Introduction
« Il existe une croyance selon laquelle les monstres n’ont pas de reflet dans un miroir. Et ce que j’ai toujours pensé, ce n’est pas que les monstres n’ont pas de reflet dans un miroir. C’est que si vous voulez faire d’un être humain un monstre, privez-le, au niveau culturel, de tout reflet de lui-même... »1 C’est avec ces mots que l’écrivain états-unien d’origine dominicaine Junot Diaz expliquait, en 2009, l’impact provoqué par la sous-représentation des figures contre-hégémoniques dans l’ensemble de productions culturelles et médiatiques. Cette sous-représentation ne fait qu’accentuer le regard inquiet sur ce qui est considéré comme différent ou étranger. Insistant sur une représentation stéréotypée, loin du vécu et de l’expérience subjective des figures subalternisées2 celles-ci n’arrivaient pas à s’y reconnaître malgré un reflet qui est plus au moins fidèle. De l’absence ou de la rareté des représentations justes des sujets Autres, à leur mise en discours par des sujets non concernés, restituer l’image de l’Autre devient un processus complexe qui requiert la compréhension des mécanismes qui sont à l’origine de cette condition.
Cet article porte sur l’empiétement discursif, notion que je propose pour définir le processus qui englobe des pratiques d’ingérence, d’usurpation de la parole et la modélisation de la subjectivité. L’objet de ce texte est de présenter une réflexion concernant des figures subalternisées au travers des objets culturels. Le cadre théorique de cette réflexion est au carrefour des théories décoloniales et des études sur le discours. Toutefois, je propose le dépassement3 de la notion de Gayatri Spivak4 en ce qu’elle me semble réifiante5, binaire, et qu’elle ne prend pas en considération les formes de résistance et les stratégies de négociation qui signalent aussi l’agentivité des groupes subalternisés. De ce fait, je vais poser mon regard, non pas sur le ou la subalternisé.e, mais plutôt sur l’être qui subalternise et que j’appelle instance empiétante. Quelques mécanismes me permettent de signaler le mode d’action de l’empiétement discursif qui sera illustré par une série d’exemples : celui d’un personnage féminin sans bouche, celui d’un poème sur l’exil et celui des formes de ré-nomination qui agissent sur les processus identitaires. Je souligne toutefois que, ces exemples ne visent à signifier la pluralité de représentations des figures subalternisées.
Afin de rendre compte de la pertinence de l’empiétement discursif comme outil de réflexion à propos de la subalternisation, cet article se structure en deux parties : la première définit et circonscrit cette forme d’oppression systémique qu’est le fait de s’emparer de la parole et de la subjectivité de l’Autre (ce que j’appelle empiétement discursif). La deuxième partie présente et explique les trois mécanismes par lesquels opère cette forme d’empiétement : l’énonciation vicariante, agissant à partir d’un procédé de substitution et d’essentialisation ; la dépossession, renvoyant aux principes économiques de maximisation des profits et le silenciement6, dont le sens est consubstantiel à sa politisation.
L’empiétement discursif
L’empiétement discursif est un processus de violence systémique exercé sur les figures subalternisées. La minoration, l’invisibilisation, voire l’effacement, sont quelques-unes des conséquences de cette forme d’usurpation de la parole inhérente aux structures asymétriques. L’écho au courant décolonial, produit par le terme même d’empiétement, dépasse la simple symbolique qui rattache son étymologie aux notions de frontière de l’histoire coloniale. Le CNRTL signale que les premiers usages de ce terme renvoient « au commencement de possession.7 » Le dictionnaire culturel en langue française (Le Robert, 2005, t. D | L : 427), renvoie quant à lui à sa forme figurée (mais expose aussi un angle juridique), mettre les pieds sur le terrain de / l’espace de l’autre, faisant ainsi référence à la condition de domination (piétiner) et d’usurpation :
Empiétement
Fig. Fait d’usurper les droits de qqn ; conduite abusive. « […] ce qu’elle [la maison de Bourbon] nommait ses concessions, c’étaient nos conquêtes ; ce qu’elle appelait nos empiétements, c’étaient nos droits » (Hugo, les Misérables).
Empiéter
(1611, Cotgrave, d’abord trans. 1556) Fig. Usurper les droits, les avantages, s’emparer des biens. « Il ne m’est pas permis de m’introduire auprès des souverains ; ce serait empiéter sur les droits de Léviathan, de Belphégor et d’Astaroth » (A. R. Lesage, le Diable boiteux).
Ces deux références, indiquant l’usage de ce terme dès le XVIIe siècle, insistent sur l’attribution illégitime de ce qui appartient à l’Autre. Les citations signalées par ces dictionnaires accentuent la dimension sociopolitique de cette terminologie, et sa charge sémantique juridique, venant à renforcer les processus de subalternisation. Toutefois, il ne faut pas confondre ce terme avec celui d’invasion (qui renvoie quant à lui à l’action de pénétrer par force dans un espace), un des mots du vocabulaire de l’extrême droite (Schor, 1997). Dans le cadre d’une réflexion décoloniale, l’empiétement implique plusieurs connotations, d’abord, celle de la colonisation elle-même (des personnes s’octroyant le droit d’usurper et dominer un terrain déjà peuplé) ; ensuite et de manière plus large, celle de la confiscation de la parole ou de l’imposition identitaire (incarnation qui, quand elle est discursive, tend à performer la voix et la subjectivité de l’Autre). Que leur cadre soit social, géographique ou juridique, il s’agit d’« empiétements socio-spatiaux qui se manifestent par le non-respect de l’autre et de ses droits ainsi que par l’absence de conformité à des règles et à des normes durablement établies, habituellement connues et reconnues, et qui régissent ordinairement les comportements et les échanges » (Bossuet, 2007).
Ré-présenter, au nom de...
L’un des procédés de l’empiétement discursif contemporain consiste à parler au nom des personnes concernées, notamment dans la désignation du porte-parolat8. Ceci renvoie notamment à la question de la représentation et aux multiples dimensions contenues que cette notion recouvre. Gayatri C. Spivak explique la dualité du concept de représentation, dans sa relecture de la proposition faite par Deleuze :
Deux significations de « représentation » sont imbriquées l’une dans l’autre : représentation dans le sens de « parler pour », comme en politique, et représentation dans le sens de « re-présentation », comme en art ou en philosophie. [… Mais ici] le sujet n’est pas perçu comme une conscience représentative (qui re-présenterait la réalité de manière adéquate). Ces deux sens de la représentation – d’une part à l’intérieur de la formation étatique et de la loi, et, d’autre part, dans la prédication d’un sujet – sont liées mais irréductiblement discontinus (Spivak, 2009, p. 23-24).
Deux éléments de cette lecture sont centraux pour penser la question de l’empiétement discursif : d’abord, l’imbrication des deux significations de la représentation, ensuite, la mise en évidence de la consécutive discontinuité de la dynamique interne de ces deux significations. Au-delà de cette mobilisation d’éléments constitutifs de la réflexion de Spivak, la justesse de son questionnement ouvre une brèche à une interrogation de taille : dans une société démocratique, quels critères doivent permettre la désignation d’un.e porte-parole qui puisse re-présenter la réalité de manière adéquate sans nier sa complexité ? Développer davantage ce point m’éloignerait des objectifs de cet article, cependant, il me semble nécessaire de signaler les perspectives pouvant émaner autour de la (ré)présentation. Comme signalé par Spivak, la polysémie de la représentation insiste sur une rupture de son mode opératoire. Cette discontinuité, ou discontinuum, suggère les possibilités manquées de la représentation (et de la mise en mémoire) des figures opprimées au travers de l’histoire. Or :
Si l’historiographie traditionnelle pense l’historicité à travers un continuum, l’histoire qui se constitue à partir d’une mémoire des opprimés doit être comprise structurellement comme un discontinuum. Le problème qui se pose alors concerne les conditions de possibilité de la « re-présentation » du souvenir comme une manière spécifique de concevoir la mémoire. Si je mets ce terme entre guillemets et séparé par un trait d’union, c’est parce qu’une philosophie qui prétend reformuler la philosophie du temps et de l’histoire ne peut que rencontrer le problème de la représentation (Bialakowsky 2010, p. 4)9.
Irreprésentables, les figures subalternisées se retrouvent donc sans reflet, piégées dans une image et une mémoire construites en discontinuum, comme le précise Bialakowsky. La re-présentation (présenter deux ou plusieurs fois) doit aussi être réfléchie à partir de son rapport au temps, à l’histoire et à la mémoire. De ce fait, on peut comprendre l’empiétement dans ces possibilités manquées de la représentation insistant sur le manque, voire sur l’absence, de ces figures a priori irreprésentables. En effet, représenter l’autre, dans le sens de parler à sa place, le confronte à un statut d’être sans-voix, inhabilité, dédramatisant son illégitimité et l’effaçant de la sphère publique (ce qui renvoie au problème de l’évincement de Nancy Fraser).
Penser l’empiétement
Au-delà de sa fonction discursive, l’empiétement est une notion qui fait référence au jargon juridique et géographique, comme précisé plus haut. Mais c’est surtout une notion qui a un ancrage dans la pensée philosophique et dans la psychanalyse10, renvoyant au champ lexical de l’intrusion, de l’intromission, de l’usurpation, voire de l’intervention. Maurice Merleau-Ponty en fait un objet de réflexion à part entière et le place au centre de la dimension libidinale de l’Être11. Ce motif paraît aussi majeur chez Jürgen Habermas12 qui, interrogeant les formes d’empiétement systémiques du monde social sur le vécu, signale le besoin d’un agir communicationnel non déformé13. Penser l’empiétement impliquerait un intérêt porté aux rapports hégémoniques et aux conflits qui y sont corrélés : « [ils] possèdent les mêmes fondements que les conflits entre individus. Il s’agit d’empiétements sociaux et spatiaux mettant en cause l’identité et la possession d’un bien, quelle que soit la nature de celui-ci » (Bossuet, op. cit.).
L’instance d’énonciation ventriloque
Parmi les catégories de confiscation de la parole proches de cette proposition notionnelle, on retrouve l’instance d’énonciation ventriloque de Marie-Anne Paveau. Ce processus de violence systémique est analogue à l’empiétement discursif à certains niveaux, mais reste insatisfaisant puisque le propre de la ventriloquie est de mettre en voix, d’invoquer l’Autre à partir d’une parole empruntée. Pour Paveau, l’instance d’énonciation ventriloque « consiste en la production d’énoncés par un.e locuteurice au nom d’un.e autre locuteurice, sans l’information ni le consentement de ce.tte dernier.e, à des fins, ou des effets d’exercice du pouvoir, de minorisation ou d’invisibilisation » (Paveau 2017, p. 151). Cette proposition novatrice est intéressante en ce qu’elle permet d’introduire l’usurpation de la parole comme forme de violence oppressive, mais j’insiste, elle est inexacte puisque, dans le jeu de ventriloquie il y a dialogue (ne serait-ce que produit par une seule personne) et par là, le ventriloque donne l’existence à l’Autre, ne serait-ce que de façon symbolique. De ce fait, l’exercice d’invisibilisation est limité. Toutefois, la mobilisation de la notion d’énonciation ventriloque à partir de cette mise au point est pertinente dans l’étude des produits culturels. Par exemple, dans le champ de la bande dessinée, la coexistence entre le dessinateur et la scénariste14 relèverait de cette catégorisation, d’autant plus quand le récit concerne les femmes ou d’autres figures minorées. En effet, ce procédé est perceptible dans un grand nombre d’albums cosignés par un dessinateur (considéré comme l’auteur de l’album) et une scénariste, où la représentation des personnages féminins15 et de leur regard livrent un effet de réalité. Cet aspect s’explique notamment par la collaboration avec des femmes et leur intervention dans le travail auctorial du dessinateur. La fonction dialogale du ventriloque est alors respectée et ses mécanismes de substitution (donc d’usurpation) restent inchangés.
Pour développer ce point, observons le cas de Bécassine qui est emblématique du procédé de ventriloquie. Dessinée par Émile-Joseph-Prophyre Pinchon en 1905, Bécassine est dépourvue de bouche et s’exprime à travers les phylactères qui créent une illusion de parole et par là de communication16. C’est cet auteur ventriloque qui la fait ainsi exister. Si la paternité de Bécassine revient à Pinchon, sa maternité, qui doit être restituée à Jacqueline Rivière, est minorée, voire effacée. Pourtant, c’est Rivière, rédactrice en chef de La Semaine de Suzette qui a improvisé son histoire et qui a été l’une des premières scénaristes de ce personnage iconique. Cette co-construction a permis de combler certaines lacunes de Pinchon concernant la subjectivité des femmes. S’inspirant de son entourage pour concevoir le récit de son histoire, Rivière fait de Bécassine un personnage actif, qui prend des initiatives. Ce cas, issu du champ de la bande dessinée, montre le dédoublement de l’instance ventriloque : dans la symbolique du dessin ainsi que dans son statut auctorial (qui est son auteurice ?) et dans ses conditions de création. Pourtant, il ne suffit pas d’être directement concerné.e pour bien (ou mieux) parler d’un sujet. En effet, en dehors de l’autobiographie, il devient central de préciser la localisation du locuteur ou de la locutrice, pour éviter tout risque d’empiétement ou de ventriloque, et minimiser leur impact épistémique. Pour dérégler l’ordre du discours, il serait nécessaire de parler avec et non pas à la place de. La question qui émerge alors est : que faire de la fiction ?
L’instance d’énonciation ventriloque est une catégorisation qui fait exister une figure subalternisée17 et dépossédée18. Or, quand il y a dépossession il y a intrusion et ingérence19 et donc empiétement. Puisque le concept de Paveau semble moins pertinent en raison de son invocation (et donc de sa visibilisation, au moins partielle) des sujets subalternisés, parler d’empiétement serait plus approprié puisque cela réfère au processus où l’on peut s’arroger ou usurper les droits des figures subalternisées. Ainsi, cette acception semble plus juste pour penser la confiscation de la parole des êtres-sans20, soulignant de ce fait le caractère injonctif inhérent à l’empiétement. Contrairement à la ventriloquie, l’empiétement discursif fabrique un nouvel être en dépossédant de sa nature celui qui existait déjà. Sa nouvelle vie sera donnée à travers un discours réincarné qui conserve toutefois les vestiges de l’être qu’il habitait auparavant.
Loin d’être anodine, cette pratique est très courante dans le journalisme, dans la musique, dans le cinéma, dans la littérature, mais aussi dans la production scientifique, notamment celle qui réfère au sujet colonisé. Par un procédé d’empiétement, les artistes se font les concepteurices de l’humain colonial21, et les intellectuel.le.s (comme par exemple en anthropologie ou en sociologie), réactivent « la constitution de l’Autre comme ombre de Soi » (Spivak, 2009, p. 37). Dans une discussion sur les problèmes de méthode en sciences humaines et sociales concernant la restitution de la parole ou du témoignage des enquêté.e.s, plusieurs chercheur.e.s (sociologues et anthropologues pour la plupart) se sont interrogés sur cette confiscation hégémonique de la subjectivité des figures subalternisées. Je retiens ici notamment la communication de l’ethnologue Georges Balandier expliquant les réticences des enquêté.e.s à être observé.e.s et raconté.e.s par des étranger.e.s22 :
J’ai le souvenir très précis de la situation de certains de mes camarades qui enquêtaient sur des milieux ouvriers où on leur disait quasiment : « Mais qu’est-ce que vous savez de nous ? Que pouvez-vous dire de nous ? Vous n’êtes pas nous. Vous ne connaissez pas nos pratiques. Vous ne manipulez pas nos outils. Vous n’avez pas notre souffrance. Vous n’avez pas les problèmes que nous avons avec nos familles. Quel droit avez-vous de dire quelque chose ». Il faut reconnaître que ce n’est pas une question piège, une question méchante ou une question perverse. C’est une question de fait. Comment peut-on dire quelque chose de ce qui n’est pas soi, de ce qui n’est pas l’univers social ou culturel auquel on appartient ? Cela ne va pas de soi, si j’ose dire23.
Cette confrontation dialogique, présentée comme un véritable dilemme philosophique, comporte une dimension éthique controversée dans les sciences sociales (José Julián López, 2020) : comment raconter l’Autre, quand on n’est pas concerné.e par cette altérité, sans le dénaturer ? Dans la mesure où cette interrogation implique à son tour le questionnement du statut de celui qui parle au nom de ou celui qui (re)présente l’Autre, les procédés de mise en discours non dialogiques semblent être un bon critère d’analyse pour comprendre l’empiétement discursif.
Les mécanismes de l’empiétement discursif
L’empiétement discursif va au-delà de la simple question de la (re)présentation et du porte-parolat, il agit, par ingérence, sur la subjectivité des individus qui n’ont pas eu voix au chapitre. S’emparant de la parole et de la perception de l’Autre, la figure qui empiète s’arroge aussi son interprétation et son expérience du monde en tant que figure concernée. L’instance qui empiète fait témoigner, voire exister (et donc agir) cet Autre à travers son propre regard. Il opère concrètement à partir de trois mécanismes : l’énonciation vicariante, la dépossession et le silenciement. Ces trois mécanismes peuvent s’exercer dans le désordre mais restent des critères centraux dans la compréhension du processus d’empiétement.
L’énonciation vicariante : entre substitution et essentialisation
Le premier mécanisme, à ne pas confondre avec la fonction exercée par le/la locuteurice vicariant.e24, consiste en la substitution d’une énonciation par « une autre énonciation ou subjectivité potentielle avec une prétention objectiviste d’équivalence et de vérité » (Paveau, 2016). Le processus vicariant diffère de l’énonciation ventriloque par son caractère unilatéral, ne permettant pas la saisie de la voix ni de la subjectivité de l’Autre, et par l’essentialisation de ce qui est censé le constituer. Le film Un Prophète (Jacques Audiard, 2009) active ce procédé au travers de l’utilisation constante des plans en caméra subjective. L’incipit du film nous livre des voix émanant du noir, révélant, petit à petit, le contexte dans lequel se trouve le héros du film : un jeune homme, au visage marqué de coups et d’une plaie importante, un peu nerveux voire anxieux, qui attend son transfert du commissariat vers la prison. En l’introduisant par cette caméra subjective, et à partir des paroles de son avocat, dans un mélange des langues (arabe et français), le Sujet est ici circonscrit et définit par toutes et tous (spectateurices, avocat, surveillants, policiers) sauf par le principal concerné. L’enchaînement de la violence subie par le protagoniste (agressions physiques et verbales notamment) vient justifier ce récit d’apprentissage : la prison fera du jeune homme innocent un homme dangereux. Ne rendant pas compte de la complexité de l’expérience de l’Autre, ce film joue sur une dynamique d’essentialisation et de substitution : pas d’influence de la solitude du personnage (à l’extérieur et à l’intérieur des murs de la prison), peu de références sur les rapports entre allié.e.s qui font tenir, dans un contexte similaire ou sur les difficultés psychologiques liée à l’enfermement.
La dépossession : une question de maximisation du profit
Le second mécanisme de l’empiétement discursif est celui qui concerne la dépossession. Il a déjà été préfiguré25, référant, originellement, à la question de l’empiétement du terrain durant la période coloniale et au maintien d’une logique économique :
En matière de politique comme en matière d’art, la dépossession du plus grand nombre est corrélative, ou même consécutive, de la concentration des moyens de production proprement politiques aux mains de professionnels, qui ne peuvent entrer avec quelque chance de succès dans le jeu proprement politique qu’à condition de posséder une compétence spécifique (Pierre Bourdieu, 1981, p. 5).
Vue depuis cette perspective, l’on peut comprendre que la dépossession revêt une forme de profit, ou plutôt de maximisation du profit, tenue par des figures hégémoniques aux dépens des figures subalternisées. Dans le cas de l’empiétement discursif, ce mécanisme est indissociable de l’énonciation vicariante. Or, en privant l’Autre de sa subjectivité, et en la substituant par une autre approximative, racontée par le biais d’une adaptation morphosyntaxique des paroles (discours indirect ou échanges d’indicateurs de temps, par exemple), l’être concerné risque d’être démuni de tout pouvoir, devenant alors un être-sans. La déformation (quelle que soit la modalité linguistique de cette réadaptation) de la parole de l’autre ou sa non signalisation, activent le principe de dépossession discursive.
Le film Un Prophète réactive aussi ce processus : le protagoniste du film concentre les clichés sur l’Arabe miséreux : jeune délinquant (Malik a été condamné à 6 ans de prison), sans passé connu mais laissant entrevoir un abandon familial et social (concret et symbolique), il est dépeint comme un matériau brut qui sera façonné par le milieu hostile qui le fabrique. Ce film, qui peut être interprété de manière multiple, tombe toutefois dans la reproduction d’un imaginaire stéréotypé en l’absence d’un contexte permettant de comprendre la construction identitaire de cet étranger qui demeure inquiétant et fascinant à la fois26. Dépossédé d’une identité propre et (re)construit à partir d’une image qui tend à homogénéiser la figure subalternisée sous le regard hégémonique, Malik El Djebena, devient un prophète sans voix : montré comme un autodidacte qui a su capter les codes du milieu de la mafia carcérale, il sera aussi celui qui transmet le message du plus puissant27.
La politique du silence dans le silenciement
Troisième condition de l’empiétement discursif, le silencement peut comprendre différents aspects, dont la rhétorique de la domination (habilitation ou privation de la parole, hiérarchisation des locuteurices...) ou encore le conditionnement. Eni P. Orlandi disait bien que « penser le silence, c’est penser la solitude de l’autre face au sens » (1996, p. 43) et, en effet, cette solitude permet de considérer les limites du dialogisme et du schéma interactif de la communication, ainsi que les positions des sujets au centre des rapports de signification. Le silenciement, catégorisation politique du silence (l’expression est d’Orlandi), comme condition d’empiétement discursif, signale la rupture du schéma communicationnel provoquée par la non prise en compte de l’Autre (ou sa subalternisation) dans le discours : « l’intervention du silence fait apparaître le manque de symétrie entre les interlocuteurs. La relation d’interlocution n’est pas ordonnée et n’obéit pas à une logique préétablie. Elle est comme désorganisée, entre autres, par le silence » (ibidem 44). Le silence est co-constructeur du sujet, et ses stratégies mises en œuvre (par exemple, la rénomination) agissent sur l’existence identitaire de l’Autre, c’est-à-dire qu’on peut moduler l’identité du sujet en le nommant autrement : « Il y a une modalisation politique de la signification qui aboutit au silenciement. Celui-ci oblige, non pas à taire, mais à faire dire “une chose” pour ne pas en dire d’“autres” » (Orlandi, 1996, p. 47). Le silenciement implique ainsi l’effacement de l’Autre par son détournement. Si on part, par exemple, du détournement du mot Noir.e en France à partir de l’usage de « personne de couleur » ou « black » on remarque l’évitement d’une discussion sur une classification raciale. Dans le documentaire Ouvrir la voix (Amandine Gay, 2016), Maboula Soumahoro28 s’interroge sur l’ambiguïté de cet anglicisme qui dit une chose pour ne pas en dire une autre. Ainsi, cette stratégie implique donc la diminution, voire la négation, de la charge sémantique et surtout du contexte abrités dans les mots en lien avec l’hégémonisation et la subalternisation.
Conclusion
Dans le cadre d’une pensée décoloniale et intersectionnelle, l’empiétement discursif agit comme une lunette permettant d’examiner des mécanismes en œuvre dans les rapports hégémoniques et dans l’institution de la subalternisation. Les trois conditions de son exercice (l’énonciation vicariante, la dépossession et le silenciement) rendent compte d’un processus colonial se perpétuant dans les formes discursives qui sont encore en vigueur dans l’espace public. Je rappelle que l’une des conséquences de l’empiétement discursif est la marginalisation de la représentation, conduisant même jusqu’à l’effacement du sujet empiété (on ne sait plus qui parle, au nom de quoi ni pourquoi). L’appréhension d’un discours empiété permet de discerner la reproduction des stéréotypes que produit la réactivation d’une parole saisie. Les mécanismes opératoires de l’empiétement discursif ne sont pas méconnus du sujet colonisé. C’est alors que s’entame une première étape d’invisibilisation, car oui, l’instance empiétante peut parler du sujet empiété ; mais c’est un problème quand il le fait dans la méconnaissance de l’Autre (en reprenant des stéréotypes), ce qui se produit souvent. Dire l’Autre, sans une juste connaissance, tend à le déformer, à tel point que ce dernier ne se sent pas même considéré comme un sujet de discours, mais plutôt comme un être monstrueux et sans reflet. Dès lors, explorer l’empiétement discursif au regard des courants subalternistes, des théories postcoloniales ou des épistémologies des Suds, c’est aussi s’intéresser à la manière dont les instances hégémoniques agissent pour maintenir l’ordre social, ainsi qu’à ces autres voix qui émanent du discours empiété.
L’empiétement discursif invite à réfléchir l’altérité dans les discours sociaux qui circulent dans la sphère publique. Dans ces discours, la voix des groupes subalternisés se trouve en position inégalitaire. Leurs représentations sont donc portées par des groupes hégémoniques qui méconnaissent, voire méprisent leur altérité. Alors, observer les pratiques d’empiétement discursifs s’avère nécessaire pour déconstruire les représentations qui maintiennent l’oppression systémique. Cela implique notamment de prêter une attention critique à la position énonciative et aux marqueurs d’altérité. Cette notion, qui part d’une étude où la représentation de l’Autre n’est pas faite par les figures concernées, je l’applique à quelques productions culturelles (cinéma, musique, TV et littérature), mais elle peut être mobilisée dans toute autre production discursive29 où l’on interroge la manière de parler à la place de, et non pas avec30.
Dans la continuité des théories postcoloniales, cette proposition notionnelle montre la manière dont s’articulent la désubjectivation et l’invisibilisation avec les stéréotypes (et leur l’intersectionnalité), pour structurer les représentations sociales dans l’architecture hégémonique. Alors, voir les traits d’un être qui nous ressemble, sans pouvoir nous reconnaître ou nous identifier peut être perturbant. Ainsi, la métaphore du monstre, telle qu’introduite par Junot Diaz, semble plus que pertinente pour décrire ce qui se produit quand on désubjective tout un groupe social, et qu’on le prive de toute son authenticité, de tout reflet. La production culturelle des principales puissances médiatiques et économiques, regorge de stéréotypes et ces représentations biaisées ne sont que l’héritage d’une tradition colonialiste encore en vigueur31. Tant que l’ordre du discours reste hiérarchisé et inégalitaire, (re)présenter l’Autre, le mettre en discours, requiert une connaissance authentique de l’identité de l’Autre, et cela passe d’abord par la parole des personnes concernées.