Depuis les études pionnières de Suzuki Zenji 鈴木善次 (né en 1983)1, l’histoire de l’eugénisme japonais a fait l’objet de nombreux travaux. On s’accorde à situer dans les années 1900 l’apparition, marquée entre autres par la création de la revue Jinsei 人性 (L’Humain, 1905), d’un courant eugéniste structuré dont l’influence dans les politiques publiques grandit au cours des décennies suivantes, jusqu’à inspirer la Loi eugénique nationale (Kokumin yūsei hō 国民優生法), votée en 1940, ou la Loi de protection eugénique (Kokumin yūsei hogo hō 国民優生保護法), votée en 19482.
Les présentations de cette histoire mentionnent parfois le débat sur les unions interraciales qui eut lieu dans les années 1880 autour du livre de Takahashi Yoshio 高橋義雄 (1861-1937), Pour l’Amélioration de la race japonaise (Nihon jinshu kairyō ron 日本人種改良論3), mais elles tendent à traiter celui-ci comme un épisode isolé, sans réelle conséquence4. De fait, la plupart des intervenants n’étaient pas spécialistes de médecine, et la discussion, focalisée sur la question de savoir s’il fallait favoriser les unions entre Japonais et Occidentaux, ne se prolongea guère au-delà de 1887. La forte implication de deux figures intellectuelles majeures, Fukuzawa Yukichi 福沢諭吉 (1835-1901) et Katō Hiroyuki 加藤弘之 (1836-1916), invite pourtant à y voir un moment important de la diffusion de concepts et la mise en forme de thèses qui, directement ou indirectement, purent contribuer à la formation du courant eugéniste une vingtaine d’années plus tard.
Dans cet article, nous essayons de restituer le contenu des positions exprimées, la chronologie des interventions et leurs arrière-plans, afin de préciser la manière dont le débat se rattache à l’histoire ultérieure de l’eugénisme au Japon, par-delà les effets immédiats qu’il eut aussi, notamment dans la maturation d’une réaction à l’occidentalisme (ōka shugi 欧化主義).
1. L’amélioration de la race selon Takahashi Yoshio
Takahashi Yoshio était originaire du fief de Mito. Né dans une famille de guerriers pauvres, il travailla dès l’âge de 12 ans chez un marchand de tissus. Quelques années plus tard, ayant pu reprendre ses études, il entra au Collège d’Ibaragi (Ibaragi chūgakkō 茨城県中学校), alors dirigé par un proche de Fukuzawa qui le recommanda pour l’entrée au Keiō gijuku 慶応義塾, où il étudia pendant un an. Embauché au quotidien Jiji shinpō 時事新報 (Les Nouvelles du temps) immédiatement après, en avril 18825, il y fut très vite apprécié de Fukuzawa, non seulement pour la qualité de ses éditoriaux mais également en raison d’une communauté d’idées que celui-ci ne trouvait pas avec tous ses jeunes collaborateurs. Il devint ainsi l’objet d’une affection particulière, quasi paternelle, de la part de Fukuzawa, qui aurait aimé pouvoir faire de lui son successeur à la tête du journal6.
Takahashi travailla près de Fukuzawa pendant cinq ans. Vers la fin de 1886, il le désola en lui annonçant qu’il souhaitait changer de voie et se préparait à faire un séjour en Europe et aux États-Unis pour y étudier les méthodes commerciales. De retour au Japon en 1889, il fut embauché par la Banque Mitsui. Il travailla ensuite pour les grands magasins puis pour la branche minière du même groupe, avant de prendre la direction d’un fabricant de papier. Il se retira des affaires en 1911, pour se consacrer entièrement à la cérémonie du thé7. Rien, dans le parcours de Takahashi après son départ du Jiji shinpō, ne semble se rattacher à l’essai de 1884. Son autobiographie, publiée en 1933, n’y fait qu’une allusion rapide, indiquant seulement que la proposition concernant les unions interraciales était une « idée farfelue », inspirée par un air du temps favorable à l’occidentalisme8. On peut penser, nous le verrons, que cette idée venait de Fukuzawa, qui préfaça le livre9.
La nécessité d’améliorer la race, explique-t-il dans les premières pages, est due à l’accélération des échanges entraînée par le développement des machines à vapeur et de l’électricité. Il est illusoire, selon lui, de penser que l’on pourra continuer à maintenir les étrangers dans des zones portuaires. Même si la révision des traités qui empêchent ceux-ci de circuler librement dans le pays n’est pas encore conclue, Takahashi pense qu’elle le sera bientôt et qu’il faut donc se préparer à la concurrence que les étrangers feront aux Japonais dès que le territoire leur sera ouvert10. Il cite à ce sujet un extrait de l’essai publié en 1881 par Fukuzawa, Petits propos sur notre temps (Jiji shōgen 時事小言), dans lequel celui-ci appelait déjà les Japonais à se préparer pour la concurrence plus rude qu’amènerait bientôt l’accroissement des contacts directs11. La question était encore plus d’actualité vers 1884, alors qu’Inoue Kaoru 井上馨 (1836-1915), ministre des Affaires étrangères depuis peu, s’employait activement à faire aboutir enfin les négociations qui avaient échoué jusque-là12.
La race, explique ensuite Takahashi, est le résultat de deux facteurs : la formation (shūyō 修養) et l’hérédité (iden 遺伝). Définie très largement, la formation inclut « tout ce qui modifie le corps et l’esprit des organismes13 », c’est-à-dire l’éducation, le climat (la peau des Européens change de couleur lorsque ceux-ci font des séjours prolongés dans certaines régions du monde ; elle devient ocre en Égypte, cuivrée en Afrique de l’Est, bleutée sur les côtes de l’Arabie, brune dans les déserts, rouge dans les montagnes de Syrie), le milieu de vie ou encore l’occupation (les commerçants ont une meilleure vue que les autres professions car ils sont entraînés à épier le visage des clients avec lesquels ils négocient)14.
Quant à l’hérédité, Takahashi s’attache à montrer que, si ses lois sont complexes et encore mal comprises, il est établi que se transmettent non seulement des traits physiques (malformations, maladies ou, au contraire, aptitudes particulières) mais également des qualités morales. Le propos est illustré par quelques exemples qu’il emprunte notamment à Galton15, comme celui du Premier ministre anglais William Pitt (1759-1806), dont la famille comptait deux autres personnes ayant occupé le même poste16.
Cependant, Takahashi insiste sur le fait que formation et hérédité ne sont pas absolument séparées et que les effets de la première modifient la seconde, ce qui veut dire notamment que le fruit des efforts d’amélioration accomplis par une génération se transmettra, au moins en partie, à la génération suivante17. Il ne fait là que reprendre la thèse, alors dominante en Europe, de l’hérédité des caractères acquis, qui commençait seulement à être remise en question18.
Deux chapitres détaillent les aspects de la formation sur lesquels, selon Takahashi, les Japonais doivent faire porter leurs efforts : l’éducation physique (chapitre III) et les modes vie (chapitre IV). La nécessité d’introduire l’éducation physique est justifiée par des raisons militaires. C’est notamment grâce à l’éducation physique, indique-t-il, que la Prusse a vaincu l’Autriche-Hongrie et la France. Or, au Japon, l’habitude d’exercer son corps s’était perdue au cours de l’époque d’Edo, avec le déclin des activités guerrières. Il fallait donc prendre exemple sur les pays occidentaux où l’éducation physique s’était développée au XIXe siècle (Allemagne, États-Unis). C’est pourquoi il presse le gouvernement de l’introduire dans les écoles primaires19. Mais les raisons militaires ne sont pas les seules avancées. D’une manière générale, plus sains seront les corps, plus fort sera le pays. Savants et hommes politiques également seront plus efficaces, mais aussi les travailleurs manuels, car, explique Takahashi, ces derniers n’emploient en vérité dans leur métier qu’une partie de leur corps, qu’ils font d’ailleurs travailler à l’excès, tandis qu’ils négligent d’entretenir les autres.
Quant aux modes de vie, il aborde trois aspects : l’alimentation, l’habillement et le logement. Il pense que le Japon doit imiter les pays civilisés en abandonnant la culture du riz pour développer sa consommation de blé et de protéines animales (lait, viande), renoncer aux vêtements traditionnels japonais, peu fonctionnels et protégeant mal du froid, ainsi qu’aux habitations trop légères, mal isolées et exposées à l’humidité, pour s’inspirer de l’architecture occidentale. Sur tous ces points l’exposé de Takahashi se rattache aux débuts de l’hygiénisme japonais20. Cependant, les bénéfices attendus sont aussi bien moraux et intellectuels, puisque les conditions de vie déterminent « l’ardeur, le courage et les idées21 », qui contribueront à accroître la puissance du pays. Enfin, ces recommandations hygiénistes relèvent également de l’eugénisme, si l’on tient compte du fait que Takahashi croit à l’hérédité de l’acquis.
Il faut noter en outre que l’accumulation d’appels à améliorer les modes de vie en suivant les exemples de pays occidentaux finit par produire un réquisitoire contre la culture matérielle du Japon. De ce point de vue, L’Amélioration de la race japonaise est en parfait accord avec les nombreux articles du Jiji shinpō qui, à la même époque, affirmaient la nécessité d’occidentaliser tous les aspects de la vie quotidienne, et non plus seulement les modes de pensée22.
La proposition concernant les unions interraciales (zakkon 雑婚) est présentée dans le cinquième et dernier chapitre. Takahashi commence par expliquer que l’infériorité des Japonais par rapport aux Occidentaux est un fait que démontre l’anthropologie physique. Il cite à l’appui quelques statistiques au sujet de la taille, du poids et des volumes crâniens. Sans doute, admet-il, la mise en œuvre de tout ce qu’il a proposé dans les autres chapitres permettra-t-elle de combler le retard du Japon (puisque les différences mesurées sur les corps sont interprétées comme le résultat d’une évolution plus lente), mais cela prendra beaucoup de temps. C’est pourquoi il suggère d’accélérer le processus en favorisant les unions entre Japonais et Occidentaux, autrement dit d’améliorer l’hérédité japonaise en la modifiant par des croisements raciaux, sur le modèle de ce que pratiquent les agriculteurs avec les plantes ou les éleveurs avec le bétail. Il y a déjà eu, précise-t-il, des exemples d’application de la sélection artificielle à des humains, citant le cas du « régiment des géants » créé dans l’armée prussienne en 167523. Afin de prévenir les doutes que l’on pourrait lui opposer quant aux résultats des métissages, il cite surtout, longuement, les deux chapitres que leur consacrait le zoologiste et anthropologue français Armand de Quatrefages (1810-1892) dans L’Espèce humaine (1877), qui visaient à démontrer que les métis n’étaient pas moins fertiles que les autres.
De quelle façon les unions interraciales pouvaient-elles être favorisées ? Takahashi se contente de dire que le gouvernement doit s’en préoccuper et en organiser la mise en œuvre, sans donner aucune indication concrète sur les moyens, par exemple, de faire venir au Japon ceux ou celles qui seraient destinées à s’unir à des Japonais. Il semble considérer que l’ouverture du territoire fera nécessairement affluer les Occidentaux au Japon mais c’est peut-être simplement par prudence qu’il reste vague sur ce point.
Le livre ne se clôt pas avec cet appel au gouvernement. Dans la seconde moitié du chapitre, Takahashi explique encore que tous ceux qui se marient ont une responsabilité vis-à-vis de la race, puisque, comme l’a démontré Darwin, les critères de choix du conjoint influent à long terme sur les caractères d’une espèce24. Il conviendrait donc, par exemple, de renoncer au goût pour les silhouettes graciles, appréciées dans les classes moyennes et supérieures mais souvent peu robustes et dont l’accumulation dans une même lignée fait dégénérer celle-ci. Il met également en garde contre les unions entre personnes ayant des origines familiales ou même géographiques trop proches, reprenant les recommandations que commence à faire l’Association hygiéniste du Grand Japon (Dai nihon shiritsu eiseikai 大日本私立衛生会), fondée en 1883. Autrement dit, le terme zakkon prend dans cette partie un sens un peu différent : il sert à désigner les unions dans lesquelles on cherche à éviter les risques liés à la consanguinité25. Enfin, Takahashi suggère de se renseigner sur les morbidités qui pourraient exister dans la lignée de la personne que l’on envisage d’épouser. Là encore, il suit une recommandation formulée peu auparavant dans la revue de l’Association hygiéniste26.
Au total, ce qui concerne les unions interraciales n’occupe pas plus d’une vingtaine de pages, dont un tiers environ consiste en citations d’anthropologues ou de raciologues au sujet de la fertilité des métis.
2. Katō Hiroyuki : lutte pour la survie et l’identité par l’hérédité
À en croire Katō Hiroyuki, journaux et revues évoquèrent beaucoup tout ce qui, dans le livre de Takahashi, concernait les habitudes de vie, mais personne n’aurait parlé du dernier chapitre. Un article du Jiji shinpō de novembre 1884 fait pourtant état de discussions animées « dans le monde intellectuel » au sujet des unions interraciales27. Même si ces discussions n’ont pas laissé de traces écrites, on peut donc supposer que la proposition de Takahashi retint l’attention et suscita des réactions28. Il est néanmoins certain que la réaction publiée la plus importante fut celle de Katō.
Recteur de l’Université impériale de Tokyo depuis 187729, Katō était connu pour avoir critiqué la théorie du droit naturel sur laquelle s’appuyaient les intellectuels du Mouvement pour la liberté et les droits du peuple (Jiyū minken undō 自由民権運動), qu’il avait lui-même défendue dans les années 1870 et dont il s’était détourné en découvrant l’évolutionnisme social. Il s’inspirait notamment de la version développée par le naturaliste allemand Ernst Haeckel (1834-1919), c’est-à-dire d’une version holiste mettant l’accent sur la compétition entre groupes, plutôt que d’un darwinisme individualiste de type spencérien30.
Pour ou contre la « sélection spartiate » ?
En apparence, le fait que Katō ait réagi au livre de Takahashi s’explique aisément. C’est lui qui le premier, quelques années plus tôt, avait évoqué l’application de la sélection articifielle à la société humaine. Dans un article publié en tête de la « Revue des sciences et des arts de l’Orient », Tōyō gakugei zasshi 東洋学芸雑誌, qu’il avait contribué à créer31, il rapportait, sans les approuver, les réflexions de Haeckel sur l’élimination à la naissance des enfants jugés trop faibles, pratiquée notamment dans la Sparte antique. Il évoquait aussi diverses théories et hypothèses concernant l’hérédité, soulignant, comme Takahashi, la porosité entre l’acquis et l’inné. Enfin, il expliquait que la possibilité d’augmenter « le bonheur de la société » (shakai no kōfuku 社会の幸福) en favorisant les unions de personnes présentant des caractéristiques bénéfiques ne devait pas être réalisée par la contrainte, mais qu’il fallait néanmoins éduquer la société et inviter à choisir son conjoint de manière éclairée, de sorte que les mieux dotés travaillent volontairement à accroître la qualité des corps et des esprits dans la société32.
Peu après, dans la même revue, il avait proposé de débattre du sujet à partir d’un longue citation de Haeckel, évoquant de nouveau la sélection des enfants à la naissance, mais aussi les effets funestes des progrès de la médecine moderne, qui permettaient aux infirmes et aux porteurs de maladies de se reproduire, en prolongeant leur existence sans vraiment les guérir33. On devine que Katō était embarrassé par ces propos, peut-être à la fois séduit et perplexe, ou bien prévoyant que ces idées ne seraient pas bien acceptées34. Rien ne l’obligeait à en parler, si ce n’est son admiration pour Haeckel et la célébrité mondiale de celui-ci, due notamment à ses travaux d’embryologie. Du reste, c’est bien Katō qui choisit les points dont il veut discuter, laissant de côté certaines choses dont il aurait pu être tout aussi intéressant de débattre. Il est remarquable, en particulier, que sa longue citation ait omis le passage dans lequel Haeckel dénonçait les effets du militarisme, qui sacrifiait selon lui les meilleurs éléments de chaque génération, point de vue moins compatible avec sa vision agonistique du monde35.
Dans les réponses publiées par le Tōyō gakugei zasshi, on oppose à Katō que la méthode spartiate, quelle que fût son efficacité, était barbare, que les exemples allégués semblent isolés, et qu’ils n’ont sans doute été mis en œuvre que dans des périodes difficiles pour les sociétés en question (Nakamura Makio 中村牧郎). On lui répond aussi, en termes plus généraux, que sa vision de la société dominée par la lutte pour la survie n’est pas moins illusoire que la théorie du droit naturel qu’il avait attaquée peu auparavant ; et enfin que, dans une société, le progrès des uns stimule celui des autres, sans nécessairement conduire à l’élimination des plus faibles (Tanimoto Akira 谷本瑛). On repousse également les conclusions de Haeckel sur les effets de la médecine, que l’on trouve biaisées car ne prenant pas en compte les effets positifs de celle-ci, ni le fait que les meilleurs esprits n’habitent pas forcément des corps parfaitement sains (comme le supposait Haeckel) et que la médecine contribue au bonheur de la société en permettant à certains talents d’échapper à une mort précoce36. En outre, même si les auteurs des réponses s’efforcent de rester sur le terrain de l’utilité sociale, respectant les termes de la question posée par Katō, on perçoit aussi leur gêne à tout évaluer de ce point de vue37.
Katō lui-même livra deux conclusions : 1) cette pratique était légitime dans des sociétés non civilisées (mikai 未開), comme à Sparte ou dans certaines tribus d’Amérique du Nord, parce que le fardeau qu’y constituaient des individus sans utilité pour le groupe pouvait les entraver dans leur lutte pour la survie ; 2) elle ne l’était plus dans la société moderne, la vigueur physique y étant moins décisive, et pouvait même faire perdre au groupe des intelligences précieuses38.
Remarquons que, ni dans cette discussion ni dans la réflexion qu’il mène alors par ailleurs, il ne s’intéresse à l’hérédité pour elle-même. Il cherche bien plutôt à tirer toutes les conséquences de son évolutionnisme social, notamment du point de vue politique39.
La continuité nationale par l’hérédité
Sa réponse à Takahashi, publiée au début de 1886, prit la forme d’un exposé savant, longuement argumenté, envisageant le pour et le contre sur beaucoup de points, citant chaque fois des études occidentales, dont il tirait généralement des conclusions très nuancées40. Cependant, malgré le style froid et posé, on peut sentir dans ses mots une forme de colère.
Son argument principal repose sur un calcul des effets du métissage. Il ne suffit pas, selon Katō, que des mariages interraciaux aient lieu une fois, à une génération donnée, pour que l’hérédité occidentale ainsi introduite dans la population japonaise perdure. Il faut que cela soit répété à chaque génération, sans quoi les effets iront s’amenuisant, se divisant par deux à chacune des unions entre métis et Japonais, à moins que les métis ne se reproduisent davantage que les « purs Japonais » et que, génération après génération, l’hérédité occidentale se diffuse toujours plus largement (hypothèse jugée plausible étant donné la supériorité attribuée à la souche occidentale). Le seul moyen, conclut-il, d’obtenir ce que Takahashi attend du métissage, c’est donc d’éliminer progressivement le sang japonais. Il ne s’agirait plus d’une amélioration mais d’une mutation ou d’un remplacement (henkō 変更).
Peut-être, admet-il, est-ce là effectivement le seul moyen d’assurer l’avenir du Japon dans la lutte pour la survie. Katō ne pense pas pouvoir rejeter cette hypothèse. Simplement, ajoute-t-il, l’indépendance préservée grâce à un tel moyen ne serait que celle du territoire, non celle de la race ou de la société du Japon. D’où il concluait :
« Il n’y aurait aucune gloire pour la race japonaise si nous parvenions à résister aux Occidentaux en ruinant notre sang et en devenant nous-mêmes presque purement occidentaux. C’est pourquoi je pense que, si la race japonaise est incapable de résister de résister à la race occidentale et doit être entièrement défaite dans la lutte pour la survie, il vaut mieux accepter ce sort. [...] Si la race japonaise doit être entièrement défaite parce qu’elle est constituée de purs Japonais, cela voudra dire qu’elle n’a pas sa place en ce monde et il n’y aura rien à regretter. » (Tōyō gakugei zasshi, n° 55, p. 479)
À partir de son calcul sur les effets décroissants du métissage, Katō aurait facilement pu conclure que la proposition de Takahashi était irréalisable et arrêter là son raisonnement. L’importance qu’il lui donna néanmoins s’explique d’abord par le fait qu’il ne remettait absolument pas en question le présupposé de Takahashi sur l’infériorité raciale des Japonais. Mais elle s’explique peut-être davantage par le fait qu’il n’avait aucune critique à formuler contre les diverses autres propositions de Takahashi, qu’il approuvait même dans l’ensemble. Or, comme nous l’avons vu, celles-ci revenaient pour l’essentiel à imiter des modèles occidentaux. En les suivant, le Japon allait être progressivement délesté de tout ce qui pouvait le singulariser. L’hérédité biologique apparaissait ainsi à Katō comme le seul garant d’une continuité quand la culture, tout entière soumise à la lutte pour la survie, pouvait être transformée intégralement. Il faut sans doute voir dans l’importance que prend chez lui l’hérédité une conséquence de son matérialisme radical, qui le rendait incapable de penser une continuité culturelle échappant à la modernisation.
Quoi qu’il en soit, sa position est au fond inspirée moins par des considérations scientifiques que par le souci de préserver la possibilité d’une fierté nationale, inconcevable pour lui sans qu’il y ait lutte avec le reste du monde, quelle que doive être l’issue de cette lutte. Cette vision agonistique se reflète dans son analyse des effets du métissage, l’élimination d’une des deux souches de départ étant la seule issue qu’il puisse envisager41. Notons en passant que, si l’idée est déjà présente ici que la lutte la plus importante se déroule entre États plutôt qu’entre individus, c’est seulement dans les années 1890 et 1900 que Katō put la préciser, une fois qu’il eut théorisé que la force des États est proportionnelle à la soumission de ses membres aux exigences du groupe, rapport sous lequel excellait l’État impérial japonais42.
Cette convergence avec l’idéologie officielle, au moins dans les conclusions, ne l’empêcha pas d’accentuer toujours plus fortement son approche du social par le biologique. Ainsi, malgré la prudence qu’il montrait encore au sujet de la sélection spartiate en 1884, il se déclara en 1898 ouvertement favorable à la sélection artificielle des humains43. Dans les années 1910, il affirma que les normes éthiques et juridiques seraient de plus en plus dictées par la science, et que les progrès de la biologie amenaient en particulier à envisager l’élimination des souches porteuses de déficiences ou de vices44. En outre, bien qu’il n’ait pas participé à la revue eugéniste Jinsei, celle-ci rendit fréquemment compte de ses publications et de ses conférences, signe que ses fondateurs avaient reconnu en Katō un précurseur45.
3. Réponses à Katō
Fukuzawa et l’hérédité
Takahashi répondit à Katō dans un éditorial (signé) du Jiji shinpō46. Contre les doutes exprimés par Katō sur la fertilité des métis, il y rappelle les arguments de Quatrefages déjà cités dans le livre. Tout en concédant que le métissage fera diminuer la part du sang japonais dans la descendance des Japonais, il affirme, d’une part, que cela est préférable à la disparition pure et simple qui fut le sort des Amérindiens, et que, d’autre part, cela n’empêchera pas les Japonais de chérir leur descendance. Surtout, il conclut que la position de Katō ne peut conduire qu’à interdire les unions interraciales, puisque celles-ci se produiront inévitablement dès que le territoire sera ouvert. Autrement dit, il ne cherche plus à défendre la promotion active des unions interraciales, dont les effets bénéfiques ne sont plus alors qu’un argument parmi d’autres en faveur de l’ouverture. On peut y voir un recul, explicable par les réactions qu’il avait pu observer entretemps. Deux jours plus tard, une autre réponse était publiée dans le journal, cette fois par Fukuzawa.
Ce n’est pas seulement sa proximité avec Takahashi qui permet de penser que Fukuzawa avait largement inspiré l’essai de 1884. Depuis une dizaine d’années, en effet, il s’intéressait beaucoup à l’hérédité. Dès 1875, il affirmait que l’éducation, dont il avait fait depuis longtemps son cheval de bataille, ne consistait qu’à développer des capacités latentes mais non à créer celles-ci. En 1876, il expliquait que l’intelligence ne se trouvait pas répandue également parmi l’humanité mais résultait d’un long travail d’accumulation au fil de nombreuses générations. Cet intérêt lui fit découvrir vers 1880 le livre de Galton, Hereditary Genius (1869), pour lequel il s’enthousiasma et à cause duquel il interrompit l’écriture de l’essai sur l’hérédité qu’il préparait lui-même47.
Cependant, ses recommandations portaient essentiellement sur le choix du conjoint : au lieu de ne s’attacher qu’à l’apparence physique ou au prestige du nom de famille, disait-il en 1884 aux étudiants du Keiō gijuku, il vaut mieux considérer l’intelligence et s’assurer de l’absence de morbidités parmi les proches de la personne que l’on envisage d’épouser48. Sur ce point, comme nous l’avons vu, l’idée se retrouve chez Takahashi, mais Fukuzawa ne parlait pas des unions interraciales et, d’une manière générale, ne suggérait pas que le gouvernement doive s’occuper de quoi que ce soit. Il s’en remettait à des décisions individuelles, non sans souligner, certes, que ces décisions avaient un effet sur l’ensemble de la société et que, par conséquent, dans le choix de leur conjoint, les individus portaient une responsabilité vis-à-vis du pays. S’il ne prônait pas de politique eugéniste à proprement parler, c’est bien malgré tout une pratique eugéniste qu’il recommandait.
Cet intérêt pour l’hérédité est directement lié à l’actitivé d’éducateur de Fukuzawa, qui commençait à s’interroger sur les résultats de l’éducation et sur ses limites49. Son cheminement personnel rejoint celui de certains proto-eugénistes européens, parmi lesquels des disciples d’Auguste Comte, qui s’intéressèrent à l’hérédité en partie sous l’effet d’une déception au sujet de l’enseignement50. L’intérêt de Fukuzawa pour l’hérédité était aussi motivé par sa préoccupation pour le sort des anciens guerriers, les shizoku士族. Après avoir regardé les shizoku comme un groupe généralement rétrograde, attaché aux modes de pensée dont le Japon devait se défaire, il en était venu à considérer comme un gâchis le fait que ne soient pas mieux employés les talents de ceux qui étaient issus de lignées où l’étude, plutôt que les arts martiaux, avait depuis longtemps une grande place et dans lesquelles s’était accumulée une intelligence qui se perdrait s’ils ne trouvaient pas leur place dans la nouvelle société et ne se reproduisaient pas.51.
Sa réponse à Katō ironise sur les « calculs au boulier » et la simplicité des hypothèses sur lesquelles ils sont fondés52. Fukuzawa se dit confiant quant au fait que les métis, et ceux qui seront issus d’unions entre Japonais et métis, seront bien des Japonais, comme le montrait l’exemple de la famille impériale russe, les épouses des tsars étant toutes d’origine allemande depuis Pierre le Grand. Il ajoute que ces unions permettraient en outre de capter des héritages occidentaux et enrichiraient le Japon de patrimoines londoniens ou parisiens. Cependant, aucun raisonnement tant soit peu développé n’est opposé à celui de Katō. L’amélioration de la race japonaise au moyen des unions interraciales paraît reposer finalement sur l’idée, implicite, que ce qu’il y a d’excellent dans le sang occidental se diffusera nécessairement dans la population japonaise à partir de mariages internationaux.
Fukuzawa approuvait-il seulement l’idée de son protégé ? Ou bien était-il lui-même à l’origine de cette idée ? Outre la préface du livre et le fait que son journal en ait parlé53, on trouve une mention explicite des unions interraciales au tout début des Femmes japonaises (Nihon fujin ron 日本婦人論), essai d’abord publié dans le Jiji shinpō en juin 188554. Mais en dehors de cette mention et de sa réponse à Katō, il n’en parla pas beaucoup, ce qui laisserait penser qu’il n’y attachait pas vraiment d’importance. Il confirma pourtant, une dizaine d’années plus tard, que l’idée d’appliquer à l’humain les méthodes de la sélection artificielle pratiquées sur les animaux lui tenait à cœur55. Sur un ton qu’il ne veut pas tout à fait sérieux, il explique en effet que la sélection artificielle permet d’obtenir n’importe quel résultat. Il suffit de choisir les caractères que l’on souhaite développer, comme on le fait avec les chiens et les chevaux, pour produire en quelques générations une race nouvelle, adaptée à une fonction particulière. Dans le même temps, ajoute-t-il, il faudrait empêcher la reproduction des individus faibles de corps et d’esprit, soit en leur interdisant le mariage, soit en leur imposant la contraception :
« Si une nation mettait en œuvre ces méthodes, conclut-il, sa puissance lui permettrait bientôt de conquérir et soumettre le monde. La Terre entière passerait alors sous un seul gouvernement. »56
Sur ce point, la convergence est frappante avec les positions exprimées par Katō dans les années 1910.
La polémique était alors éteinte, mais l’ouverture prochaine du territoire, prévue par les nouveaux traités signés depuis 1894, devait bientôt créer les conditions dans lesquelles la proposition de favoriser les unions interraciales apparaîtrait comme réalisable. Si Fukuzawa n’en parle pas, c’est probablement parce que l’atmosphère avait beaucoup changé depuis le milieu des années 1880. Le fort mouvement d’opposition aux projets de révision des traités (1887, 1889, 1893-1894) ou le succès du courant nipponiste avaient manifesté un désir de limiter les emprunts à l’Occident. La proposition de favoriser les unions interraciales avait d’ailleurs été dénoncée comme l’exemple même des excès de l’occidentalisme57. La victoire sur la Chine semblait démontrer que le Japon était capable de se moderniser par ses propres forces, sans qu’il y ait besoin de faire appel à du sang étranger. D’autre part, une question plus urgente était posée par l’annexion de Taiwan, celle du statut des populations colonisées et de leur avenir au sein de l’Empire du Grand Japon58.
Watanabe Heino : vers le retour à l’unité de la race humaine
D’autres réponses furent publiées dans la presse, comme celle de Sugiura Jūgō 杉浦重剛 (1855-1924), parue dans le Yomiuri shinbun, qui reconnaît que les unions interraciales peuvent présenter un intérêt mais critique à la fois Takahashi et Katō, le premier pour son idée de faire encourager ces unions par le gouvernement, le second pour sa volonté de les empêcher59.
Une réponse critique beaucoup plus développée, signée « Watanabe Heino 渡邉平之60 », fut publiée dans le Bulletin de médecine d’Ōsaka (Ōsaka ihō 大阪医報)61. L’auteur reproche d’abord à Katō de supposer que les Japonais forment une race distincte et dont la « pureté » serait à préserver. « J’ai beau ouvrir grand mes yeux, écrit-il, je ne vois nulle part cette race japonaise pure dont parle Katō62. » C’est que les races ne sont jamais stables mais évoluent constamment. Même en admettant une certaine homogénéité des Japonais du point de vue physique, préserver celle-ci reviendrait à stopper l’évolution, donc à empêcher toute amélioration. Du reste, précise-t-il, les autres mesures prônées par Takahashi et dont Katō lui-même admet l’utilité, telles que le développement de l’éducation physique, modifieront la race tout autant que le fera le métissage.
Se fondant sur la thèse monogéniste (origine unique de tous les humains), il affirme que la divergence raciale a été un grand malheur pour l’humanité, parce qu’elle aurait réduit les contacts et les échanges entre les civilisations, empêchant notamment les races non-caucasiennes de profiter des avancées de la civilisation européenne. Le développement des communications permettait cependant de remédier à cet isolement en diffusant largement les progrès réalisés par les Européens, de sorte que l’humanité retrouverait bientôt son unité première. Ce qu’il critique dans le calcul dont Katō conclut que le métissage ne peut conduire qu’à un remplacement, c’est le présupposé qu’il y a au départ deux races distinctes, alors que l’hérédité est pour l’essentiel un fonds commun. Il voit donc quelque chose de spécieux dans la manière dont Katō caractérise un individu par les proportions de « jaune » et de « blanc » qui le composeraient.
Pour finir, Watanabe s’en prend à l’idée selon laquelle il serait déshonorant de recourir aux unions interraciales. En suivant ce raisonnement, écrit-il, on peut aussi bien conclure qu’il serait déshonorant pour l’État impérial de conclure une alliance avec un autre pays63. Comme Takahashi, il affirme que les enfants issus de métissages, s’ils naissent et grandissent au Japon, seront aussi japonais que les autres, quelle que soit leur apparence physique.
Dans une autre conférence, prononcée en 1887, Katō évoque de nouveau les unions interraciales. Il y réagit à l’argument de l’unité, à la fois originelle et future, de l’humanité64. Concédant que les divergences raciales seront peut-être résorbées un jour, il pense toutefois que cela ne pourra advenir que dans un futur lointain et que, dans l’immédiat, les unions interraciales ne feraient que bouleverser totalement la population du pays. Il vise en fait moins la proposition de Takahashi que l’ouverture du territoire, à laquelle il devait s’opposer vivement quelques années plus tard. Autrement dit, il pense, comme ses contradicteurs, que les unions interraciales progresseraient très rapidement si les étrangers pouvaient pénétrer librement au Japon, et que le seul moyen de les empêcher serait de ne pas modifier les traités sur ce point.
Il est intéressant de noter que, dans la deuxième partie de sa conférence, Katō s’attaque à l’idée selon laquelle, face à l’importation massive de la culture occidentale, il faudrait renforcer l’unité morale des Japonais en s’appuyant pour cela sur un syncrétisme religieux mêlant bouddhisme, confucianisme et shintō. Cohérente avec sa philosophie matérialiste, cette critique est ici destinée à marquer fortement une distance avec ceux qui parlaient de l’unité des Japonais en lui donnant des origines mythologiques. Comme Watanabe lui-même l’avait souligné, la notion d’une race japonaise « pure » invoquée par Katō, malgré les références à la raciologie moderne, ne différait guère, au fond, de cette vision mythologique.
Conclusion
À court terme, le débat sur les unions interraciales de 1884-1887 a contribué à la maturation d’interrogations sur l’identité nationale qui allaient s’exprimer peu après avec l’apparition du courant nipponiste. La notion de « génie national » (kokusui 国粋), si vague et si diversement interprétée fût-elle65, apportait une forme de réponse à la question de savoir ce qui pouvait spécifier le Japon quand tout, jusqu’aux corps, semblait destiné à rejoindre un modèle universel.
Si ce débat n’eut pas de suites au-delà des échos qu’on en perçoit encore au début des années 1890, il révéla néanmoins une opposition dont on retrouve la structure dans d’autres débats, au cours des premières décennies du XXe siècle, entre un courant « puriste » et un courant assimilationniste, à cette différence près que ceux qui entendaient défendre la pureté du sang japonais ne le faisaient plus contre l’occidentalisme mais contre ceux qui prônaient la fusion des populations de l’Empire. De ce point de vue, les échanges du milieu des années 1880 apparaissent bien comme la préfiguration d’une histoire qui, au moins dans le champ de l’eugénisme, a généralement confirmé la domination des puristes66.
Toutefois, les positions de Katō et de Fukuzawa révèlent aussi un élément commun, à savoir la conviction que les unions ne peuvent rester une affaire strictement individuelle et qu’il ne suffit pas d’éclairer les candidats au mariage sur les risques de la consanguinité. Tous les deux, en effet, pensaient que des interventions plus directes sur les choix de conjoint étaient souhaitables. Malgré leurs différences, Katō et Fukuzawa (ou Takahashi), ont d’ailleurs, au moins à cette époque, des visions du monde beaucoup moins éloignées qu’on ne pourrait le penser, justifiant notamment tous les deux leurs conclusions par une lutte pour la survie qu’ils identifient à celle des espèces dans la nature.
Le débat sur les unions interraciales de 1884-1887 révèle enfin un élargissement de la notion de civilisation. Il ne s’agit plus d’un phénomène purement intellectuel. Quelle que soit leur position, tous les intervenants admettent l’idée que le progrès se traduit dans les corps et que les corps sont, ou doivent devenir, un point d’application des efforts de modernisation. On peut bien sûr voir là une influence de la théorie évolutionniste, qui rapproche voire confond sociologie et biologie. Mais on peut aussi penser que cet élargissement avait été préparé, depuis la fin des années 1870, par le développement de l’hygiénisme et la lutte contre les maladies infectieuses. La diffusion d’éléments matériels de la culture occidentale, alimentaires, vestimentaires, mobiliers ou architecturaux, a également joué un rôle, puisque ceux-ci avaient pour effet de modifier les habitus corporels.