Mon projet artistique, intitulé Total normalidad (Totale normalité), s’inscrit dans la recherche artistique que je mène depuis plusieurs années maintenant sur la mémoire. Il interroge sa valeur d’objectivité à travers ses mouvances temporelles, les surimpressions des souvenirs qui s’y stratifient, les constructions personnelles et historiques dont elle est la dépositaire, et l’histoire qui peut s’écrire au fil des images. Ce travail aborde la question de savoir comment mon enfance a pu être vécue comme une période heureuse, alors que j’habitais Buenos Aires à proximité d’un centre clandestin de détention (la Mansión Seré) et d’une base militaire (VIII Brigada Aérea de Morón). Ma recherche procède à une relecture de cette période de vie qui a aussi été le moment le plus obscur de l’histoire de l’Argentine. Il s’appuie sur la récupération de photographies de famille et d’archives de la dictature militaire, mais aussi sur toute une partie textuelle et orale : des témoignages et des souvenirs de certains amis d’enfance, interrogés, enregistrés et repris sous la forme de textes fragmentaires, intégrés au sein d’un corpus global réunissant ces matériaux divers. Les images collectées y sont associées à mes propres images, prises lors de mes visites récentes sur les lieux de cet ancien centre clandestin et de cette ancienne base militaire. À travers l’utilisation d’un montage textes-images, ce travail vise à construire un récit elliptique qui évoque deux réalités ayant existé simultanément : celle de l’enfance insouciante et celle de la terreur de la dictature. Vie et mort, innocence et cruauté, bonheur et douleur s’articulent ici dans la mise en tension de la mémoire individuelle et de la mémoire collective. Mais comment porter le paradoxe de souvenirs heureux, éprouvés dans l’ignorance d’une histoire collective parallèle particulièrement violente ? Comment revenir à des lieux chargés d’histoire et leur rendre tout à la fois la dimension innocente du souvenir personnel et la hantise de la mémoire collective ? Quels effets biographiques un tel travail de remémoration peut-il générer ?
1- Mansion Seré, ex-centre clandestin de détention. Image d’archive. 2- Image actuelle, A. Erbetta, Ex-base militaire, VII Brigada aérea de Moron, Bs As.
Enquêtes et processus de travail
J’ai commencé ce travail en 2012, à l’occasion de l’un de mes retours ponctuels à Buenos Aires. Après la réalisation de ma série Reprises1, qui portait sur mon histoire familiale, j’avais l’intention de continuer une réflexion photographique liant ma propre histoire et l’histoire collective. Depuis un certain nombre d’années, je réfléchissais intérieurement au sujet de la dictature. Cette idée a émergé à nouveau quelques années plus tard, cette fois pour la travailler d’un point de vue artistique. Mais l’un des problèmes que je rencontrais résidait dans le fait que ce sujet était encore controversé pour la société argentine, mais aussi que nombre d’artistes avaient déjà abordé ce pan de notre histoire. Dans leurs travaux, la dictature était montrée dans une mise en relation directe avec la vie familiale du photographe : l’un des membres de leur famille avait disparu. Que pouvais-je donc dire de nouveau sur un thème aussi complexe et traumatique pour l’histoire collective du pays ? Il me semblait difficile, face à cela, de représenter quelque chose d’inédit. Par ailleurs, je n’avais pas vécu moi-même cette situation traumatique, du moins pas directement comme la plupart des photographes qui avaient abordé précédemment le sujet. Aucun membre de ma famille n’avait disparu et, par conséquent, je ne me sentais pas complètement autorisé, pendant longtemps, à parler ou à m’exprimer sur cette question. Je craignais que mon travail n’aborde un tel sujet que d’un point de vue distant, superficiel, et soit vu peut-être comme une simple esthé- tisation de la douleur des autres. Le risque était donc pour moi considérable. Pourtant, j’avais bien vécu mon enfance durant cette période : que restait-il donc de ce passé ? Comment cette horreur était-elle perçue dans le contexte de l’époque ? Qu’est-ce qui avait été transmis d’elle aux êtres qui vivaient dans ce pays ?
J’avais l’intention à l’origine d’aborder cette question à partir de mes propres souvenirs d’enfance, liés aux photographies de mon album familial, dans un premier temps. Je voulais ensuite visiter et photographier les lieux historiques qui avaient été en relation avec ce passé obscur autour de moi : revenir sur ces endroits allait peut-être pouvoir me faire revivre des sensations que j’avais vécues étant enfant, tandis que je traversais parfois des lieux chargés de drames sans le savoir. Enfin, je comptais, à travers la photographie, capter des images actuelles des lieux qui m’entouraient, mais également être à l’affût des sensations du passé susceptibles de ressurgir en moi. Je présumais que ma présence sur les lieux et la photographie pourraient m’aider à retrouver des images. Mais peut-on photographier le passé ?
3 -Image actuelle, A. Erbetta, Ex-base militaire, VII Brigada Aérea de Moron, Bs As. Image du dictateur Videla, au centre, accompagnée des membres du gouvernement. AGN ( Archivo General de la Nacion, Argentina), Buenos Aires.
4 -Image du dictateur Videla, au centre, accompagnée des membres du gouvernement. AGN (Archivo General de la Nación, Argentina), Buenos Aires.
J’ai commencé en 2012 à déambuler dans mon ancien quartier, à réaliser des visites à l’ex-centre clandestin, devenu au- jourd’hui un lieu de loisirs et de sport, ou encore à l’ex-base militaire, dont une partie est devenue une réserve naturelle. Entre 2013 et 2014, mon travail artistique a commencé progressivement à changer. Un basculement s’est produit à partir d’une image photographique postée par un ami d’enfance sur Facebook, et à la suite d’un court échange avec lui. Ma démarche a commencé alors à revêtir une autre dimension : elle a commencé à sortir de l’individuel pour s’acheminer vers le collectif. En voyant sur le web cette photographie de mon ami enfant, j’ai commencé à me souvenir de certaines choses relatives à ma propre enfance, mais aussi à celle que nous avions partagée. La photo était datée de 1977. Je n’avais que peu de souvenirs de cette époque, seulement quelques images mentales à la fois précises et floues, qui me rap- pelaient par exemple un mur, une texture, un vêtement, un espace, une lumière. Tout était dispersé et fragmenté dans mes souvenirs, il ne s’agissait en fait que d’images ponctuelles et sans lien entre elles. Dans la photographie que mon ami avait publiée, je pouvais revoir plusieurs de mes amis d’enfance, réunis à l’occasion de l’anniversaire de l’un d’entre eux, et posant tous ensemble pour la photo. Trois de mes amis les plus proches avaient été saisis dans cette image. Je pouvais y voir aussi ma sœur, celle également d’un ami qui m’est toujours proche, et d’autres amis du quartier, mais que je ne reconnaissais pas. Qui étaient-ils ? C’est avec les trois amis anciennement les plus proches de moi que j’ai finalement décidé de commencer à travailler sur ce projet.
5- Image d’album de famille.
6-Ex-base militaire, VII Brigada Aérea de Moron, Bs As. Image d’album de famille.
Cette photographie m’intéressait particulièrement pour mon travail artistique, car elle montrait un événement ponctuel qui concernait mon enfance dans ce quartier, et qui, en particulier, portait une date notée dans la marge du tirage. Cette date faisait directement référence à ce moment historique que traversait à ce moment-là le pays, et la photographie en était comme une preuve : la dictature était au pouvoir, et à quelques centaines de mètres de là fonctionnaient une base militaire et un centre clandestin où des gens étaient détenus et torturés. C’est alors que j’ai eu l’idée de demander à mon ami si je pourrais utiliser cette image pour mon travail, ce qu’il a accepté. Quelque temps après, lorsque j’ai effectué mon voyage en Argentine, j’ai rencontré cet ami et j’ai pu échanger avec lui sur cette photographie qu’il avait conservée. Nous avons commencé à parler de l’image elle-même, de l’anniversaire, des personnes qui étaient présentes sur la photo. Mais bientôt la conversation a glissé lentement vers des souvenirs de notre enfance dans ce quartier ; mon ami avait des souvenirs que je n’avais plus et, pour ma part, je lui racontais d’autres souvenirs qu’il ne se rappelait pas. Comment était-il possible d’avoir vécu et partagé les mêmes événements, et d’avoir des souvenirs aussi différents ? Pourquoi et comment pouvait-il se remémorer certaines choses, qui s’étaient effacées en moi, et inversement ? À ce moment-là, c’était comme s’il m’avait raconté des choses que je n’avais pas réellement vécues, comme si celles-ci s’étaient diluées dans le passé et dans l’oubli. Avaient-elles vraiment eu lieu ?
Ensemble, nous avons reconstruit une mémoire commune et partagée, constituée au fur et à mesure de nos dialogues sur la base des souvenirs partiels de chacun. Le fait que nous ayons partagé nos souvenirs fragmentaires, précis mais décontextualisés, a eu pour conséquence la construction d’une mémoire composée d’éléments différents et en constant mouvement. Cette circulation silencieuse se renforçait à mesure que nous avancions dans nos conversations : de nouveaux souvenirs arrivaient, de nouvelles couches s’ajoutaient, de nouveaux détails venaient constituer une nouvelle mémoire, toujours modifiée, toujours renouvelée. À partir de cette rencontre, mon travail a commencé à évoluer progressivement, à passer d’une démarche personnelle à une préoccupation plus collective, s’attachant à divers événements vécus sous la dictature. J’ai compris que c’était finalement l’une des directions que je voulais prendre pour construire mon projet artistique.
S’ajoutèrent à mes souvenirs d’enfance ceux de mes amis que j’avais retrouvés et que j’interrogeais, mais aussi des souvenirs des membres de ma famille, ou encore ceux de personnes du quartier dont des membres de la famille avaient disparu à l’époque – souvenirs auxquels j’accédais à travers mes échanges avec les anthropologues chargés de réaliser les fouilles dans l’ancien centre clandestin en ruines. Dans cette démarche artistique, je recompilais des souvenirs qui ne m’appartenaient pas avant cette rencontre, notamment ces descriptions faites par ces amis d’enfance, liées à des moments que nous avions vécus et partagés ensemble. L’un de ces amis, par exemple, m’a donné une première image en me racontant que, lors de nos explorations en bandes dans l’ex-centre clandestin, il avait trouvé une boîte parmi les décombres de la maison. Nous avions peut-être partagé ce moment, mais je ne m’en souvenais pas, alors qu’il était ancré dans sa mémoire à lui, et qu’il s’en souvenait même précisément. C’était une démonstration que l’on ne vit pas ni ne se souvient pas de la même manière des événements traversés, et que la mémoire opère de façon différente chez chacun.
Ce qui m’intéressait particulièrement dans ce dernier aspect, c’était l’idée que l’on avait vécu des choses dont nous n’étions pas conscients. Les autres, nos proches, peuvent nous aider à reconstituer notre histoire, dont nous ne nous souvenons parfois pas. Il faut alors en déduire qu’une partie de celle-ci est constituée de l’histoire que nous racontent nos proches, notre famille, nos amis, et que c’est donc en partie grâce à eux que l’on se construit une histoire que l’on racontera plus tard. Celle-ci sera habitée, en partie, par nos propres souvenirs, mais également par ceux des autres, selon leurs points de vue, etc. Nous sommes constitués par nos souvenirs et ceux des autres, et une partie de l’histoire de notre vie nous échappe et ne peut être reconstituée qu’avec les récits de vie que les autres ont dressée de nous, filtrés par leur propre subjectivité, leur propre histoire. Ce n’est en effet pas le même point de vue ni la même vision de l’histoire que peuvent raconter mon père, ma mère, ma sœur, ou un ami d’enfance. À travers leurs regards, je peux obtenir une version différente et hétérogène de ma propre histoire, qui demeurera cependant toujours une vision limitée, un fragment de réalité – peut-être un peu comme une photographie. L’autre aspect qui me semblait intéressant à travailler consistait à aller au-delà de ma mémoire personnelle et de ma propre conscience. La question que je me posais en écoutant les récits de mes proches était la suivante : existe-t-il une mémoire du corps, antérieure à notre conscience ? Je peux me souvenir de choses à partir d’un certain moment de ma vie, d’un certain âge, mais seulement à travers certaines images très ponctuelles ou diffuses, tandis que tout le reste semble m’échapper et fuir dans un passé lointain et obscur. Une énorme partie de ce que nous vivons devient inconsciente, tombe dans l’oubli. Alors même que chacun de ces événements vécus nous a, d’une manière plus ou moins grande, affectés.
7 - Image actuelle, A. Erbetta, ex-centre clandestin de détention, Bs. As.
8- Image actuelle, A. Erbetta, Ex-base militaire, VII Brigada aérea de Moron, Bs As
. 9 - Mansion Seré, ex-centre clandestin de détention. Image d’archive.
Tous ces fragments de souvenirs et de paroles qui venaient alors s’intégrer à mon travail dépassaient la mémoire individuelle de chacun de nous. Ils se tissaient, s’entremêlaient, s’associaient et coexistaient dans une nouvelle mémoire, qui se construisait à partir d’une collecte encore imprécise, et qu’il faudrait par la suite tenter de déchiffrer, d’interpréter, de mettre en forme de manière intelligible et cohérente. Il y avait, d’une part, l’image matérielle (les photographies), et de l’autre, l’image-souvenir, produit des images mentales. Toutes les deux allaient se mélanger dans ce projet artistique, dans un récit futur composé de textes-images.
Dans mon travail, je cherche une temporalité incertaine, qui ne se situe ni dans le passé, ni dans le présent. Cette recherche se produit par le biais d’une écriture fragmentaire et discontinue : les textes que j’ai écrits constituent des fragments, non reliés entre eux, qui ne composent pas une histoire diachronique racontée progressivement. Dans mon cas, raconter une histoire linéaire s’avérait quasiment impossible dans ce travail : de même que dans ma série Reprises1, il ne persistait ici de la réalité passée que quelques vestiges, quelques traces matérielles et immatérielles, quelques images et souvenirs, personnels et collectifs, un ensemble épars à partir duquel j’essayais de reconstituer un passé que j’avais vécu, mais dont je me souvenais à peine.
Cette histoire que je tentais de reconstruire partiellement se nourrissait en grande partie des événements historiques et sociaux de mon pays à l’époque, mais aussi des archives, des documents et moyens de communication comme le journal ou la télévision, qui en étaient les reflets. Je pense notamment au rôle primordial qu’ont joué les moyens de communication alors : sous la dictature, les militaires ont utilisé de manière très stratégique le pouvoir des moyens de communication, afin de montrer une réalité différente de celle qui existait véritablement à travers le pays. Occulter les persécutions et les massacres, cacher une réalité obscure était l’une des intentions principales du pouvoir en place, d’où une grande quantité de publicités vantant les conditions normales de vie des gens, sous des slogans tel que celui-ci : « L’Argentine, un pays de paix et de prospérité ». Les images à la télévision montraient un pays en plein développement, connaissant le progrès économique, tourné vers l’avenir, avec toutes les conditions de bonheur qui sont censées s’ensuivre.
10 - Image actuelle, A. Erbetta, ex-centre clandestin de détention, Bs. As.
11 - Mansion Seré, ex-centre clandestin de détention. Image d’archive.
Retrouver le territoire inconnu de l’enfance
Revenons au fait d’avoir vécu une enfance dans un contexte lourd et sinistre, et observons tout d’abord le cas d’un écrivain : dans son discours prononcé à l’Académie de Suède au moment où il a reçu le Prix Nobel de Littérature, Patrick Modiano évoque son enfance et explique qu’il s’est toujours considéré comme un enfant de la guerre.Né au moment de l’Occupation en France pendant la Seconde Guerre mondiale, l’écrivain appar- tient à une génération dans laquelle « […] on ne laissait pas parler les enfants. D’où ce désir d’écrire » (Modi- ano, 2015, p. 8). Le fait de naître en 1945, « après que des villes furent détruites et des populations entières eurent disparu », l’a rendu sensible aux thèmes de la mémoire et de l’oubli. Apportant son exemple personnel, il montre comment un individu peut être marqué par des expériences vécues durant son enfance. De même que Modiano, je n’ai pas vécu la dictature de manière directe, mais j’ai passé mon enfance dans ce contexte historique. La démocratie est arrivée en Argentine en 1983, alors que j’avais dix ans. Ma recherche artistique prétend explorer ce territoire inconnu d’une enfance heureuse, en tentant de comprendre la dimension de ce qui s’est passé, mais aussi ce qui a pu affecter malgré tout cette enfance, de manière plus ou moins consciente. L’enfance y est convoquée, mais aussi l’impossibilité de la retrouver.
12 - Mansion Seré, ex-centre clandestin de détention. Image d’archive.
13 - Image actuelle, A. Erbetta, ex-centre clandestin de détention, Bs. As.
Dans son ouvrage, Poétique de la rêverie, Gaston Bachelard consacre un chapitre à la rêverie et à l’enfance, et aborde de manière poétique cette étape de la vie d’un être humain. Il y défend la thèse de la permanence d’un noyau d’enfance chez l’adulte, « une enfance immobile, mais toujours vivante, hors de l’histoire, cachée aux autres […] » (Bachelard, 2011, p. 151), qui restera toujours en nous, comme une source éternelle. En citant des extraits de poèmes, comme : « Tu étais, tu vivais, tu ne durais pas », Bachelard explique que cette mémoire de l’enfance, endormie en nous, se trouve dans un temps hors du temps chronologique, au cœur de l’homme, et qu’elle pourrait seulement « devenir réelle dans ces instants d’illuminations », que sont les instants d’une existence poétique :
Pendant qu’il rêvait dans sa solitude l’enfant connaissait une existence sans limites […]. Sa rêverie n’est pas simplement une rêverie de fuite. C’est une rêverie en expansion. (Ibid., p. 151)
Mais comment retrouver cette enfance « en expansion », « sans limites » ? Bachelard analyse les poètes qui racontent leurs rêveries d’enfance, pour montrer comment leurs rêves éveillés écrits peuvent nous conduire, nous les lecteurs, à nos propres souvenirs d’enfance. Ces enfances, « multipliées en mille images, n’ont pas de dates ». L’histoire de notre enfance n’est donc pas psychiquement datée, les dates viennent plutôt des autres, du dehors, de ce qu’on nous a raconté.
14- Image actuelle, A. Erbetta, Ex-base militaire, VII Brigada Aérea de Moron, Bs As.
15- Image d’archive. Le dictateur Videla reçoit D. Passarella, champion avec l’Argentine, au Mondial 1978.
16- Mansion Seré, ex-centre clandestin de détention, Bs. As. Image d’archive.
17 - Image actuelle, A. Erbetta, Ex-base militaire, VII Brigada Aérea de Moron, Bs As.
Selon Bachelard, la mémoire est un champ en ruines, et « toute notre enfance doit être ré-imaginée ». L’imaginer à nouveau donnera peut-être accès à cette enfance perdue, et la poésie peut nous aider dans cette tâche, pour retrouver ce chemin de retour aux sources de l’être, où habite l’enfant. Les rêveries des poètes seraient donc des manifestations d’une enfance permanente ; elles représentent des images de notre grande solitude. L’auteur explique que le passé apparaît dans la rêverie du fait de sa valeur d’image, et que l’imagination colore les cadres qu’elle voudra revoir. Pour « revivre » ces valeurs du passé, explique-t-il, « il faut rêver, accepter cette grande dilatation psychique qu’est la rêverie ». « Par la vertu de la vie imaginée, le poète ouvre en nous une nouvelle lumière : dans nos rêveries, nous créons des cadres impressionnistes de notre passé » (Ibid., p. 159). Pour Bachelard, imagination, mémoire et poésie peuvent nous aider à situer dans le royaume des valeurs ce phénomène humain qu’est l’enfance solitaire. Il existerait en réserve, au fond de nous, pour que les images offertes par un poète puissent faire revivre nos souvenirs et « ré-imaginer nos images », à partir des paroles organisées du poème. L’image d’un poète est une image parlée, non une image vue par nos yeux, mais « […] il suffit que nous lisions le poème comme un écho d’un passé disparu » (Ibid., p. 171). Cependant, pour restituer il faut embellir, et c’est ce que fait le poète avec ses images qui donnent une aura à ses souvenirs.
Nous sommes alors loin, selon lui, d’une mémoire exacte, à la manière dont Henri Bergson l’avait conçue. Chez Bergson, explique Bachelard, « les souvenirs purs seraient des images cadrées, comme si nous voulions fixer un point de l’histoire ». Par le biais des poètes, nous découvrons une enfance immobile, sans devenir, libérée des chronologies. Nous devons réveiller en nous, à travers la lecture et les images poétiques, un état d’enfance. Ainsi les poètes qui rêvent l’enfance essaient-ils de remonter vers les sources de l’être. Leurs écrits sont un témoignage d’une aspiration à traverser une limite, où l’on peut trouver un « temps qui repose dans les eaux calmes ».
18 - Image actuelle, A. Erbetta, Ex-base militaire, VII Brigada Aérea de Moron, Bs As.
Dans cette recherche d’un passé perdu, nos rêveries ont lieu parfois fugacement, puis disparaissent aussi subitement de notre mémoire et nous échappent. Tout est discontinu et difficile à maintenir dans cet état : elles reviennent doucement, puis s’éloignent telles des vagues. Ce sont parfois des images, parfois des sensations, d’autres fois des odeurs qui nous renvoient à un passé, semblant flotter dans notre mémoire et se réveiller. Ces sensations, ces images contiennent un germe d’enfance, ouvrant sur des souvenirs qui se réveillent, comme un monde contenu dans celles-ci. Au cours de mes recherches artistiques j’ai essayé de m’immerger dans ce territoire de l’enfance, non pas tant par la conscience et la volonté, que par la rêverie justement, qui peut donner l’accès à une mémoire involontaire, comme l’explique Anne Muxell (2015). Ma démarche, bien que dis- continue, m’a permis d’aller, de manière intermittente, à la rencontre de ce territoire lointain et aimé. Lentement, j’ai récupéré des petits morceaux de souvenirs, de sensations ou d’images qui flottaient doucement dans la mémoire. Les textes qui évoquent quant à eux les images, les récits des autres, la lecture ou le visionnage de l’histoire, ont contribué finalement à tisser un lien entre ces éléments dispersés, pour construire un rapport fragile entre tous. Il m’a semblé pourtant difficile de maintenir cet état de rêverie, dont parle Bachelard :
Le grand problème de l’existentialisme du poétique, c’est le maintien dans l’état de rêverie. Aux grands écrivains nous demandons qu’ils nous transmettent leurs rêveries, qu’ils nous confirment dans nos rêveries, et nous permettent ainsi de vivre dans notre passé réimaginé. (Bachelard, op. cit., p. 151)
Comment retrouver et maintenir cet état, comment le revivre entièrement ? Je ne suis jamais sûr de pouvoir retrouver cet état permanent, source de l’être qui reste irréductiblement au fond de nous, comme l’enfance de l’homme. L’approche dont j’ai été capable, pour ma part, était celle de produire de petits éclairs par la réunion de souvenirs et d’images, par le tissage de fragments dispersés, afin de construire un espace imaginaire qui évoque cette enfance vécue et que j’ai essayé, peut-être illusoirement, de revivre. Il s’agissait pour moi de con- struire un langage qui me soit propre, par le biais de la photographie et de l’écriture, des souvenirs individuels et collectifs, en assemblant ces morceaux perdus et récoltés de manière poétique. Je pense ici à l’exemple de Modiano, qui tente d’élaborer, avec les souvenirs les plus divers, une pièce comme une partition musicale :
[…] il s’agit souvent pour un romancier d’entraîner toutes les personnes, les paysages, les rues qu’il a pu observer, dans une partition musicale où l’on retrouve les mêmes fragments mélodiques d’un livre à l’autre, mais une partition musicale qui lui semblerait parfaite. (Modiano, op. cit., p. 12)
L’écrivain explique, dans ce discours à l’Académie de Suède, que nous sommes là face à une tâche presque impossible. Notre époque actuelle se caractérise par la vitesse, et il devient difficile pour un écrivain de recomposer le temps, si ce n’est à travers quelques fragments de celui-ci. À la différence des écrivains du XIXe siècle, qui avaient encore une autre conception du temps, explique-t-il, nous vivons une époque où tout se déroule à toute vitesse. Il évoque Marcel Proust qui « a bien pu reconstituer toute une époque, même dans les détails, comme un tableau vivant » (Ibid., p. 30). Mais aujourd’hui, ajoute-t-il, « la mémoire est moins sûre d’elle- même, et elle doit lutter contre l’amnésie et l’oubli » (Ibid.) :
Depuis, le temps s’est accéléré et avance par saccades, ce qui explique la différence entre les grands massifs romanesques du passé, aux architectures de cathédrales, et les œuvres discontinues et morcelées d’aujourd’hui. (Ibid.)
Dans « cette couche d’oubli qui recouvre tout », l’écrivain ne parvient à capter que des fragments du passé, et la tâche du romancier consistera à « faire ressurgir quelques mots à moitié effacés, comme ces icebergs perdus » (Ibid.). La réflexion de Modiano nous aide à penser le travail du photographe…dans la reconstruction d’histoires. Chez lui aussi, il ne reste que de vestiges et des traces infimes, et c’est seulement à partir des fragments dispersés que l’on peut tenter d’arracher une histoire à l’oubli, et dire, au moins partiellement, quelque chose de ce passé, épaulé par les rêveries qui l’embellissent et l’évoquent de manière poétique. Mon projet Enfance et dictature est parti de l’intention de revenir dans le quartier de mon enfance pour faire un travail abordant plus globalement la dictature. Mais peu à peu les choses se sont mélangées, l’intime a commencé à y prendre une place, inattendue. Il y avait mes explorations du quartier et des lieux historiques, s’appuyant elles aussi sur cette enfance et sur les sensations chargées en même temps d’une mémoire collective qu’elle pouvait révéler. Après plusieurs années de travail, ma recherche poétique à travers les images et l’écriture m’a fait entrevoir ce territoire dont parle Bachelard : cet enfant pour qui les heures ne comptaient pas, qui vivait dans un territoire sans chronologie. Toute sa vie était devant lui, et s’ouvrait comme un immense ciel d’été.
Si mon travail évoque une enfance heureuse, il existait simultanément autour de lui la violence, la peur et la tragédie du contexte qui l’entourait. Au cours des sept années qu’a duré la dictature, les enfants du quartier ont mené comme moi une vie partagée entre l’innocence et la cruauté, entre les non-dits et les secrets de leurs parents. Modiano donne une preuve de la façon dont un écrivain peut être marqué de manière indélébile par sa date de naissance, par son contexte historique, même s’il n’a pas joué de rôle dans l’action politique, « même s’il donne l’impression d’être un solitaire, replié dans ce qu’on appelle sa « tour d’ivoire » ». Sa pensée est entrée en résonance avec mon travail artistique, et m’a libéré quelque peu du poids de cette interrogation.
Même si, en tant qu’enfant, je n’avais pas vécu directement les faits historiques, je les avais forcément ressentis et expérimentés, avec mes propres violences au sein de ce groupe de garçons, avec nos propres cruautés dans nos univers d’enfants. Cette peur et cette violence qui venaient de l’extérieur se sont-elles transmises ?
Total Normalidad (Totale normalité) tente donc d’aborder l’enfance comme un territoire étiré dans le temps, une enfance qui sommeille en chacun de nous et qui est traversée de ses paradoxes. La poétique que j’ai essayé de mettre en place s’exprime à travers les images et l’écriture, les mémoires individuelles et collectives, l’innocence et la cruauté. Sur le plan esthétique et narratif, mon travail vise à montrer les contrastes qui sont probablement ceux de toute existence. Cependant, il a fallu, tout au long de ce processus de travail, maintenir une certaine proximité/distance, afin de ré-imaginer ce passé et tenter de le revivre, afin de l’écouter mais aussi de le mettre en forme dans une reconstruction poétique du temps. Il s’agissait là de retrouver des vies que nous avions connues, des paysages que nous avions vus, des moments, explorations ou voyages que nous avions vécus, des rues que nous avions empruntées : un peu tout ce qui a formé notre vie de manière singulière. Mais cette enfance pouvait aussi être reconstruite grâce aux récits de personnes qui ont partagé cette époque, qui nous rappellent d’autres pans de cette réalité ancienne, perçus selon d’autres points de vue.
Ce travail a donc été à la fois individuel et collectif, utilisant la photographie et l’écriture comme médiums pour reconstruire la mémoire et l’identité. Dans Enfance et dictature, il s’agit de reconstruire tout ce dont on a pu se souvenir – moi, mes amis, ma famille – de cette enfance heureuse vécue dans un contexte de pénombre, à travers les lieux, les personnes, les expériences, les sensations qui l’ont constituée. Dans cette pratique du montage photographique et textuel, se tissent des liens secrets entre les choses, construisant un paysage comparable à celui qui se brode dans la mémoire. Le montage peut en effet faire coexister deux images deux images ou deux odeurs pourtant éloignées dans le temps, et qui ne peuvent être réunies que par son inter- médiaire. Cette articulation des souvenirs, des mots, des documents et des photographies aboutit à une reconfiguration fictionnelle du passé. Au sein d’un même espace narratif singulier se trouvent réunis des objets hétérogènes, dissociés dans la réalité, mais que la mémoire peut rassembler. Ce procédé esthétique, qui se configure de la même manière que la mémoire, fait coexister de manière simultanée, et presque comme par magie, des temporalités différentes qui s’entrelacent dans l’espace imaginaire de l’œuvre artistique.
19- Image actuelle, A. Erbetta, Ex-base militaire, VII Brigada Aérea de Moron, Bs As.