Les études sur les saints et leur culte1 se sont multipliées depuis une cinquantaine d’années, surtout en ce qui concerne l’époque médiévale. Ces recherches ont porté sur l’écriture et la réécriture des hagiographies, la fabrique des saints, l’émergence de saints d’États, les liens entre culte des saints et monarchie, ainsi que bien d’autres aspects de la vénération des saints2. Concernant la période contemporaine, la bibliographie est moins riche, mais ne cesse de croître. Les historiens ont mis en évidence le lien étroit entre la reconnaissance de la sainteté, le développement du culte des saints et le contexte historique et politique dans lequel ces phénomènes s’inscrivent. Par ailleurs, la sociologie religieuse, l’anthropologie et les études littéraires ont également investi ce domaine d’étude.
Il y a en effet matière à étudier. Dans la perspective de la sociologie de Max Weber, l’abandon du culte des saints par le protestantisme3 au xvie siècle marque une étape essentielle de la rationalisation religieuse et du processus de désenchantement du monde. Dans notre monde contemporain, marqué par les Lumières du xviiie siècle, le rationalisme du xixe siècle, la modernité du xxe siècle et la postmodernité du xxie siècle, on pourrait en effet croire que la sainteté est une notion obsolète. Pourtant, malgré la mort maintes fois proclamée de Dieu et la laïcisation (le terme est maintenant contesté par certains sociologues des religions) des sociétés, la sainteté continue paradoxalement de fasciner. La figure du saint refait régulièrement surface, que ce soit à travers les nombreuses canonisations récentes ou à travers la réappropriation des anciens saints, de leurs vies ou de leur iconographie.
Par exemple, dans la Russie post-soviétique, après soixante-dix ans d’athéisme d’État, les figures des saints sont à nouveau très présentes dans la piété populaire, comme dans l’espace public, alors même que la pratique religieuse reste un phénomène minoritaire. Elles apparaissent dans les manuels scolaires, les discours politiques, elles sont érigées sur les places urbaines, leurs reliques attirent des pèlerinages de masse. Ainsi, parmi les multiples événements qui ponctuent le calendrier russe, on peut citer la commémoration de Nicolas II et de sa famille, canonisés en 2000. Chaque année, cette cérémonie réunit à Ekaterinbourg environ 45 000 pèlerins qui participent à la procession et à la liturgie en plein air, en mémoire du martyre de la famille impériale. Bien que les dogmes de l’Église orthodoxe soient largement ignorés et que les sacrements soient délaissés par la majorité de la population, les saints continuent d’attirer des foules. Il semble en effet plus simple de s’adresser à eux pour une demande pressante que de prier directement un Dieu difficile à appréhender. On attend d’eux miracles et compréhension.
Outre la familiarité du peuple envers ses saints et l’attente de miracles, le saint représente souvent une preuve de l’existence de Dieu plus convaincante que n’importe quel raisonnement. On peut citer à l’appui de cette assertion, un exemple tiré de la vie de Silouane l’Athonite (1866-1938), moine d’origine paysanne de la province de Tambov. Celui-ci, alors qu’il n’avait pas plus de quatre ans, commença à douter de l’existence de Dieu, après avoir écouté un marchand de livres athée. Bien plus tard, une simple femme de la campagne se rendit en pèlerinage et pria sur la tombe d’un ascète renommé, le reclus Jean Sézénovski (1791-1839). À son retour, elle fit le récit de la sainte vie du reclus et raconta que des miracles se produisaient sur sa tombe. Le jeune garçon, alors âgé de 19 ans, trouva en l’écoutant une réponse à la question qui le torturait : « S’il est saint [Jean Sézénovski], c’est que Dieu est avec nous, et je n’ai pas besoin de parcourir toute la terre pour le trouver4 ». Dès lors, il fut rempli d’un ardent amour pour Dieu.
Le saint n’est pas nécessairement un « héros » dont la vie entière sert de modèle5, ni forcément un « juste » qui incarne un idéal de perfection, ni même « un virtuose religieux » suivant l’expression de Max Weber6. Du reste, il peut même être un « anti-héros », comme c’est le cas du bon larron qui n’est connu pour rien de positif dans sa vie, si ce n’est d’avoir admis sa propre nullité et d’avoir confessé sa foi sur la croix. Son repentir lui a valu d’être le premier saint de l’ère chrétienne, celui qui a eu l’assurance d’être admis au paradis le jour même de sa mort7. En effet, d’après la littérature ascétique, au cœur de la notion de sainteté se trouve l’humilité, l’effacement de soi qui permet à Dieu d’agir8. Bien sûr, la plupart des saints se sont distingués en accomplissant les commandements évangéliques et de grands exploits ascétiques ou spirituels9, mais ce qui compte, c’est plutôt leur intimité avec Dieu, leur ressemblance à Lui. La singularité du saint ne tient donc pas tant à sa perfection qu’à son lien avec un monde invisible10, ou tout du moins à la croyance de ceux qui le vénèrent en ce lien particulièrement fort du saint avec Dieu de son vivant, puis en la continuation de son activité après sa mort, sous la forme d’intercessions ou de miracles. Cette singularité lui donne un atout dans nos sociétés en quête de merveilleux11, de sens, d’identité ou de sacré.
Tout au long de l’histoire de l’Église, catholique comme orthodoxe, y compris à l’époque contemporaine, de nouveaux saints ont émergé dans la mémoire collective, ont fait l’objet d’une vénération officialisée, voire d’une canonisation en règle, tandis que les figures de saints déjà canonisés ont fait l’objet de réactualisations. Leurs Vies ont fréquemment été réécrites en fonction des impératifs du moment. Et cela est dans la nature même des choses, la sainteté étant une affaire de mémoire. Comme l’écrivait le sociologue des religions Pierre Delooz : « […] tous les saints, plus ou moins, font figure de saints construits en ce sens qu’étant nécessairement saints pour les autres, ils se trouvent remodelés au niveau des représentations mentales collectives12 ».
Depuis le Moyen Âge, la sainteté est étroitement liée à la construction identitaire de la nation. À travers les canonisations, les hagiographies et autres biographies des saints, leur iconographie, les offices dédiés aux saints et le culte de leurs reliques, la sainteté manifeste une unité de pensée et de mœurs. Ce travail de mémoire vise à perpétuer dans le temps l’idéal proposé et à reproduire des comportements érigés en modèle. Il crée aussi de l’unité là où elle n’existe pas encore. Les saints servent ainsi, encore aujourd’hui, à glorifier une certaine idée de la nation, une certaine morale, tout en marquant des frontières géographiques ou confessionnelles. Outre les exemples du lien entre sainteté et identité présentés dans ce recueil, on peut évoquer le regain d’intérêt pour les saints bretons en Bretagne aujourd’hui, phénomène qui manifeste la résistance d’une identité régionale. On peut également citer l’utilisation de saint Colomban et de saint Benoît de Nursie pour la promotion d’une Europe chrétienne13.
Plus largement, la sainteté entretient un lien étroit avec le domaine politique. Bon nombre de canonisations, que ce soit dans l’Église catholique ou dans l’Église orthodoxe, ont une signification qui dépasse le domaine du spirituel et de la morale personnelle. Les autorités au pouvoir ou des groupes de citoyens se servent jusqu’à maintenant de figures saintes pour mobiliser la société pour tel ou tel objectif politique. Ainsi, la construction et l’utilisation du mythe de Jeanne d’Arc en France, pendant des siècles et jusqu’aujourd’hui, est l’illustration parfaite de ces interactions entre sainteté et contexte religieux, social et politique. L’image changeante de la sainte n’a cessé d’être revendiquée par un camp politique ou un autre pour défendre telle ou telle vision de la nation ou de la société.
En Russie, depuis l’adoption du christianisme à la fin du xe siècle, le culte des saints a toujours reflété fidèlement les évolutions sociales et politiques. Aujourd’hui, des héros de l’histoire russe élevés au statut de saints, tels les princes Alexandre Nevski, Dmitri Donskoï ou l’amiral Fiodor Ouchakov (les deux derniers ont été canonisés récemment) sont convoqués pour la défense de la nation. La canonisation de l’empereur Nicolas II, un véritable anti-héros14, mais modèle de sacrifice, a marqué une réhabilitation de la monarchie et de l’ancien régime. Saint Vladimir « égal aux apôtres » – Vladimir Ier Iaroslavitch qui adopta le christianisme en 988 – est largement utilisé pour justifier un retour à une unité perdue entre la Russie et l’Ukraine15. Les saints Piotr et Févronia de Mourom volent au secours de la famille traditionnelle. Cela souligne à quel point le lien entre sainteté et nation résiste au temps.
Ce recueil se propose d’illustrer ce phénomène de réactualisation des figures de saints au cours de la période contemporaine, dans toute sa diversité et par une approche pluridisciplinaire faisant appel à l’histoire, l’anthropologie, la sociologie, l’analyse littéraire et artistique. Nous avons aussi voulu que les exemples choisis ne se limitent pas à l’aire slave qui est le domaine de la revue Slavica Occitania. En effet, en restant dans le domaine slave, ici représenté par la Bulgarie et surtout par la Russie16, on aurait pu surestimer la spécificité du recours aux figures de saints dans le contexte idéologique post-communiste et en particulier dans celui du régime poutinien. Une confrontation avec des exemples tirés de diverses époques et d’autres cultures dévoile, au contraire, une certaine universalité des usages de la sainteté.
I. La sainteté et ses développements légendaires, ou les ressorts archaïques du culte des saints
Cette première partie sert d’ouverture au recueil. Elle propose pour exemple les développements légendaires du culte d’un saint venu du monde byzantin, saint Nicolas, évêque de Myre en Lycie (aujourd’hui Demre, au sud de la Turquie) ayant vécu vers 270-343. Ce saint est sans nul doute le saint le plus populaire en Russie et sa vénération dans ce pays a déjà été bien étudiée. On a pu dire : « En Russie, saint Nicolas est comparable au Christ et à la Mère de Dieu par l’ampleur extraordinaire – sans égale dans le monde chrétien – du culte qui lui est rendu. “C’est le Dieu russe”. Dans les contes populaires, […] il arrive même que Nicolas remplace Dieu. Dans le petit peuple, malgré les avertissements du clergé, on le confessait comme Dieu et on l’incluait dans la Trinité17 ».
L’article de Karin Ueltschi, « Saint Nicolas, hier et aujourd’hui », est focalisé sur le domaine occidental. À travers de nombreux exemples, il nous permet de comprendre les ressorts archaïques de la figure d’un saint Nicolas qui prend parfois des aspects mythologiques et se transforme allègrement pour devenir pratiquement méconnaissable. K. Ueltschi retrace brièvement les légendes qui se sont tissées depuis les premiers récits hagiographiques jusqu’à nos jours. Elle fait ressortir les traits archaïques des traditions, souvent très populaires, développées à partir des légendes de saint Nicolas. Légendes et traditions ancrées dans la nuit des temps et qui répondent le plus souvent à notre peur ancestrale de la mort et à un désir d’abondance.
II. Des figures emblématiques de la sainteté et leur manipulation en fonction de causes ecclésiales ou politiques en Europe occidentale
Sont évoquées dans cette deuxième partie trois figures emblématiques de la sainteté occidentale – trois femmes exceptionnelles : Jeanne d’Arc, Thérèse d’Avila et Catherine de Sienne. Les trois articles qui leur sont consacrés ont en commun de révéler que la sainteté est couramment impliquée dans des revendications identitaires nationales, malgré l’universalisme du catholicisme.
Tout d’abord, nous aborderons Jeanne d’Arc (vers 1412-1431), la sainte nationale française par excellence, dont le destin tragique toucha profondément le monde de la culture, non seulement en France, mais également à l’extérieur, et notamment en Russie, comme en témoignent, par exemple, l’opéra de Piotr Tchaïkovski18, La Pucelle d’Orléans, et la poésie de Marina Tsvetaïeva (voir infra, l’article de Caroline Bérenger). Dernier épisode de la réception de la sainte en Russie : l’inauguration le 13 octobre 2023, d’une statue érigée en son honneur à Saint-Pétersbourg19. Offerte par des Français et accueillie avec enthousiasme par les autorités russes, cet événement, qui se produit en pleine crise entre la Russie et la France, témoigne de la portée symbolique très diversifiée de la sainte et héroïne au-delà des frontières nationales.
Dans son article « Jeanne d’Arc, chef de guerre, sorcière et sainte : de l’histoire à la légende (xve-xxe siècle) », François Neveux, historien spécialiste de la sainte, nous plonge dans le contexte historique très complexe de la guerre de Cent Ans, des luttes entre Armagnacs et Bourguignons, pour nous faire comprendre très exactement quels pouvaient être les buts et convictions de l’étonnante jeune fille, et quelles étaient les positions de Charles VII, lesquelles varièrent en fonction de ses intérêts politiques. L’auteur replace aussi dans leur contexte les positions de l’évêque Pierre Cauchon. Il fait ainsi toute la lumière sur le terrible procès de 1431 qui condamna Jeanne, ainsi que sur celui de 1456 qui annula le premier. Ces deux procès de l’Église catholique expriment des visions contradictoires et il n’est pas étonnant que, par la suite, la mémoire de Jeanne ait été très fluctuante, suscitant jusqu’à maintenant légendes, récupérations et polémiques. L’auteur décrit le chemin historiographique qui mena à sa réhabilitation au xixe siècle, puis à sa canonisation en 1920, mais aussi à son élévation au même moment au statut d’héroïne nationale par le gouvernement français.
Selon Nicolas Mollard, sainte Thérèse d’Avila (1515-1582), proclamée bienheureuse, patronne de l’Espagne, puis sainte dès le premier quart du xviie siècle, fut quelque peu oubliée jusqu’à la fin du xixe siècle. Le troisième centenaire de sa mort, en 1882, fut l’occasion de relancer sa mémoire. Elle fut alors mobilisée au service d’un mouvement de renouveau religieux, puis de la construction d’un mythe fondateur de l’identité espagnole. On fit d’elle une championne de l’hispanité, puis de la « race espagnole » : « En quelques décennies, la sainte devient, de modèle de perfection évangélique et somme de vertus chrétiennes, la représentante de l’essence espagnole ». Sous le régime de Franco, la sainte fut récupérée par l’idéologie nationaliste qui s’appuyait largement sur le catholicisme. Nicolas Mollard explore largement les différentes facettes de l’utilisation de Thérèse d’Avila par la propagande franquiste. Celle-ci, construite autour de l’alliance entre identité espagnole et catholicisme, fit même de la sainte la protectrice « privée » du Généralissime.
En trente-trois ans d’une courte vie, Sainte Catherine de Sienne (1347-1380), femme de génie et grande mystique de la chrétienté catholique, exerça une influence exceptionnelle sur son entourage et au-delà. Son intervention auprès du pape Grégoire XI fut sans doute l’un des facteurs qui convainquirent celui-ci de quitter Avignon et de ramener la papauté à Rome. Elle laissa également une abondante littérature. Clarisse Tesson montre comment, au xixe et au xxe siècle, forces religieuses et politiques puisèrent tour à tour dans tel ou tel aspect de sa vie et de son œuvre pour en faire « un modèle fédérateur », à l’appui de causes bien différentes et parfois contradictoires. À partir des années 1860, la papauté se servit de sa vie pour contrer l’unification italienne. Les partisans du Risorgimento convoquèrent au contraire la sainte pour soutenir la construction d’un État italien avec une culture unifiée. Plus tard, dans le contexte des accords de Latran de 1929, qui réconcilièrent l’Église catholique et l’État italien, elle fut proclamée copatronne de l’Italie en 1939. Enfin, aboutissement ultime de cette étonnante carrière post-mortem, Catherine de Sienne fut érigée en copatronne de l’Europe par le pape Jean-Paul II en 1999.
III. Des figures emblématiques de la sainteté et leur manipulation en fonction de causes nationales ou politiques en Russie et en Europe du Sud-Est (Bulgarie)
Dans cette troisième partie, nous retrouvons à peu près le même thème que dans la partie précédente, mais cette fois-ci en Russie et en Europe du Sud-Est (Bulgarie). La différence est qu’il n’y a ni pouvoir papal, ni ordres religieux pour utiliser les figures représentées de façon indépendante du pouvoir. Irène Semenoff-Tian-Chansky-Baïdine montre comment Alexandre Nevski (1221-1263), ce saint et héros de l’histoire russe, est mis en avant dans la Russie d’aujourd’hui pour soutenir l’idéologie nationale officielle. Le phénomène n’est nullement nouveau, il remonte au moins au xvie siècle. Il est bien établi depuis Pierre le Grand qui associe le saint à ses projets politiques et fait d’Alexandre un véritable saint d’État. Les cérémonies du 800e anniversaire de la naissance du prince russe, en 2021, ont mobilisé toute la société, depuis le sommet du pouvoir jusqu’aux élèves des écoles, en passant par l’Armée. Dans le contexte politique prédominant à la veille de l’invasion de l’Ukraine, l’aspect anti-occidental d’Alexandre Nevski est largement souligné, et la célébration de celui-ci prend « le caractère d’une préparation idéologico-religieuse et psychologique à la guerre ».
Alexandre Nevski est célébré en Russie, mais aussi dans les Balkans. Galia Valtchinova évoque les différentes églises consacrées au saint russe en Bulgarie, à commencer par la cathédrale de Sofia. Le choix de ce saint était motivé par le fait qu’il était le saint patron du tsar « libérateur » de la Bulgarie, Alexandre II. Il s’agissait ainsi de remercier la Russie pour le rôle qu’elle avait joué dans la libération du joug ottoman lors des guerres de 1877-1878. Cependant, les relations entre la Bulgarie et la Russie ont évolué à maintes reprises au cours du xixe et du xxe siècle, provoquant aussi une évolution de la relation au prince de Novgorod. À travers une analyse des étapes de la construction de ces monuments, de leur décoration intérieure, de l’éventuelle évolution de leur appellation, G. Valtchinova révèle la diversité et l’enchevêtrement de leurs enjeux identitaires et mémoriaux.
Le troisième cas d’instrumentalisation de la figure d’un saint russe examiné dans notre recueil est le plus surprenant. On aurait en effet du mal à imaginer deux mondes plus antinomiques que celui de l’humble moine Séraphin de Sarov (1754-1833) et celui des armes nucléaires. Antoine Nivière relate toute l’histoire de ce rapprochement contre nature, d’autant plus paradoxal que le monastère de Sarov où vécut saint Séraphin a été fermé par le pouvoir communiste en 1927, puis transformé en centre militaire de recherche secret et que, jusqu’à ce jour, il est resté lié à la recherche nucléaire et n’a pas été restitué à l’Église. Ce qui aurait pu être ressenti comme une insulte à la mémoire de saint Séraphin fut au contraire l’occasion d’un rapprochement qui commença à s’esquisser dès les années 1990. Rapprochement qui finit par être la marque « d’un nouveau positionnement politique » de l’Église orthodoxe russe que certains se sont mis par extension à qualifier d’« orthodoxie nucléaire ».
IV. La sainteté en question ou les critères et limites de la sainteté
Le dominicain et sociologue des religions Serge Bonnet (1924-2015) a résumé en quelques mots le lien entre le saint et son époque : « un saint, c’est d’abord un homme extraordinaire habité par Dieu. C’est aussi une réponse aux besoins spirituels d’une génération. C’est encore un homme qui est l’illustration éminente des idées que les chrétiens d’un temps donné se sont fait de la sainteté20 ». En réalité la reconnaissance de la sainteté par les hommes est semée d’écueils, que ce soit au niveau officieux et local, ou au niveau central et officiel. Les canonisations, qui, selon des procédures différentes dans l’Église orthodoxe et dans l’Église catholique, donnent une reconnaissance officielle à la sainteté de telle ou telle figure, sont toujours l’objet de discussions ardentes, dans lesquelles les motivations cachées ne sont pas toujours des plus spirituelles21. Notre recueil propose quatre articles autour de cette question en contexte russe.
Serge Model s’intéresse à deux prêtres remarquables, les pères Paul Florenski (1882-1937) et Alexandre Men (1935-1990). Le premier est devenu prêtre après la révolution de 1917, et a été qualifié de « Léonard de Vinci russe », tant ses talents intellectuels étaient variés. Arrêté en 1933, il passa la fin de sa vie en camp, en Sibérie, puis aux îles Solovki, dans la mer Blanche. Le père Alexandre Men fut, lui aussi, un auteur prolixe et talentueux. Il exerça une influence exceptionnelle auprès des intellectuels de la fin de la période soviétique. S. Model qualifie ces deux prêtres de « pas tout à fait saints », car ils n’ont pas été canonisés bien que l’on puisse considérer qu’ils soient morts en martyrs, l’un fusillé par le nkvd, l’autre assassiné à coups de hache par un inconnu. On aurait d’autant pu s’attendre à leur canonisation que l’Église orthodoxe russe a procédé à de très nombreuses canonisations depuis 1980. S. Model rappelle d’abord la procédure généralement suivie dans l’Église orthodoxe pour canoniser un défunt et les critères qui sont habituellement respectés. Il examine ensuite les éléments de diverses natures qui ont certainement fait obstacle à leur canonisation jusqu’à maintenant, et notamment des écrits dont l’orthodoxie a parfois été considérée comme discutable, et surtout le caractère jugé insuffisamment « politiquement correct » de ces deux figures.
Alors que dans l’article de Serge Model, on avait deux figures qui a priori semblaient tout réunir pour être canonisées, dans l’article de Michel Niqueux nous avons plusieurs figures qui semblent tout réunir pour ne jamais être canonisées, mais qui font pourtant l’objet de « canonisations sauvages » dans certains milieux nationalistes. Il s’agit d’Ivan le Terrible, de Raspoutine, de Staline et de Vladimir Poutine. Ce dernier cas est le plus stupéfiant, puisque l’actuel président est parfois représenté avec une auréole, alors même qu’il est encore en vie. Dans tous ces cas, « il ne s’agit pas de réactualisation de figures de saints, mais de création de nouveaux saints à partir de personnages historiques qui sont loin d’avoir été des modèles de sainteté, mais sont associés à des idéaux autocratiques et anti-occidentaux ». Ce phénomène reste marginal, mais est caractéristique d’un inquiétant « enténébrement des esprits ». L’Église orthodoxe russe, qui a condamné officiellement de tels abus, ne fait pourtant rien pour empêcher la diffusion de telles idées.
Detelina Tocheva nous transmet les fruits de sa longue étude de terrain sur Maria de Gatchina (1874-1932), une sainte canonisée en 2006 par le Patriarcat de Moscou. Martyre du régime communiste, elle est vénérée par le peuple pour son intercession et son aide. D. Tocheva évoque les querelles et divergences entre deux paroisses concurrentes à propos de la conservation de ses reliques et de la revendication de son héritage spirituel. Elle relève aussi l’intérêt envers cette figure manifesté par l’Église des catacombes, branche de l’Église orthodoxe qui ne reconnaissait pas le patriarche Serge dont elle désapprouvait la politique de compromis avec le pouvoir. Chacun puise dans la vie de Maria de Gatchina ce qu’il considère comme le plus important et l’auteur met en lumière des processus « subtiles d’imbrication, mais aussi de dissociation entre religieux, politique et thérapeutique ».
Aleksandr Musin se penche sur la célébration de la fête de Tous les saints de la Terre russe, fête instaurée lors du concile de l’Église orthodoxe de Moscou en 1918, et qui ne fut vraiment fêtée qu’à partir de 1946 dans le contexte de la magnification du peuple russe, vainqueur de la Deuxième Guerre mondiale. L’idée même « d’une fête commune de tous les saints russes » était apparue à Souzdal au plus tôt à la fin du xvie siècle. Elle était le signe d’une « approche nouvelle de la mémoire historique moscovite », mais, jusqu’à 1918, elle eut peu de résonance. Changement significatif, en 2013, le Patriarcat de Moscou a changé l’adjectif utilisé dans le titre de cette fête, passant de rossijskij (« de Russie » ou « russien ») à russkij (russe), afin de prendre en compte le fait que le territoire canonique de l’Église russe s’étend au-delà des frontières de la Fédération de Russie. L’auteur revient donc sur la genèse de ces deux termes depuis le ixe siècle. Pour A. Musin, « les enjeux sociaux et politiques de la célébration […] visent au renforcement de l’identité nationaliste et impériale russe à l’époque des crises socio-politiques » et comprennent « l’appropriation des héritages spirituels des pays voisins ». L’auteur observe les initiatives qui ont été ensuite prises par plusieurs Églises orthodoxes locales, notamment en Europe occidentale, pour introduire des fêtes comparables de leurs saints nationaux, ce qu’il assimile à « un moyen d’appropriation de la culture locale et d’inculturation expansionniste ».
V. Le souffle de la sainteté dans la littérature contemporaine et le cinéma
Au xixe siècle des écrivains non confessionnels se mettent à écrire des vies de saints, par une espèce de fascination pour « le sentiment religieux », ou le merveilleux des hagiographies médiévales. Par exemple Gustave Flaubert passe presque toute sa vie à écrire ses Tentations de saint Antoine (1874). Au xxe siècle de nombreux écrivains s’emparent, eux aussi, du thème de la sainteté22. Ceci est vrai dans de nombreux pays, y compris en Russie.
Caroline Bérenger, spécialiste de Marina Tsvetaïeva, se penche sur la façon dont cette poétesse s’est approprié la figure de Jeanne d’Arc, « figure médiévale du catholicisme, symbole de l’identité culturelle française, pour la transporter en Russie orthodoxe à l’époque révolutionnaire ». Jeanne d’Arc est omniprésente dans les poèmes de Tsvetaïeva écrits entre 1917 et 1922. À travers l’analyse littéraire de ce corpus, Caroline Bérenger montre comment « s’entremêlent l’histoire et le mythe, l’hagiographie et le folklore, les éléments chrétiens et païens, pour engendrer un être protéiforme doté d’une forte résonance autobiographique ». Le recours à la sainte possède pour Marina Tsvetaïeva quelque chose de très fort, il provient du tréfonds de son âme, comme le souligne Caroline Bérenger, qui fait le parallèle entre l’allusion à Jeanne d’Arc martyrisée, et « la déréliction de Tsvetaïeva dont la fille cadette est morte de faim ».
Florence Corrado-Kazanski opère un rapprochement entre les façons dont les écrivains Georges Bernanos et Zinaïda Hippius recourent à sainte Thérèse de Lisieux (1873-1897) lorsqu’ils évoquent deux catastrophes, respectivement la Terreur franquiste et la révolution bolchevique. Le rapprochement est d’autant plus justifié que les deux auteurs se trouvaient également hors de leur patrie à ce moment-là. Pour mieux comprendre le sens du recours à « la petite Thérèse » dans ce contexte traumatique, F. Corrado-Kazanski analyse les écrits des deux auteurs dans une démarche interdisciplinaire et originale, où elle s’interroge sur « les interférences entre le champ du littéraire et celui du soin, à partir de la question de l’éthique de la parole ». Elle discerne chez ces auteurs un « basculement du visible à l’invisible qui ouvre, au creux même de la catastrophe, la possibilité de l’esprit d’enfance, quintessence de l’humanité, et de l’Incarnation du Verbe ».
Plusieurs cinéastes ont réalisé des films sur des saints. L’Église catholique en France fut longtemps méfiante vis-à-vis du cinéma, avant d’y voir un instrument de reconquête des masses à partir de 1927-192823. Dès 1928, La Passion de Jeanne d’Arc, film français du réalisateur danois Carl Theodor Dreyer, sort à Copenhague, et en France. Bien que muet, le film produit une forte impression par sa force expressive. Le cinéma s’inspire de saints réels, mais crée aussi ses saints fictifs, parfois avec beaucoup de liberté, comme Pier Paolo Pasolini dans son film Théorème, qui fit scandale à sa sortie en 196824.
En Union soviétique, le cinéma est un outil de propagande athée, et les saints sont a priori exclus des écrans, pourtant, nous avons déjà vu une exception avec le film Alexandre Nevski d’Eisenstein. Nous verrons ici une deuxième exception avec Andreï Roublev de Tarkovski. À l’époque où le cinéaste tourna son film (1966), l’Église orthodoxe venait de subir la campagne anti-religieuse lancée par Nikita Khrouchtchev, qui aboutit à la fermeture d’environ 15 000 églises et même si son successeur, Léonid Brejnev, stoppa cette campagne de grande ampleur, les religions continuaient à être persécutées. Choisir de parler d’un peintre d’icône restait en soi un acte courageux et qui ne pouvait qu’être soumis à de nombreuses contraintes, censures ou éventuelles mesures de répression. Mélanie Kedroff se demande si, malgré ces contraintes, Tarkovski a conçu une « hagiographie filmique ». Andreï Roublev (né vers 1360-1370, mort en 1428) était connu avant tout pour être l’auteur de la célèbre icône de la Trinité, peinte pour le monastère de la Trinité-Saint-Serge, près de Moscou. Jusqu’à maintenant, bien qu’il ait été canonisé par l’Église russe, en 1988, on ne connaît que fort peu de détails de sa vie. M. Kedroff montre que le film rappelle à certains égards l’hagiographie médiévale : Tarkovski lui a en partie emprunté le schéma centre/périphérie, qui permet de faire ressortir la figure du saint par contraste avec des personnages non saints, figures secondaires. Mais les codes de mise en scène de la sainteté dans l’hagiographie sont réutilisés dans le film pour représenter un artiste de génie. En ce sens, Tarkovski s’inscrit dans une tradition qui remet en question la centralité du héros, comme on peut l’observer notamment dans la littérature du xixe siècle. Il a également été influencé par la vision très soviétique de Vladimir Pribytkov, auteur d’une biographie de Roublev, dont il dépouille la figure de toute sainteté. Toutefois, dans la spiritualité très personnelle de Tarkovski, le génie artistique rejoint la sainteté, et le Beau rejoint le divin. Ainsi, il propose une définition moderne et intime de la sainteté de Roublev.
VI. Les réinterprétations de la sainteté au prisme de nouvelles spiritualités ou éthiques
Enfin, dans notre dernière partie, il s’agit encore de littérature et d’art, mais la sainteté est vraiment réinterprétée au prisme de nouvelles éthiques ou spiritualités.
Brigitte Poitrenaud-Lamesi évoque la figure de saint François d’Assise (1181 ou 1182-1226) et son actualité très riche, favorisée par de multiples interprétations possibles. Le saint qui parlait aux oiseaux est souvent associé aux animaux et a été proclamé patron de ceux qui « se préoccupent d’écologie » par le pape Jean-Paul II en 1979. Et, effectivement, on peut trouver chez lui « une vraie proximité avec l’animal », un « refus de l’anthropocentrisme », question très novatrice « qui sera exacerbée par des créateurs contemporains ». Le saint parle encore aux artistes d’aujourd’hui par l’originalité de son style, sa gaieté, son « goût pour la pitrerie et le spectacle », mais aussi son humilité. B. Poitrenaud-Lamesi nous donne de très nombreux exemples d’écrivains, de poètes ou de cinéastes italiens ou français qu’il a inspirés. Mais l’éthique franciscaine de pauvreté va aussi être une source d’inspiration pour un mouvement de contestation de la société consumériste, l’Arte povera, qui n’a rien de religieux, mais qui revendique une esthétique minimaliste. Ce faisant, en s’interrogeant sur la résonance de la figure de saint François d’Assise dans la littérature et l’art, B. Poitrenaud-Lamesi porte aussi un regard nouveau sur le message du saint qui débouche sur un approfondissement de la connaissance de la spiritualité franciscaine.
Dany Savelli nous livre une enquête extrêmement minutieuse sur les rapports du peintre Nicolas Roerich (1874-1947) à saint Serge de Radonège (1314 ou 1322-1392), sans doute la figure la plus marquante de la spiritualité russe, fondateur du monastère de la Trinité, aujourd’hui la laure de la Trinité-Saint-Serge. Elle analyse les différents tableaux consacrés à saint Serge par Roerich, mais aussi les écrits du peintre et de son épouse, Elena Roerich, et montre combien les deux époux ont manipulé l’image de saint Serge « au service d’un patriotisme chargé d’une composante messianique et mégalomaniaque sidérante ». La figure du saint a été transformée au gré de la mégalomanie de Roerich, pour en faire une figure qui n’a plus rien d’orthodoxe, mais est influencée par la théosophie d’Helena Blavatsky et d’autres courants ésotériques. Dany Savelli s’interroge également sur le succès que connaissent jusqu’à maintenant les Roerich en Russie, sur le statut de prophète que l’on prête au peintre associé au saint de l’ancienne Russie, ce qui est révélateur de nouvelles spiritualités qui « préfigurent le Nouvel Âge » et « bousculent la notion de sainteté ».
Les articles de ce recueil montrent que les processus de réactualisation, de réappropriation des figures des saints, de leurs vies, de leur culte, de leur représentation dans différents pays présentent de nombreux points communs. Ils mettent « en lumière une nouvelle fois l’infinie plasticité des figures de saints, adaptables à toutes les causes », comme le dit Galia Valtchinova (infra). La façon dont les figures saintes ont été réactualisées au fil du temps nous en dit beaucoup sur l’Église catholique, les Églises orthodoxes russe et bulgare – les seules abordées ici –, sur leurs liens avec le pouvoir politique, ou avec telle ou telle idéologie ou philosophie. Ces études nous éclairent aussi sur l’état des sociétés passées ou présentes, leurs croyances profondes ou plus superficielles, les « recompositions du religieux », les « bricolages du religieux » chers aux sociologues des religions25.
L’étude de la réactualisation des figures de saints apporte aussi une meilleure connaissance des identités nationales, précieuse parce que la vénération des saints est ancrée dans le temps long et qu’elle touche à des sentiments très intimes. Enfin ce recueil montre que se pencher spécifiquement sur les saints comme sources d’inspiration d’écrivains ou d’artistes révèle d’importants éléments sur leurs convictions personnelles, leur spiritualité ou même peut-être leur inconscient de créateurs. On pourrait reprendre en la modifiant légèrement la formule de S. Model à propos de l’Église (infra), en étendant son application à la société et aux individus : « Montre-moi tes saints [et la façon dont tu les vénères] et je te dirai qui tu es ».
Enfin, notons que le contexte politique tragique qui touche l’Ukraine et la Russie aujourd’hui a pu influencer certaines interprétations des auteurs de cet ouvrage, qui pourront paraître polémiques au lecteur. Celui-ci pourra se faire sa propre opinion par lui-même à partir des faits exposés, chaque auteur restant responsable de ses idées.
erlis (ur 4254)
Université de Caen Normandie