En octobre 2008, sur les Champs-Élysées, une grande exposition parrainée par le GIFAS (Groupement des industries françaises aéronautiques et spatiales) et le Musée de l’Air et de l’espace a permis au public parisien d’admirer le seul Spad XIII original du monde (l’avion du dernier vol de Guynemer), un Blériot XI semblable à celui que pilotait le pionnier de la traversée de la Manche, un Farman Goliath, identique à celui qui ouvrit la première ligne commerciale Le Bourget-Londres. Un atelier construisant le mythique Potez 25 (l’avion de l’Aéropostale avec lequel Guillaumet s’était perdu dans la Cordillère des Andes en juin 1930) avait même été reconstitué. Une Caravelle, premier moyen-courrier à réaction témoignait de l’excellence de Sud-Aviation au milieu des années 1950. Les grandes entreprises du secteur, ainsi que l’armée de l’Air, présentaient également de nombreux appareils (tronçon de fuselage d’Airbus A340, Rafale, Falcon, drones civils et militaires) et proposaient des animations comme des simulateurs de vol. L’affluence fut considérable, à l’image de l’immense succès auprès du grand public du salon du Bourget tous les deux ans. Un beau livre richement illustré, écrit par Patrick Guérin et Gérard Maoui, pérennisa l’événement en retraçant les grandes heures de la construction aéronautique française à partir du premier vol de Clément Ader jusqu’au satellite Hélios1. Cet événement est un exemple parmi bien d’autres, qui permet de comprendre comment l’histoire peut être utilisée pour la communication. Le récit historique, qui s’apparente parfois à la saga ou au récit épique et que l’on appelle volontiers aujourd’hui storytelling, est en effet une manière pour un émetteur de proposer sa version des faits en vue de constituer une image valorisante qui permettra d’influencer en sa faveur le récepteur du message2. Le retour sur l’histoire n’est qu’un élément de ce storytelling, aussi nous préférerons utiliser le terme de « communication historique », qui englobe l’utilisation du récit historique dans un objectif de communication.
Deux remarques préliminaires s’imposent ici. Tout d’abord, cet article n’a pas pour prétention de traiter de l’art de la communication, mais plutôt d’approcher l’histoire de cette communication dans le secteur aéronautique français. En effet, un message produit à un moment donné, quels que soient les objectifs des émetteurs ou la cible visée, modifie les perceptions des récepteurs et s’inscrit donc dans une histoire des représentations. La communication produite par des grands noms intervenant dans le secteur de l’aéronautique, qu’il s’agisse des autorités politiques, des entreprises (regroupées ou non dans le GIFAS), de l’armée de l’Air, des associations, ou même des individus, constitue donc un objet d’étude légitime pour l’historien des cultures. Comme toute publicité ou propagande, elle ne correspond pas toujours à la réalité objective, mais avec ses recompositions, ses mensonges et ses oublis, elle est bel est bien un fait socioculturel qui doit être étudié en tant que tel comme élément de la culture aérienne. Comme le soulignait Jean-Michel Jeanneney, « une idée fausse est un fait vrai3 ».
Il faut néanmoins noter, et ce sera ma deuxième remarque, un paradoxe entre les deux termes : « communication » et « historique ». La communication vise à influencer, séduire, quitte à masquer certains aspects de la réalité : Jean Cazeneuve, dans un article de 1963, intitulé « Qu’est-ce que la communication ? » disait : « Nous communiquons avec nos semblables pour les informer ou pour exercer sur eux une certaine influence4 » ; le storytelling, qui peut se définir comme l’art de raconter des histoires pour mieux vendre, ne cherche pas la vérité factuelle mais l’impact positif sur le récepteur. Cela n’a donc rien à voir avec l’Histoire (science fondée sur une technique précise de recherche de sources et de critique de celles-ci) qui a pour but de s’approcher au plus près de la réalité. Cette recherche méticuleuse de « ce qui s’est réellement passé »5 fait partie des fondamentaux du métier d’historien. Mais l’historien n’est pas le seul expert dont le but est de s’approcher au plus près de la vérité factuelle : en sciences de gestion, la recherche d’informations fiables est nécessaire pour la pratique de l’audit ou du benchmarking (que l’on peut définir comme un processus consistant à analyser les méthodes des entreprises performantes, en vue de les adapter pour améliorer les performances de sa propre entreprise)6. Une entreprise, pour élaborer une stratégie efficace, a besoin d’une analyse quantitative et précise de ses propres résultats comme de celui des autres entreprises, et doit aussi étudier quelles ont été, dans le passé, les bonnes et les mauvaises pratiques. Le fait de disposer d’informations exactes est indispensable à sa survie. On est là aux antipodes du storytelling qui ne retient que le récit positif. Le même paradoxe se retrouve dans le domaine militaire : le retour d’expérience ou « RETEX » doit être fondé sur une analyse précise des combats afin d’améliorer l’efficacité des unités engagées. Il est le contraire du récit glorificateur, essentiel au moral des troupes, mais induisant une visions falsifiée de la réalité, nuisible à l’expérience. Le problème qui se pose donc, est : peut-on faire à la fois du storytelling et du benchmarking ? De l’hagiographie et du « RETEX » ? En d’autres termes, les émetteurs d’un message biaisé dans un sens positif ne risquent-ils pas d’être auto-intoxiqués par celui-ci et de développer ensuite des stratégies inadaptées ?
Pour illustrer cette problématique, un exemple historique a été choisi : il s’agit de l’industrie aéronautique française juste après la Seconde Guerre mondiale. La croyance que ce secteur avait conservé ses capacités industrielles et humaines presque intactes, croyance imposée alors par les pouvoirs publics et relayée par les ingénieurs de l’aéronautique n’a pas permis de prendre la mesure de l’obsolescence généralisée de tout l’appareil productif ni d’adapter les stratégies à la réalité sociale et industrielle. Il a fallu attendre 1950 pour prendre la mesure du désastre et entamer une réorganisation qui s’est soldée par la disparition de la plus grande partie des sociétés nationales, en situation de quasi-faillite.
Après avoir brossé les grandes lignes du récit historique officiel et l’avoir confronté à la réalité des traumatismes qui ont frappé l’industrie aéronautique pendant cette période, on pourra tenter de comprendre comment et pourquoi s’est élaboré ce consensus autour d’un récit résistancialiste, refoulant les divisions et les traumatismes. On s’interrogera enfin sur l’impact de ce silence consenti, que l’on pourrait — en paraphrasant W. G. Sebald — appeler motus vivendi7 : dans quelle mesure le retard pris à faire le diagnostic des difficultés de cette industrie a-t-il différé sa renaissance ?
La reconstruction d’un récit dès 1944
La construction d’un récit historique est un élément essentiel de la communication politique. Pour l’industrie aéronautique, on voit, dès 1944, apparaître des éléments de langage qui seront ensuite répétés jusqu’à nos jours. Cette répétition s’explique par deux phénomènes cognitifs identifiés par le spécialiste français de l’information et des stratégies François-Bernard Huygue. Le premier est l’effet de miroir ou de contagion qui amène à reprendre en compte une information sans la vérifier ; le deuxième « la bulle d’isolement cognitif », c’est-à-dire « la tentation d’adopter la version de la réalité la plus simple, celle qui flatte le mieux nos stéréotypes ou nos conceptions idéologiques, celle que partage notre groupe, notre famille intellectuelle, celle où chacun peut se renforcer dans ses convictions avec ceux qui pensent comme lui8 ».
Quelques exemples suffisent à montrer les principaux linéaments de ce récit et d’identifier les émetteurs de ces messages. Au début de l’année 1945, le ministère de l’Air dirigé par le communiste Charles Tillon lance sa première grande opération de communication qui prend la forme d’une exposition intitulée « Les Ailes de France » au 53, avenue des Champs-Élysées9. En première page de la plaquette de présentation, une photo du ministre, avec ce texte : « l’heure est proche où les ailes de France, par le sacrifice glorieux de nos aviateurs et par le labeur sans défaillance de nos techniciens et ouvriers reprendront dans le monde leur place traditionnelle. »
Le message est clair : nos héros d’aujourd’hui, guerriers et ouvriers à part égales, préparent le grand retour de la France sur la scène internationale. Le thème gaullien de la grandeur rejoint le discours volontariste du communisme de guerre. Le message est repris et amplifié dans la salle de l’exposition et la page de la plaquette consacrées à la production aéronautique.
« La bataille de la production se livre dans nos usines, bataille contre le temps, bataille contre l’impossible’ ; près de 70 000 techniciens, ouvriers et ouvrières travaillent avec enthousiasme et se relaient sans cesse jour et nuit, semaine et jour de fête, déjà des centaines d’avions de série sont sortis de nos usines et rééquipent nos lignes, les réparations des appareils des formations françaises et alliées sont assurées « chez nous » ; les prototypes conçus dans la clandestinité font leurs essais. Dans les bureaux d’études, l’aviation de demain s’élabore, plus hardie, plus moderne, plus libre que jamais10. »
Trois éléments de langage extrêmement simples sont lancés par le ministre : l’héroïsme, la survie par la résistance dans la clandestinité, la renaissance d’une industrie indépendante. Ces thèmes forment l’architecture de tous les historiques qui paraissent après la Libération et que l’on retrouve encore dans les historiques récents émis à l’occasion de grands événements organisés par les industriels de l’aéronautique française11. S’y ajoute un autre thème : l’industrie aéronautique nationalisée n’a pas failli en 1940.
En avril 1949, l’Union syndicale des industries aéronautiques publie un volume intitulé Quinze ans d’aéronautique française 1932-1947. L’accent est mis sur l’effort industriel entre 1938 et 1940. Des tableaux de chiffres cherchent à démontrer que l’industrie aéronautique française ne peut pas être tenue pour responsable des défaillances de l’outil aéronautique français ayant contribué à la défaite de 1940. C’est là l’élément essentiel de cette publication qui, par ailleurs, respecte les « éléments de langage » définis par Charles Tillon en 1945 : héroïsme, survie dans la clandestinité, renaissance et indépendance. Y figure néanmoins un texte assez long de Joseph Roos évoquant l’industrie aéronautique sous l’occupation totale. L’auteur, né à Paris en 1906 est Ingénieur général de l’Air, ancien élève de Polytechnique (X26) et de l’école supérieure de l’aéronautique (SUPAERO 31). Il a été à la tête du Comité d’organisation de l’industrie aéronautique (INDAERO) pendant l’occupation allemande avant le prendre la direction en 1946 des transports aériens au ministère des Travaux Publics. Cette personnalité très respectée dans le milieu de l’aéronautique civile et militaire poursuivra ensuite sa carrière dans les postes de l’industrie ou dans les ministères. Il est président de la société des usines Chausson de 1947 à 1961, puis chargé de mission au cabinet de Pierre Guillaumat, ministre des Armées et occupe encore divers postes avant de terminer sa carrière comme PDG d’Air France de 1961 à 1967 dont il devient président d’honneur jusqu’en 1976. Il meurt à Paris en 198712. Il faut rappeler que les Comités d’organisation ont été fondés à Vichy par la loi du 16 août 1940 sur l’organisation provisoire industrielle et celle du 10 septembre 1940 sur la répartition des produits industriels et visent, suivant les objectifs de la Révolution Nationale, à organiser la production française sur un modèle corporatiste mais surtout à répondre aux demandes allemandes de production et de prélèvements13.
On remarquera d’emblée la continuité entre les personnalités en poste sous l’occupation et celles qui sont appelées à s’exprimer après-guerre. Les ellipses du discours de Joseph Roos montrent bien que l’épisode de l’occupation est présenté exclusivement sous un angle technique en omettant une grande partie des contraintes et en éludant bien sûr tout message concernant la collaboration. Ce texte n’utilise d’ailleurs rarement les mots « Allemagne » « Gouvernement de Vichy » ni bien sûr le mot « collaboration industrielle » ; l’auteur s’exprime par périphrases : « les autorités qui se trouvaient en France à cette époque » ou « les commandes qu’on demandait à l’industrie aéronautique d’exécuter ». En une vingtaine de pages, Joseph Roos ne parle du travail accompli qu’en termes de statistiques, évoquant les listes de dossiers à traiter et l’organisation des services. Il ne donne jamais le bilan de la production aéronautique au profit de l’Allemagne nazie et met surtout l’accent sur la difficulté de la tâche en maniant abondamment l’ellipse :
« Nous n’insisterons pas sur la variété des difficultés quotidiennes rencontrées par notre industrie pendant l’occupation ; dans l’ambiance que l’on imagine et pour la clientèle que l’on sait, des difficultés apparaissaient presque journellement [...]. Il fallut agir pour la défense du personnel de l’industrie contre les transferts en Allemagne, pour la sauvegarde des bureaux d’étude contre les mêmes dangers, pour faire échec aux lois raciales (aucune firme de notre industrie n’a subi d’aryanisation sous l’occupation), pour éviter que les organismes allemands embauchent nos meilleurs spécialistes grâce aux surenchères qu’ils pratiquaient. »
Plus loin, Joseph Roos insiste sur les bombardements, les dommages de guerre, les enlèvements de machines14. Le discours est clair : grâce à la présence et au dévouement des membres du Comité d’organisation, le pire a été évité. Selon l’auteur, le Comité a pu soustraire à la convoitise de l’occupant le matériel et le personnel qui permettent aujourd’hui la renaissance de l’industrie aéronautique. Joseph Roos cite de nombreux noms et rend hommage aux ingénieurs qui le secondaient. Le discours rejoint celui d’André Granet, secrétaire général de l’Union syndicale des industries aéronautiques en 1949 : « Dans un pays ruiné financièrement, pillé et ravagé matériellement, le retour à une activité normale aurait semblé impossible. Heureusement, il y avait des hommes courageux qui se sont donnés pleinement à leur tâche. Déjà des signes favorables sont perceptibles15 ». Le récit officiel sur l’histoire de l’industrie aéronautique pendant la guerre insiste donc exclusivement sur l’héroïsme des hommes qui ont assuré le maintien d’une industrie aéronautique sur le territoire français, ceux qui, en négociant « ont évité le pire ». La réalité des contacts et des accords avec l’Occupant n’est pas niée, mais elle est placée à l’arrière-plan et, le cas échéant, présentée comme un double-jeu nécessaire où les Nazis ont été dupés.
Ce discours peut être qualifié de « résistancialiste ». Henry Rousso a bien montré comment se constituait après-guerre ce qu’il a appelé le « mythe résistancialiste » selon lequel les Français auraient unanimement et spontanément résisté dès le début de la Seconde Guerre mondiale16. Dans l’industrie aéronautique d’après-guerre, tous ont le droit à la glorification au titre de héros : les ouvriers qui ont gagné la bataille de la production avant 1940 et après 1944, les ingénieurs d’État chargés de l’organisation qui ont soustrait cette industrie et ces hommes à la convoitise des Allemands ; quant aux industriels, leur résistance s’incarne dans la figure emblématique de Marcel Bloch, devenu Marcel Dassault en 1946 dont le retour de Buchenwald en avril 1945 passe aux actualités filmées et incarne mieux que tout autre symbole, l’engagement résistant d’un patron de l’aéronautique17. Il a du sa survie à l’organisation clandestine du camp dirigée par le communiste Marcel Paul et symbolise ainsi parfaitement une nouvelle unité nationale qui transcende les luttes de classes.
Un consensus s’établit donc autour d’un récit historique ne retenant que les valeurs de courage, de résistance et d’héroïsme. La collaboration est rejetée à la marge de la société, sur une « poignée de misérables »18, ne représentant en rien l’ensemble de la profession. Dans l’industrie aéronautique l’épuration s’avère d’ailleurs particulièrement discrète et reste soigneusement absente du discours officiel19. De nombreux historiques et des biographies s’arrêtent en 1940 (ou 1942) et reprennent en 1945, ignorant la période de l’occupation ou encore englobent les années noires dans une période allant de 1935 à 1955 nommée « années difficiles », ce qui est une manière d’éluder la question de la collaboration industrielle. Ces stéréotypes survivent toujours aujourd’hui. La communication via internet leur donne même une nouvelle jeunesse. L’oubli de la période des années noires est entre autres, observable dans l’historique actuel du site de Talence puis Mérignac, établissement dépendant de Dassault aviation20 ou la biographie de Henry Potez que l’on trouve sur le site « Avions légendaires »21. Ces exemples montrent bien que ce discours fondé sur l’occultation de la période de la Seconde Guerre mondiale perdure jusqu’à nos jours. Doit-on en conclure qu’il existe une occultation consensuelle des traumatismes subis par l’industrie aéronautique pendant la guerre ? Il faut maintenant, malgré le silence des témoignages et des récits tenter de reconstituer quel a pu être le destin de ces ingénieurs, cadres, techniciens, ouvriers, pris dans le piège de l’occupation. Pour paraphraser Léopold Von Ranke : que s’est-il réellement passé ?
La réalité de multiples traumatismes et de profondes divisions internes entre 1936 et 1945
L’histoire de l’aéronautique pendant la Seconde Guerre mondiale ne ressemble en rien à ce récit lisse et consensuel. L’étude des archives, des témoignages et de la presse d’époque montre au contraire de très profondes fractures. On en retiendra trois principales : les débats autour des nationalisations et de la préparation de la guerre ; la politique industrielle du secrétariat d’État à l’aviation de Vichy à partir de 1940 ; et enfin la politique de collaboration industrielle.
Comme on le sait, l’industrie aéronautique a été nationalisée en 1936. En réalité, sont créées des sociétés d’économie mixtes où l’État a une part majoritaire22. La presse nationaliste, Gringoire en particulier, met en doute le caractère impartial des indemnisations. Certains industriels : Marcel Bloch, Paul-Louis Weiller, Henri Potez sont mis à la tête des sociétés nationales et sont amenés à fixer eux-mêmes le montant des indemnisations touchées pour le rachat de leurs entreprises. Les prototypes sont proposés par des bureaux d’études restés privés et la production est ensuite répartie entre les ateliers des entreprises nationales. Il est aisé pour la presse antisémite (Gringoire) de critiquer les propriétaires des bureaux d’études et les dirigeants des entreprises nationales qui sont souvent les mêmes personnes et qui peuvent jouer de leur influence pour faire accepter leurs prototypes23. Ainsi Marcel Bloch est à la fois directeur d’un bureau d’études qu’il a pu créer avec l’argent des indemnisations, la Société des avions Marcel Bloch (SAAMB) et administrateur de la Société nationale des constructions aéronautiques du sud-ouest (SNCASO). Lorsqu’un de ses prototypes est choisi, la SAAMB reçoit des droits de licence. Les critiques atteignent une intensité encore plus forte dans le contexte d’avant-guerre lorsque le réarmement rapide de la Luftwaffe met en lumière les défaillances des modèles français. Un exemple paradigmatique : le bombardier Bloch 200 est accusé de prendre feu en vol, Gringoire le qualifie de « cercueil volant » et accuse naturellement Marcel Bloch dans un discours très violemment antisémite24.
Ces attaques de la droite nationaliste et antisémite rejoignent les premières mesures prises par le gouvernement de Vichy : le général Jean Bergeret, secrétaire d’État à l’aviation à partir de septembre 1940 cherche à renforcer la place de l’État et à limiter l’initiative des sociétés nationales tout en évinçant ses dirigeants : selon ses propres dires : « La question des lois sur les sociétés secrètes et du statut des Juifs permettait [...] à l’armée de l’air de se débarrasser des quelques éléments indésirables qu’elle possédait et de ne conserver que des éléments sains, sur lesquels puisse se fonder sa reconstruction25 » ; Les services de communication du secrétaire d’État à l’aviation soutiennent alors que ce ne sont pas les aviateurs français qui était absents du ciel, bien au contraire ils se sont battus héroïquement et ont emporté près de 1 000 victoires aériennes, mais ils se battaient à armes inégales, ils n’avaient pas reçu un matériel moderne et durent combattre avec des avions qualité médiocre26. La défaite est alors attribuée à des boucs émissaires : les sociétés nationales et leurs dirigeants, dont certains sont d’origine juive, accusés d’être, selon les mots mêmes du général Bergeret, « contaminés par un esprit de lucre effréné aux dépens de l’État27 ». La politique du secrétariat d’État à l’aviation (SEA) prend alors la forme d’une « chasse aux sorcières » contre les industriels accusés d’avoir donné la priorité à leur profit plus qu’aux intérêts de la Défense nationale.
C’est dans cette perspective qu’est préparé le procès de Riom et que les grands industriels Émile Dewoitine, Marcel Bloch, Paul-Louis Weiller, sont internés. Les archives du procès de Riom donnent un aperçu de la violence des règlements de comptes qui ont l’industrie aéronautique pour cible principale. Les auditions laissent apparaître une fracture entre quelques ingénieurs militaires et les entrepreneurs privés. Ces ingénieurs militaires sont désormais aux commandes à la fois à la Direction technique et industrielle du secrétariat d’État à l’aviation ou au Comité d’organisation de l’industrie aéronautique. Le général Bergeret les emploie, selon ses propres mots, à assainir l’industrie aéronautique française afin de trouver un accord avec l’occupant allemand qui assurerait la survie de cette branche28.
La « chasse aux industriels » menée par le SEA ne se borne donc pas à poursuivre ceux qui sont accusés d’être responsables de l’impréparation de l’industrie aéronautique française en 1940. Elle touche aussi tous ceux qui cherchent à vendre leur production à l’étranger sans en référer aux autorités de tutelle. Le SEA s’oppose ainsi à ce qu’ils prennent directement des commandes auprès d’entreprises étrangères. C’est ainsi qu’Émile Dewoitine qui part à New York, puis à Londres en 1940, avant de rentrer en France est poursuivi et interné pour intelligence avec l’ennemi29. Cette volonté de contrôler touche aussi tous ceux qui sont approchés par les industriels allemands, c’est le cas de Marcel Bloch et des directeurs d’usine Bloch ayant pris des commandes du chasseur Bloch 175. Le secrétariat d’État à l’aviation cherche à empêcher toute collaboration privée afin de lui substituer une collaboration d’État négociée à son niveau30.
Car l’armée de l’air française et l’industrie aéronautique ne peuvent survivre qu’en réussissant à montrer leur utilité à l’occupant. Il ne faut pas oublier que les clauses de l’armistice interdisaient toute construction aéronautique, militaire ou civile. Ces clauses sont suspendues à partir des événements de Dakar en septembre 1940. Entre septembre 1940 et mai 1941, Bergeret n’a qu’un seul but : relancer une industrie aéronautique qui pourrait produire des avions pour l’armée de l’air française maintenue en dérogation des clauses de l’armistice. Pour cela, il faut l’accord des autorités allemandes. Bergeret, parvient, contre l’avis d’autres membres du gouvernement de Vichy – et en particulier celui du général Huntziger – à approcher directement les services concernés de la Luftwaffe et à négocier un programme franco-allemand de production aéronautique. Ce programme commun est cosigné le 28 juillet 1941 par les responsables de la production industrielle, Hemmen du côté allemand, et Boisanger du côté français31 et par les responsables de l’aéronautique, Bergeret du côté français et Udet du côté allemand. Cet accord prévoit qu’un tiers de la production aéronautique sera réservé à la France. À l’échéance, en juillet 1943, les industries aéronautiques françaises devront fournir 1 100 avions et 2 275 moteurs pour la France tandis que le double environ : 2 275 avions et 5 675 moteurs devront être livrés à l’Allemagne32.
Pour réussir à convaincre ses interlocuteurs allemands, Bergeret a dû montrer qu’il contrôlait parfaitement son industrie aéronautique et que cette dernière avait totalement rompu avec sa réputation d’industrie « rouge » syndiquée, marquée par des grèves. Les sociétés nationales, tout spécialement celles de zone Sud, sont donc, dès 1940, vigoureusement « reprises en main » (suivant les termes de Bergeret). La tâche est d’autant plus facile que l’armistice se traduit par une chute brutale des commandes qui amènent d’importants licenciements. Lorsque la production reprend au début de l’été 1941, c’est avec des hommes qui ont été « épurés » par le SEA. Roos a ainsi raison de dire que les industries aéronautiques françaises n’ont pas subi d’aryanisation imposée par les Allemands ; les cadres et ingénieurs juifs avaient été, à plusieurs reprises, remerciés avant que l’occupant ne l’exige33…
L’industrie aéronautique française doit donc sa survie à une politique de collaboration d’État, menée au secrétariat d’État à l’aviation de Vichy par des hommes qui n’ont pas hésité à « reprendre en main » ce secteur pour convaincre l’Occupant de signer un programme « commun ». Ce dernier devient d’ailleurs en novembre 1942 et jusqu’en août 1944 un programme purement allemand, la part française ayant été confisquée. C’est bien cette collaboration d’État et non « la survie dans la clandestinité » qui est responsable du maintien en France d’une main d’œuvre qualifiée. Même si les archives du Comité d’organisation de l’aéronautique n’ont pas encore été retrouvées34, de nombreux documents permettent d’étudier la réalité de cette collaboration industrielle de très grande ampleur qui à elle seule aurait représenté plus de la moitié des ventes de produits industriels de la France de Vichy à l’Allemagne nazie35. Les effectifs de l’industrie aéronautique des deux zones qui étaient tombés à 39 300 en juillet 1941 atteignent le chiffre de 89 810 en novembre 1942 pour culminer à 101 160 en février 194436. Emmanuel Chadeau montre bien que la production aéronautique ne cesse de croître jusqu’en juin 1944 :
« Dans cette reconversion, les hommes d’Indaéro [Le Comité d’Organisation] et de Speer firent preuve de leurs talents d’organisateurs. Le rendement moyen mensuel des usines augmenta de 3,4 % par mois chez les motoristes et de 24,5 % chez les avionneurs entre le premier trimestre de 1943 et celui de 1944, en dépit des bombardements, aériens du printemps de 1943. Les rendements connurent ainsi leur maximum en mai 1944, ce qui laisse l’historien rêveur face aux innombrables « sabotages » colportés après-coup par la profession37… »
Il faut pourtant noter qu’au moment de la Libération, derrière ces chiffres qui donnent l’illusion d’une survie de l’industrie aéronautique, se dissimule la réalité d’une destruction des capacités techniques et des compétences humaines de ce secteur industriel. La France fabrique des appareils de transport (en 1944, elle produit près de la moitié des fameux Ju-52 qui permettent de ravitailler le front russe et la totalité des moteurs radiaux BMW 132 qui les équipent), des appareils légers de liaison (les Fieseler Storch) tandis que les bureaux d’études clandestins s’épuisent dans la conception de prototypes et se trouvent dans l’impossibilité d’intégrer en grandeur réelle les avancées techniques du temps. Les immenses capacités industrielles dont parlent Charles Tillon et Fernand Grenier sont en réalité totalement obsolètes et portent en germe la faillite de la plupart des sociétés aéronautiques nationales en 194938.
L’histoire de l’aéronautique française pendant la guerre est donc celle de plusieurs réalités douloureuses qui risquent de continuer à la déchirer après la fin du conflit mondial. C’est aussi le constat d’une industrie très fortement atteinte par le temps de guerre et qu’il faudrait renouveler presque en totalité. Pourtant, le choix qui est fait n’est pas celui d’un énième règlement de comptes par presse interposée ni d’un simple constat de destruction, mais bien d’une communication consensuelle veillant à oublier les épisodes les plus sombres et la réalité du délabrement. L’image de la puissance est préférée à un constat réaliste des faiblesses sur lequel pourrait s’appuyer une renaissance. On pourrait qualifier cet aveuglement consensuel de « motus vivendi » pour reprendre les termes utilisés par W.G. Sebald à propos du déni de la mémoire des bombardements en Allemagne après la guerre39.
La reconstruction de l’identité de la famille aérienne par le motus vivendi
Il ne suffit pas de mesurer l’écart entre le discours résistancialiste unificateur et glorieux qui prend naissance après-guerre et la réalité de la collaboration et du délabrement de l’industrie aéronautique. Il faut maintenant trouver des pistes et une méthodologie permettant de l’analyser comme un objet d’histoire socioculturelle de l’aéronautique française : comment cette occultation du passé s’est-elle mise en place ? Qui en ont été les instigateurs, comment, par qui et pourquoi s’est-elle perpétuée ? Quelles en ont été les conséquences ?
Nous utiliserons ici les ressources de la médiologie et les analyses de François-Bernard Huygue. Celui-ci, dans une introduction à un cours sur la veille en septembre 2014, fait l’inventaire de tous les obstacles qui s’opposent à l’information, entendue comme « l’accès à la connaissance vraie, pertinente et juste à temps40 ». Parmi ces obstacles on peut retenir :
- Le mensonge délibéré, la propagande, le faux contexte ou la fausse légende, la désinformation.
- Le facteur de l’oubli, l’amnésie.
- Le quasi secret, la connivence entre les élites journalistiques, politiques, l’autocensure.
- La surabondance de l’information (« l’infobésité »).
- Le risque du miroir ou de la contagion.
- La tentation d’adopter la version de la réalité la plus simple, celle qui flatte le mieux nos stéréotypes ou nos conceptions idéologiques, celle que partage notre groupe, notre famille intellectuelle. Nous avons ainsi constitution de « bulles d’isolement cognitif où chacun peut se renforcer dans ses convictions avec ceux qui pensent comme lui ». La communication sur l’histoire de l’aéronautique pendant la période de la Seconde Guerre mondiale multiplie ces « biais cognitifs. »
À l’origine, dès 1944, nous avons un mensonge délibéré par omission. Une décision est prise, celle de ne pas réveiller les vieux démons de la division et des règlements de compte. D’où vient cette décision ? Très probablement d’un consensus initial entre les représentants de deux parties en présence que tout opposait : les communistes, porte-paroles de la classe ouvrière, incarnés par les figures de Charles Tillon et de Fernand Grenier et les ingénieurs militaires comme Henri Ziegler (chef d’état-major des FFI et futur concepteur du Concorde), Bernard Thouvenot, Joseph Roos, Paul Mazer, appuyés tacitement par le silence d’industriels comme Marcel Dassault. Ce consensus est incarné dans les discours résistancialistes et productivistes des deux ministres de l’Air Fernand Grenier et Charles Tillon, et s’éloigne largement de tout discours ostensible de vengeance ou d’épuration. Dans un rapport auprès de l’Assemblée consultative à Alger, le 5 mai 1944, le commissaire à l’Air Fernand Grenier déclare : « Pour moi, le passé est mort, j’entends apprécier aujourd’hui les officiers non sur ce qu’ils pensaient hier, mais sur ce qu’ils font aujourd’hui41 ». Cette volonté de ne pas trop revenir sur les faits douloureux de l’occupation et de mettre l’accent sur la bataille de la production se retrouve à la Libération où l’on observe un consensus sur ce point entre communistes, qui représentent les ouvriers et les syndicats, et les grands ingénieurs d’État. Les deux parties prenantes ont un commun intérêt à la renaissance d’une industrie aéronautique nationalisée efficace, capable de démontrer qu’il existe une alternative crédible à l’industrie privée. Le silence des industriels privés pourrait dans cette perspective s’expliquer par leur conviction que le modèle ne marcherait pas et qu’ils pourraient après sa faillite, servir d’alternative. C’est bien ce qui s’est passé pour l’aéronautique militaire à partir de 1950, mais il ne s’agit là que d’une hypothèse à confirmer par des recherches plus approfondies
Il est aujourd’hui impossible de savoir exactement qui a pris la décision de ce silence et pourquoi, mais il est bien certain que celui-ci a été imposé d’en haut et respecté depuis. Le maintien à des postes clefs de l’aéronautique de personnalités ayant vécu les événements comme Joseph Roos, Henri Ziegler ou Bernard Thouvenot a amené à respecter leur version des faits et à reproduire leur message. De fait, lorsque l’élucidation d’événements traumatiques ne se fait pas immédiatement, il y a peu de chance qu’elle réapparaisse ensuite comme une révélation. La famille aéronautique - que l’on peut définir comme un ensemble de personnalités civiles et militaires dont les intérêts croisés et convergents concourent au développement de l’industrie aéronautique, de l’armée de l’air et d’une certaine culture glorificatrice de l’aviation française - a joué le rôle de « Gardien du temple ». Elle a contribué à maintenir un consensus amenant à censurer toute allusion faisant référence à ce qui s’était réellement passé pendant la guerre. Nous avons ainsi un phénomène de contagion : les mêmes mensonges et les mêmes oublis étant répétés dans toutes les publications destinées au grand public, qu’elles émanent des entreprises, des services d’information publics (tout particulièrement l’armée de l’air), ou de la presse aéronautique privée (mais liée à l’industrie pour ses publicités et son financement). Le terrain étant occupé par un seul message, il reste de place pour une vision critique.
Les historiens pourtant ont fait leur travail d’élucidation : ils ont consciencieusement dépouillé les sources originelles disponibles, ce qui a permis la publication de plusieurs études qui font la lumière sur le passé douloureux. Mais certains livres et travaux scientifiques qui ne correspondent pas à la vérité officielle peuvent être exclus des recensions de la presse aéronautique, quand ils ne font pas l’objet de pinaillages concernant des erreurs de détails qui jettent le discrédit sur toute l’œuvre42. Les plus hautes personnalités de l’aéronautique disposent de biographies autorisées43 ce qui permet de laisser à l’écart d’autres ouvrages qui ne le sont pas. C’est le cas de la biographie de Marcel Dassault par Guy Vadepied et Pierre Péan44, qui ne cache rien des controverses d’avant-guerre et de l’acharnement antisémite dont Marcel Bloch a été victime.
Nous avons donc des exemples de production d’un récit qui flatte les stéréotypes d’un groupe : une « bulle d’isolement cognitif » selon les termes de François-Bernard Huygue. Cette bulle, comme une bulle spéculative, gonfle sans que personne n’ait intérêt à un retour sur terre. Cet isolat cognitif est défendu par des « gardiens du temple » d’autant plus actifs que ces acteurs sont organisés en système et se respectent mutuellement : de grands témoins déposent des archives privées dans les services historiques et peuvent contrôler ainsi l’accès des fonds à des historiens autorisés et « bienveillants » à qui ils offrent des recommandations pour rencontrer d’autres grands témoins45. La presse aéronautique grand public et les publications des industriels construisent la geste héroïque d’une industrie aéronautique qui n’a pas failli en 1940, détruite par les bombardements et les sabotages mais en même temps « miraculeusement sauvegardée » des griffes de l’Occupant, marquée par des figures glorieuses et qui renaît de ses cendres après la guerre46. Comme effectivement, ce discours est — ou a été — produit et soutenu par des personnalités remarquables, responsables des plus beaux projets aéronautiques des Trente glorieuses, comme le projet Concorde mené par l’ingénieur Henri Ziegler et son fils Bernard ou la réussite d’Air France sous la direction de Joseph Roos, il n’apparaît ni utile, ni prudent de contredire un récit qui s’est révélé très efficace et porteur d’une identité de groupe solide.
Pourtant ce discours glorificateur, ce storytelling positif a pu avoir des conséquences malheureuses sur la reconstruction de l’industrie aéronautique française après la guerre. La production destinée à l’Allemagne avait amené une spécialisation dans des tâches à très faible valeur ajoutée et des appareils de « bas de gamme », ce qui n’apparaissait pas dans les statistiques calculant juste la production en moteurs et en cellules. Au lieu de faire le constat d’un déclassement de cette industrie et de la nécessité de repartir de zéro ou presque, un compromis fut trouvé entre le ministère de l’Air communiste et les ingénieurs d’État. Pour les uns, le maintien des 100 000 emplois dans l’aviation en poursuivant les séries d’avions de conception allemande ou des petits avions de liaison dont le marché regorgeait et dont nul n’avait plus besoin47 ; pour les autres la production de prototypes hérités pour certains des plans des bureaux d’études clandestins. Le musée de l’Air et de l’Espace expose aujourd’hui certains de ces prototypes du « programme 46 » dont les essais se soldèrent tous par des échecs : S0 6000 Triton, SO 6020 Espadon, SE 2410 Grognard, NC 211 Cormoran, moteur 18 R de SNECMA48. Comme le signale Pierre-Marie Gallois dans un rapport interne de 1953 : « de ce fameux programme 46, il ne reste pratiquement rien qu’un grand nombre de milliards engloutis49. » À l’image de ce qui s’est passé dans les années 1930 avec les lignes de l’Aéropostale, les exploits des pilotes d’essais de la fin des années 1940 ont permis de mettre au second plan les lacunes technologiques comme l’irréalisme économique et stratégique des avions qu’ils pilotaient. Cela a donné naissance à nouvelle geste mettant en scène ces pilotes héroïques qui occupe parfois l’essentiel du récit historique de cette période charnière dans l’histoire de l’aviation française50. Le résultat de cette politique déconnectée des réalités ne tarda pas à se faire sentir : À l’automne 1947 la Société nationale de constructions aéronautiques du Centre (SNCAC) est en situation de faillite virtuelle, tout comme en mars 1948, la SNECMA. Les nécessités du réarmement, la pression des militaires51 et des parlementaires52 exigèrent très vite que l’industrie aéronautique produise des appareils modernes, capables de répondre aux cahiers des charges imposés par la situation internationale, puis exigés par l’OTAN. Les sociétés nationales ne purent relever ce défi et les firmes privées s’imposèrent alors sur ce créneau stratégique.
Au terme de cette étude, il convient de s’interroger sur l’impact d’un storytelling positif, déconnecté des réalités sociales, économiques et stratégiques. Celui-ci ne risque-t-il pas d’appuyer une erreur de diagnostic amenant à une situation réelle à l’exact opposé du message transmis ? Il serait bien sûr extrêmement dangereux de tomber dans l’imputation mono causale et d’attribuer à cette illusion de renaissance un rôle trop important dans les choix qui ont été faits par les acteurs aéronautiques à la Libération et dans les trois années qui ont suivi. Il faut également mesurer l’impact qu’aurait eu une divulgation transparente de la réalité. Ce mythe a eu une efficacité certaine, renforçant la fierté de tous les acteurs de la branche aéronautique. En cela, c’est un objet d’histoire culturelle. Mais peut-on vraiment analyser ce récit mythique comme partie prenante de la culture aérienne sans le briser, sans le confronter à la réalité ? Si l’historien choisit d’occulter les épisodes qui ne sont pas gratifiants pour l’institution, il devient lui-même un communicateur, un rédacteur de storytelling. Si, à l’inverse, la communication peut être et doit être objet d’histoire, on ne peut pas occulter la recherche scientifique de la vérité par constitution de preuves. Une histoire des représentations exige de mesurer en quoi ce sont des représentations, c’est-à-dire d’évaluer la distance entre le récit et la réalité. On peut ainsi tenter de comprendre pourquoi certains épisodes de l’Histoire sont propices à la constitution de « bulles cognitives amnésiques » ou de motus vivendi qui existent et perdurent parce qu’elles ont une indispensable fonction sociale et assurent la cohésion du groupe.