L’art de l’archive queer. Pratiques artistiques et construction des généalogies minoritaires

  • L’art de l’archive queer. Pratiques artistiques et construction des généalogies minoritaires
  • The art of queer archive. Artistic practices and construction of minority genealogies
  • El arte del archivo queer. Prácticas artísticas y construcción de genealogías minoritarias

L’attention portée aux archives LGBTQI invite à repenser la construction d’une histoire visuelle des minorités de genre. Dans cette étude, l’art de l’archive queer permet d’envisager la manière dont les artistes et les activistes se sont emparé·es de ces généalogies, à travers la création de récits fictifs et l’exposition d’objets émanant de vies de lutte, de souffrance et de plaisir. Ce panorama historique des quarante dernières années prend comme point de départ le tournant culturel et visuel de la fin du XXe siècle, avec l’archivage des actions publiques menées par les collectifs d’artistes de lutte contre le sida. À travers leurs installations, photographies et performances, les artistes interrogent la construction historique des identités de genre pour mieux débusquer les impensés de l’homosexualité et nuancer l’histoire officielle des luttes LGBT. Différentes postures d’artiste en archiviste, historien·ne, conservateur·ice de musée ou collectionneur·se sont analysées à partir des représentations de stigmatisation de l’homosexualité et de récits des subjectivités sexuelles refoulées (Gran Fury et Group Material, John Button et Mario Dubsky, Guy Hocquenghem et Lionel Soukaz, Henrik Olesen, Fred Wilson, Simon Fujiwara, Sébastien Lifshitz, Pauline Boudry et Renate Lorenz, Zoe Leonard et Cheryl Dunye, Glenn Ligon, Reina Gossett et Sasha Wortzel). Ultime posture artistique, la performance artistique confirme le rôle des sexualités non-normatives et des transidentités dans la construction d’une généalogie queer de l’art.

The attention paid to the LGBTQI archives invites us to rethink the construction of a visual history of gender minorities. In this study, the art of the queer archive allows us to envisage the way in which artists and activists have taken over these genealogies, through the creation of fictional stories and the exhibition of objects emanating from the lives of struggle, suffering and pleasure. This historical panorama of the last forty years takes as its starting point the cultural and visual turning point of the end of the 20th century, with the archiving of public actions carried out by the collective of artists fighting against AIDS. Through their installations, photographs and performances, the artists question the historical construction of gender identities, in order to reveal the unthought aspects of homosexuality and requalify the official history of LGBT struggles. Different postures from artist to archivist, historian, curator or collector will be analyzed through the representations of the stigmatization of homosexuality and the fictions of repressed sexual subjectivities (Gran Fury and Group Material, John Button and Mario Dubsky, Guy Hocquenghem and Lionel Soukaz, Henrik Olesen, Fred Wilson, Simon Fujiwara, Sébastien Lifshitz, Pauline Boudry and Renate Lorenz, Zoe Leonard and Cheryl Dunye, Glenn Ligon, Reina Gossett and Sasha Wortzel). Ultimate artistic posture, the artistic performance confirms the role of non-normative sexualities and transidentities in the construction of a queer genealogy of art.

La atención prestada a los archivos LGBTQI nos invita a repensar la construcción de una historia visual de las minorías de género. En este estudio, el arte del archivo queer nos permite imaginar la forma en que artistas y activistas se apoderaron de estas genealogías, a través de la creación de historias ficcionales y la exhibición de objetos que emanan de las vidas hechas de lucha, sufrimiento y placer. Este panorama histórico de los últimos cuarenta años toma como punto de partida el punto de inflexión cultural y visual de finales del siglo XX, con el archivo de las acciones públicas llevadas a cabo por el colectivo de artistas que luchan contra el SIDA. A través de sus instalaciones, fotografías y representaciones, los artistas cuestionan la construcción histórica de las identidades de género para eliminar mejor lo no pensado de la homosexualidad y matizar la historia oficial de las luchas LGBT. Se analizan diferentes posturas de artistas archiveros, historiadores, curadores o coleccionistas a partir de representaciones de la estigmatización de la homosexualidad y relatos de subjetividades sexuales reprimidas (Gran Fury y Group Material, John Button y Mario Dubsky, Guy Hocquenghem y Lionel Soukaz, Henrik Olesen, Fred Wilson, Simon Fujiwara, Sébastien Lifshitz, Pauline Boudry y Renate Lorenz, Zoe Leonard y Cheryl Dunye, Glenn Ligon, Reina Gossett y Sasha Wortzel). Como última postura artística, la performance artística confirma el papel de las sexualidades no normativas y de las transidentidades en la construcción de una genealogía queer del arte.

Plan

Texte

Les tentatives d’ouverture des archives LGBTQI à Paris ont relancé le débat sur la légitimité à collecter, conserver, consulter et communiquer une histoire sensible des minorités sexuelles. Ces quatre verbes correspondent à la règle des 4 C qui doit permettre selon le Collectif Archives LGBTQI de valoriser l’archive vivante au sein d’un même lieu (Collectif Archives LGBTQI, 2019). Selon Sam Bourcier, membre de ce collectif et co-auteur de son manifeste, il s’agit de garder l’archive vivante en donnant une place centrale à l’usager·e, au donateur ou au membre associatif qui la crée, la collecte ou continue de la faire exister. Contre les instances publiques et leur pouvoir d’altération de l’archive, ce collectif invite à placer les acteurs communautaires au cœur du processus de diffusion des savoirs. La nécessité de garder intacte la portée émancipatrice de l’archive renvoie in fine à la visibilité des cultures minoritaires (Love 2007 ; Marshall, Murphy et Tortorici, 2014). Catalyseur des luttes politiques, support des émotions intersubjectives et source première d’accès à une vie vivable, selon la formule consacrée de Butler (2014), le visuel devient l’outil de libération des oppressions et des violences. Sa condition matérielle en fait aussi un objet fragile, soumis à l’altération et à la destruction, garant d’une vérité de l’histoire et de sa survivance quand les discours viennent à s’épuiser.

La constitution et la valorisation des archives LGBTQI constituent un périmètre de recherche en cours d’évolution, tant dans ses définitions, ses paramètres d’existence que dans ses usages multiples. L’ouverture de plusieurs centres de documentation et de musées consacrés aux histoires des minorités de sexe et de genre dans le monde, notamment les plus emblématiques à San Francisco (GLBT Historical Society) ou à Berlin (Schwules Museum), tous deux fondés en 1985, a permis d’amorcer une première réflexion. Dans An Archive of Feelings, Ann Cvetkovich évoque la nécessité de combler la « traumatique perte d’histoire1 » (2003, p. XVII) des communautés minoritaires. Bien plus présente dans les registres de criminalité ou de psychiatrie que dans les archives conventionnelles, cette histoire se transmet par un rapport émotionnel à l’écriture du passé puisqu’elle passe par des témoignages personnels et affectifs de celles et de ceux qui l’ont vécue. Plus récemment, Amy L. Stone et Jaime Cantrell ont rappelé la spécificité d’une analyse queer à travers le regard nouveau porté sur la matérialité des archives, depuis leur institutionnalisation dans les années 1980 et leur ouverture à d’autres minorités de genre et de race stigmatisées dans les années 2000 (Stone et Cantrell, 2015). Que faire des traces et des restes de vies queer qui témoignent de marginalités revendiquées ou subies ? De quelle manière envisager la mise en valeur de ces expressions en tant qu’archiviste ou historien·ne? Les auteures le rappellent : « L'émotion historique du passé et du présent est intimement liée au corps de l’expert qui lit et manipule les documents du passé queer » (Stone et Cantrell, 2015, p. 6). Ce n’est pas tant l’archive que celles et ceux qui en sont les dépositaires, qui la font parler, articulent ses fonctionnements et ses discours, ses parts obscures et ses non-dits, qui écrivent l’histoire et la culture queer.

Celles et ceux qui font revivre l’archive sont souvent les artistes et les activistes. Au tournant des années 2000, la sortie de crise d’épidémie du sida a laissé place à d’autres récits historiques souvent associés à l’entrée des multitudes queer (Lord et Meyer, 2013, p. 187-252 ; Reed, 2011, p. 229-255). Selon Paul B. Preciado, le genre correspond à l’ensemble des systèmes du pouvoir sexopolitique, qui situe les multitudes queer dans l’« espace d’une création où se succèdent et se juxtaposent les mouvements féministes, homosexuels, transsexuels, intersexuels, transgenres, chicanas, post-coloniaux » (Preciado, 2003, p. 20). L’espace du musée et de la galerie devient le lieu de visibilité des luttes autant qu’un laboratoire d’échanges et d’idées (Levin 2010 ; Foucher-Zarmanian et Arnaud Bertinet, 2018). Cette étude propose d’esquisser un panorama non exhaustif de l’art de l’archive queer de ces quarante dernières années, afin d’envisager d’autres filiations politiques aux récits officiels des luttes LGBTQI. Suivant l’étymologie grecque, l’archive comme source d’autorité et d’authenticité constitue selon Derrida une forme d’obsession, un mal d’archive consistant à conserver, étudier ou simplement produire de nouvelles formes archivistiques du passé (Derrida, 1995). Loin de la présentation scientifique et objective de l’archive officielle, l’art archivistique queer s’appuie sur l’invention de mises en scène et de récits réels ou fictifs. Les artistes jouent sur les différents registres de vraisemblance et de falsification, de détournement de la réalité et de construction de la vérité. Dans leur rapport affectif aux objets, aux choses et aux personnages historiques, ces projets d’archives queer bousculent les pratiques professionnelles. Les installations, films et autres reconstitutions archivistiques offrent un décentrement des regards tournés vers d’autres formes d’invisibilité. À partir des pratiques artistiques issues des luttes contre l’épidémie du sida, l’analyse portera sur une histoire contrariée des visualités homosexuelles, d’abord issue des représentations de la stigmatisation homophobe, puis émanant d’autres récits des subjectivités sexuelles refoulées, jusqu’à la redécouverte de corps considérés comme anormaux, hors-genre et marginaux. À la croisée du collectif et de l’individuel, du communautaire et de l’universel, de l’artiste à l’activiste archiviste, ces expériences queer sont autant de réponses au mal d’archive ressenti par une nouvelle génération d’artistes. Elles constituent un retournement des violences de l’histoire pour mieux devenir une force de l’art.

Retrouver les archives queer que l’on mérite

L’art de l’archive queer s’inscrit dans un double mouvement de sortie des luttes identitaires des années 1990 et de réécriture plus globale des traumatismes de l’histoire (Bolton, 1992 ; Agamben, 1999). L’urgence de l’action face à la disparition des proches laisse place à une forme d’introspection qui permet de se reconstruire grâce au passé. Comme le résume Derek Jarman en 1992, « quand j’étais jeune l’absence de passé était une terreur » (Jarman, 2016, p. 48). Afin de redonner une charge affective souvent absente des archives publiques, les artistes vont céder à l’« impulsion archivistique » (Foster, 2004) à travers la reconstitution d’un passé perdu ou déplacé. Or ce type d’exposition de matériaux banals et d’objets du quotidien, d’images et de textes anciens, souvent issus de la vie des artistes et de leurs rencontres personnelles, réelles ou fictives, ne date pas d’hier. La logique archivistique libère selon Hal Foster de nouvelles énergies politiques ou réactive les utopies déchues de la modernité. La matérialité devient un agent actif de la mémoire, comme autant de monuments et d’espaces de commémoration créant un « possible portail entre un passé pas terminé et un futur rouvert » (Foster, 2004, p. 15). Pourtant, quelle mémoire commémorer ?

La fièvre archivistique de ces vingt dernières années, à travers les expositions consacrées aux récits collectifs des minorités de classe, de race et de genre, souvent marquées par les conflits mondialisés, a imposé un droit d’inventaire des luttes politiques (Ferreira Zacarias, 2017). Foster élude la question et préfère s’en référer implicitement à la mémoire de l’avant-garde moderniste. Quel regard l’artiste pose-t-il sur cet engagement politique ? Comment arrive-t-il à concilier art et activisme ? Nul autre que Douglas Crimp n’a dénoncé la propension de l’histoire de l’art à dévitaliser toute la charge politique pour privilégier des effets de style. Dans « Avoir le Warhol qu’on mérite » (Crimp, 2013), le critique américain insiste sur la défense d’une version queer de l’art de Warhol face aux visions formalistes imposées par les critiques comme Hal Foster ou Rosalind Krauss. Avec en toile de fond les fameux débats de la revue October sur le tournant visuel des cultural studies (Dikovitskaya, 2005), l’attaque de Crimp porte bien moins sur l’analyse historique que sur la confiscation d’une vision culturelle de l’art warholien. En évitant toute référence aux marginalités de la contre-culture new-yorkaise, muette face aux films camp et kitsch de Warhol, sous prétexte de spécificité du médium artistique, cette vision formelle édulcore l’érotisme queer pour mieux le supprimer. Contre ces récits normatifs, Crimp conclut :

C’est pour cela, entre autres, que l’art de Smith et de Warhol ont leur importance, que je veux en faire l’art dont j’ai besoin et que je mérite – non parce qu’il reflète une identité historique gay ou qu’il s’y réfère, et sert ainsi à affirmer la mienne, mais parce qu’il dédaigne et défie la cohérence et la stabilité de toute identité sexuelle. Voilà pour moi la véritable signification du terme queer (Crimp, 2013, p. 370).

Le tournant culturel accompagne selon Crimp les luttes identitaires que mènent les collectifs d’artistes comme Gran Fury ou Group Material contre l’épidémie du sida (Meyer, 1989, 1995 ; Aids Riot, 2003). Entre 1988 et 1995, Gran Fury prend en charge la communication visuelle des campagnes d’action du mouvement ACT UP (AIDS Coalition to Unleash Power). La diffusion de flyers, posters, affiches et photographies dans la ville vise à alerter l’opinion publique du désastre sanitaire et de l’inaction gouvernementale. Dès 1989, l’installation de AIDS Timeline par Group Material, à l’University of California Berkeley Art Museum, rend visible le mouvement à travers la culture matérielle des luttes : t-shirt, images et textes, objets d’art, films permettent de reconstituer les moments de violence et de résistance. À travers un processus de deuil, l’espace de l’exposition est profondément transformé en un lieu de l’archive vivante, avec l’agrégat d’une documentation en constante évolution et la nécessité de rendre présents les êtres chers disparus (Lebovici, 2017, p. 154). Selon Crimp, la crise du sida a transformé profondément les hommes gay et leur fait prendre conscience du fait que la vie hédoniste, centrée sur leur propre sexualité, a des conséquences mortelles (Crimp, 2002, p. 4-5). La lutte contre le sida est aussi celle de l’homophobie, avec l’émergence de l’activisme queer, mais surtout une lutte pour la mémoire des disparus :

La violence que nous rencontrons est implacable, la violence du silence et de l’omission presque aussi impossible à supporter que la violence de la haine déchaînée et du meurtre pur et simple. Parce que la violence profane également les souvenirs de nos morts, nous sentons monter en nous la colère pour les justifier. Pour beaucoup d’entre nous, le deuil devient militantisme (Crimp, 2002, p. 137).

Reconstruire une généalogie visuelle de la folle

Le travail de deuil, indispensable aux minorités queer pour se constituer une histoire des luttes, conduit à l’émergence d’une mémoire collective au tournant des années 2000. À mesure que la mortalité de l’épidémie du sida recule suite aux premières trithérapies en 1993, les ressources matérielles des luttes s’acheminent vers les bibliothèques. Le fonds du collectif Gran Fury est déposé à la New York Public Library et une rétrospective est organisée en 2012 à partir des documents d’archive (Cohen, 2015). De nouvelles généalogies peuvent enfin s’écrire à travers un art de la fragmentation et de l’altération du matériau brut. Ces nouveaux ordres affectifs et provisoires transforment un passé enfoui en un futur à reconstruire. Comme le souligne Elisabeth Lebovici, « on préfèrera entrer, en compagnie des artistes, dans le ‘‘tremblé’’ opéré par l’effraction du document singulier qui vient brouiller une histoire linéaire et donner corps à des productions esthétiques ultérieures » (Lebovici, 2010, p. 672).

Ces généalogies s’inscrivent tout d’abord dans la commémoration des émeutes de Stonewall de 1969, événement de soulèvement des communautés homosexuelles à New York contre les actions de répression policière, et qui marque le début des fiertés gays et lesbiennes (Baumann 2019). Dès 1971, les artistes John Button et Mario Dubsky rendent hommage à ces évènements en créant un collage mural Agit-Prop à partir de documents d’archive des anniversaires de Stonewall (Reed 2011, p. 183). Les photographies des premières actions de la Gay Activists Alliance de New York se mêlent aux slogans graphiques du Gay Power repeints sur les murs et aux mouvements des droits civiques des Black Panthers. Au milieu des images du soulèvement collectif surgissent les figures isolées de Platon et du poète américain Walt Whitman, comme un moyen de faire histoire en croisant les histoires. Doit-on y voir déjà la relation complexe d’une histoire qui réunirait l’un et le multiple, la lutte collective et l’individu exemplaire ? Jacques Rancière discute de ce glissement qu’a souhaité mettre en image Georges Didi-Huberman dans son exposition Soulèvement au Jeu de Paume en 2016, à savoir le moment où précisément les larmes de la souffrance se transforment en armes de la révolution, le pathos en praxis (Didi-Huberman, 2016). Rancière préfère interroger ce moment d’utopisme d’une finalité sans fin, à savoir le soulèvement qui conduit à la lutte armée et inscrit durablement son nom dans l’histoire (les révolutions réussies, absentes de l’exposition, comme l’ont souligné nombre de détracteurs).

Avant de transformer la révolte en révolution, les artistes et activistes post-Stonewall ont à cœur d’interroger la fragilité d’une histoire maintes fois oubliée et détruite. C’est le destin de la fresque murale de Button et Dubsky, qui brûle dans un incendie en 1974. C’est aussi le point de départ d’une histoire visuelle des homosexualités de l’activiste et essayiste français Guy Hocquenghem, première du genre en France et publiée en 1979. Ce dernier insiste sur la création fragile de cette « race d’ep » (race de pédés) maudite : 

L’histoire homosexuelle n’existe pas avant, et elle disparaît dès qu’il n’y a plus de pédés pour la dire. Il n’y a même alors plus personne pour croire qu’elle chemine, souterraine. Elle s’évanouit, un point c’est tout. Tout comme avant le XIXe siècle, elle ‘‘n’existe pas encore’’ (Hocquenghem, 1979, p. 12).

L’image malgré tout, contre l’effacement et l’oubli. Comme l’analyse Michel Foucault (1976), cette histoire s’est écrite sous la férule du policier et du médecin, de la criminologie et de la psychopathologie, et ce, même après la libération sexuelle des années 1960. Ironie de l’histoire, Hocquenghem rappelle que les homosexuel·les ont cru se libérer du joug sociétal par la science, mais « les homosexuels ont tissé eux-mêmes leur camisole morale ; ils sont souvent les découvreurs de l’instrument psychiatrique dans lequel ils ont cru trouver leur indépendance. » (Hocquenghem, 1979, p. 25 ; Idier, 2017, p. 184-190). En guise de prélude, l’art et la littérature alimentent les espaces de liberté pour entrecouper l’histoire d’une science sexuelle faite de violence, de honte et d’emprisonnement psychiatrique. Avec le film Race d’ep, réalisé par Lionel Soukaz en 1979, les documents d’archives prennent corps au rythme du commentaire de l’activiste qui se met lui-même en scène (Hocquenghem et Soukaz, 1979). Hocquenghem joue le rôle d’un homosexuel français qui drague un Américain venu à Paris et le conduit dans les espaces de rencontres homosexuelles (jardin des Tuileries, pissotières, bars nocturnes, quais de Seine). L’homosexualité se résume-t-elle à l’hédonisme sexuel, tel qu’il est revendiqué au FHAR, Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire auquel Hocquenghem adhère ? La voix off, caricaturale dans l’efféminement et la gouaille, complexifie le rapport à l’affect et à l’acte sexuel, constamment retardé dans le film.

Cette histoire s’écrit dans l’interstice d’un geste éloquent, d’une voix étrange, d’une pose suggestive, et non dans l’expression d’un homoérotisme assumé. Paradoxe ultime, c’est en faisant preuve d’essentialisme que l’art de l’archive queer déjoue les constructions sociales de genre. Les artistes et les cinéastes assument ces nouvelles généalogies déviantes, comme celles mises en scène par l’artiste allemand Henrik Olesen plus récemment, en 2008, dans le montage visuel de poses suggestives d’hommes et de femmes efféminés ou hommasses, peintes entre 1300 et 1900 (Munder, 2008). Les images prélevées à partir de livres et de journaux redessinent une histoire cachée de ces « gestes de folles » (Some Faggy Gestures) et de leurs représentations en peinture. Olesen détourne le langage oppressif de l’enquête judiciaire dans la mise en scène d’accumulation d’images, de rapprochements stylistiques et de notations personnelles qui révèlent l’écriture d’une histoire impossible de la représentation de l’homosexualité passée. Face au récit linéaire composé de filiations, d’inspirations et de dépassements des formes peintes, se trame la généalogie qui, « comme analyse de la provenance, est donc à l’articulation du corps et de l’histoire. Elle doit montrer le corps tout imprimé d’histoire, et l’histoire ruinant le corps » (Foucault, 2004, p. 403).

À la manière de l’Atlas Mnemosyne de l’historien de l’art allemand Aby Warburg, les grands panneaux des expositions d’Olesen servent de photothèque éphémère au musée Migros de Zurich en 2007 et au musée de Malmö en 2010 (Olesen, 2011). L’interprétation des gestes et des corps déviants permet d’inventer de nouvelles catégories esthétiques et stylistiques, dignes des ouvrages érudits de l’histoire de l’art : « The Appearance of Sodomites in Visual Culture », « American Dyke in Rome », « Bondage » ou encore « Domination ». Dans son Anthologie de l’amour sublime (2003), Olesen crée des collages à l’intertextualité graphique et des rencontres amoureuses fortuites, à partir de La Femme 100 têtes (1929) de Max Ernst, qui lui-même avait redécoupé des illustrations populaires du XIXe siècle (Olesen, 2003). Le drame bourgeois hétérosexuel côtoie les figures homoérotiques de Tom of Finland, tandis que les motifs de la faune et de la flore issus des manuels de sciences naturelles se confondent avec les photographies érotiques de jeunes hommes nus. Dans la lignée des collages fantasmatiques des artistes américains Joseph Cornell et Jess Collins, l’archive devient la source inépuisable d’un monde fragmenté. Le collage surréaliste fait perdre toute authenticité au document, pour mieux réintégrer l’historiographie performée de l’écriture artistique. Dans ce monde imaginaire éloigné des luttes, les outils d’oppression historique (catégorisation pathologique et essentialisation de genre) font l’objet d’une réappropriation queer. Un moyen, comme le résume Jean-Yves Le Talec, de renverser les schémas en « considérant les folles non pas comme les accessoires d’une homosexualité ‘‘sérieuse’’, mais à l’inverse, en plaçant la follie2 au centre d’un dispositif normatif, producteur d’une figure de la folle fondamentale, dont se dégagent différentes représentations sociales de l’homosexualité » (Le Talec, 2008, p. 13).

Collectionner des vies oubliées

En se réappropriant l’image infamante, la redécouverte des fonds d’archives inédits offre une nouvelle image à l’histoire des invisibilités queer. En 2001, David Deitcher fait resurgir un corpus photographique de camaraderie masculine du milieu du XIXe siècle (Deitcher, 2001). Comment interpréter ces relations amicales, ces gestes d’affection, ces mises en scène statiques et pourtant pleines d’ambiguïté ? Deitcher hésite entre différentes interprétations sur ces nouvelles amitiés masculines qui, durant la guerre de Sécession aux États-Unis, étaient moins contraintes, mais propices à consolider la domination masculine (notamment sur les femmes, absentes de ces images). La projection fantasmatique de l’universitaire, et non de l’artiste, guide la compréhension de ces vies passées. Face aux accès illimités à l’imagerie homoérotique et à la pornographie gay, Deitcher s’interroge sur la naïveté et la capacité qu’ont eues ces images, il y a encore un siècle, à susciter de vives émotions. N’est-ce pas là, conclut-il, le prix à payer pour avoir remplacé des formes sous-culturelles ingénieuses par une culture gay ultra-normée ?

L’art de l’archive queer exprime paradoxalement le deuil d’une vie de honte ouverte à la fluidité des affects, amitié amoureuse ou amour de la camaraderie. La réappropriation artistique de ces objets chargés d’émotion cristallise ce deuil. Dans An Invisible Life: A View into the World of a 120 Year Old Man (1993), Fred Wilson imagine la vie fictive d’un habitant de l’authentique maison victorienne Haas-Lilienthal de San Francisco, espace entièrement meublé à la mode du début du XXe siècle et converti en musée (Armand, 2015). L’artiste africain-américain met en scène les artefacts de ce propriétaire et distille certaines attirances sexuelles à travers ses goûts artistiques. Livres ouverts sur les dessins de statuaires antiques de l’Antinoüs ou fermés sur l’œuvre de Gertrude Stein, urnes asiatiques contenant les cendres supposées de James Baldwin, série photographique d’hommes et d’athlètes torse nu, ces mises en scène rejouent les stéréotypes de genre pour mieux interroger le statut de la collection et de l’archive. La reconstitution de ces micro-narrations conduit le visiteur à contester la neutralité des récits muséaux. Les objets deviennent les dépositaires de désirs inavoués et la collection, l’expression d’une sous-culture cachée (Camille et Rifkin, 2001).

La critique institutionnelle du musée instillée par Wilson se transforme en véritable création d’espaces imaginaires, avec les projets d’architecture fictive et autobiographique de l’artiste anglais Simon Fujiwara. L’artiste n’est plus historien ou conservateur, mais archéologue de sites érotiques. Dans l’installation Phallusies (An Arabian Mystery) créée à Berlinische Galerie en 2011, Fujiwara reconstitue un environnement de travail (documents filmiques, photographiques et tracés géographiques) qui témoigne de la recherche pseudo-scientifique d’un phallus géant. Dès 2007, il imagine la création d’un musée de l’inceste avec, comme point de départ, les structures que son père architecte a construites au Japon (Fujiwara, 2009). L’artiste croise ces formes avec les images mythiques des gorges Olduvai en Tanzanie, plus connues sous le nom de Cradle of Mankind, et tisse la métaphore des origines sexuelles de l’humanité à travers le tabou de l’inceste. Les archives écrites de Louis Leakey, explorateur des gorges Olduvai, sont exposées aux côtés de sources photographiques personnelles de l’artiste, dans une installation sobrement intitulée Fouille funéraire ancestrale.

En créant des uchronies (convoquer un passé altéré pour changer le présent) à partir d’archives fictives, Fujiwara rejoint les initiatives du belge Marcel Broodthaers en artiste collectionneur, avec son Musée d’art moderne/Département des aigles (1972) composé des scories d’une culture matérielle fictive (objets de taxidermie, collection diverse en l’honneur des aigles). Selon Rosalind Krauss, ces expressions marquent le tournant « post-médium » (Krauss, 1999) de l’art conceptuel conduisant à l’intermédialité (croisement des images, des supports et des disciplines artistiques). Ce nouvel état de l’art s’appuie sur les « spécificités différentielles » (Krauss, 1999, p. 53) qui séparent l’art visuel des médias de masse. Cette différence permet selon Krauss d’épargner l’art moderne du tournant visuel et culturel dont l’histoire de l’art fait l’objet.

Or, tout comme Warhol puise ses sources dans la culture queer des années 1960, Fujiwara échafaude un mille-feuille érotique composé de micro-histoires, dont l’architecture sert de lieu de fantasme matériel. Dans Bienvenue à l’hôtel Munber (2009), opus fictif dont le point de départ est l’échec de l’artiste à pouvoir écrire un roman, Fujiwara s’invente l’histoire d’un père homosexuel en plein régime franquiste. Dans un hôtel de la Costa Brava reconstitué pour l’occasion, ce dernier collecte les succédanés fétichistes d’une vie doublement réprimée par la honte et la terreur : photographies de sculptures antiques, de vues érotiques volées et de fragments de souvenirs étiolés. La cristallisation de la fiction se mêle aux névroses de Fujiwara, avec les souvenirs de ses propres parents en voyage en Espagne : « Les années passant, j’ai commencé à perdre la trace de ce que l’invention et la manipulation des faits permettaient, et de la nécessité intérieure de comprendre ma situation personnelle, en relation avec le rôle de mes parents durant la dictature franquiste » (Fujiwara, 2016, p. 132).

Dans ses performances, Fujiwara met en scène l’émotion qui anime ses propres secrets, une véritable thérapie psychanalytique en direct. Sa conférence fleuve prend la forme d’une « écriture déplacée » de l’histoire, telle que la nomme Michel de Certeau dans son analyse de Moïse monothéiste de Freud. Déplacée dans un double sens géographique et linguistique, l’écriture romancée devient science-fiction :

De la science-fiction, le roman de Freud est la théorie. Il passe du mythe au roman par le fait de l’intérêt que Freud portait à « l’homme Moïse » : Der Mann Moses dit son titre. Du mythe, dont il a la force, au roman, il y a eu transit à partir du moment où le sujet ne pouvait plus être pensé comme monde mais comme individu et où l’on est passé du social au psychologique (Certeau, 1975, p. 419).

Dans Les effets personnels de Theo Grünberg (2010), Fujiwara retrace les contours incertains de la vie d’un homosexuel allemand du XIXe siècle. Sur un marché berlinois, l’artiste découvre la première édition érotique de Theo Grünberg, parent hypothétique du marchand qui lui vend le jour suivant la bibliothèque de son possible aïeul, composée d’une centaine d’ouvrages, de lettres et d’effets personnels. Fujiwara découvre plusieurs Theo Grünberg : un explorateur et anthropologiste mort en 1924, un sexologue nazi, persécuté pour sa judaïté et décédé dans les années 60. Aucun ne correspond à celui des archives et pourtant, tous forment « l’homme du XXe siècle », comme le résume l’exposition de la biennale de São Paulo, un concentré d’histoire allemande qui part des explorations coloniales jusqu’au fascisme et à la libération sexuelle. Si tout concourt à dire que Theo Grünberg n’est certainement pas mort, la performance hommage de Fujiwara rejoue la fragile histoire d’une vie étrange, où se trame une sexualité cachée. Le matériau documentaire prend vie à l’intonation de la voix mélancolique de l’artiste qui déclame, sur un ton monocorde, les vies possibles de Grünberg. Fourmillant d’anecdotes, l’archive performée n’est autre que le miroir déformant des obsessions de l’artiste.

Performer les marginalités sexuelles

À travers la photographie vernaculaire de Diane Arbus dans les années 1960 et de Nan Goldin dans les années 1980, la visibilité des communautés queer permet la diffusion de collections jusque-là interdites. Marqué par l’empathie de ces sujets marginaux, le regard photographique se pose en gardien d’une vie assumée malgré la violence sociale. Comment interpréter l’exposition publique de ces photographies vernaculaires collectionnées par Sébastien Lifshitz et recueillies dans l’ouvrage Mauvais genre, archives photographiques qui transcendent les périodes et les relient par la voie assumée de l’anachronisme ? Comme le souligne le cinéaste français : « En composant ce livre, je cherche à construire une mémoire, à rendre visible ce qui a longtemps été tenu secret ou clandestin et dont la simple évocation pouvait faire rire ou provoquer le plus grand mépris » (Lifshitz, 2016, n. p.). Source de liberté autant qu’expression d’une marginalité, ces photographies s’appuient sur des prises de vue conventionnelles et offrent une respectabilité à la pratique du travestissement de genre longtemps interdit. L’art de l’archive queer s’inscrit finalement dans une histoire visuelle des transidentités et des pratiques sexuelles non-normatives.

En donnant une visibilité aux images oubliées d’un lointain passé, les artistes Pauline Boudry et Renate Lorenz interpellent le spectateur vis-à-vis de ces subjectivités historiques de la marge. Corps étranges, monstrueux, anormaux, freaks dont leurs auteures ont tiré une théorie queer de l’art (Lorenz, 2012), quelle place leur accorder ? Comme Fujiwara, Boudry et Lorenz se déplacent sur le terrain des sexualités marginales. Dans Normal Work (2007), les artistes font rejouer, au sens butlérien du terme, la performance physique, sexuelle et de genre du personnage historique Hannah Cullwick, par le performeur Werner Hirsch. Tombée dans l’oubli de l’histoire, absente des récits historiques de la photographie d’amateur, Cullwick fut servante dans l’Angleterre victorienne de la fin du XIXe siècle. Conservés au Trinity College de Cambridge, le journal et les lettres échangées avec Arthur Joseph Munby, avocat et scientifique amateur, attestent de la relation sadomasochiste qu’elle entretint avec lui (McClintock, 1995). Cullwick se fait photographier par Munby travestie en paysanne, en esclave noircie de cirage ou en femme de ménage. Ces postures sont autant d’expressions de drags « transtemporelles » (Lorenz, 2012, p. 93-119) qui convertissent la photographie en outil technologique de contrôle des identités de genre.

Le potentiel subversif de ces pratiques victoriennes est intégré à la performance scénique de Werner Hirsch, où les gestes et les postures de pénibilité au travail et de soumission volontaire à la subalternité sont relus à l’aune des photographies butch SM de l’artiste américain·e Del LaGrace Volcano. Sam Bourcier souligne le rôle central du travail dans les photographies de Cullwick, tant dans ses dysfonctionnements que dans l’inversion des rapports de domination de classe, de race et de genre (accéder à la domesticité blanche en exprimant sa masculinité féminine à travers des travaux physiques pénibles) (Bourcier, 2017, p. 142-149). C’est bien cette série de typologies fluctuantes propres aux classes laborieuses et dangereuses, guidée par le désir de Munby de photographier et de documenter la misère sociale, que semblent rater Boudry et Lorenz selon Bourcier (Bourcier, 2017, p. 145). Cependant, les deux artistes se concentrent bien moins sur la pulsion voyeuriste de l’homme obsédé par la monstruosité de la révolution industrielle, que sur la survivance de désirs féminins SM. L’archive photographique fait office de support érotique pour maintenir le désir du maître et inverser potentiellement les relations de domination.

Dans N.O. Body (2008), Boudry et Lorenz réinvestissent le même potentiel subversif animé par le performer Werner Hirsch, qui se tient face à la projection photographique du portrait d’Annie Jones, fameuse femme à barbe du cirque Barnum. Imitation des gestes de ce personnage de foire, série de rictus étranges, elle.il incarne ce personnage queer des archives visuelles réunies par le sexologue allemand Magnus Hirschfeld, durant la première partie du XXe siècle. Personne sans nom et sans corps, NO Body est le pseudonyme de la suffragiste et sioniste germano-israélienne Karl M. Baer, juif et allemand, femme et homme, auteur·e d’une semi-biographie de personne intersexuée ayant réussi une opération de réassignation de genre, en 1906. Magnus Hirschfeld recueille ses Mémoires des premières années d’un homme (N.O. Body, 1907, signe avant-coureur de l’historicisation de la mémoire trans que le sexologue va mener avec la fondation de l’Institut de sexologie de Berlin, détruit par les nazis en 1933 et d’où provient la photographie d’Annie Jones.

Que faire lorsque les archives matérielles viennent à manquer et qu’une histoire attend d’être écrite ? L’artiste Zoe Leonard en collaboration avec la réalisatrice Cheryl Dunye en est venue à créer The Fae Richards Photo Archive (1993-96), en faisant jouer 29 acteurs de couleur, afin de repeupler l’histoire visuelle des minorités africaines-américaines (Leonard et Dunye, 1996). Glenn Ligon recourt au même procédé de l’image manquante, en introduisant dans son album familial plusieurs photographies d’hommes nus, avec des légendes pleines d’affection comme « maman savait » ou « c’est en progression ». Il s’agit de se souvenir non pas uniquement de ses craintes et de ses remords, mais aussi de ses désirs envers ses cousins, en contournant les stéréotypes de l’homme noir sexualisé : « Nous pouvons toujours utiliser les images, se les approprier et les changer, lire contre leur sens intentionnel, nous critiquer avec elles, placer nos histoires à côté d'elles, les utiliser pour parler de nos histoires et de nos désirs » (Ligon, 1995, p. 89).

Le réexamen historique des communautés trans et racisées dans l’histoire collective des archives LGBTQI constitue la dernière pierre angulaire de l’art archivistique queer. Fidèle à son histoire de visibilité des minorités sexuelles, le New Museum de New York réintroduit en 2017 une perspective nouvelle dans l’exposition Trigger: Gender as a Tool and a Weapon. En parallèle à la publication Trap Door: Trans Cultural Production and the Politics of Visibility (Gossett, Stanley et Burton, 2019), la commissaire et directrice du musée Johanna Burton a invité de nombreux artistes à réinvestir les archives pour mieux critiquer les débats actuels consacrés à l’intersectionalité et aux identités globalisées gays et lesbiennes. Le film de Reina Gossett et Sasha Wortzel, Lost in the Music (2016), rend hommage à la défunte militante et drag queen africaine-américaine Marsha P. Johnson, longtemps invisibilisée dans l’histoire des émeutes de Stonewall, écrite par les gays blancs cis. Les documents d’archive se mêlent aux reconstitutions des heures qui ont précédé les émeutes, gravant sur la pellicule des filiations imaginaires, enfin rendues à l’histoire par la fiction de l’archive.

Dans ses réflexions sur l’histoire, le philosophe allemand Walter Benjamin considérait que la réhabilitation des objets de mémoire permettait d’engager un processus de rédemption (Benjamin, 2000, p. 428). Le passé doit être redécouvert à travers ce processus introspectif, mais redécouvert comme s’il s’agissait d’une première fois du point de vue de la distance et du temps. La nature de l’expérience comme réminiscence devient selon lui prétexte à rappeler l’obsolescence des biens matériels, tout en faisant émerger son souvenir dans sa profonde immédiateté. La photographie et le cinéma jouent ce rôle rédempteur. La nature « agrégative » du film accorde à la fiction le rôle de révéler ce que cache la réalité, en l’occurrence les couches multiples de l’expérience dont on croit qu’elles ne sont constituées que d’une seule forme unitaire. L’artiste défie la tragédie du présent en apportant plaisir et persévérance dans la recherche des traces du passé. Que ces restes de vies détruites, ou devenus désuets grâce aux technologies nouvelles, résistent encore à la compréhension, c’est tout le travail de l’historien·ne d’en interroger les résistances, et à l’artiste d’en transmettre les forces. L’un et l’autre rendent disponible le passé pour mieux réunir les individus isolés de façon similaire à l’avenir. Si « la transformation de l’archivistique est le départ et la condition d’une nouvelle histoire » (Certeau, 1975, p. 104), comme le souligne Michel de Certeau, soyons attentifs.ves à ces formes de documentations historiques qui en disent autant sur les généalogies historiques qui se créent, que sur celles et ceux qui en sont les dignes successeur·ses.

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Notes

1 Ma traduction, pour l’ensemble du texte. Retour au texte

2 Complexion de folle et de folie. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Damien Delille, « L’art de l’archive queer. Pratiques artistiques et construction des généalogies minoritaires », Sociocriticism [En ligne], XXXV-1 | 2020, mis en ligne le 01 avril 2020, consulté le 29 mars 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/sociocriticism/2725

Auteur

Damien Delille

Historien de l’art et de la mode, Damien Delille est maître de conférences en histoire de l’art contemporain à l’université Lumière Lyon 2. Ses publications portent sur les arts et les cultures visuelles au passage du XXe siècle et dans les pratiques contemporaines, à partir des intersections entre les études de genre et des masculinités, les théorie queer et l’histoire des sexualités. Docteur de l’université Panthéon-Sorbonne, il a rédigé une thèse de doctorat portant sur les théories et figures androgynes de la fin du XVIIIe siècle au début du XXe siècle en Europe, dont les travaux font l'objet d'une publication aux éditions Brepols (Turnhout) en 2020. Il a été chargé d’études et de recherche à l’Institut national d’histoire de l’art (2010-2014), où il a collaboré avec Philippe Sénéchal au programme consacré à l’histoire de la mode et du vêtement, avec l’organisation de séminaires de recherche dont les travaux aboutissent à la publication collective d’une anthologie critique (éditions INHA - Musée des arts décoratifs, 2020).