Les ouvrages de sociologie japonaise présentés au public francophone sont trop rares pour que nous ne saluions pas la parution de la traduction française de L’Enfer du regard d’un sociologue bien connu au Japon, Mita Munesuke 見田宗介.
Mita Munesuke est né en 1937 et décédé en 2022. Il a étudié à l’université nationale de Tōkyō où il a ensuite enseigné jusqu’à sa retraite. C’est en 1964 qu’il publia son premier ouvrage intitulé Structures mentales du Japon contemporain (Gendai nihon no seishin kōzō 現代日本の精神構造, non traduit en français), puis, en 1966, De la conscience des valeurs- Sociologie du désir et de la morale (Kachi ishiki no riron – yokubō to dōtoku no shakaigaku 価値意識の理論 – 欲望と道徳の社会学, non traduit en français). Pour les sociologues japonais, il existe une « sociologie Mita », bien spécifique, centrée sur l’analyse de la société contemporaine comme société de l’information. Mais l’approche qu’il développe au fil de son œuvre révèle un souci théorique pour saisir avant tout la formation du sujet au sein des relations hommes/société.
L’ouvrage traduit par Yatabe Kazuhiko et Claire-Akiko Brisset, L’Enfer du regard – une sociologie du vivre jusqu’à consumation, fait partie de ses ouvrages les plus précoces puisqu’il est rédigé en 1973 et est inséré dans un recueil d’essais intitulé Conscience sociale dans la société contemporaine (Gendai shakai no shakai ishiki 現代社会の社会意識, non traduit en français) paru en 1979. Dans une nouvelle version de 2008, objet de la traduction française, ce texte relativement court qui donne son titre à l’ouvrage est suivi d’un autre texte « Les chants de la nouvelle nostalgie » traitant du « village natal », et enfin d’« une mise en perspective » de ses textes anciens par un sociologue élève de Mita, Ōsawa Masachi 大澤真幸 (né en 1958). Celui-ci interroge le sens qu’il y a à lire ces textes anciens et souligne ce en quoi l’analyse de Mita nous permet de penser des faits divers plus récents, concernant notamment des crimes commis par des adolescents dans les années 1990.
Résumons brièvement le contenu avant de procéder à une approche plus détaillée. La monographie traite du cas d’un adolescent de 19 ans, Nagayama Norio 永山則夫 (1949-1997, N.N dans le texte) qui a quitté son village du Tōhoku pour aller travailler à Tōkyō, faisant partie de ces groupes de jeunes lycéens migrants temporaires et/ou permanents des temps modernes, attirés par les opportunités de travail qu’offre la capitale. L’histoire de Nagayama Norio a fait la une des médias en 1968 quand ce jeune est devenu meurtrier, en tuant successivement quatre personnes, qui lui étaient inconnues. Emprisonné, il a écrit un texte Les Larmes de l’ignorance (Muchi no namida 無知の涙, non traduit en français) dans lequel il accuse la société de l’avoir conduit au crime. Sa vie devient alors l’objet d’articles et d’ouvrages notamment celui de Kamata Tadayoshi 鎌田忠良 (né en 1939), La Volonté des criminels (Satsujinsha no ishi 殺人者の意思, non traduit en français), et sa cause est soutenue par plusieurs personnalités de l’époque. Tous mettent en avant la cruauté de la modernisation du pays. Finalement Nagayama Norio est condamné à mort en 1990 et exécuté en 1997.
Mita utilise tous ces documents de seconde main pour essayer de comprendre le parcours de ce jeune venu du Japon oublié par la modernité et que la grande ville attire, comme lieu de libération des pressions exercées par sa communauté locale et familiale. Il rédige ainsi un essai sociologique sur la souffrance, la désillusion qu’apporte la vie dans les villes modernes où, loin de la libération espérée, celles-ci se révèlent une prison dans laquelle le regard des autres enferme ces individus migrants, brisant tout à la fois leur désir d’individualité et de reconnaissance sociale. Sociologue, Mita veut traiter ce cas spécifique comme une forme extrême de la souffrance qu’éprouvent tous les jeunes lycéens envoyés dans les usines de Tōkyō et de Yokohama, pour construire la puissance économique japonaise. Il sollicite donc des statistiques qui présentent l’intérêt de fournir un aperçu des raisons de l’instabilité professionnelle parmi les jeunes travailleurs, raisons à la fois matérielles telles que le débauchage ou psychologiques telles que le mal du pays.
L’exercice délicat de Mita est de mener l’étude d’un cas singulier en relation avec une analyse des conditions mentales des migrants économiques. D’une part, le recours obligé aux sources de seconde main uniquement, dans la mesure où Mita n’a pas rencontré ni interviewé la principale figure, donne l’impression qu’il lui est difficile d’adopter une perspective plus objective de la situation de ces migrants et il se laisse parfois prendre dans une posture esthétisante. D’autre part, les institutions par lesquelles la ville opère comme lieu de production d’une violence sur les individus sont insuffisamment expliquées : certes l’on saisit le processus de stigmatisation de ces jeunes ruraux dépaysés, mais on regrette l’absence d’une analyse plus fouillée du fonctionnement concret des structures de violence qui sont en œuvre dans les métropoles du XXe siècle tels que les lieux de travail ou d’hébergement.
Alors pourquoi lire maintenant un tel texte ?
L’ouvrage nous permet de pénétrer dans le détail de la construction de l’économie japonaise d’après-guerre du point de vue des travailleurs, les « oubliés » de la haute croissance, dont les sacrifices ont hissé le Japon à la deuxième place de l’économie mondiale. Ce mouvement de migration rurale avait été bien documenté pour l’Europe des premiers temps du capitalisme, mais ici il s’agit d’une histoire plus récente et méconnue du Japon. Malgré le caractère particulier de la vie de Nagayama Norio, et grâce à une traduction fluide, le lecteur ressent profondément la difficulté de ces jeunes à s’adapter au nouvel environnement de vie – d’abord professionnel, puisque c’est cet aspect qui prédomine à la fois pour les entrepreneurs et les migrants eux-mêmes, mais aussi social, adaptation qui seule peut permettre de continuer à vivre dans un univers anonyme. Or Nagayama Norio est insatisfait de ne pas trouver sa place, et se lance dans une révolte qu’il qualifie d’« anarchiste », mais non politique. Si le texte de Mita Munesuke offre un angle d’analyse intéressant, avec la seule dimension du regard comme enfer, cependant, on perd de vue le passage à l’acte violent qu’est le crime. Le travail de Georg Simmel sur l’étranger et la violence qui peut naître du sentiment d’exclusion serait une piste qui complèterait le travail de Mita : avec la notion de « cas-limite ». Dans un ouvrage intitulé Le Conflit, Simmel souligne l’aspect de socialisation qui se cache au cœur des relations conflictuelles, mais ne manque de souligner que « l’antagonisme ne constitue pas une socialisation à lui seul, il n’en est pas pour autant absent des processus de socialisation, en tant qu’élément sociologique – sauf dans des cas-limites… » (Simmel, 2003). Il évoque deux formes de cas-limites – le combat pour détruire et le désir de se battre qui pourraient nous permettre de penser le comportement meurtrier du jeune N.N. Il est curieux que Mita Munesuke, soucieux d’explorer l’âme humaine, n’y ait pas fait référence.
Si, dans ses deux articles, Mita Munesuke noue le présent avec le passé, comme pour souligner le caractère déterminé de certaines vies humaines, le troisième texte, d’Ōsawa Masachi, s’inscrit, lui, dans un prolongement temporel, en exposant à des cas plus récents l’approche de Mita.
L’anomie considérée comme caractéristique des villes de la modernité a suscité de nombreux travaux depuis ceux de Durkheim, Simmel, jusqu’à ceux de Mita. Que ce soit au XIXe siècle ou au XXIe siècle, les villes produisent de l’individualisme, de l’instabilité et de la mobilité, mais aussi de la créativité. Par sa sociologie de l’esprit, Mita Munesuke a cherché à montrer les manifestations de l’esprit humain dans la réalité de la société moderne japonaise.