Nous sommes à l’automne 1985. Personne ne voit encore venir la démolition du mur de Berlin (9 novembre 1989), ni la fin de la guerre froide. D’autres sujets occupent l’actualité internationale, à commencer par l’évolution de la relation du Japon avec les pays occidentaux ; une relation qui s’est nettement détériorée. Vingt années se sont écoulées depuis l’arrivée de Jean-Jacques Origas à l’École nationale des langues orientales vivantes, et la japonologie est en train d’amorcer un tournant. Nous sommes attablés devant un café au Bar-Tabac A Jean Nicot1 rue du Faubourg Saint Honoré à Paris, notre lieu de rendez-vous usuel, parfait pour un fumeur invétéré tel qu’était mon directeur de mémoire de recherche. Au cours de la discussion qui portait sur mon sujet d’étude – l’image de l’étranger dans la presse hebdomadaire japonaise –, Jean-Jacques Origas me dit en substance, de manière presque solennelle : nous assistons à la pire crise entre les États-Unis et le Japon depuis 1945. Sa perception de l’acuité de cette tension bilatérale était à la fois très juste et prophétique de la tournure des événements dans les années suivantes. Car, en réalité, la crise ne faisait alors que commencer et s’amplifierait au point où certains commentateurs envisageraient une vraie guerre, militaire et pas seulement économique, entre le Japon et ses alliés2. C’est dans ce contexte singulier que les études japonaises en France allaient connaître un développement important, au-delà du périmètre géographique et ontologique dans lesquelles elles s’étaient inscrites, pour l’essentiel, depuis le début du siècle. On reviendra d’abord sur la crise elle-même, puis sur les réactions qu’elle a suscitées. On évoquera ensuite les effets directs et indirects de celles-ci sur les études japonaises en France.
1. L’irruption du « problème japonais »
Se replonger, avec quarante ans de distance, dans les archives de la crise nippo-occidentale est un exercice édifiant. Dans une note de l’hiver 1985, à diffusion limitée, d’un expert pour le ministère de la Défense des États-Unis, on peut lire la phrase d’introduction suivante :
« The United States is involved in a war – not an arms or an ideological war with some bitter communist enemy, but an economic war with a close and important democratic ally. The war is a trade war; the opponent is Japan. »
(Les États-Unis sont engagés dans une guerre – non pas une guerre d'armes ou une guerre idéologique avec un ennemi communiste acharné, mais une guerre économique avec un allié démocratique proche et important. Il s'agit d'une guerre commerciale dont l'adversaire est le Japon.)3
Le choix d’un vocabulaire guerrier était symptomatique de l’exaspération croissante du milieu politique et médiatique de Washington à l’égard d’une question précise : l’excédent de la balance commerciale japonaise. En quatre ans, de 1982 à 1986, celui-ci était passé de 15 à 58 milliards de dollars. Or ce qui était un sujet technique, réservé d’abord à l’analyse économique, a rapidement basculé dans un tout autre domaine, bien plus émotionnel et subjectif. La fureur alimentée par le flux grandissant de biens et d’investissements japonais aux États-Unis a fini par engendrer un phénomène de harcèlement antijaponais, surtout verbal mais parfois physique, appelé alors Japan bashing ou Nihon tataki 日本叩き (aujourd’hui on dit également Japan basshingu ジャパンバッシング). En France, si le phénomène a existé, l’expression n’a pas été reprise par les commentateurs, qui lui ont préféré la dichotomie « nippophilie contre nippophobie »4. Mais l’idée était la même : le débat s’inscrivait dans le registre de l’émotion et du ressenti plus ou moins irrationnel – de la « philia » et de la phobie –, mettant en évidence des imaginaires contradictoires.
Les publications respectives de Theodore H. White et de Karel van Wolferen font partie des textes les plus emblématiques de ce Japan bashing. White, reporter de guerre en Chine dans les années 1940 et lauréat du prix Pulitzer en 1962, lança, pour ainsi dire, les hostilités par un article retentissant sur le « danger japonais » en couverture du New York Times5. Un parallèle tout à fait explicite y était établi entre le déploiement des entreprises japonaises sur le marché américain dans les années 1980 et l’attaque de Pearl Harbor de 1941. Le ton était tellement agressif qu’il fut dénoncé dans un éditorial de l’autre grand quotidien du pays, le Washington Post6. Quant à Karel van Wolferen, alors correspondant à Tōkyō du quotidien néerlandais NRC Handelsblad, il posa les jalons d’une nouvelle controverse sur « le problème japonais » dans l’influente revue de politique internationale, Foreign Affairs7. Il fut le premier à comparer le Japon à l’Union Soviétique, en tant que « menace » pour les États-Unis et plus généralement pour le monde occidental. Dans son argumentation, l’excédent de la balance commerciale japonaise devenait quasiment un épiphénomène, le cœur du « problème » étant le système politique prévalant dans l’archipel. Cette thèse fut développée peu après par le journaliste néerlandais dans un livre qui connut un succès notable à travers l’Amérique du Nord et l’Europe de l’Ouest8.
Trente ans plus tard, revenu aux Pays-Bas, van Wolferen créa le journal Gezond Verstand, proche des courants conspirationnistes, remettant par exemple en cause la réalité de la pandémie de covid-19. Ceux qui l’accueillaient à bras ouverts à la fin du xxe siècle ont depuis pris leur distance. Pourtant sa thèse de l’époque, sur le « problème japonais », comportait déjà une dimension conspirationniste, ou tout au moins, fortement spéculative. Mais comme l’a rappelé l’historien Michael Heale9, une majorité d’Américains en étaient venus à considérer, peu avant la disparition effective de l’URSS, que le Japon représentait pour eux une plus grande menace que cette dernière. L’idée que le « samouraï » allait « nous étouffer progressivement »10 faisait aussi florès en Europe. Ces discours excessivement alarmistes renvoyaient de manière plus fondamentale à des anxiétés collectives quant à l’avenir du monde occidental. Comme l’a souligné également Michael Heale, les années Reagan aux États-Unis ont été dominées par un mélange de déclinisme et de besoin impérieux de consolider une nouvelle figure de l’Ennemi – les Japonais venant opportunément remplacer les Soviétiques11.
De l’autre côté de l’Atlantique, la ministre française des Affaires Européennes, Edith Cresson, déclara au journal La Tribune de l’Expansion, le 10 janvier 1990 : « Il est clair aujourd’hui que le Japon est un adversaire qui ne joue pas le jeu et qui a la volonté absolue de conquérir le monde ». Au-delà des incertitudes autour de la fin de l’affrontement bipolaire de la guerre froide, la nippophobie brandie avec constance par ce membre du gouvernement, pouvait être interprétée comme un doute existentiel plus général et diffus dont étaient saisies les sociétés occidentales. La rhétorique autour de l’« énigme » de la puissance japonaise renvoyait en creux à l’impression de perte d’influence de l’Occident. Et cette impression était d’autant plus déconcertante, voire inquiétante, que la supposée perte d’influence se faisait à l’avantage d’une nation perçue comme radicalement différente. De l’« énigme » de la puissance japonaise, à l’« énigmatique » Japon, il n’y avait qu’un pas. Karel van Wolferen affirmait d’ailleurs que le Japon était « dans » le monde, mais pas « de ce » monde12 ; en d’autres termes, une sorte d’OVNI.
Edith Cresson assumait un franc-parler qui trahissait une certaine intolérance pour l’altérité. Ses commentaires négatifs sur l’homosexualité voisinaient curieusement avec ses propos désobligeants sur les Japonais, comparés à des fourmis13. Mais ses déclarations, qui seraient tout à fait incompatibles avec les codes politiques du xxie siècle, exprimaient de manière crue des perceptions collectives qui étaient alors loin d’être marginales. Dans le cas du Japon, c’était la vision d’un lointain pays, vu au prisme d’un exotisme qui oscillait entre fascination et rejet. Cette vision polymorphe a accompagné une crise qui, d’un contentieux commercial a dérivé vers une confrontation identitaire. Une confrontation bilatérale, car, d’une certaine manière, le procès en altérité fait par les Occidentaux aux Japonais n’a pas vraiment été remis en cause par ces derniers. Comme on va le voir maintenant, il y a eu au contraire, notamment au sein de la classe politique et des médias japonais, une revendication de différence radicale. On a assisté, dans l’archipel, à un regain d’affirmation culturaliste sous des formes multiples, impactant notamment l’évolution des études japonaises.
2. Les réactions japonaises, entre culturalisme et réinvention de l’internationalisation
La lecture de la presse française des années 1980 pourrait parfois laisser accroire que les tensions entre le Japon et les pays occidentaux, États-Unis en tête, formaient un impraticable bourbier, fait de différends socio-culturels insolubles. En réalité les négociations commerciales n’ont jamais cessé, et, face aux émotions, les chiffres et les données économiques y reprenaient leurs droits. À l’inverse, lorsque la crise financière japonaise et le ralentissement de l’économie, au début des années 1990, ont commencé à dégonfler le problème commercial, les crispations identitaires ont nettement diminué. Les débats sensationnalistes sur l’énigmatique Japon avaient vécu. Mais ce qui est intéressant à noter, c’est que cette fièvre passagère, une dizaine d’années tout au plus, a eu des effets à plus long terme. Revenons donc sur les réactions suscitées dans l’archipel par les discours occidentaux sur le « problème japonais ». On en distinguera trois types.
Le premier type de réactions japonaises au Japan bashing correspondait à une posture politique résolument nationaliste. On pourrait même dire un nationalisme « sans complexe », en référence à la traduction française d’un livre symbolique de l’époque, le pamphlet de l’écrivain et politicien Ishihara Shintarō 石原慎太郎 (1932-2022) : No-to ieru nihon NOと言える日本 (Le Japon qui peut dire non)14. Le titre résumait clairement l’objectif de son auteur : refuser avec fermeté les doléances externes et les critiques à l’égard de la politique commerciale japonaise, avec tous les arguments possibles, y compris ethnoculturels, voire raciaux. La version originale du livre avait été co-signée par le président de l’entreprise Sony, Morita Akio 盛田昭夫 (1921-1999). Or, peu après sa parution, une traduction pirate en anglais commença à circuler dans les cercles politico-administratifs de Washington. Le texte y fit scandale, le climat de tension s’intensifia, et Morita refusa d’apparaître dans les traductions qui furent négociées par la suite. Mais si cette publication a fait couler beaucoup d’encre, elle ne correspondait pas, à ce moment-là, à un courant majoritaire dans l’opinion japonaise, ni même au sein du Parti Libéral Démocrate dont faisait partie Ishihara. En revanche, l’attention médiatique dont elle a bénéficié est révélatrice des tenants et aboutissants du malaise nippo-occidental.
Ishihara et Morita n’envisageaient pas une traduction de leur livre en langue occidentale, et, a fortiori, une diffusion illégale en anglais. C’était une publication destinée au public japonais, sans vocation à sortir de l’archipel. L’idée que le Japon pouvait encore être ainsi protégé par une barrière linguistique était une erreur d’appréciation étonnante de la part du patron de Sony dont les produits s’exportaient à travers la planète. Alors que, en un sens, le « Japon » en tant que sujet de débat public s’était déjà internationalisé. La presse occidentale se faisait l’écho de nouveaux thèmes de conversation sur l’économie, la société ou la politique japonaises. Cependant, ces nouvelles conversations, par la part de stéréotypes ou d’approximations qu’elles véhiculaient, soulignaient aussi le fossé d’incompréhension qui subsistait entre le Japon et ses alliés. La réception du discours d’Ishihara en est un exemple : perçu en France ou aux États-Unis comme représentatif de ce que pensaient « les Japonais », il relevait en réalité d’une frange ultra-nationaliste – xénophobe, sexiste, négationniste – et considérée comme telle dans l’archipel. Son ascendant ne s’affirma que des années plus tard, à l’instar du réseau d’extrême-droite de la Conférence du Japon, Nippon kaigi 日本会議, instauré en 1997, auquel Ishihara participa, et qui fut prédominant dans les années 2010.
La deuxième catégorie de réactions japonaises face aux critiques occidentales ressortait du particularisme culturel. Symétriquement à l’efflorescence d’articles sur le Japon dans les médias étrangers, il y a eu dans l’archipel un nouvel essor des « essais sur les Japonais », ou nihonjinron 日本人論. En tant que telle, cette pratique du regard collectif sur soi-même n’avait rien d’inédit. La démarche essentialiste a fondé les études nativistes, ou kokugaku 国学, sous le shogunat des Tokugawa (1603-1868), en contrepoint du répertoire sino-centré. On la retrouve durant l’ère Meiji (1868-1912), et à nouveau après la guerre du Pacifique, où la figure de l’« Autre » face auquel on cherche à définir l’identité nationale n’est plus la Chine mais un Occident aux contours variables (plus centré sur l’Europe à la fin du xixe siècle, et plutôt sur les États-Unis dans la deuxième moitié du xxe siècle). Par ailleurs, on ne note pas assez souvent, lorsqu’on s’intéresse aux nihonjinron, que la construction d’un savoir ou d’un imaginaire essentialiste n’est pas spécifiquement japonais. Cette pratique a prospéré au cours du xixe siècle dans l’Europe travaillée par l’édification d’États-nations modernes, à commencer par la France. Il suffit de penser au roman national glorifiant une ascendance gauloise – contenue dans l’expression « nos ancêtres les Gaulois » – et que des historiens, dont Suzanne Citron15, se sont efforcés de déconstruire. Ce qui, par contre, est spécifique au Japon, et tout particulièrement pendant la période de malaise nippo-occidental des années 1980, c’est l’entrecroisement des perspectives internes (japonaises) et externes (occidentales) sur un même objet (le « Japon »).
Il y avait une forme de jeu de miroirs entre des ouvrages comme celui de Karel van Wolferen sur ce qu’il appelait le « Système japonais » et nombre de nihonjinron produits à la même époque. Le discours occidental faisant du Japon une entité à la fois monolithique et essentiellement exogène (« dans » mais non « de » ce monde), formait une symétrie avec la posture d’exceptionnalisme qui traversait à divers degrés les « essais sur les Japonais ». Ce jeu de miroirs a préexisté aux années 1980, si on pense en particulier au célèbre ouvrage de Ruth Benedict, The Chrysanthemum and the Sword (Houghton Mifflin, 1946)16 qui avait stimulé une nouvelle vague de nihonjinron dans l’archipel, dans le sillage duquel a émergé le fameux essai de Nakane Chie 中根千枝 (1926-2021), Tate-shakai no ningen-kankei タテ社会の人間関係 (Les relations humaines dans une société verticale)17. À la réduction, par les Occidentaux, de l’objet « Japon », évoquant un orientalisme analysé par Edward Saïd, a répondu un mouvement d’« auto-orientalisation », par les Japonais, comme l’a noté Thierry Guthmann18. Ce mouvement entre portraits et autoportraits avait toutefois une double particularité en cette fin de xxe siècle. D’une part, la volonté de définir une « japonitude » était très précisément influencé par le contentieux commercial, faisant surgir un homo economicus nippon peu évoqué jusqu’alors. D’autre part, ce culturalisme a suscité une réaction au sein de la communauté académique, qui a fini par produire un sous-champ des études japonaises, consacré à l’analyse critique des nihonjinron.
Cette réaction universitaire visait d’abord à prendre un contrepied explicite de l’approche mono-culturelle, si ce n’est mono-ethnique (en référence à la notion d’ethnie « homogène» ou tan.itsu minzoku 単一民族) des « essais sur les Japonais ». C’était l’objectif, en particulier, du sociologue Sugimoto Yoshio 杉本良夫, qui proposa une vision multiculturelle de la société japonaise. Son livre, Images of Japanese Society19 (1986), co-écrit avec son collègue de l’université Monash, Ross Mouer20, devint une référence pour une nouvelle génération d’étudiants anglophones qui entendaient déconstruire une représentation monolithique du Japon, prédominante jusqu’alors. Cette évolution a touché aussi la France, sans toutefois faire disparaître certains des présupposés de la japonologie qui y était pratiquée. Par exemple, c’est dans les années 1980 que fut traduit en français l’ouvrage Amae no kōzō 「甘え」の構造 (La structure de la dépendance)21 du psychiatre Doi Takeo 土居 健郎 (1920-2009). Or comme l’a démontré Amy Borovoy, son influence a contribué à réhabiliter le particularisme dans le Japon d’après-guerre22. Mais tout aussi représentatif de cette décennie pour la japonologie française, fut la parution en janvier 1983, dans la revue Le Débat, d’un dossier dirigé par Jacqueline Pigeot et consacré à un examen nuancé de l’identité japonaise. Les auteurs – Abe Yoshio 阿部良雄 (1932-2007), Augustin Berque, Maurice Pinguet (1929-1991), Philippe Pons, Sakuta Keiichi 作田啓一 (1922-2016) – y confrontaient la représentation d’une identité uniforme et statique à une réalité plus complexe et mouvante, issue de l’observation de leurs terrains respectifs. Ainsi cette confrontation pouvait-elle déboucher, comme dans le texte de Philippe Pons, sur la mise en évidence de « discours en miettes, ceux des mouvements sociaux », « face à un discours dominant univoque, centralisateur et uniformisant »23. L’article d’introduction de Jacqueline Pigeot constituait par ailleurs une des toutes premières analyses systématiques, en langue française, du phénomène nihonjinron contemporain24.
Cette réflexion critique, déconstructiviste, sur l’identité japonaise, a été accompagnée sur un plan plus général par une mise à distance analytique de l’objet « Japon ». En d’autres termes, à l’instar de la critique des nihonjinron qui en contestait le monolithisme, il y a eu une évolution heuristique où il ne s’agissait plus simplement d’« apprendre » le Japon (ou ce qui y avait trait), mais de le « comprendre », quitte à décomposer l’objet en morceaux contradictoires. Cette évolution a ouvert la voie – on va y revenir ci-après – à l’inscription des études japonaises dans les sciences humaines et sociales, au-delà de la japonologie stricto sensu. Pour ce qui est plus précisément de la question de l’identité, des jalons ont donc été posés, invitant à une démarche plus réflexive : parmi les premières, figure la recherche au long cours de Yatabe Kazuhiko 矢田部和彦 sur les Japonais en France25. On en retrouve l’héritage, quelques décennies plus tard, dans des analyses sur la mise en scène du particularisme japonais, comme l’a fait Coralie Castel à propos de la scénographie de plusieurs expositions liées au Japon à Paris26.
Enfin, le troisième type de réactions aux critiques nippophobes des années 1980 relevait du domaine de la politique gouvernementale. Outre des dispositions techniques – notamment sur les barrières tarifaires ou les quotas d’exportation de certains produits –, l’une des mesures phares de Nakasone Yasuhiro 中曽根康弘 (1918-2019), premier ministre de 1982 à 1987, aura été celle de l’« internationalisation du Japon », Nihon no kokusaika 日本の国際化. Le raisonnement était, en apparence, simple : puisque les Occidentaux reprochaient au Japon d’être fermé et énigmatique, il fallait ouvrir le pays et le rendre compréhensible. Il y avait en fait beaucoup de non-dits dans cette notion d’internationalisation. Le plus important était que ce qui était présenté comme « le reste du monde » – avec lequel le Japon était censé mieux communiquer – se limitait en réalité aux pays occidentaux. S’internationaliser voulait entre autres dire mieux maîtriser l’anglais, ou peut-être le français, mais certainement pas le coréen ou le chinois27. A fortiori, en interne, l’internationalisation du Japon ne signifiait pas une meilleure intégration des minorités et des communautés immigrées, comme l’a noté peu après le juriste Onuma Yasuaki28. La société japonaise s’est par la suite, au début du xxie siècle, notablement ouverte sur les pays asiatiques voisins, mais c’était loin d’être le cas dans les années 1980. Tout comme au moment des Jeux Olympiques de 1964, lorsque le terme avait été également utilisé par les autorités gouvernementales, kokusaika évoquait, essentiellement, un dialogue entre le Japon et l’Occident.
Dans la pratique, et en dehors du domaine économique, la politique de kokusaika s’apparentait à ce qu’on appelle la diplomatie culturelle. Celle-ci vise à l’accroissement des échanges culturels entre un pays donné et le reste du monde, mais également, et plus spécifiquement, à la promotion du pays en question. Aujourd’hui les techniques déployées par les gouvernements pour (re)valoriser l’image externe de leur pays, se sont développées et relèvent du nation branding (améliorer l’image de marque nationale), selon l’expression du spécialiste de marketing Simon Anholt29. Cette approche, motivée par des considérations diplomatico-commerciales, n’en a pas moins permis une spectaculaire accélération des initiatives culturelles sponsorisées par le gouvernement japonais durant les années 1980. Institution indispensable à la politique de kokusaika, la Fondation du Japon, qui avait été créée assez modestement en 1972, a vu son budget et son rayon d’action augmenter considérablement. Des expositions-événements furent organisées : « The Great Japan Exhibition: Art of the Edo Period, 1600-1868 », à Londres, en 1981 (520 000 visiteurs), « Japon des avant-gardes 1910-1970 », à Paris, en 1986 (150 000 visiteurs), « Japonisme », à nouveau à Paris, en 1988 (120 000 visiteurs). L’aide à l’apprentissage de la langue japonaise fut renforcée. Pour la première fois en 1984, la Fondation du Japon organisa la tenue de tests d’aptitude en japonais à l’étranger, dans quatorze pays (dont un certain nombre en Asie du Sud-Est), auxquels participèrent 4 473 personnes. Une réflexion sur une politique de dialogue et d’échanges culturels à long terme fut menée, et déboucha notamment, des années plus tard, sur la création de la Maison de la Culture du Japon à Paris (un bâtiment neuf construit entre 1994 et 1997), la plus importante représentation de la Fondation du Japon hors de l’archipel. La politique officielle de kokusaika a donc eu un impact structurel immédiat sur les études japonaises en France.
Les tensions commerciales entre le Japon et ses partenaires occidentaux ont eu des conséquences pour les études japonaises que l’on ne pouvait pas aisément prévoir au début de la décennie 1980. Ceux qui ont mesuré, à juste titre, la brutalité de ces tensions, comme l’avait fait Jean-Jacques Origas, ont pu aussi avoir un rôle dans la manière dont celles-ci ont été dépassées. À cet égard, il n’est pas étonnant de retrouver le nom de ce dernier en tête des contributions savantes du catalogue de l’exposition « Japon des avant-gardes »30. Or cette exposition aura été exceptionnelle non seulement par sa thématique – sortant des sentiers battus pour présenter une histoire culturelle japonaise peu connue – mais également par l’abondance de manifestations intellectuelles et artistiques qui l’ont entourée. Celles-ci, et aussi l’exposition elle-même, donnaient à voir la trajectoire complexe d’un pays asiatique, certes singulière à beaucoup d’égards, mais rencontrant, et partageant de ce fait avec les pays occidentaux, les mêmes phénomènes, tel, en l’occurrence, celui de l’« avant-garde ». On était loin de la bataille de caricatures véhiculées par le Japan bashing d’une part, et de certains nihonjinron, de l’autre. Par ailleurs, la réponse gouvernementale à cette bataille, à savoir la politique de kokusaika, a pu avoir des effets indirects, et inattendus, sur les études japonaises. On va voir à présent que les ressources, publiques et aussi privées, mobilisées pour la promotion de la japonologie ont contribué, outre au développement en soi de ce champ de savoir, à l’évolution de la manière dont étudie le Japon.
3. L’amorce d’une évolution de fond
Revenons d’abord sur les chiffres qui donnent une idée du développement des études japonaises dans le monde, et donc de l’impact de la politique de promotion initiée par le gouvernement de Nakasone Yasuhiro, et également relayée par le secteur privé (typiquement l’exposition « Japon des avant-gardes » a reposé initialement sur une coopération entre la Fondation du Japon et le journal Asahi shinbun).
Prenons l’essor de l’apprentissage de la langue japonaise. Les chiffres de la Fondation du Japon31 indiquent que 127 000 personnes étudiaient le japonais en tant que langue étrangère dans le monde en 1979. Elles étaient estimées à 585 000 en 1984, et à 1 623 000 en 1993. Étape significative pour un pays du Commonwealth, en Australie, à la fin de la décennie 1990, le français n’était plus la première langue étrangère, supplantée par le japonais. Le boom est allé de pair avec l’accroissement des échanges académiques. En 1982, fut votée une loi facilitant l’emploi à plein temps des universitaires étrangers dans les facultés japonaises32. Leur nombre triplera entre 1983 et 1993. La même année, le ministère de l’Éducation nationale, alors appelé Monbushō 文部省, déclara qu’il souhaitait voir le nombre d’étudiants étrangers augmenter de 16 % en dix ans ; l’objectif fut largement dépassé puisque l’accroissement fut de 20 %. Les échanges de personnes étaient aussi soutenus par la multiplication des accords institutionnels. L’ensemble des universités japonaises avaient environ 760 partenariats internationaux en 1984 ; ce chiffre était de plus de 3300 en 1994. À la veille du xxie siècle, la mondialisation, et non plus la seule « internationalisation », accélèrera bien évidemment ces tendances33. Au-delà des chiffres, l’effervescence des échanges avec le Japon, et plus spécifiquement des échanges franco-japonais, se traduira par une transformation plus profonde, bousculant le paysage habituel de la japonologie.
Deux changements importants eurent lieu : ils correspondaient chacun à une forme de désenclavement de la pratique de la japonologie classique. Le premier de ces changements concernait la situation géographique des établissements d’enseignement et de recherche sur le Japon. Évolution particulièrement significative pour un pays comme la France, historiquement centralisé, on a vu les études japonaises se développer hors de Paris. Des enseignements de langue japonaise, puis des cours de civilisation, ont commencé à apparaître à Lille, Lyon, Aix-en-Provence, Bordeaux, Strasbourg, Toulouse, Orléans… La « Petite chronologie des études japonaises en France » publié dans ce numéro, que l’on doit pour l’essentiel à Emmanuel Lozerand (lequel occupe la nouvelle fonction de « chargé de mission Histoire » à l’INALCO et est de ce fait le mémorialiste des Langues’O), rappelle les dates successives de ce mouvement de décentralisation. La volonté des autorités gouvernementales de Tōkyō de promouvoir les études japonaises à l’étranger était générale, et il serait difficile d’affirmer qu’elle ait eu un impact direct sur cet élan décentralisateur. Mais elle l’a certainement encouragé, ne serait-ce qu’en mettant à disposition des ressources au niveau national, et non pas seulement parisien. Les trajectoires individuelles ont par ailleurs influencé le cours de la décentralisation des études japonaises. Par exemple, Christine Lévy, une des deux premières lauréates, avec Marion Saucier, de l’agrégation de japonais (1985), est entrée comme professeure agrégée (PRAG) à l’université de Bordeaux 3, où elle jouera un rôle important dans la mise en place des enseignements sur le Japon à partir de 1987. Autre parcours, autre région, celui de Christiane Séguy, qui a commencé à enseigner la langue japonaise au lycée Jean-Monnet de Strasbourg en 1988, puis a rejoint l’université de Strasbourg où les études sur le Japon ont démarré en 1986.
En dehors du domaine universitaire, il faut souligner que l’accroissement des investissements industriels et commerciaux japonais en France ont eu aussi des retombées sur l’intérêt culturel pour le Japon au-delà de Paris. Si ces investissements ont pu être source de frictions, ils ont aussi favorisé, plus discrètement et à plus long terme, une curiosité pour la culture japonaise. La Bretagne donne un exemple de ce lien, imprévu mais non surprenant, entre développements économiques et culturels. Alors que l’essor du chemin de fer dans l’Ouest de la France dans la fin du xixe siècle avait permis l’incursion du japonisme en Bretagne, la délocalisation d’entreprises, telle Canon, aura été concomitante à une ouverture des Bretons sur la culture japonaise dans les années 1980 et au-delà. L’entité Canon Bretagne fut constituée avec l’établissement, en 1983, d’une grande usine à Liffré, non loin de Rennes, suscitant de facto un nouvel intérêt pour le Japon dans la région. Par le biais de sa fondation, Canon s’impliqua dans plusieurs initiatives locales comme la création d’un Centre Franco-Japonais de Management, inauguré en 1992 dans l’université de management de Rennes. Parallèlement, une association culturelle Bretagne-Japon fut fondée dans la capitale régionale en 1988. Ce mélange d’interventions industrielles et de démarches privées a engendré à terme ce que l’ancien conseiller régional (1998-2021) et ancien ministre des affaires étrangères (2017-2022), Jean-Yves Le Drian, a appelé une « micro-culture japono-bretonne »34. On retrouve cette même dynamique hybride en Alsace, autre région de prédilection pour les investisseurs japonais dans les années 1980. L’Agence de Développement d’Alsace facilita l’ouverture en 1986 du Lycée Seijo, ou Aruzasu seijō gakuen アルザス成城学園, à Kientzheim, accueillant en particulier les enfants d’expatriés japonais en Europe. Le lycée a été fermé en 2005. Son bâtiment a ensuite abrité une autre institution importante du monde nippo-alsacien, le Centre Européen d’Études Japonaises d’Alsace (CEEJA), fondé en 2001 avec l’aide de Jean-Jacques Origas – dont on a rappelé à cette occasion, les origines alsaciennes.
Le second changement notable des études japonaises, amorcé par ce tournant des années 1980, est l’expansion de celles-ci au-delà de leur périmètre historique, c’est-à-dire celui des humanités – anthropologie, histoire, littérature, philosophie... –, inscrites le plus souvent dans des périodes anciennes, dépassant rarement le début du xxe siècle. L’intérêt pour le Japon contemporain, et au-delà des humanités, n’était toutefois pas inexistant avant. Rappelons notamment la création du « Groupe d’étude sur le Japon actuel » par Christian Sautter et Philippe Pons, à l’EHESS, en 1973, qui posera les bases du Centre de recherches sur le Japon contemporain, devenue aujourd’hui l’Unité mixte de recherche Chine, Japon, Corée. Hors des murs de l’université, mentionnons aussi la trajectoire du journaliste Bernard Béraud qui fut à sa manière un passeur entre le Japon contemporain et la société française. Auteur lui-même d’un ouvrage en prise avec l’actualité politique de la fin des années 1960 dans l’archipel35, il fonda en 1974 les éditions Ilyfunet dont le local parisien deviendra un « tiers-lieu » avant la lettre, dédié au Japon. Mais la rencontre des études japonaises avec les sciences sociales et la contemporanéité, au cours de la décennie 1980, s’est avérée être plus structurelle.
Cette transformation tient à un ensemble de facteurs. La mise en scène médiatique, dans les pays occidentaux, d’un « problème japonais », a permis malgré tout d’orienter les regards vers un Japon plus actuel. En témoigne la multiplication, à partir de la fin des années 1980, de thèses de doctorat en science économique ou en gestion, menées le plus souvent en dehors du domaine des études japonaises (donc avec un accès inégal aux sources primaires), mais prenant ce pays comme objet de recherche. Par ailleurs, l’augmentation des ressources publiques et privées consacrées à la promotion de l’apprentissage du japonais, ou plus généralement des études japonaises, a de facto entraîné celle du vivier d’enseignants et de chercheurs dans ce domaine. L’accroissement du vivier, ainsi que sa distribution plus large, au-delà de la capitale française, a favorisé une diversification des centres d’intérêt et des objets de recherche sur le Japon. Outre ces données immédiatement observables, d’autres facteurs sont à prendre compte : certains sont d’ordre « micro », liés à des initiatives et trajectoires individuelles, et d’autres relèvent du « macro », reflétant une évolution épistémologique plus large, dépassant les seules études japonaises.
La manière dont une thématique de recherche émerge dans une discipline, ou un champ de savoir comme les études japonaises, est difficile à cerner. Et en particulier, le rôle qu’y jouent les individus ne peut pas toujours être retracé avec certitude. On se limitera donc à quelques observations. Prenons l’exemple du thème de la presse japonaise. Jean-Jacques Origas, à travers son enseignement, et son soutien au cours de Gisèle Sautter dédié à la lecture des journaux japonais, a contribué à donner une légitimité à ce sujet dans le champ des études japonaises. La thèse de doctorat de Christiane Séguy qui y était consacrée en est une illustration36. Un champ de réflexion a été ouvert, et est désormais investi par des questions contemporaines, comme on le voit dans les travaux de César Castellvi37. Autre perspective, celle des problématiques de l’espace et du milieu : son installation, et plus généralement celle de la discipline géographique, dans les études japonaises, doit beaucoup à l’arrivée d’Augustin Berque à l’EHESS en 1981. Son influence – par ses écrits, ses enseignements et la supervision de thèses – continue de se manifester dans de multiples objets de recherche, souvent pluridisciplinaires. C’est le cas des travaux sur Fukushima de Cécile Asanuma-Brice, dont Augustin Berque fut le directeur de thèse, une trentaine d’années après son recrutement à l’EHESS38. Enfin, l’émergence de nouvelles thématiques – plus proches des sciences sociales et/ou plus actuelles – peut s’expliquer par le croisement de choix individuels et de tendances plus vastes. Dans le sillage des travaux de Christine Lévy et de Marion Saucier, la problématique du genre a progressivement trouvé une place à travers des thèmes rarement, ou pas du tout, traités auparavant. Ils sont présents aujourd’hui dans les publications d’Isabelle Konuma ou d’Aline Henninger39. À l’évidence, l’apparition de la question du genre dans les études japonaises en France, reflète aussi un mouvement global où études aréales et disciplines se saisissent du sujet. Cette évolution plus large renvoie alors à celle de la relation entre aires et disciplines, qui a en partie remis en cause la notion même de « japonologie », en tant que science orientaliste.
La question de l’articulation aires/disciplines nous ramène aux points de politique internationale évoqués en introduction. Les frictions nippo-occidentales des années 1980 prenaient place dans une zone de turbulences dont on ne mesurait guère l’ampleur. Certains se demandaient sérieusement si le Japon ne serait pas, pour les pays occidentaux, le nouvel Ennemi, succédant à l’Union Soviétique. Ce n’est pas ce qui s’est passé. En revanche, la fin de la guerre froide a eu des conséquences notables pour le développement des études aréales, études japonaises comprises. Le début de la confrontation Est-Ouest à la fin des années 1940 avait contribué à structurer, et financer, le champ des « area studies » ou « études régionales », aux États-Unis, et au-delà. Par exemple, le Centre de Recherches Internationales (CERI) de Sciences Po, qui s’est constitué au début des années 1950, a reçu alors une très importante subvention de la Fondation Ford pour la mise en place d’un programme spécifique d’« area studies ». À l’inverse, l’écroulement du « camp de l’Est », quelques décennies plus tard, a entraîné un reflux drastique des financements pour l’enseignement et la recherche sur les aires (non-occidentales). La perception qui a sous-tendu cette tendance n’était pas tant l’invalidation du postulat de départ – qui était de connaître les pays « ennemis » – mais la croyance en une « fin de l’Histoire », selon l’expression de Francis Fukuyama40. Ou, d’après Thomas Friedman, l’idée que la Terre était « plate »41, parce qu’elle serait composée désormais de pays partageant tous les mêmes normes économiques, politiques, sociétales, et même culturelles (grâce à une culture populaire globale). En d’autres termes, l’hypothèse était qu’on assistait à l’avènement d’une mondialisation nécessitant de se munir d’outils d’analyse globaux ; outils que les disciplines dites « généralistes » étaient mieux à même de fournir.
On ne reviendra pas sur le débat qu’a suscité cette montée du global au sein des universitaires issus des études aréales42. On s’en tiendra aux études japonaises en France. On notera d’abord que le changement y a été plus lent, par rapport aux États-Unis où, en quelques années, on est passé d’une focalisation intense sur le Japon, à une forte diminution des moyens pour l’étudier. Mais, en France aussi, un phénomène d’ascendance des disciplines sur les études aréales, japonaises en particulier, s’est produit. Ce changement pouvait sans doute être justifié par au moins deux raisons. D’une part, il y avait objectivement un décalage croissant entre l’expertise proposée par les professeurs formés en japonologie classique et le choix des sujets de thèse d’étudiants, plus divers et souvent plus ancrés dans les sciences sociales. Il est donc compréhensible qu’une partie des nouveaux doctorants aient souhaité une supervision de professeurs représentant une discipline « généraliste » – sociologie, science politique, etc. –, mais ne maîtrisant pas les sources primaires japonaises, voire ne connaissant pas le Japon. D’autre part, si la mondialisation s’est révélée être un phénomène hétérogène – n’« aplatissant » nullement la Terre –, il y a eu, incontestablement, une multiplication des événements et des mouvements transnationaux. La société japonaise, qui a tout de même beaucoup de points communs (économiques, politiques, sociaux…) avec nombre de pays occidentaux, est, sans surprise, apparue dans ces tendances transnationales. C’est le cas du mouvement des Indignados ou « Indignés » parti d’Espagne, devenu « Occupy Wall Street » aux États-Unis, et SEALDs au Japon, et auquel Christian Galan et Anne Gonon ont consacré un ouvrage43. Cependant, et comme le montre cette publication-là, appréhender les phénomènes transnationaux dans leur complexité implique plus, et non moins, d’investissement dans les études aréales. Aussi l’exigence dont faisait preuve Jean-Jacques Origas à cet égard, est-elle plus que jamais d’actualité.