Les articles qui suivent forment les actes remaniés de la journée d’étude « La presse et la conquête de l’air. Histoire, imaginaires, poétiques », tenue en janvier 2017 à la Maison de la recherche, avec le soutien du Centre d’histoire du xixe siècle des Universités Paris 4 Paris-Sorbonne et Paris 1 Panthéon-Sorbonne. La genèse de cet événement et, avec elle, celle du présent dossier doivent être situées dans un ensemble de travaux récents portant sur l’histoire culturelle du vol.
1. Un objet multiforme
L’histoire de la conquête de l’air n’est pas une seule histoire, mais plusieurs ; elle peut être faite et a été faite, depuis les années 1990, sous divers jours : ce peut être l’histoire des exploits, des vies et des témoignages de pilotes ou, en miroir, celle des expériences sensibles des passagers ; ce peut être l’histoire de la technique, de ses ratés, des expérimentations et des avancées des inventeurs, des ingénieurs et de leurs équipes, ou encore celle des publics, des représentations et des imaginaires de l’aéronautique. Ces histoires ont été entamées et parfois même abordées ensemble, de manière imbriquée, par des recherches récentes comme celles de Marie Thébaud-Sorger sur L’aérostation au temps des Lumières1 et, en collaboration avec Nathalie Roseau, sur la « culture du vol2 » ; elle a été amorcée également dans les travaux de Robert Wohl, qui a étudié la place de l’aviation dans certaines œuvres de la culture littéraire et picturale occidentale3 ; elle a donné lieu, aux Açores (Portugal), à deux colloques internationaux tenus en septembre 2015 et en septembre 2017, ainsi qu’à une publication issue du premier de ces événements, portant sur les aviateurs-écrivains4. Pour une revue complète et commentée des travaux historiographiques récents qui ont pris pour objet l’aéronautique, et dont l’empan disciplinaire déborde l’histoire culturelle (bien que celle-ci y occupe une place importante), on peut se reporter à la riche introduction du collectif codirigé par Françoise Lucbert et Stéphane Tison5. À travers le panorama qu’offrent ces auteurs, on mesure la diversité et l’importance de l’historiographie française, américaine et européenne consacrée au vol à partir du tournant culturel des trente dernières années. Cette revue synthétique cerne aussi la spécificité de l’objet « aviation », qui intéresse des chercheurs provenant d’horizons très différents les uns des autres et qui ne constitue pas un domaine de recherche unifié. C’est sans doute là ce qui fait la richesse de cet objet kaléidoscopique que de permettre à des chercheurs d’apporter à l’aviation des éclairages historiographiques croisés, originant d’autres objets et d’autres perspectives. Par de telles approches transdisciplinaires, la culture aérienne peut être étudiée sur une longue durée et saisie à la croisée des avancées techniques et des représentations qui les façonnent et les diffusent, au gré des réseaux d’acteurs sociaux et d’espaces nationaux, ou encore dans la diversité des supports de la culture médiatique.
2. Le vol au prisme de l’histoire de la culture médiatique
En effet, l’histoire culturelle a permis de démontrer, à ce jour, la diversité chatoyante des représentations, des images et des récits du vol et, plus spécifiquement (mais pas uniquement), de l’aviation au sein de la culture médiatique. Après que l’aérostation a incarné, pour les élites éclairées et les foules de la fin de l’Ancien Régime, une prouesse et une promesse techniques issues de la science, l’aviation a renouvelé à son tour, un peu plus d’un siècle plus tard, le grand récit du progrès et de la modernité dans la foulée de la Seconde révolution industrielle. La « conquête de l’air » (une expression employée dès le xixe siècle par les aéronautes puis recyclée à l’aube du xxe siècle pour qualifier la révolution de l’aviation naissante) a profondément marqué la culture médiatique occidentale et ses différents supports, selon des modalités qui parfois recoupent et parfois s’écartent de celles ayant permis la diffusion de la culture du vol à la fin du xviiie siècle. Les années 1890-1900 sont en effet aussi le moment d’un tournant médiatique important. Plusieurs des supports de masse qui médiatisent l’aviation balbutiante sont en pleine émergence au moment où s’élèvent dans le ciel les premiers aéroplanes : la « Belle Époque » de l’aviation, en France, est aussi celle du cinéma6, de l’affiche publicitaire7, de la carte postale8, de l’industrie du jouet, des objets décoratifs et de la mode9, sans oublier l’essor de formes nouvelles de la littérature de grande diffusion (comme les séries de fascicules illustrés10) et de genres en vogue, comme le roman d’anticipation11. En outre, le motif du vol frappe aussi les écrivains consacrés, les romanciers comme les poètes12. En bonne place dans ce panorama de médias, de supports matériels et de formes qui se sont emparés du vol et en ont diffusé un imaginaire tantôt triomphant tantôt inquiétant figurent les différents genres et supports du discours journalistique. Ce sont ces derniers que le présent dossier se propose d’explorer de manière spécifique, en invitant les historiens à porter leur regard sur le rôle des poétiques journalistiques dans la construction et la circulation de l’imaginaire du vol. Le « vol », ici, ne se restreint ni à l’aviation ni à l’époque des pionniers (1890-1930) (même si celle-ci occupe une place centrale dans ce dossier), mais il est entendu dans un sens technique et historique large, c’est-à-dire depuis la réalisation des premières ascensions en ballon, à la fin du xviiie siècle, jusqu’à l’exploration spatiale la plus récente.
Les contributions qui suivent ont pour visée d’arrimer de près l’histoire de la culture aérienne à celle des médias journalistiques, qu’il s’agisse de la presse écrite ou, plus tard, de la presse audiovisuelle et numérique, que celle-ci soit généraliste ou spécialisée (dans les sports, la vulgarisation technique, voire dans l’aéronautique). Ce dossier traverse ainsi un vaste empan de la culture aérienne qui court de la médiatisation des premiers vols en ballons à air chaud et à hydrogène, en 1783, jusqu’à celle du voyage de la sonde spatiale Rosetta, lancée en 2004. Ce faisant, ce sont près de deux siècles d’évolution médiatique qui défilent également, des journaux de la fin de l’Ancien Régime à la presse du xixe et du xxe siècle, en passant par les émissions de radio des années 1930, les magazines distribués à bord des appareils d’Air France et en terminant avec les médias numériques.
Le choix de privilégier une telle ouverture historique a pour but de fonder la cohérence de ce dossier, avant toute chose, sur l’histoire des médias. Le temps long permet de mieux prendre acte, d’une part, de certaines continuités et, d’autre part, de reconfigurations dans la mise en forme médiatique des représentations du vol, de la fin de l’Ancien Régime à aujourd’hui. Il atténue des ruptures techniques que nous pourrions, autrement, percevoir comme plus fondamentales qu’elles ne le sont. Ainsi, la maîtrise nouvelle du dirigeable, puis l’invention du vol motorisé, à l’aube du xxe siècle, constituent certes des innovations majeures, mais elles ne doivent pas masquer une autre chronologie, plus spécifiquement médiatique et culturelle. S’il se reconfigure au tournant du siècle au gré de ces réussites et des mutations dans les supports et les formes de la presse, l’imaginaire du vol constitue déjà un objet de discours et de représentations journalistiques à la fin de l’Ancien Régime, et l’évolution des techniques aéronautiques est constamment suivie par la presse tout au long du xixe siècle, comme en fait état le premier article du dossier, qui propose une synthèse de l’histoire du journalisme aéronautique. L’imaginaire du vol, en conséquence, se déploie dans le temps long tout en se trouvant reconfiguré, au fil des décennies et des siècles, par l’état du système médiatique ; autrement dit, cet imaginaire est indissociable de ce qui peut se dire (et sous quelle forme, et par qui), de ce qui fait événement et attise l’intérêt de publics variés dans les médias disponibles à chaque époque donnée.
3. La presse, terreau des imaginaires
Dès lors, la véritable question serait peut-être la suivante : pourquoi privilégier ainsi, parmi toutes les sources possibles, les médias journalistiques ? Le choix s’explique au moins de deux manières. En premier lieu, des études abondantes ont déjà été consacrées à d’autres productions culturelles, comme le cinéma ou la littérature (notamment celle produite par des auteurs consacrés). Or, le panorama des représentations littéraires et cinématographiques de l’aviation demeure forcément inachevé, pour partie incompréhensible, faute d’un éclairage intermédiatique qui montre comment les motifs se constituent et circulent entre des ensembles discursifs et picturaux de diverses natures, parmi lesquels la presse occupe une place primordiale. En effet, en second lieu, la réponse semble aller de soi pour l’historien de la culture médiatique et imprimée, qui sait combien les supports journalistiques de grande diffusion sont fondamentaux dans la formation de l’« imaginaire social13 » des sociétés occidentales, en particulier depuis le xixe siècle. Avec l’entrée dans la « civilisation du journal14 », les progrès de l’alphabétisation et l’essor de la culture de masse15, avec le développement des supports et techniques de reproduction de l’image également, toute l’économie de la représentation se trouve bouleversée en un siècle. Les supports journalistiques, de plus en plus présents dans le quotidien des contemporains, ont joué un rôle central dans les sociétés occidentales qui ont vu naître le vol ; ils ont contribué à en diffuser les techniques, à en nourrir les débats, à en portraiturer les initiateurs, à mettre en scène les foules attentives à une nouvelle forme de spectacle en milieu urbain16, à diffuser les premières vues aériennes photographiques. À mesure que se modifiaient leurs techniques, leur mise en page, leurs rubriques, leurs contenus, à mesure aussi que s’inventaient des types d’activités et des registres de discours nouveaux, comme la vulgarisation scientifique, le reportage ou, à la toute fin du xixe siècle, la presse sportive et la photographie d’actualité, ces supports ont mis en œuvre une grammaire inédite permettant d’exprimer les significations sociales du vol. Par sa rapidité de production et sa grande diffusion, la presse a ainsi pu constituer un important vecteur des mythes modernes, un moule des imaginaires collectifs. Elle précède la littérature, forme et martèle les stéréotypes, tisse les récits évolutifs de vies héroïques, comme celles de René Fonck, d’Antoine de Saint-Exupéry ou de José Manuel Sarmento de Beires, dont les contributions respectives de Damien Accoulon, d’Olivier Odaert et d’Isabel Morujão font état tout en les situant dans le bassin plus vaste des représentations héroïques de l’aviateur et dans l’histoire de l’aviation. La redondance même et la vitesse de production de la presse assurent son efficacité en matière de production d’imaginaires, tout comme la variété de ses formes (bulletin de nouvelles, reportage, interview, portrait, chronique, témoignage, rubriques de vulgarisation scientifique, iconographie). Même les petites annonces et les courriers de lecteurs génèrent du lien social et des représentations aéronautiques, comme nous l’apprend Claise-Lise Gaillard, puisque l’aviateur compte parmi les silhouettes séductrices qui se glissent volontiers dans l’interface médiatique de la rencontre amoureuse. L’intérêt des études de cas, ici, est de mettre en relief la capacité d’un genre ou d’un support médiatique à remodeler les représentations du vol en fonction d’impératifs et de moyens qui lui sont particuliers. On peut penser (mais ce n’est qu’une illustration parmi d’autres) à la radio, par exemple, qui emploie des éléments sonores (fond du direct ou bien bruitage et illustrations musicales) pour évoquer la conquête de l’air, et trace par là un imaginaire de l’aviation qui lui appartient en propre, ainsi que l’indique l’étude de Marine Beccarelli. C’est pourquoi il semble important de se pencher sur la manière dont les formes et les supports du discours journalistique, entre réitération et renouvellement, avec leur rhétorique particulière, leurs constructions narratives et leurs poétiques, spécifient l’imaginaire aéronautique ; comment celui-ci s’y distingue ou, à l’inverse, fait écho aux représentations construites dans les autres sphères du discours et de la culture contemporaine.
4. Une approche fondée sur l’étude des poétiques médiatiques
Cette approche demeure en grande partie inédite et constitue, par conséquent, un apport significatif à l’histoire des représentations du vol. En effet, le rôle et l’influence des médias journalistiques n’ont que pas ou que très peu été pris en compte à ce jour au sein de l’histoire culturelle de l’aérostation, de l’aviation et du spatial. Des travaux ponctuels font exception, qu’il importe de rappeler au seuil de ce dossier. Certains historiens intéressés par l’aviation militaire ont employé la presse comme source pour retracer l’histoire des « as » de la guerre et de leurs représentations médiatiques. C’est le cas des travaux de Jean-Pierre Dournel et de Patrick Facon sur La Guerre aérienne illustrée, un hebdomadaire spécialisé fondé et nourri par le polyvalent Jacques Mortane17, ou encore de ceux que François Pernot a consacrés aux héros français de la Première et de la Seconde Guerre mondiale18. Toutefois, à cette histoire du vol qui plonge incidemment dans la presse comme dans une archive pour y retrouver des images et des discours, il y a lieu de superposer une histoire axée sur les poétiques médiatiques du vol. Celle-ci doit employer moins la presse comme source qu’elle doit l’envisager comme support déterminant des caractéristiques d’écriture, modelant les représentations selon des logiques sérielles et médiatiques, des possibles techniques et des contraintes. Cette étude, qui fait intervenir les historiens de la presse et des médias, a été amorcée par quelques contributions antérieures. Thierry Gervais s’est penché, par exemple, sur le rôle de la politique éditoriale, des pratiques des photoreporters et de la mise en page dans la publication de vues aériennes dans les nouveaux hebdomadaires illustrés de la « Belle Époque »19. Benoît Lenoble a interrogé quant à lui la spécificité de l’imaginaire de la conquête de l’air construit par la presse française au début du xxe siècle, par comparaison avec les représentations véhiculées par d’autres acteurs, comme les inventeurs, et dans d’autres sphères discursives20. Ces contributions le montrent : l’objet principal de l’attention doit se déplacer pour décrypter l’interférence entre les poétiques médiatiques et le motif du vol, pour comprendre comment le second, par ses connotations, par l’imaginaire qu’il engage, se prête tout particulièrement au déploiement de la modernité des premières et à l’évolution de leur langage.
Pour exister, cette perspective méthodologique avait besoin de s’adosser à l’histoire des médias et, plus particulièrement, à l’histoire culturelle et littéraire de la presse. Celle-ci s’est considérablement développée dans les quinze dernières années, dans la continuité des travaux de dix-huitiémistes, auxquels Alain Vaillant, Marie-Ève Thérenty21 et d’autres, depuis, ont emboîté le pas. Elle exploite conjointement les outils méthodologiques de l’histoire culturelle, habituée à brasser de larges corpus, et des études littéraires, avec leurs approches macroscopiques et poétiques. Le temps est donc maintenant propice à revisiter l’histoire de la culture aéronautique sous cette lumière. Dans le but d’amorcer un mouvement (qui appelle de plus amples études), ce dossier réunit, d’une part, des spécialistes des études littéraires, de la presse et de la culture médiatique en les invitant à se pencher sur la culture aérienne depuis leur ancrage disciplinaire ; d’autre part, il convoque également des spécialistes de l’histoire aéronautique et spatiale, invités à jouer le jeu inverse et à considérer leur objet sous la lumière spécifique des médias. Cette rencontre à la croisée des chemins porte un éclairage inédit sur l’histoire, les imaginaires et les poétiques de la « conquête de l’air ».
5. Réflexivité et invention réciproque du vol et des médias
L’aéronautique, comme on le constate en feuilletant, par exemple, la presse de l’entre-deux-guerres, occupe une place alors formidable dans le discours journalistique : des reportages sur les raids et les pilotes font régulièrement les unes des journaux, des rubriques couvrent les progrès de l’aviation, des journalistes se dédient à ce sujet et quantité de périodiques spécialisés sont fondés. En conséquence, et aussi en dehors de cette époque précise, le continent des représentations aéronautiques dans la presse est immense, à la fois répétitif et foisonnant. Les enjeux esthétiques que les avant-gardes artistiques attribuent à l’imaginaire du vol, qui incarne pour elles, au début du xxe siècle, les ruptures et la modernité esthétiques22, se transposent dans la presse tout en se reconfigurant. Aux significations esthétiques se substitue une autre forme de réflexivité : l’aviation, symbole du progrès technique, de la vitesse et du rétrécissement du monde moderne, permet aux supports médiatiques de dire leur propre modernité et leur fonction de communication, puisque le vol et les médias, chacun à leur manière, remodèlent notre perception de l’espace et des liens humains. De plus, la reproductibilité et le perfectionnement technique des appareils font écho à la série des productions médiatiques. L’imaginaire aéronautique, dès lors, est indissociable de l’essor de la culture de masse, il est façonné par elle et parle d’elle. Il active des séries culturelles et médiatiques variées : série des héros de l’air et des raids, série des numéros périodiques qui épouse celle des essais aériens, stéréotypie des images de pilotes reproduites dans la presse comme de l’écriture journalistique, avec ses métaphores, ses formules et ses scénarios figés.
En raison du caractère stéréotypé et itératif des discours et des représentations qu’elle véhicule, la presse participe de la formation et de la diffusion d’un « imaginaire social » de l’aviation qui, d’une époque à une autre, conserve certains traits tout en se réinventant partiellement. Cet imaginaire tissé de scénarios narratifs, de significations symboliques, de figures, de métaphores et d’intertextes circule, est approprié par différents acteurs, dont les journalistes, les feuilletonistes, les photographes, les metteurs en page, les rédacteurs en chef, les aviateurs eux-mêmes. Chacun d’eux l’infléchit en fonction de sa trajectoire, de ses visées et de ses intérêts personnels. Ainsi, si Jacques Mortane, dans La Guerre aérienne illustrée, tend à fondre ensemble les traits de l’as guerrier et de l’aviateur sportif d’avant-guerre, c’est pour partie parce qu’il a lui-même fait ses armes dans la presse sportive des années 1900, comme l’explique Damien Accoulon. En contribuant à fixer un imaginaire tout en y ajoutant leur propre touche, ces producteurs apportent leur pierre à un ensemble de représentations en circulation, qui ont un impact véritable sur le monde social, influençant les perceptions de l’espace et du temps, le développement et les usages des techniques ou encore la réception et le capital symbolique des aviateurs dans des cadres hétérogènes à l’aviation (qu’on pense au marché de la rencontre amoureuse, au champ politique, où se reconvertit René Fonck, ou au champ littéraire)23. Quant à cette dernière sphère, le cas d’Antoine de Saint-Exupéry, étudié par Olivier Odaert, montre bien combien le prestige social, symbolique et la visibilité médiatique de l’aviateur appuient le succès littéraire et se construisent de pair avec lui. L’imaginaire est bel et bien performatif, ce que vise à éclairer cette plongée dans la presse, tout en apportant un important chaînon manquant aux représentations aéronautiques : ce serait là une autre manière de décrire l’ambition de ce dossier. Pour ce faire, il fallait sortir du terrain rebattu des œuvres publiées en volume et de la littérature (bien étudiée depuis la thèse ancienne de Bùi Xuân Bào24 jusqu’à des travaux et articles plus récents25) pour envisager l’imprimé sériel, périodique, de plus en plus massifié à partir du dernier tiers du xixe siècle, pour écouter les émissions des ondes de la radio ou pour considérer les stratégies médiatiques au temps des réseaux sociaux et du numérique ; en somme, il importait de retrouver un foisonnant discours médiatique sur le vol et de l’appréhender moins en y scrutant des qualités esthétiques qu’en y recherchant les traces d’une mise en forme de l’imaginaire.
Étudier la conquête de l’air par le prisme de la presse signifie, en ce sens, la saisir également comme un événement médiatique, un événement construit dans les médias, avec ses acteurs-personnages, ses mises en récit stéréotypées, ses images-clés, son réseau de sens, sa temporalité particulière, ses traits poétiques. Il s’agit de penser aussi comment la presse a, pour partie, œuvré non seulement à dire mais à inventer la conquête de l’air, en promouvant les événements aérostatiques et aéronautiques, en se servant parfois d’eux pour assurer sa propre autopromotion, comme elle l’a fait avec les autres sports modernes, les courses automobiles et cyclistes par exemple. Les débuts de l’aviation fournissent en effet une manne pour les grands quotidiens qui se lancent dans l’organisation et le financement de compétitions. À partir des années 1900, le rôle des médiateurs de presse est plus que jamais primordial dans la constitution d’une culture aérienne auprès du grand public, à l’époque de l’âge d’or des tirages de la presse quotidienne. Parce qu’il constitue un moment d’effervescence aéronautique et médiatique, le premier tiers du xxe siècle a retenu l’attention de plusieurs des contributions de ce dossier. C’est tour à tour l’époque de l’aviation sportive, des pilotes de guerre, de la formation et du développement des premières lignes commerciales, de l’invention d’une épopée aérienne et de celle d’un médiateur spécialisé, le journaliste aéronautique, qui nourrit une panoplie de rubriques et de périodiques spécialisés. Le tissage des mondes de l’aéronautique et de l’imprimé s’enracine alors dans la presse et donne naissance, par ailleurs, à des initiatives originales, comme les périodiques produits par les compagnies aériennes pour leur promotion, distribués aux passagers pendant les vols, un support qu’étudie Guillaume Pinson. On peut y voir, d’un œil amusé, une sorte de retour de balancier ou de renversement, l’aviation commerciale se servant de la presse imprimée et l’intégrant à ses usages, après que la presse a joué un rôle si important dans l’essor et l’invention de l’aéronautique.
6. Déplacements nationaux et temporels
Il faut souligner également que dans la diffusion de cet imaginaire de l’aviation pionnière, la presse française n’agit pas seule. Son cas n’est pas spécifique, même s’il occupe une place centrale dans ce dossier : le phénomène touche plus largement l’ensemble des médias des pays occidentaux, et même cette dernière affirmation est prudente et demanderait d’être mise à l’épreuve d’une histoire globale. Les contributions de Dominique Faria et d’António Monteiro ainsi que celle d’Isabel Morujão offrent à tout le moins, à l’égard de la presse française, un déplacement salutaire du regard, en montrant comment la presse açoréenne et portugaise traite les aviateurs aux temps de l’aviation de raid puis du développement de l’aviation commerciale. Leurs analyses signalent le partage de certains grands motifs de cet imaginaire entre différentes aires géographiques, mais aussi des spécificités locales et nationales, notamment des enjeux liés à l’histoire, au patrimoine ou à la politique.
Enfin, les quatre dernières contributions de ce dossier – que l’on a choisi, dans l’ensemble, d’ordonner chronologiquement – ont en commun de jeter des ponts entre, d’une part, l’époque du premier xxe siècle et de l’aviation pionnière et, d’autre part, les périodes de l’aviation commerciale triomphante des années 1940 à 1970, du développement des avions de chasse puis du spatial (en considérant jusqu’à l’extrême pointe contemporaine de l’aventure spatiale, saisie par Florence Chiavassa dans le traitement médiatique de la mission Rosetta, de 1993 à 2014, qui entraîne l’Agence spatiale européenne à déployer une stratégie sur les réseaux sociaux). Ces ouvertures mettent en évidence plusieurs mutations significatives : tandis que s’éloigne le temps des raids dangereux et de l’aventure, associés à l’âge d’or du reportage que constituent les années 1900 à 1930, une autre conception du voyage se met en place, présentant le vol commercial comme un temps de pause, de divertissement, voire de luxe, un véritable « voyage immobile » pour le nouveau bassin de passagers dont les grandes lignes aériennes se dotent. L’étude d’Air France Revue effectuée par Guillaume Pinson éclaire ainsi les mutations des représentations du voyage et des sensibilités attribuées aux passagers, de 1930 à 1970. De plus, pendant cette période, si l’héroïsme du pilote ne s’estompe jamais tout à fait, sa place, dans le récit médiatique de l’épopée aéronautique et spatiale, tend à céder du terrain aux machines et à la technique, comme le soulignent aussi bien Dominique Faria et António Monteiro que Florence Chiavassa. Le fait est remarquable, dans la mesure où une mutation similaire (octroyant une place prépondérante à la technique) intervient également dans l’imaginaire médiatique au cours du xxe siècle. De fait, l’enregistrement par un appareillage technique (qu’il s’agisse de l’image, photographique et filmique, ou du son) et la quête du « direct » deviennent de plus en plus prégnants, eux aussi susceptibles de générer des formes de prouesses qui font écho aux exploits des conquérants du ciel, comme Marine Beccarelli le signale à propos des reportages radiophoniques effectués à bord des avions. Ainsi, en dépit même de ces mutations, la relation réflexive entre imaginaires aéronautique et médiatique se maintient. Il faut voir beaucoup moins une coïncidence, dans cette permanence, que la résultante du processus constant de co-construction des représentations du média (l’imaginaire du média) et des sujets que le média représente (tel le vol) et dont il formate le traitement. Et c’est également pourquoi, étudiant l’histoire du vol médiatique, les auteurs de ce dossier montrent aussi comment les médias, scrutant le ciel au fil du temps, parlent un peu d’eux-mêmes.