteur s’inscrit dans les études culturelles et des médias : il analyse tant le contenu que la réception par les internautes de livres ou de films en relation avec les périodes d’essor et de gel de l’économie japonaise, avec des meurtres ou autres crimes médiatisés, ou encore avec des discours et stratégies politiques. Le site principal de ses observations est le forum 2channel 2ちゃんねる, souvent décrit comme abritant la communauté en ligne la plus importante du Japon. Ce forum est également connu pour abriter des opinions particulièrement xénophobes et controversées, ce que l’auteur ne manque pas de contextualiser et d’interpréter. Fujita analyse également des réseaux sociaux tels que X (anciennement Twitter) et TikTok, ainsi que des plateformes de diffusion de vidéo, comme YouTube.
Il est intéressant de noter que l’auteur déclare en préambule sa positionnalité vis-à-vis des communautés en ligne misogynes, xénophobes et parfois violentes qu’il analyse. En effet, il s’inscrit d’emblée comme possédant (ou ayant possédé) des aspects des communautés d’internautes qu’il étudie, et mentionne que sans l’accès à l’éducation dont il a bénéficié, il aurait pu en faire partie. Son ouvrage, indique-t-il, est donc aussi une autocritique (p. 18)1.
« Ce livre aborde des phénomènes graves tels que l’élection présidentielle américaine, l’attaque du Capitole, l’assassinat de l’ancien Premier ministre Abe par Yamagami Tetsuya, la guerre et les opérations d’influence entre la Russie et l’Ukraine, ainsi que la misogynie et le harcèlement en ligne. Si nous essayons de comprendre ces phénomènes sans tenir compte de deux perspectives – la technologie et les médias eux-mêmes qui changent les gens, et la culture favorisée par l’Internet et les sous-cultures qui influencent elles-mêmes les pensées et les actions des gens, ce qui se traduit par des réalités politiques –, alors il manquera inévitablement quelque chose. » (p. 8-9).
Ce préambule résume la thèse de l’ouvrage de Fujita. Celui-ci apporte un éclairage inédit et stimulant sur une série d’événements sociétaux et politiques du Japon et géopolitiques mondiaux des deux dernières décennies au prisme d’une analyse des technologies et cultures d’Internet.
Pour citer un exemple, Fujita note que l’ancien premier ministre Asō Tarō 麻生太郎 (né en 1940) se montre particulièrement positif envers les otaku dans son livre Totetsumonai Nippon とてつもない日本 (Japon Extraordinaire) publié en 2007. Il fait d’ailleurs son premier discours en tant que chef d’État en 2008 à Akihabara (Tōkyō), quartier emblématique de la culture otaku, qui avait été trois mois plus tôt le théâtre d’un massacre commis par un homme que les médias avaient qualifié d’otaku. Asō voit alors dans les otaku de potentiels ambassadeurs culturels du Japon, ainsi qu’une base partisane solide pour sa faction politique (p. 30).
Le terme otaku qualifie des Japonais adeptes des technologies, manga, jeux vidéo et autres éléments de la pop culture numérique, souvent qualifiés d’anti-sociaux2. Selon Fujita, la stratégie de l’ancien premier ministre a contribué au renforcement du nationalisme et du conservatisme au sein des otaku (p. 31). Des liens ont souvent été faits3 entre les otaku et les internautes de la droite alternative japonaise, netto uyoku ネット右翼 ou, abrégé, neto uyo ネトウヨ. Cette communauté, particulièrement présente sur le forum 2channel, défend notamment des théories révisionnistes de l’histoire en niant les crimes de guerre de l’Empire du Japon en Asie durant la première moitié du XXe siècle. Fujita, lui, nuance cette association en détaillant la diversité des opinions politiques au sein des otaku.
Cet ouvrage offre également un regard édifiant pour étudier les masculinités japonaises contemporaines. L’auteur décrit les débuts d’Internet des années 1990 comme un « espace de discours masculin et insouciant » (p. 69). Ces dialogues politiquement incorrects et masculins, voire masculinistes, c’est-à-dire remettant en cause les avancées féministes et défendant des normes patriarcales traditionnelles, se sont ainsi longtemps développés au sein de cercles réservés aux hommes sur Internet, notamment sur 2channel, bastion du conservatisme en ligne. La démocratisation de l’usage d’Internet a mené à l’arrivée d’autres groupes sociaux, multipliant les disputes en ligne sur des enjeux d’égalité des genres. Si le masculinisme est considéré comme un contrecoup réactionnaire et conservateur au féminisme, il est intéressant de noter qu’au Japon les discours masculinistes ont précédé ceux féministes en ligne.
Fujita analyse une communauté en particulier : les « hommes faibles », jakusha dansei 弱者男性. Ce groupe social, actif principalement en ligne, rejette les identités politiques figeant les hommes comme privilégiés et perpétrateurs de violences et les femmes et personnes LGBT comme discriminé·e·s. Mettant l’accent sur leur faible capital socio-économique, le handicap ou le physique, les hommes faibles insistent sur le fait que de nombreux hommes sont des victimes qui mériteraient la même empathie et compensations que les publics généralement considérés comme discriminés (p. 27).
Fujita se réfère notamment aux travaux du sociologue Itō Masaaki 伊藤昌亮 et du critique Sugita Shunsuke 杉田俊介 sur la théorie des hommes faibles. À côté de revendications plutôt inoffensives comme la reconnaissance de leurs souffrances, cette communauté a aussi porté des demandes extrêmes comme l’assignation d’épouses aux hommes faibles (p. 49). Fujita dissocie ainsi les discours des hommes faibles en deux catégories : les inquiétudes légitimes concernant des vulnérabilités intersectionnelles négligées et les formes de victimisation réactionnaires qui masquent les privilèges dont ces hommes bénéficient, défendant ainsi un traditionalisme patriarcal.
Fujita dénote une tendance des hommes faibles et otaku qui naviguent à travers les transformations sociétales du pays à se regrouper en ligne et à adopter une posture commune conservatrice. L’émergence de plateformes en ligne a favorisé la formation de ces communautés, qui consolident des analyses telles que la théorie des hommes faibles, ce qui influence les débats au sein de la société japonaise. La spécificité de son propos provient de son analyse de ces communautés à travers leur réception d’œuvres de sciences fiction et de faits d’actualité. Il se démarque également par les liens nuancés et sensibles au genre qu’il établit entre différents groupes sociaux (otaku, droite alternative, hommes faibles, etc.) et leur implication dans les dynamiques sociopolitiques contemporaines et à venir.
Une autre thématique hautement d’actualité est discutée, en particulier dans la seconde moitié du livre : l’ère de la post-vérité. Se basant sur le travail de Tsuda Daisuke 津田大介 et Hibi Yoshitaka 日比嘉高4, Fujita définit la post-vérité comme « une situation dans laquelle les appels aux émotions et aux croyances personnelles ont plus d’influence sur la formation de l’opinion publique que les faits objectifs » (p. 114). L’auteur cite notamment le Président américain Donald Trump (né en 1946) comme figure politique pratiquant ce type de discours, exploitant des faits non-objectifs plutôt que des preuves scientifiques et des sources médiatiques vérifiées.
L’auteur lie cette ère de post-vérité à différents aspects de la culture d’Internet, comme la ludification (ou gamification) de l’action politique en ligne qui consiste à transposer des pratiques issues des jeux vidéo dans l’activisme politique, ou encore les théories du complot et autres désinformations en ligne, facilitées par les technologies des réseaux sociaux. Fujita appelle « armes narratives » (monogatari heiki 物語兵器) (p. 148) les campagnes de diffusion de fausses informations par des gouvernements étrangers au sein d’autres pays à travers différents canaux en ligne.
Cette ère de post-vérité pénètre tant la géopolitique que l’intime. Fujita analyse le slogan de campagne en 2012 et 2013 de Abe Shinzō 安倍晋三 (1954-2022), « Reprendre le Japon » (Nippon o, torimodosu 日本を、取り戻す), comme un discours de post-vérité exploitant l’attachement affectif de son électorat (p. 157). Ce type de discours fait écho au fameux slogan « Make America Great Again » de Donald Trump popularisé quelques années plus tard, ou plus récemment aux références à l’idée de reprendre ce qui a appartenu à la Russie dans les interventions médiatiques de Vladimir Poutine (né en 1952).
Ces discours populistes d’hommes forts de retour vers une prétendue apogée de leurs pays est comparé par Fujita aux discours antiféministes des célibataires involontaires, ou incels (p. 174), qui soutiennent que le féminisme est allé trop loin et que les hommes sont maintenant discriminés et les femmes privilégiées. Cette communauté occidentale en ligne partage des liens idéologiques avec les hommes faibles au Japon5. Fujita cartographie ainsi ces contre-vérités qui se propagent comme des incendies sur les réseaux sociaux. Des politiciens aux internautes, ces discours conservateurs tantôt nationalistes, tantôt masculinistes, s’appuient sur l’évocation d’émotions telles que la peur, la détresse, ou la nostalgie pour susciter des réactions vives et entraîner l’adhésion. Il établit des ponts appréciables au sujet de ce phénomène entre le Japon et le reste du monde, notamment les États-Unis, la Russie et la Chine.
Cependant, on pourrait reprocher aux chapitres sur la post-vérité de perdre cet ancrage méthodologique et aréal. En effet, si des liens sont faits à travers les menaces actuelles ou futures pour le Japon, on peut regretter que cette thématique soit traitée avec un certain désencrage en comparaison aux autres chapitres de l’ouvrage qui apportent une contextualisation socio-historique fine des subcultures d’Internet au Japon.
Les deux derniers chapitres de l’ouvrage, intitulés « Commentaires sur Internet » (Netto jihyō ネット時評), rassemblent environ soixante-dix billets d’opinion publiés originellement dans la presse japonaise. L’auteur y dissèque l’actualité ainsi que les réactions des internautes japonais·es vis-à-vis de celle-ci, et donne finalement son avis, dans un style somme toute classique des éditoriaux au Japon. Fujita traite d’une multitude de sujets, allant des réactions d’internautes japonais·es au sujet des discriminations subies par les personnes transgenres aux États-Unis, à la position du gouvernement japonais quant à la régulation de l’intelligence artificielle, en passant par la transformation des modes de manifestation en lien avec la pandémie de la COVID-19. Moins riches en analyse que les autres chapitres du livre, ces articles ont néanmoins une grande valeur d’archive des débats sur l’actualité qui ont marqué les années 2014-2023.
Dans chaque chapitre, l’auteur suggère également des recommandations, adressées tantôt aux lecteur·rice·s lambda, tantôt aux décideurs·ses politiques. Ainsi donne-t-il par exemple cinq conseils pour s’armer individuellement et collectivement contre les fausses informations de l’ère de post-vérité (p. 195-196), tels qu’assurer des budgets aux journaux et départements universitaires pratiquants la vérification des faits (fact-checking), renforcer la législation sur la responsabilité des entreprises technologiques, ou adopter une pratique d’Internet lente, fondée sur la réflexion plutôt que la consommation d’un flot d’informations. Il préconise aussi des réformes socio-économiques pour lutter contre le désespoir des individu·e·s les plus vulnérables, faisant notamment référence aux hommes faibles (p. 74). Cette dernière proposition pourrait faire débat et appelle à une meilleure analyse de cette communauté et de leurs revendications car, comme l’auteur l’explique lui-même, une partie de leur argumentation se base sur des contre-vérités.
Fujita dresse un constat inquiétant des effets conjoints de la reconfiguration du paysage médiatique par les réseaux sociaux, du contrecoup antiféministe et des discours de post-vérité qui l’accompagnent :
« Le déclin de la capacité de réflexion et de la logique va probablement se poursuivre. À cause d’Internet, les gens ne pourront plus lire de livres comme avant, et les jeux et les smartphones deviendront de plus en plus dominants en tant que médias grand public. » (p. 202)
À travers les liens qu’il tisse entre réalité et fiction, politique et ludique, mouvements sociaux et cultures numériques, Fujita offre des clés de réflexions originales pour penser notre époque. Il met en garde contre certaines dérives préoccupantes liées à l’évolution d’Internet et de ses subcultures, notamment la montée des violences physiques alimentées par des récits complotistes massivement diffusés en ligne, la structuration et mobilisation stratégique de groupes socio-économiquement marginalisés par des politiciens populistes à travers des discours de contre-vérité, l’instrumentalisation des affects dans le débat public, ainsi que la transformation du militantisme politique selon des logiques empruntées à l’univers du jeu. Selon l’auteur, nous ne sommes qu’à l’aube de telles dynamiques, ce qui explique son ton alarmant et ses préconisations continues pour renforcer la régulation et l’éducation aux médias et à l’information sur Internet.
Tel un kaléidoscope, cet ouvrage ouvre une multitude de fenêtres sur le Japon contemporain et à venir, et plus largement sur le monde. On s’imprègne de cet ouvrage qui semble tant adressé au secteur académique qu’au grand public. On aurait pu s’attendre à davantage d’analyses sur l’intelligence artificielle, mentionnée en sous-titre, notamment sur son rôle présent et à venir dans la production et la dissémination de théories du complot. Cela n’enlève toutefois rien à la richesse de l’ouvrage de Fujita, qui éveille la curiosité et permet d’établir des ponts entre les sciences humaines, sociales et politiques sur le Japon.