Introduction
Le roman historique Changó El gran putas, (en traduction française, Changó ce sacré dieu) de l’écrivain Manuel Zapata Olivella, est publié pour la première fois en 1983. Cette saga-épopée représente, à mon avis, l’une des critiques les plus créatives, complexes, transdimensionnelle et décolonisante des récits autour de l’expérience du des/ombligamiento, des luttes de la reconstruction et de libération menées par les Africain.e.s et leurs descendant.e.s sur le continent américain et dans les Caraïbes. Dans ce roman, Zapata Olivella alias Maño, comme l’appelait affectueusement son père, rend compte en quelque sorte aussi de son vécu personnel, de sa racine familiale multiple et de décennies de recherche sur la mémoire afro-américaine et caraïbéenne. Il montre en même temps une évidente maturité intellectuelle issue de son vagabundeo. Il faut préciser que Changó El gran putas fut publié après quatre décennies de production d’ouvrages (nouvelles, contes et essais) autour de différents sujets de recherche : l’esclavage, la violence armée en Colombie, les inégalités sociales, la mémoire historique des afro-colombiens, la spiritualité des afro-colombiens, la musique et la danse caribéennes (ici en collaboration avec sa sœur qui est aussi chercheure et danseuse, Delia Zapata Olivella), les mythes afro-américains et indigènes, la culture colombienne, le métissage, l’oralité, etc. Mais, surtout, l’écriture de Zapata Olivella témoigne de la culture de vagabond assumée et pratiquée par Maño. En effet, avant de terminer ses études de médecine, il a voyagé dans toute l’Amérique centrale avant d’arriver aux États-Unis. Ce qui lui permit de rencontrer plusieurs communautés, des artistes, des intellectuelles et activistes de chaque région ou pays visité. Par ailleurs, lors de son vagabundeo intelectual, Zapata Olivella visita l’Europe, l’Afrique et l’Asie. Tout cela a sans nul doute nourrit son imaginaire littéraire et a consolidé sa perspective critique.
Changó El gran putas est divisé en cinq parties dont chacune peut être considérée comme un livre indépendant. Elles sont précédées par une longue introduction. Les origines ; Le Muntu américain ; La Rébellion des Vaudous ; Les Sangs retrouvés et enfin Les Ancêtres combattants composent donc l’ouvrage qui nous intéresse ici. Dans la narration riche adoptée dans cet ouvrage, on notera une mise en relation entre différents niveaux : a) l’atemporalité du vécu des Africain.e.s et de leurs descendant.e.s, ce qui lui permet de construire un langage et un imaginaire historique en intégrant le passé et le présent dans un seul temps, le passé-présent, et pareillement, il fait des ancêtres morts des vivants-morts qui interrogent, proposent, narrent, enseignent, rêvent, luttent et montrent le chemin aux nouvelles générations du Muntu, une espèce de Sankofa, retour sur les faits pour la réinvention et la construction d’un avenir meilleur possible ; b) l’écriture rythmée, Maño utilise la prose, évoque des chansons de blues et jazz, et la poésie ; c) l’histoire et l’imaginaire de l’histoire, une reconstruction de la mémoire historique des peuples africains, afro-américains et caribéens qui mélange l’Histoire (esclavagisation, traite, résistance, marronage, guerres d’indépendances, et d’autres), la magie, l’imaginaire mémoriel, et la spiritualité ; d) Changó El gran putas est surtout une critique épistémologique profonde de l’invisibilisation (Caicedo, 2013), de la clandestinisation de la pensée afro-colombienne, afro-caraïbéenne et afro-américaine (Arboleda, 2016) ; c’est une critique des imagoloquías (Arcos, 2018), de la propagande historique (Du Bois, 1935), de la méta-représentation (Meneses, 2015), de l’histoire colonialiste ; c’est aussi un récit subversif du des/ombligamiento (Meneses, 2020, 2022).
La fécondité politique de la notion de diaspora dans Chango El gran Putas
La fécondité de la notion de diaspora dans ce roman a surtout à voir avec le positionnement de son auteur/narrateur (deux instances qui se chevauchent finalement ici). Dans la première partie, Les origines, la voix narrative évoque la présence des ancêtres et des Orishas face au défi de l’auto-énonciation littéraire-mémorielle de l’innommable et l’intransmissible. D’où le besoin d’un nouveau langage, d’une nouvelle temporalité, d’une combinaison de genres littéraires. La voix narrative comporte simultanément le narrateur, le personnage et l’écrivain qui s’emploient à rétablir la mémoire historique afro-américaine en interrogeant l’esclavage transatlantique, les traites, les indépendances, le marronage et les mouvements sociaux, ethniques, artistiques et intellectuels. Par ailleurs, la voix narrative introduit la plus-douleur, la souffrance des enfants du Muntu, et revendique par là même la puissance d’une tradition culturelle libératrice africaine, noire.
Dans ce roman, l’esclavage, les traites et la colonisation sont paradoxalement représentés comme les conséquences d’une malédiction proférée par le dieu Changó contre ses sujets. D’après cette condamnation, les sujets, les fils du Muntu, seraient condamnés à « liberarse por sí mismos del verdugo, de las crueles Lobas de roja cabellera » (Zapata, 1992, p. 81). Ngafúa, le fils de Kissi-Kama, révèlera la tragédie qu’engendre la malédiction de Changó qu’il a perçue à travers ses rêves ; elle accompagnera plus tard, après sa mort de ce personnage, multiples combats et luttes des enfants du Muntu américain. Or, Ngafúa indique une dichotomie révélatrice qui deviendra le récit le plus profond de l’améfricanité après la fin du XVème siècle : la liberté, un « malheur-utopique » que ces peuples et communautés cherchent toujours à surmonter.
De ce fait, le ventre des bateaux négriers n’est pas perçu comme une prison, une impossibilité d’agir et un lieu de défaite programmée. Il devient lieu fécond de création de nouveaux liens, des imaginaires novateurs, d’une organisation politique et de nouvelles quotidiennetés qui donneront lieu à des rébellions contre « las Lobas blancas », avec toujours la co-présence des ancêtres et des orishas. La voix narrative montre alors le réel du vécu des Africain.e.s arraché.e.s et emprisonné.e.s dans les cales des navires négriers (viols, tueries, inanition, fouet, souffrance, les gouffres) en même temps qu’elle invoque les esprits, les dieux, les morts-vivants qui dévoilent la route vers la liberté. Celle-ci ne peut s’accomplir qu’à travers une nécessaire communion entre les Africain.e.s, dans leurs pluralités culturelles, linguistiques, spirituelles, politiques, historiques et philosophiques. La voix narrative invite le lectorat à réfléchir à l’imposition de l’unité du Tout-Monde forgée en grande partie par l’esclavage transatlantique et les oppressions issues de la malédiction inaugurale. L’univers du possible ne peut être retrouvée qu’à travers la Relation (Glissant, 1991) et/ou à travers les temporalités multiples qui définissent le Muntu américain.
Le terrifiant est du gouffre, trois fois noué à l’inconnu. Une fois donc, inaugurale, quand tu tombes dans le ventre de la barque. Une barque, selon ta poétique, n’a pas de ventre, une barque n’engloutit pas, ne dévore pas, une barque se dirige à plein ciel. Le ventre de cette barque-ci te dissout, te précipite dans un non-monde où tu cries. Cette barque est une matrice, le gouffre-matrice. Génératrice de ta clameur. Productrice aussi de toute unanimité à venir. Car si tu es seul dans cette souffrance, tu partages l’inconnu avec quelques-uns, que tu ne connais pas encore. Cette barque est ta matrice, un moule, qui t’expulse pourtant. Enceinte d’autant de morts que de vivants en sursis (Glissant, 1991, p. 18).
La naissance du Muntu américain
Après l’intervention des femmes, des hommes savants, des ancêtres (Sosa Illamba), Nagó, Olugbala, Kanuri « Mai » et du grand-père Ngafúa « el hijo de Potenciana Biojo nació de pie buscando donde pararse » (Zapata, 1992, p. 182). L’auteur propose ici une réélaboration magique de la naissance du Roi Benkos Biojo. Or, cette image qui paraît fictive ne l’est point au regard de l’univers symbolique, médical et spirituel liés à la naissance de Benkos qui toujours part du quotidien des communautés afro-colombiennes et au-delà. D’une part, il pourrait bien s’agir d’un récit de la souffrance des mères et des nouveaux nés parmi ces peuples. Jusqu’à aujourd’hui, le taux de mortalité maternelle-infantile des afro-descendant.e.s et indigènes est le plus élevé, au contraire des communautés « criollo-mestizas » des vallées andines. D’autre part, il peut s’agir d’un hommage à une tradition créatrice multidimensionnelle qui émerge puissamment malgré l’oppression, le racisme structurel, les violences, l’exclusion radicale, etc.
Le rôle complice de l’Église catholique, à travers le personnage Pedro Claver, sera aussi mis en évidence. Le père Claver était censé donner au nouveau-né le prénom chrétien Domingo. « La dictature patronymique joue aussi un grand rôle dans l’échafaudage des hiérarchies sociales » (Bidima, 2004, p. 33). Le batême signifiait donc une étape du passage vers la christianisation et l’« humanisation » des esclavagé.e.s ; il était surtout une préparation psychologique et idéologique à l’acceptation de la domination. La nomination, à vrai dire une dé/nomination, ambitionnait de vider les Africain.e.s et leurs descendant.e.s de leurs langues, de leurs cultures, des mémoires de leurs combats, etc., pour mieux les incorporer dans la terrible grammaire esclavagiste. L’acte de nommer est « une violence symbolique car il présuppose toujours déjà, ou en même temps, un autre acte, celui qui consiste à dénommer, à débaptiser » (Lavou, 2004, p. 62). Dans cet ordre d’idées, l’acte de donner un nom façonne l’existence de quelqu’un ou de quelque chose ; celui qui nomme est souvent dans une position de supériorité revendiquée et assumée qui bloque la mémoire, reproduit un imaginaire ou installe une pratique de domination ou une politique de brutalisme envers l’in/nommable1.
Sobrino, yo vengo rodando de amo en amo como moneda falsa. Me han dado más nombres que azotes: Moro, Sarraceno, Domingo, Palacino, Jenofonte, y el que más me acomodan aquí en Cartagena, Capelino por las muchas lenguas que hablo […] No hay esclavo a quien su dueño estime en su justo valor cualesquiera que sean su nobleza y desvelo en servirle. Mejor trataban a sus asnos que cuando ya no podían con sus huesos les dejaban en libertad de escoger el estercolero de su muerte. Desde niño estoy sirviendo a los que me maltrataban y los mismos a quienes halagué me llevarán a la hoguera por negarme a ser cómplice de sus injusticias (Zapata, 1992, p. 221‑222).
Mais, pour revenir au roman, la naissance du Roi Benkos est conçue comme le grand espoir du peuple noir. C’est la raison pour laquelle les tambours résonnent à Xemaní et l’ambiance devient « diabolique », d’après la perspective catholique. Les pères Sandoval et Claver poursuivront leur mission de « conversion des hérétiques » : « cuando ganes el Reino del Señor serás un ángel sin cadenas » (Zapata, 1992, p. 193) ; et de mise sous rature de la puissance du dire au profit de l’Église et des esclavagistes (Zapata, 1992, pp. 188-191) ; on note cela parmi les esclavagé.e.s baptisé.e.s. La narration se déploie toujours dans deux « aguas », à savoir la contestation et la réappropriation. La voix narrative critique, et conteste, la place de l’Église catholique officielle dans l’esclavage et la traite atlantiques tout en réactivant certains discours et croyances religieuses comme celles de « l’enfant prodigue », de « la malédiction », de « l’exode », etc. Également, Zapata Olivella met l’accent sur l’imprévisible : le Roi Benkos, « adopté » par le père Claver et protégé par les afroaméricain.e.s, deviendra par la suite, paradoxalement, le leader marron le plus puissant de Carthagène des Indes.
Comme il en a été question plus haut, il me semble que le récit fondamental de la diaspora chez Manuel Zapata Olivella est associé au Muntu. Celui-ci est en même temps un point de départ, un cheminement (une construction progressive à travers la rencontre) et un idéal de convivialité par-delà l’anthropocentrisme. Maño introduit une appréciation futuriste qui défiera la domination « blanche » à travers le métissage : « el Muntu mezclará su sangre con la sangre del amo blanco, con la del indio y las de otras razas y de esa manera, sangre de sangres, no habría blancos que esclavizaran porque así como el Muntu perdería su color negro, el blanco mancharía su piel con el color de los nuestros » (Zapata, 1992, p. 212). Il y a une mémoire des violences multiples qui doit être reprise, étranglée, reconstruite, partagée et réappropriée bien évidemment. C’est la raison pour laquelle la voix narrative renvoie tout le temps à ce monde du non-oubli, de l’impossible silence vis-à-vis du crime contre l’humanité-noire qu’a représenté l’esclavage transatlantique dont la grammaire intègre la « chosification » des Africain.e.s, leur animalisation, le « viol systématique des filles », l’exécution des marrons, le fouet, le « registre de la terreur » (E. Glissant) : « después de fusilados las autoridades dejan sus cadáveres al sol para que los gallinazos les pisoteen hasta pelarle los huesos » (Zapata, 1992, p. 217). On pourrait voir, même si cela est discutable, comme la continuité des méthodes de cet esclavage moderne le déploiement systématique contre les populations afro-américaines, indigènes et paysannes de la violence armée en Colombie. La façon d’assassiner les personnes, l’exposition du corps mort, l’interdiction de la récupération des dépouilles par les familles, le ciblage de personnes à exécuter, l’interdiction des rituels de la veillée funèbre et d’enterrement, l’individualisation forcée, l’interdiction de la mobilité, les violences psychologiques, le contrôle des aliments et les détournements spirituels etc., font partie d’un ensemble de stratégies visant à la terreur et au contrôle de la vie de ces communautés. « Il n’y a pas eu de temps pour la tristesse », est le titre d’un documentaire sur les impacts du conflit armé en Colombie (Betancur, 2013).
Mi lengua encendida
repetirá al sol
Lo dicho en la sombra:
“¡Rebelde Changó
camino de la vida!” […]
¡Muera el amo!
¡A-lé, le-lé!
¡Bumba, musange,
musangé, é!
(Zapata, 1992, p. 263, 265)
« Les morts ont l’habitude aussi de rêver d’impossibles » : la « zombification » des libertés
Tout au long de l’histoire, le tambour-personnage fête, communique, appelle, rassemble, tait, arbitre et parle au Muntu pour l’inviter à aller vers l’univers de la libération. Le tambour n’est donc pas qu’un instrument musical ; il peut être habité par l’esprit des ancêtres tout comme il peut également transmettre un « message-marron ». Au rythme et au son du tambour, le conteur nous ramène à un paysage historique solide et prolifique. En effet, il s’agit de la re/création du Muntu comme projet sociétal : les animaux, les arbres, les esprits, les morts, les orishas et les vivants participent des guerres émancipatrices.
La troisième partie « La rébellion des vaudous » est un hommage aux luttes anti-esclavagistes et d’autoréparation haïtiennes ; elles intègrent tout à la fois l’univers symbolique, le magique, le spirituel et le politique. En revanche, la reprise de cette mémoire comporte elle-même une critique profonde. La voix narrative montre les erreurs de Napoléon, par exemple : « veo que imitaste tristemente la vanidad de Dessalines. La corona de Emperador no siempre es un símbolo de grandeza. Muchas veces sólo oculta la pequeñez de quienes la ciñen » (Zapata, 1997, p. 278). Également, est mis en avant l’excès de la confiance que les révolutionnaires haïtiens ont accordée aux élites françaises de l’époque. Enfin, le problème de la distribution de la terre à l’époque de l’esclavage est aussi évoqué dans cette partie. Une problématique qui reste toujours d’actualité dans nos sociétés : depuis l’esclavage transatlantique et la consolidation des État-nations les Noir.e.s n’ont pas eu un droit véritable et garanti à la terre.
Même dans le cadre des pays dits multiculturalistes et pluriethniques, les communautés afro-colombiennes sont obligées d’abandonner leurs territoires à cause des macro-projets de l’État et des intérêts des groupes armés, des multinationales et des narco-trafiquants. Lorsque les peuples afro-colombiens, indigènes ou paysans demandent, comme le prévoit en théorie la constitution des années 1990, à être consultés ou s’opposent aux projets, la violence médiatique est ourdie par des politiciens et leurs complices, y compris locaux/régionaux. Le but étant de représenter ces populations comme des « obstacles au développement de la Nation. C’est en fait une expérience malheureusement commune aux populations du Sud Global.
Dans le roman, il y a une reprise de la « tigritud » comme stratégie de la libération. La voix narrative prodigue des conseils à Toussaint Louverture ; ceux-ci peuvent être considérés comme des saberes secretivos : « es bueno, mi protegido Toussaint, que aprendas a ocultar tus puños como él lo hizo mientras mostraba su sonrisa » (Zapata, 1992, p. 284), en parlant de Boukman, un ancien esclavagé à Haïti. Cela met aussi en évidence l’idéologie raciste qui bloque ou détourne jusqu’à l’absurde toute possibilité de l’émancipation humaine : « a este esclavo se le ha pegado algo de su amo Mr. Byron : ¡tiene visos de inteligencia! » (Zapata, 1992, p. 310). Ce sont les méprises qui vont provoquer des contestations et des rébellions, plus tard, à travers une alliance inimaginable pour les esclavagistes et colonialistes : l’alliance entre vivants et morts sous le mot d’ordre de, la liberté ou la mort ! « parece que existe un instante en que Orúnla, olvidado de las Tablas de Ifá, permite que el Muntu cambie su destino. Momento de real libertad en que se puede elegir entre rehacerse a sí mismo o continuar siendo la imagen de barro pensada por Odumare » (Zapata, 1992, p. 338).
La douleur d’etre né.e noir.e et l’interrogation des « oubli‑actions »
La diaspora est une reconstruction mémorielle tout autant qu’un détour politique. L’histoire officialisée linéaire est ainsi remise en question afin d’inscrire l’africanité afro-colombienne dans les représentations sociales prépondérantes : une pensée critique édifiée à partir du quotidien où l’histoire, les méta-récits, les imaginaires, les pratiques et relations sociales hégémoniques sont problématisés, déconstruits, contestés, relocalisés, « déuniversalisés » et finalement réécrits d’un point de vue critique faisant place à la dignité, à l’équilibre entre les mémoires, à la radicalité bénéfique des rapports humains posés comme égalitaires et écologiques au sens noble de ce dernier terme. Il est donc nécessaire de revenir sur les oublis et la douleur infligée aux enfants issus du grand crime contre l’humanité-noire ; Revenir aussi sur ces conséquences tout au long de la période post-esclavagiste et post-colonialiste et jusqu’à nos jours.
« La rencontre de sang » marque ce moment de reconstruction ou de prolongement de l’esclavagisation et de la colonisation. La participation (forcée notamment) économique, politique, culturelle et sociale des communautés africaines et afro-descendantes à la construction des États modernes (les indépendances, la production de la richesse coloniale, etc.) n’a pas débouché sur la reconnaissance politique et ontologique de leur incontestable humanité. Leurs droits, y compris les plus élémentaires, sont toujours piétinés et bafoués. L’avènement de l’État ou de la Nation n’a pas intégré le fait incontestable de leur coprésence active et fondatrice. C’est un point sur lequel insistent souvent les travaux issus du GRENAL, de certains de ses membres.
Zapata évoque ainsi les oublis-actifs d’un Simón Bolívar, par exemple, à travers la voix de Ngafúa, messager de Changó et en même temps protecteur de Simón. Les morts sont retournés pour enquêter sur le passé-présent au niveau des faits et des personnalités « glorifiées » et « célébrées » sans questionnement par les institutions officielles. Ngafúa est revenu du monde des ancêtres pour bouleverser la mémoire de Bolívar en mettant en avant le profit qu’il a tiré des savoirs, des soldats, et de la protection des ancêtres et d’Hipólita au moment des guerres de l’indépendance en Amérique du Sud. Dans le roman, on constate que l’annonce de la naissance de Bolívar, et de Padilla, leurs rapports avec les luttes pour la liberté et les malentendus entre eux vont retarder la réalisation du rêve d’être enfin réellement libres : « ¡‘Libertad‘! ¡Esa palabra la oigo repetir diariamente en la sangre de mis Ancestros y en las de mis futuros descendientes. Aún arden mis ilusiones y le pregunto : - ¿Seremos libres algún día ? » (Zapata, 1992, p. 362). Or, Simón sera jugé au tribunal des Ancêtres. À mon avis, il s’agit plutôt d’une invitation à la critique et au questionnement des évènements historiques. Il y a l’idée religieuse de jugement final, mais Nata Taita rend compte d’une curiosité mémorielle et historique significative. Enfin, chez Nata Taita il y a aussi une voix qui parle de condamnation, de châtiment et d’ouverture en vue de la reconstruction : « ¡Retírate antes de que despierte Changó y te escupa con su ira! Serás el encargado de recoger la sangre de los ekobios Piar y José Prudencio, fusilados por ti para que puedan cerrarse sus heridas » (Zapata, 1992, p. 367). La revendication publique de ces leaders de la « pardocracie » a créé un mécontentement chez les « criollos » qui se sont sentis menacés dans leurs privilèges et statuts social, économique et politique (Arcos, 2014, p. 23-24, 2020 ; Diario Criterio, 2021). « Dejemos la libertad de los esclavos a nuestra conciencia y cumplamos ahora el deber de combatir por nuestra autonomía con lealtad al Rey » (Zapata, 1992, p. 391).
Par ailleurs, le personnage de José Prudencio Padilla montre les différents enjeux des luttes indépendantistes. Déjà mort, il revient pour tirer des leçons de l’expérience de « la mer cachée ». La trahison est très frappante comme apprentissage. Ensuite, est introduite l’idée que les populations afro-américaines ont assumé des guerres étranges comme les leurs. Mais, il ne faut pas se tromper ni se méprendre. Pourquoi ? L’humiliation systématique est propice à la trahison. Par ailleurs, l’oppression peut créer des liens solidaires révolutionnaires mais elle peut aussi être utilisée comme récit d’unification au profit d’un seul groupe. Les populations afro-américaines, paysans et indigènes qui ont participé aux guerres des indépendances (1810 et 1819) n’ont pas eu l’accès à la liberté comme Bolívar l’avait promis à Alexandre Pétion. En 1821, fut proclamée la « loi de la liberté du ventre » et, en 1851, la loi relative à l’abolition de l’Esclavage. Les nouvelles élites se soucièrent alors plus de la réparation financière à accorder aux esclavagistes, aux dépens des esclavagé.e.s. En outre, le cadre juridique ne leur ayant pas donné des droits, comme citoyens, des milliers de cette « chusma » sont retournés travailler dans les mines, les plantations, les habitations, dans des conditions tout à fait proches de celles de l’esclavisation. Les afro-américain.e.s ont continué à subir « la douleur incarnée par leur peau noire ».
Te engañas, padre. Ese día comprendí que las falsedades se trepan sobre la verdad. Desde el pinche de cocina hasta el más alto oficial me pisotearon por mi condición de negro: fui escoba de barrendero, trapo del sargento, lavaplatos del cocinero, carga bultos del contramaestre, lustrabotas del capitán…¡el barre mierda de todos! (Zapata, 1992, p. 377).
Au final, la Diaspora lorsqu’elle est portée par l’idée du retour assuré à une origine unique est toujours une élaboration politique et symbolique inachevée. L’évocation des voix, des esprits, des morts ou des ancêtres du Mexique, des États-Unis, de Colombie, du Brésil, de la Guinée, du Muntu et d’autres, montrent que la mise en place (toujours difficile) d’une conversation entre les peuples opprimés est indispensable et déterminante pour une accession à la liberté. La voix narrative nous promène par les « routes » de l’interdépendance mais aussi du recyclage mémoriel. Ceci consiste à donner une place à chaque expérience et à tirer des leçons à partir de l’avènement du Muntu américain qui engage la Relation. Il me semble que la structure ouverte de Changó ce sacré dieu peut être rapprochée du Sankofa dans le sens où il y a toujours une porte ouverte, il y a toujours des subjectivités inquiètes et inquiétantes ; le passé y est vécu comme un présent en rapport étroit avec l’avenir. Sans compter que cette structure ouverte donne lieu également, contre une chronologie instituée par une certaine écriture de l’Histoire, à la possibilité des allers et retours entre le monde des vivants et des morts ; ce qui permet la narration de soi, l’autoréparation mémorielle et une réflexion critique sur les faits du passé‑présent.
Conclusion
Proposer une analyse de Changó El gran putas à partir de la fécondité, notre présupposé critique de départ, de la notion diaspora n’est pas une tâche aisée. La narration, comme on l’a vu, est très riche et complexe tant au niveau littéraire et conceptuel qu’historiographique. Elle révèle des années de vagabundeos humains, spirituels, politiques, littéraires, géographiques, d’écriture qui font de ce roman historique un ouvrage complexe à lire et à déchiffrer.
L’ouvrage est marqué par une atemporalité qui interroge le présentisme ou la construction du passé comme quelque chose de lointain et congelé (Bidima, 2021). Le narrateur-chanteur-conteur nous propose une temporalité non-linéaire et troublante. Il y a là, il me semble, une critique du temps monolithique et orienté légué par la modernité. Cela oblige donc à l’élaboration d’un nouveau langage capable de nommer, représenter, intellectualiser et narrer l’horreur et l’imprédictible de l’innommable. Les temporalités froides, plébiscitées par l’institution universitaire, montrent très vite leur limite (et fondement idéologique) lorsqu’il s’agit de rendre compte de la MAAFA (holocauste noir). La notion de diaspora, dans sa fécondité, permet-elle cela ? Faut-il aussi, certains le réclament, la décoloniser tant elle semble être devenue un fourre-tout, un lieu-commun universitaire ? Comment donc conserver à « diaspora » sa force intellective, critique et politique ?
Malgré tout, il me semble que la fécondité politique de diaspora réside dans la perspective du retour (impossible ?), Sankofa, comme cela été posé par Piquero (1992). Cette catégorie est nécessaire dans la déconstruction de la violence ontologique imposée aux Africain.e.s et Afrodescendant.e.s ; elle est déterminante pour la construction d’une nouvelle représentation de soi, une mémoire plus accrochée à une expérience humaine et pas à celle de la « chosification », de « l’animalisation » naguère instituées par l’ingénierie coloniale et esclavagiste. De même, les « oublis-actifs » doivent être mis en évidence et déconstruits comme des biais constitutifs à la fabrique des Nations. De ce point de vue, le roman de Manuel Zapata Olivella rend compte des discours portés par l’impérieuse et salutaire nécessité d’une réparation mémorielle contraignante et d’une justice épistémique ; il s’insurge aussi contre cette propagande historique dont les traces sont foisonnantes dans les systèmes éducatifs américains, caribéens et certainement au-delà de ces régions du monde.
Enfin, la diaspora est une construction permanente. Après l’esclavagisation, la Traite et les colonisations, la liberté demeure le projet radical porté par les peuples afro-américains dans les sociétés modernes actuelles. Le recyclage mémoriel peut contribuer à l’accomplissement de cette idée fondamentale et éclaireuse nommée Muntu. Or, le Muntu américain doit se méfier des « conquêtes » et « avancées » et rester activement prudent. En reprenant l’expérience des États-Unis Maño nous rappelle que « la guerra civil nos dio la libertad, la libertd nos devolvió la esclavitud » (Zapata, 1992, p. 643). Pareillement, le roman finit par un cri de colère, de désespoir et d’inquiétude de Changó qui peut signaler la longue durée de la « douleur d’être né.e noir.e » ou les étapes dans la construction diasporique au niveau politique, épistémologique, social, environnemental ou culturel ; c’est en même temps, un appel à l’action libératrice.
¡Demoráis en alcanzar vuestra libertad! […] Tras apaciguar a Changó, el abridor de caminos se dirigió a nosotros: Difuntos que podéis mirar de cerca las sombras de los Ancestros, comparad vuestros insignificantes actos con las hazañas de nuestros Antepasados y encontraréis justificada la furia de los Orichas. ¡Desde que Changó condenó al Muntu a sufrir el yugo de los extraños en extrañas tierras, hasta hoy, se suman los siglos sin que vuestros puños hayan dado cumplimiento a su mandato de haceros libres! ¡Ya es hora que comprendáis que el tiempo para los vivos nos inagotable! (Zapata, 1992, p. 727).