Compte rendu du séminaire FRAMESPA : « L'aéronautique, une histoire sociale »

Plan

Texte

Image 10000000000001940000023BC7B06F1DBF325D31.jpg

Le 18 octobre 2016 s'est tenu à la Maison de la Recherche de l'Université Toulouse 2 Jean-Jaurès un séminaire intitulé : « l'industrie aéronautique, une histoire sociale ». Organisé par le laboratoire FRAMESPA, il était notamment destiné aux étudiants du master d'histoire de l’aéronautique et leur a permis de suivre les interventions d’Herrick Chapman, professeur d'histoire, spécialiste de la France à l'Université de New-York et de Clair Juilliet, doctorant à l'Université Jean-Jaurès.

Dans un premier temps, la parole a été donnée à Herrick Chapman qui a retracé, dans ses grandes lignes, l'histoire de l'industrie aéronautique dans les années 1930-1950 au prisme de l’intervention de l’Etat dans son évolution socio-économique. Dans un deuxième temps, Clair Juilliet est revenu sur l’histoire de la régulation sociale dans un grand établissement nationalisé de constructions aéronautiques, entre la fin de la Deuxième Guerre mondiale et la fin des années 1980. Les deux interventions se sont rejointes autour de la question centrale des conflits sociaux dans cette industrie au cours du XXe siècle. Le séminaire a donc abordé dans une démarche chronologique l'histoire de l'industrie aéronautique des années 1930 à la fin des années 1990, en insistant sur les rapports entre les divers acteurs du secteur (patronat, salariés, hommes politiques, etc.).

L’industrie aéronautique en France au cours des années 1930 et 1940 : Innovation, pouvoir, conflit

Pour introduire sa communication (réalisée en anglais), Herrick Chapman revient sur ses travaux de thèse. Il débute son intervention en se demandant «si c’était à refaire », évoquant des pistes de réflexion qui auraient pu intégrer ses préoccupations à l’époque, telles que les femmes dans l'aéronautique ou les différences entre les différents cas : Toulouse, Bourges, Nantes, etc. L’historien américain axe par la suite son exposé sur les liens entre l'organisation industrielle, les aspects techniques et les personnalités (industriels et hommes politiques). En ce qui concerne les événements historiques, la question de la nationalisation des industries d’armement par le Front populaire, dont l’aéronautique est une composante, a constitué un des points central de son intervention. Selon l’historien américain, le radical-socialiste Pierre Cot, ministre de l'Air, fait des choix stratégiques en impulsant la nationalisation de plusieurs entreprises, celles de Marcel Bloch(-Dassault) ou d’Henry Potez par exemple, mais pas celle de Latécoère.

Les nationalisations sont destinées à préserver les « cerveaux » et les brevets et à permettre une concentration de cette industrie en pleine expansion. Il s'agit pour l'Etat de protéger et de contrôler cette activité industrielle, importante alors que le secteur connaît un déclin depuis la fin de la Première Guerre mondiale. Si la nationalisation concerne la partie fabrication, elle laisse leur indépendance aux Bureaux d’études, afin de favoriser l’émulation entre le secteur public et le secteur privé, et afin de laisser une capacité d’initiative aux centres de conception. Mais, les nationalisations ne se font pas sans heurts : il y a chez certains constructeurs un attachement très fort à l'entreprise, une résistance à la concentration économique et à la nationalisation. Herrick Chapman souligne que les salariés participent aux négociations : «Les ouvriers ne restèrent pas les bras croisés pendant que Pierre Cot et les nantis de l'aéronautique négociaient les indemnités, les postes de directeur et l'accord Potez-Bloch. Au contraire les militants de l'aéronautique se réunirent plusieurs fois avec Cot et son équipe dans l'espoir de pouvoir donner leur avis sur les négociations en cours1. »

La configuration des entreprises, trop petites et dispersées, débouche sur une réussite mitigée du processus des nationalisations. À la suite des grèves du Front Populaire, qui démarrent dans l’aéronautique au début du mois de mai (à Breguet-Le Havre d’abord et Latécoère-Toulouse le lendemain), les conditions sociales s'améliorent dans les entreprises. Des conventions collectives sont signées chez Potez, Bloch, Dewoitine. Les relations entre la CGT, l’Etat et le patronat déterminent les rapports sociaux au sein de l'industrie aéronautique pendant plusieurs décennies, contribuant à un renforcement de la conflictualité et par là-même de l’influence du syndicalisme d’obédience communiste.

Herrick Chapman élargit sa réflexion à l'échelon international, en comparant la situation en France, en Angleterre et aux États-Unis. En France, il y a à partir de 1944 une structuration des relations sociales dans l’industrie aéronautique, dont la CGT constitue l'ossature. En Angleterre, c'est l'organisation du travail qui devient l’une des questions prédominantes. Les États-Unis adoptent une vision plus économique de la question sociale, privilégiant un renforcement des logiques commerciales, afin d’accroître les profits dans un secteur qu’ils dominent haut la main au plan international. Dans les années 1940-1950, des collaborations entre des ingénieurs français et nord-américains ont lieu sous forme de stage de productivité aux États-Unis, malgré l'opposition du ministre de l’Air, le communiste Charles Tillon, qui considérait les États-Unis comme une menace pour le développement d’une industrie aéronautique française puissante et indépendante.

La régulation sociale dans un grand établissement de constructions aéronautiques toulousain (années 1940-années 1980)

Clair Juilliet, doctorant en histoire souhaite mettre en avant dans sa communication comme dans sa thèse, les continuités et les ruptures, les mutations et les évolutions de l'industrie aéronautique après Seconde Guerre mondiale. Il rappelle à la suite d’Herrick Chapman que depuis 1936, une grande partie de l'industrie aéronautique fonctionne avec un « état-patron » qui entend impulser sa propre politique dans les années suivantes. C’est en raison de cette influence de l’Etat dans la structure industrielle et la définition des politiques qui y sont menées, que l’influence des communistes s’accroit de manière importante. Mais il note également que dans le cas toulousain, ce sont surtout les socialistes qui dominent le secteur avant la Libération. Dans l’après 1945, le dirigeant communiste Charles Tillon entreprend une réforme importante des relations sociales dans le secteur en y associant de manière plus importante les syndicats, dans la perspective d’une reconstruction/reconstitution de l’industrie aéronautique, accompagnant la volonté d’indépendance française.

En 1947, la SNCASE, participe au grand mouvement de grèves qualifiées d’insurrectionnelles qui s’inscrivent dans le contexte de l’entrée en guerre froide. Du 28 novembre au 10 décembre 1947, l'usine est occupée et des piquets de grève sont installées, les travailleurs se divisent, ce qui provoque des affrontements entre les salariés. Le Comité d'entreprise est placé sous séquestre, car il est utilisé par les grévistes à leur profit. Le conflit se clôt sur une rupture syndicale majeure et la création de la CGT-FO, dont l’influence à la SNCASE de Toulouse, apparaît déterminante dans la conduite des relations sociales. Dans les décennies suivantes, ces deux organisations développent des stratégies différentes : la CGT-FO, socialisante, est favorable aux grèves totales, après épuisement de tous les moyens de négociation ; la CGT, communisante, penche plutôt pour des grèves courtes et répétées, qui viennent déstabiliser la production et renforce la pression lors des négociations. Derrière la notion de « syndicalisme » se cache une pluralité de pratiques.

Au cours des années 1950, la guerre froide « s'invite » au cœur des pratiques politiques et syndicales dans les usines. En 1954, 80 % des plans de charge reposent sur les fabrications militaires, contre lesquelles la CGT entend lutter, alors même que ce type de fabrications est essentiel dans le maintien des plans de charges (et de l’emploi) dans un contexte où l’aéronautique civile reste encore insignifiante. En 1956, la CGT-FO, à rebours de ses conceptions syndicales (refus de l’engagement politique), s’élève contre l'invasion de la Hongrie par l'Union Soviétique. La guerre d’Algérie a également des conséquences dans les entreprises, en exacerbant les tensions sociales entre les partisans et adversaires de l’Algérie française. Après une période de gestion CGT, le Comité d’entreprise bascule au profit de FO dans la première moitié des années 1950. L’organisation syndicale, qui souhaite limiter l’influence des thématiques politiques, fait adopter le principe de la neutralité des cantines, afin d’éviter les affrontements verbaux et parfois physiques entre les travailleurs. En effet, la CGT s’en sert comme tremplin au développement de ses actions syndicales. Mais, dès 1956, la seconde reprend le CE et revient sur la décision de la première, qu’elle ne respectait déjà plus depuis plusieurs mois.

De 1957 à 1976, la conflictualité syndicale est intense (avec des pics environ tous les deux ans). Selon Clair Juilliet, qui reprend le concept au sociologue Christian Morel, une situation de « grève froide » s'installe, traduisant des pratiques théâtralisées de la négociation collective. Au premier semestre 1963 a lieu l'épisode des « tams-tams de la colère », qui a laissé des traces dans les mémoires des acteurs de l’entreprise. Une grève catégorielle des ouvriers de l’établissement pour leurs salaires se déroule au premier semestre. Parmi les moyens d'action employés, ceux-ci font du bruit en tapant en rythme sur des morceaux de tôles, ce qui oblige les autres salariés à quitter les bureaux à cause du bruit. Pendant plusieurs années, ce moyen d’action est employé pour tenter de peser sur les négociations. En janvier 1967, Maurice Papon prend la direction de l'entreprise, alors même qu’il n’a aucunes connaissances spécifiques en matière d’aéronautique. En ce qui concerne mai-juin 1968, il n'est pas anodin de rappeler que comme en 1936, les ouvriers de l'aéronautique jouent un rôle important dès les prémices du mouvement, par exemple à Sud-Aviation-Bouguenais, usine occupée dès le 14 mai 1968.

De 1970 à 1986, on entre dans une période d'« apaisement dans la régulation sociale » selon l'expression de Clair Juilliet. Toulouse est choisie pour l'assemblage de l'Airbus. Au début des années 1970, dans le contexte du projet de « Nouvelle société » cher à Jacques Chaban-Delmas, on assiste à une contractualisation des rapports sociaux dans l'entreprise. Avec la signature d’un accord d’entreprise, la plupart des thématiques revendicatives sont encadrées par le biais d’un contrat entre a direction et les syndicats. Peu à peu FO, la CFTC et la CGC (Confédération Générale des Cadres) se construisent une image de négociateurs crédibles tandis que la CGT ou la CFDT, non-signataires, s’attachent une image d'opposition systématique. On passe d'un syndicalisme contestataire à un syndicalisme de compromis. Des pratiques managériales discriminantes envers la CGT sont constatées dans les années suivantes, conduisant à une érosion très nette de son influence.

Dans les années 1970-1980, le comité d'entreprise individualise ses rapports avec les salariés (l'ingénieur bénéficie du CE autant que l'ouvrier à la différence de ce qui peut exister auparavant). En 1983, les lois Auroux entérinent la naissance d’un management participatif, qui prévoit d’associer de manière croissante et directement, les salariés à la définition de leurs conditions de vie au travail. La modification de la structure de l'entreprise, l'augmentation du nombre d'ETAM (employés, techniciens et agents de maîtrise) traditionnellement favorables à FO facilite la modification de la structure des relations sociales dans l’entreprise. Dès lors le syndicalisme ne faiblit pas mais l'influence de la CGT diminue régulièrement.

Au total, ce séminaire a permis de développer une approche quelque peu différente de l’histoire de l’industrie aéronautique, à la fois dans ses dimensions politique et sociale, qui restent souvent en retrait dans les études des chercheurs, privilégiant souvent l’approche économique, culturelle ou encore technique.

Notes

1 CHAPMAN Herrick, L'Aéronautique salariés et patrons d'une industrie française 1928-1950, collection « Histoire », PUR, Rennes, 2011, p. 145. Retour au texte

Illustrations

Citer cet article

Référence électronique

Dominique DATH, « Compte rendu du séminaire FRAMESPA : « L'aéronautique, une histoire sociale » », Nacelles [En ligne], 2 | 2017, mis en ligne le 01 juin 2017, consulté le 27 avril 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/nacelles/253

Auteur

Dominique DATH

Master 2 Histoire, civilisations, patrimoine (histoire contemporaine)