Introduction
L’expérience des volontaires étrangers servant au sein d’une armée « étrangère » a suscité un intérêt renouvelé des historiens au cours des dernières années1. Les aviateurs n’y occupent cependant qu’une place secondaire. Pourtant, bien que moins nombreux que les troupes combattant au sol, ils occupent une place à part, autant dans le déroulement de conflits modernes qui reposent en bonne partie sur l’emploi des armes techniques, que dans les imaginaires guerriers. Cet article contribue à combler le déficit d’études sur l’engagement volontaire et transnational des aviateurs.
Les Tchécoslovaques ayant combattu du côté français dans la bataille de mai-juin 1940 demeurent méconnus. En effet, comme toute défaite, la bataille de France a reçu un traitement mémoriel particulier. De surcroît, l’aviation française a souvent été présentée comme défaillante, absente ou incapable de représenter une menace pour l’offensive allemande. Enfin, les historiens ne se sont intéressés que tardivement aux recrues étrangères de la campagne de 19402. Côté tchécoslovaque puis tchèque et slovaque, l’épisode français n’a pas vraiment été intégré au récit national dominant. La raison en est double : l’expérience des aviateurs tchécoslovaques dans la Royal Air Force a été plus longue (près de cinq années) et massive (jusqu’à 2 500 aviateurs, volants et rampants, principalement au sein de quatre groupes de chasse et de bombardement), a donné lieu à bien plus de missions, et également à plus de pertes, pour un nombre relatif pourtant plus faible de victoires aériennes3. Par ailleurs, le Parti communiste tchécoslovaque s’est montré très hostile à ces vétérans ayant combattu sous le commandement des « impérialistes », devenus dès 1948 des ennemis. Les anciens de la Royal Air Force furent donc, à quelques exceptions près, systématiquement exclus de l’armée populaire tchécoslovaque, et souvent persécutés par la suite4. L’exil de nombreux anciens de la RAF, et les réparations symboliques qui leur furent accordées après 1989 contribuèrent à renforcer l’aura de ces aviateurs, dont beaucoup étaient passés par la France, mais sans que cette expérience ne soit mise en avant. Ajoutons enfin que le souvenir de Munich a pesé sur les relations franco-tchécoslovaques et a contribué à marginaliser les expériences prenant place dans ce cadre.
L’originalité de l’épisode français n’en demeure pas moins très grande : les aviateurs tchécoslovaques furent dispersés de façon relativement massive dans des unités régulières françaises le temps de la campagne, un sort différent des légionnaires de toutes nationalités engagés sur le long terme, différent également de celui des membres des unités autonomes polonaises et tchécoslovaques constituées en France. Cette présence tchécoslovaque fut en outre plus importante que celle des aviateurs polonais, tant en nombres que relativement à la taille du pays, donnant aussi lieu à plus de victoires tchécoslovaques5.
S’attacher aux trajectoires des aviateurs tchécoslovaques durant la bataille de France, c’est donc questionner la place des participants allogènes dans un compartiment du combat à forte charge technique. Dans quelle mesure les Tchécoslovaques parvinrent-ils à s’insérer dans le dispositif français et à y faire leurs preuves ? Quels furent les atouts de ces combattants ? À quels obstacles firent-ils face au cours de leur parcours en France ? Quel bilan peut-on tirer des trajectoires de ces aviateurs ?
Dans un premier temps, cet article analyse le parcours des Tchécoslovaques dans la France en guerre, enjeu à la fois militaire et politico-diplomatique. Il présente ensuite le profil des aviateurs, et montre en quoi ils se distinguent de la masse des exilés tchécoslovaques de France et de Grande-Bretagne. Enfin, il s’attache à décrire leur expérience combattante, avant de dresser un bilan de la participation tchécoslovaque à la bataille de France. Ce travail s’appuie principalement sur un ensemble de sources primaires tirées des archives ex-tchécoslovaques (VÚA, Prague), notamment des fonds relatifs aux unités engagées en France en 1939-1940, mais aussi des extraits de dossiers personnels, qui permettent de mieux connaître les aviateurs tchécoslovaques.
1. Les aviateurs : une ressource précieuse au cœur des relations interalliées
À bien des égards, les aviateurs tchécoslovaques furent pris au cœur d’enjeux internationaux qui les dépassaient. En septembre 1938, à Munich, les gouvernements français et britanniques trouvèrent un compromis avec leurs interlocuteurs allemands et italiens : la Tchécoslovaquie pouvait être partiellement démantelée, sans que le gouvernement de Prague n’ait vraiment son mot à dire. Quelques mois plus tard, ce processus fut mené à son terme logique, et l’Allemagne nazie occupait la Bohême-Moravie érigée en Protectorat, tandis que la Slovaquie devenait un État satellite du Reich, le reste du pays étant annexé par les Hongrois et dans une moindre mesure par les Polonais.
La France joua un rôle déterminant dans la trajectoire de la Tchécoslovaquie, faute d’une volonté résolue de défendre ses alliés en Europe centrale, du moins jusqu’en 19396. Pourtant, c’est bien la France (et dans une moindre mesure la Grande-Bretagne) qui servit de lieu de ralliement des forces et des volontés hostiles à l’Axe à partir de septembre 1939. Dans les semaines qui suivirent l’entrée en guerre, son gouvernement accepta le principe d’une recréation d’unités alliées sur le territoire métropolitain. Dans l’atmosphère quelque peu corrodée et xénophobe de la France de Daladier, le pays faisait néanmoins figure de barrière à l’expansionnisme nazi. Polonais et Tchécoslovaques purent, dès lors, recréer des « armées ». Sous l’autorité politique du Comité national tchécoslovaque (CNT), un accord fut signé avec le gouvernement français le 2 octobre 1939. Le général Louis-Eugène Faucher, ancien chef de la mission militaire en Tchécoslovaquie (de 1926 à 1938), fut placé à la tête d’une mission franco-tchécoslovaque destinée à superviser l’organisation d’unités tchécoslovaques en exil. Un camp de regroupement fut créé à Agde, dans l’Hérault, et les Tchécoslovaques évadés des territoires occupés furent transférés dans les unités ainsi créées, soit deux régiments d’infanterie et un d’artillerie, formant une division qui n’atteindra jamais sa dotation complète en personnel et en armement. C’est le commandement français qui assurait la direction militaire de ces unités, dont plusieurs combattirent durant la bataille de France, non sans mérites7.
Cette politique d’intégration des « petits alliés » de la France dans le dispositif militaire de 1939-1940 recouvrait au moins deux enjeux essentiels. Le premier relevait de la diplomatie interalliée, à destination tant des territoires occupés d’Europe centrale que des autres alliés (Grande-Bretagne) ou potentiels alliés (États-Unis). Les gouvernants français souhaitaient apparaître comme le fer de lance d’une nouvelle Entente, recevoir tout le soutien possible face à l’Allemagne nazie et faire un peu oublier la passivité récente de la France. Du côté tchécoslovaque ou polonais, il fallait au plus vite reconstituer des forces autonomes susceptibles de participer aux combats, afin de disposer du maximum d’atouts dans les futures négociations de paix visant à restaurer leur souveraineté nationale et leur intégrité territoriale8. La reconstitution des deux armées fut donc accompagnée d’une propagande conjointe des Français, des Tchécoslovaques et Polonais, afin de mettre en valeur cette unité. Néanmoins, les deux groupes slaves combattant en France vécurent la guerre à distance les uns des autres plus qu’ils n’éprouvèrent une véritable fraternité d’armes : ils ne servirent pas dans les mêmes unités, et leurs chefs – qui pouvaient entretenir de très bonnes relations à titre individuel – gardaient à l’esprit les contentieux territoriaux entre les deux États, qui ne manqueraient pas de resurgir à l’approche de la victoire finale.
À la jonction de ces différentes problématiques, les aviateurs représentaient une ressource essentielle : ils étaient relativement rares et leur formation était longue et coûteuse, contrairement aux simples fantassins. Un pilote bien entraîné était donc irremplaçable, à la veille d’une campagne qui pouvait se déclencher à tout instant. En outre, l’aviateur jouissait d’une représentation très positive dans l’Europe du premier vingtième siècle, et les pilotes victorieux constituaient un objet incontournable de toute propagande en temps de guerre. Très tôt, le CNT s’empressa de mettre en avant ses aviateurs – tous sous uniforme français – dans des événements publics, notamment des chorales très populaires. Le général Faucher et divers cercles slavophiles français encouragèrent ces efforts. C’est ainsi que la comtesse Monique d’Harcourt de Boisgelin annonçait l’ouverture d’un « Home des “Ailes Tchécoslovaques en France” » pour accueillir les pilotes en permission, rue du Bac, dans l’appartement mis à disposition par un autre aristocrate français9. Les premières pertes et victoires aériennes furent également mobilisées au profit de la cause tchécoslovaque : le sergent Vašek, mort accidentellement le 2 janvier 1940, fut inhumé lors d’une cérémonie franco-tchécoslovaque cinq jours après, et reçut la médaille militaire à titre posthume10. Paradoxalement, c’est la disparition des suites d’un cancer du pilote de course František Novák, peu avant l’offensive allemande, qui reçut le plus de publicité, car l’homme était très connu du public11. Son enterrement fut l’occasion de nombreux discours. Le colonel Bladinières, commandant la base de Chartres, lui rendit ainsi un vibrant hommage12. Après le 10 mai, c’est le pilote de chasse František Peřina qui concentra les hommages de la presse française13.
Pour ces raisons, les aviateurs arrivés en France par des voies diverses devinrent susceptibles d’être recrutés au sein des forces alliées. Polonais et Tchécoslovaques posèrent rapidement la question de l’autonomie de leurs unités : si les premiers obtinrent satisfaction (mais pas les appareils afférents), le CNT ne put obtenir un projet d’accord qu’en février 1940, prévoyant la création d’une brigade de chasse et d’un régiment de bombardement, soit douze escadrilles au total14. Pendant plusieurs mois, les Français invoquèrent à juste titre le manque de personnel tchécoslovaque au sol pour retarder la création d’unités autonomes. En effet, sur les 1 477 officiers, sous-officiers et soldats du rang jugés nécessaires à l’entreprise, il manquait 1 129 personnels. Si les Tchécoslovaques disposaient d’assez de pilotes, y compris pour les réserves, les mitrailleurs, radios, mécaniciens et armuriers faisaient défaut. Ainsi, au 20 mars 1940, le commandement ne comptabilisait que 108 mécaniciens, 23 radiotélégraphistes, 10 armuriers et 6 mitrailleurs15. Un accord fut enfin signé le 1er juin 1940 entre le CNT et le ministre de l’Air Laurent Eynac, sans prendre effet dans le contexte de la bataille. Il prévoyait la création d’unités homogènes composées de personnels tchécoslovaques, véritable consécration diplomatique, même si la portée militaire était limitée : les unités en question restaient soumises au commandement français. Les chefs tchécoslovaques durent se résoudre à laisser leurs pilotes combattre au sein d’unités françaises jusqu’à l’Armistice. La question de l’autonomie perdura en Grande-Bretagne, où le gouvernement britannique accepta très rapidement la création de groupes allogènes, qui participèrent d’ailleurs activement à la bataille d’Angleterre.
2. Une cohorte d’aviateurs tchèques : portrait-robot de l’aviateur tchécoslovaque de la bataille de France
Qui étaient les aviateurs tchécoslovaques de 1939-1940 ? Il s’agit d’environ 1 000 à 1 200 individus sur l’ensemble des territoires sous domination française ou britannique, la plupart en France métropolitaine au moment de l’offensive allemande16. Ces effectifs comptaient probablement une bonne moitié de pilotes. Par exemple, au 1er janvier 1940, sur 584 hommes, il y aurait eu 167 pilotes de chasse, 34 pilotes de bombardement, 117 pilotes de reconnaissance et 40 pilotes de tourisme. Le reste était composé de personnel volant et au sol. Les effectifs croîtront jusqu’en juin 1940, pour probablement dépasser les 500 pilotes, même si tous ne furent pas incorporés dans des unités françaises et encore moins engagés au combat17. Dans la mesure où il y aurait eu entre 1 300 et 2 000 pilotes (toutes spécialités, peut-être en incluant les pilotes civils) en Tchécoslovaquie avant la guerre, les effectifs présents en France représentent probablement de 25 à 40 % du total, soit une proportion extraordinairement élevée18. Les officiers supérieurs furent moins nombreux à partir, avec à peine plus de 10 % des chefs de régiment et de groupe, et entre 20 et 30 % au mieux des chefs d’escadrille, même si deux des quatre généraux issus de l’aviation rejoignirent la France19. Ces hommes étaient plus âgés, souvent chargés de famille et peut-être moins désireux de courir l’aventure d’un exil incertain. Par conséquent, la plupart des volontaires furent des hommes encore jeunes, nés dans les années 1910, du grade de caporal à celui de lieutenant20.
Ils avaient normalement reçu une formation de deux ans au moins, suivie de deux années supplémentaires en régiment, au sein d’une armée reconnue pour son haut niveau technique21. Si ses deux principaux avions de combat (le chasseur biplan Avia B-534 et le bombardier/avion d’observation monomoteur Letov Š-328) possédaient des performances médiocres (en vitesse surtout) par rapport aux appareils français ou allemands, ils étaient très fiables et procuraient une bonne initiation au vol sur avion militaire22. De surcroît, l’aviation comptait dans ses rangs de nombreux pilotes de voltige et de course, participants à des concours internationaux, détenteurs de records et pilotes d’essai : il s’en trouvait plus d’un parmi les exilés (A. Vicherek, K. Janoušek, K. Mareš, J. Ambruš, F. Novák, F. Peřina et F. Chábera, entre autres). Si l’on examine de plus près la carrière des aviateurs exilés, on constate que certains possédaient une très longue expérience de naviguant, comme le capitaine breveté Evžen Čížek (3 223 vols et 1 262 heures de vol) ou le sergent Ladislav Malovec, un pilote civil (7 500 heures de vol, dont 3 000 de nuit). La plupart avaient effectué entre 200 et 300 heures de vol, ce qui était déjà très convenable. Il est vrai que tous n’avaient pas piloté des monoplaces de chasse avant de s’entraîner en France mais divers types d’appareils militaires et civils de transport, de bombardement ou de reconnaissance23.
Par ailleurs, la France avait été l’alliée privilégiée de la Tchécoslovaquie entre les deux guerres24. Parmi ses aviateurs les plus expérimentés, beaucoup parlaient français et avaient effectué des stages en France dans les années 1920 ou 1930 : le général Vicherek avait ainsi été formé à l’École supérieure d’aéronautique. De plus, certains exilés étaient familiers du matériel d’origine française (l’aviation tchécoslovaque possédait notamment des MB-200). En revanche, les plus jeunes ne parlaient pas tous français, un problème certain pour la réussite de l’entraînement25. Quoi qu’il en soit, les Tchécoslovaques représentaient un réservoir privilégié de personnel, si l’armée de l’Air se donnait la peine de l’exploiter.
Du point de vue de la loyauté, il est certain que les autorités militaires françaises manifestèrent leur suspicion vis-à-vis des nombreux immigrants qui souhaitaient combattre. Les relations cordiales voire amicales entretenues par le président Beneš avec l’Union soviétique avant 1938 entachaient la relation franco-tchécoslovaque d’une certaine méfiance. Surtout, la crainte d’une cinquième colonne était omniprésente : or, la Tchécoslovaquie était un État multinational composé d’un petit quart de germanophones (principalement dans les territoires frontaliers, annexés en 1938). L’armée tchécoslovaque, cependant, était commandée à plus de 90 % par des officiers de nationalité tchèque, considérés comme loyaux à la République tchécoslovaque et à l’alliance française26. De surcroît, l’aviation de la Première République semble n’avoir accepté que peu de candidats de nationalité allemande, même si quelques germanophones détenaient des commandements (le commandant Ota Baier dirigeait ainsi le groupe de chasse III/527). Les Slovaques – réputés moins éduqués et peu attirés par le métier des armes – étaient encore plus rares. La situation des exilés reflétait les inégalités d’accès au métier d’aviateur : même s’il n’existe aucune donnée statistique complète sur la composition nationale de l’aviation en exil, il semble que les personnels tchécoslovaques de France étaient presque exclusivement tchèques28. Seul le commandant Ján Ambruš était à coup sûr slovaque, tandis que la nationalité du sergent Karel Kuttelwascher demeure indécise : s’il est peut-être né de parents germanophones, il se réclama à partir de son service militaire de la nationalité tchèque29. Les aviateurs tchécoslovaques étaient donc d’abord des patriotes tchèques, nationalistes et hostiles à l’enrôlement de volontaires germanophones, et parfois peu favorables au recrutement de personnels d’origine juive30. En cela, ils ne se différenciaient guère de leurs interlocuteurs français, marqués par l’antisémitisme et la xénophobie de la fin des années 193031. Or, l’ambition politique des chefs exilés était bien de recouvrer la souveraineté tchécoslovaque sur l’entièreté de son territoire d’avant Munich. L’absence des autres nationalités posait un problème politique puisque d’anciens citoyens tchécoslovaques se trouvaient désormais enrôlés au sein de la Luftwaffe et des forces aériennes slovaques32. Rien ne justifierait alors vraiment de restituer à la Tchécoslovaquie les territoires frontaliers des Sudètes ou la Slovaquie. D’ailleurs, les Français repoussèrent à plus tard la résolution de la question tchécoslovaque. Au moins en vinrent-ils à percevoir leurs recrues tchécoslovaques comme une « armée tchèque » (expression souvent employée dans la presse et certains documents officiels), les « jeunes et ardents compatriotes exilés volontaires d’une Patrie foulée aux pieds, outragée meurtrie [qui] venaient avec la rude simplicité de ceux de [leur] race mêler leurs ailes aux nôtres33 ». Cela ne suffisait pas à légitimer la restauration de l’État tchécoslovaque ante bellum, mais permettait au moins de donner une place aux volontaires dans l’armée de l’Air.
La présence massive d’aviateurs venus de Tchécoslovaquie s’explique d’abord par la chronologie de l’exil. Occupé dès mars 1939, plusieurs mois avant la guerre, le Protectorat demeura longtemps perméable aux candidats à l’émigration. Il était possible d’en traverser légalement ou clandestinement les frontières, afin de rejoindre la Pologne et, après septembre 1939, le Proche-Orient par les Balkans. Les premières organisations de résistance tchèques se consacrèrent d’ailleurs à l’établissement d’une filière d’émigration très efficace. Les officiers subalternes et les sous-officiers n’étaient généralement pas connus des services de police du Reich, et ils furent plusieurs centaines à atteindre le consulat tchécoslovaque à Cracovie (non démantelé) puis les ports polonais de la Baltique, où des navires les transportèrent jusqu’en France. La voie balkanique, plus longue, conduisait à Beyrouth et, de là, à Marseille. Ce détour retarda néanmoins des dizaines d’aviateurs qui ne purent intégrer des unités ou centres d’entraînement français34. Ainsi, le lieutenant Arnošt Valenta n’arriva à Marseille que le 14 avril 1940 et ne put participer aux combats (incorporé dans la Royal Air Force, il fut exécuté en mars 1944 pour sa participation à l’évasion collective du Stalag Luft III, la fameuse « Grande Évasion »). Le camp d’Agde regroupa plus d’une centaine d’aviateurs réduits à s’entraîner au combat d’infanterie, faute d’avoir été incorporés dans l’armée de l’Air35.
Malgré l’apparente bonne volonté française, le séjour des exilés tchécoslovaques fut initialement marqué par des déconvenues et des déceptions. La plupart de ceux qui atteignirent la France avant la guerre furent enrôlés dans la Légion étrangère, dans l’attente de la formation d’unités tchécoslovaques36. À ce titre, ils furent encasernés en Afrique du Nord, dans des conditions matérielles et sanitaires plus que médiocres, et à des grades très inférieurs à ceux qu’ils détenaient en Tchécoslovaquie (un officier subalterne devenait sergent, un sous-officier simple soldat). L’aspirant Miroslav Vild fut ainsi rétrogradé au rang de soldat37. La guerre venue, beaucoup furent transférés dans l’aviation française, mais de façon dispersée (sur une vingtaine de bases) et en partie dans les territoires coloniaux. L’entraînement – entièrement en français – fut d’abord théorique (ce qui était perçu comme inutile par des personnels déjà bien formés) puis se fit souvent, notamment dans les colonies, sur des avions obsolètes et à bout de souffle, quand il était seulement possible de voler. Les hommes se plaignaient, comme ces 30 pilotes et mécaniciens séjournant depuis deux mois à Sidi Bel Abbès. Sous la direction des sous-officiers de la Légion, ils effectuaient « de longue marches d’endurcissements, dont le résultat est le suivant : un [aviateur] a eu des varices, un autre une hernie, et deux autres ont un début de hernie ». À Blida (50 personnes dont 21 lieutenants), il n’y avait pas de solde du tout, surtout des exercices au sol et au maximum 55 minutes de vol sur de vieux appareils38. Plusieurs pilotes perdirent d’ailleurs la vie avant les combats de mai-juin 1940, et pas nécessairement sur des appareils dépassés : ce fut le cas de six ou sept pilotes (sur Caudron C-445, H-75, Potez-25, MB-200 et MB-152), sans compter les blessés39. D’autres vécurent une expérience parfois exaltante, avec la découverte d’une technologie avancée. Vild le relatait dans ses mémoires :
Pour la première fois de notre vie nous avons eu la possibilité de tirer au canon de bord, un calibre proche de 4 cm [probablement plutôt un canon de 20 mm], sur le bombardier bimoteur Lioré-et-Olivier Le O 45 [sic], habituellement appelé LEO. Le canon se commandait par un levier spécial de direction et son viseur électro-automatique était également une nouveauté pour nous40.
En retour, le commandement français se félicitait de ses nouvelles recrues. Au cours d’un entretien avec les généraux Faucher et Janoušek, le général de corps aérien René Bouscat s’estimait « très satisfait des pilotes tchèques, ils sont selon les rapports reçus très bons du point de vue militaire technique41 ».
Pour les pilotes versés dans la chasse, dont beaucoup passèrent par le Centre d’instruction de la chasse de Chartres, l’épisode français fut synonyme d’accès à des appareils performants (en tout cas plus qu’en Tchécoslovaquie) et d’incorporation dans les meilleures unités françaises. En particulier, on retrouve à la veille de la bataille 27 pilotes dans des groupes équipés de H-75 (GC I/4, II4, I/5 et II/5) et 21 autres au sein de groupes volant sur D-520 (GC I/3, II/3 et III/3), les deux chasseurs les plus performants de l’armée de l’Air. Les Tchécoslovaques constituèrent entre 8 et 20 % des effectifs de ces unités. Sur les quelques 125 pilotes versés dans des GC, environ 38 % pilotèrent des Curtiss et des Dewoitine, le reste étant affecté sur Morane et Bloch (quand certains pilotes polonais reçurent des Caudron dépassés).
Au 30 janvier 1940, 44 pilotes étaient au front, comme le caporal Karel Körber (1917-1943), décoré de la Croix de guerre (française) en mars 1940 (citation à l’ordre de la brigade)42. Toutefois, la majorité dut attendre quelques mois pour affronter la Luftwaffe43.
3. La guerre vécue : les aviateurs au feu
L’expérience des aviateurs tchécoslovaques de la bataille de France ne se distingue guère de celle des combattants français, à la différence des troupes terrestres regroupées dans deux régiments d’infanterie non-mixtes (tchécoslovaques)44. Comme nous l’avons indiqué, les Tchécoslovaques ne disposèrent à aucun moment d’une unité indépendante, même si des regroupements de pilotes tchécoslovaques constituaient les prémices d’une organisation différenciée (avec de fait une escadrille d’une quinzaine de pilotes au I/6). L’expérience combattante, cependant, ne peut faire l’objet d’une analyse à part, puisque les pilotes tchécoslovaques volèrent presque toujours aux côtés de leurs frères d’armes français. Un recueil de témoignages paru en 1989, alors que nombre d’anciens pilotes étaient encore vivants, donne un aperçu inégalé de ces trajectoires d’aviateurs tchécoslovaques45.
Il est difficile de rendre compte de l’expérience de ceux qui ne participèrent pas à la bataille de France dans les airs, ces centaines d’aviateurs privés de vol ou d’affectation. Le JMO du groupe d’Agde, par exemple, court du 1er juin au 9 juillet 1940. Il comprenait à l’origine 174 hommes issus de l’aviation, groupe qui se renforçait chaque semaine de nouveaux arrivants venus de Beyrouth, et qui vécut dans l’espérance d’un départ pour le front. Si le moral était excellent avant l’armistice, ces exilés souffraient parfois du jugement cruel de civils français qui leur reprochaient de rester à l’arrière quand les Français se battaient au front46.
Les pilotes versés dans des groupes de chasse, en revanche, n’eurent pas à souffrir de ces convulsions de l’arrière. La participation combattante fut élevée, et donna généralement d’excellents résultats. Ce furent 174 aviateurs (surtout des pilotes47) qui prirent part à la bataille de France, dont 130 allèrent véritablement au combat48. Dispersés dans différentes unités françaises, dont cet article ne peut faire l’historique, ils constituaient près de 14 % des effectifs en pilotes de l’armée de l’Air, selon certaines estimations49. Toutefois, certains d’entre eux subirent les effets d’une arrivée tardive dans leur unité. En effet, au 25 avril 1940, une soixantaine de pilotes seulement (et quelques mécaniciens) avaient intégré les GC de métropole (plus 17 au Levant et en Afrique du Nord)50. Au GC I/3, par exemple, trois pilotes tchécoslovaques furent affectés en urgence au commandant de l’unité. Arrivés le 16 mai en début de soirée, le lieutenant Otakar Korec, le lieutenant Jindřich Bartoš et le sergent František Glauder se retrouvaient dans une unité équipée de D-520 (livrés une semaine auparavant), alors qu’ils avaient reçu leur instruction sur MS-406, Bloch-150 et Curtiss. Korec vola sur D-520 le 19 mai, Bartoš et Glauder durent attendre le 22 mai pour s’entraîner enfin. Il est difficile de déterminer ce qui pesa le plus dans le sort de ces hommes, mais Korec fut tué à l’ennemi deux semaines après son premier vol sur Dewoitine (le 5 juin), tandis que Bartoš obtint une victoire probable et Glauder – 900 heures de vol à son actif avant la campagne51 – trois victoires confirmées (ils trouveront tous les deux la mort avant la fin de l’année 1942)52.
Par-delà les différences entre les GC et les individus, le palmarès des pilotes tchécoslovaques est impressionnant. Même en prenant des précautions méthodologiques, il semble que ces hommes aient contribué de façon disproportionnée aux victoires de l’Armée de l’Air : jusqu’à 28 % dans les groupes équipés de H-75, et 37 % dans ceux volant sur D-52053. Si l’on prend en compte les chiffres officiels, dont on connaît les limites, et qu’on additionne les victoires individuelles, il semble que les pilotes tchécoslovaques accumulèrent 147 victoires confirmées, presque uniquement durant la bataille de France (ils furent peu ou pas engagés auparavant), principalement des bombardiers et avions de reconnaissance (peu de chasseurs)54. En partant d’un nombre d’environ 600 victoires confirmées durant la bataille, cela attribuerait environ 25 % des victoires aux seuls pilotes tchécoslovaques ! Naturellement, il faut sans doute retrancher des doublons, rappeler que nombre de ces victoires furent partagées entre pilotes français et tchécoslovaques55, et relativiser ce score56. Même diminué, il reste spectaculaire. Les deux principaux as se classèrent quatrième (Alois Vašátko, 12 victoires homologuées) et cinquième (František Peřina, 11 victoires, à égalité avec plusieurs pilotes français) au palmarès de l’armée de l’Air57.
Cette bonne tenue au feu s’explique sans doute par plusieurs facteurs : la longue expérience de nombreux pilotes, l’ardeur combattante face aux occupants allemands, la peur de tomber dans les lignes ennemies et d’être fusillé, et sans doute l’environnement de certains GC de grande qualité (I/5, II/4 et III/3 notamment). Ils souffrirent en revanche, tout comme leurs frères d’armes français, de l’absence de guidage radar, de nombreux vols sans rencontre avec l’ennemi ni d’appui au profit des unités au sol, et des fréquents changements de base qui usaient le matériel et les hommes58. Le commandement français leur attribua 81 croix de guerre, 7 Légions d’honneur et 5 médailles militaires59. La litanie des citations ne saurait être reproduite ici, mais l’on peut mentionner le caporal-chef Otto Špaček (I/8, sur MB-152, titulaire de deux victoires confirmées) :
volontaire pour servir dans l’aviation française, ne cesse de se signaler par son ardeur et sa bravoure, au cours des engagements auxquels il participe. Le 11 mai, restant seul de sa patrouille, a poursuivi des bombardiers ennemis. Attaqué par de nombreux avions de chasse, a dû se jeter en parachute, son appareil ayant été mis en flammes [à l’ordre de l’armée aérienne]60.
4. Le socle de l’exil combattant ? Les aviateurs tchécoslovaques, de l’évacuation à la victoire
Les pertes définitives furent de 18 pilotes tués lors d’actions de guerre, sans compter quatre disparus (qui furent réintégrés ultérieurement) et les morts lors d’accidents depuis l’automne 1939, soit près de 30 aviateurs61. Le nombre d’appareils perdus fut certainement supérieur. Mais le pire, pour les aviateurs tchécoslovaques, n’était pas tant de mourir au combat que d’être capturé par les Allemands et potentiellement exécuté – en plus de l’abattement moral d’avoir été défaits alors même que la victoire française était tant attendue. Dès le 17 juin 1940, l’objectif (partagé par le général Faucher et par le commandement tchécoslovaque) fut donc d’atteindre au plus vite la Grande-Bretagne. La retraite des pilotes, de base en base, demeura plus aisée que celle des fantassins tchécoslovaques pressés par l’ennemi. De plus, certains GC furent évacués vers l’Afrique du Nord, d’où le départ vers l’Angleterre était possible. C’est ainsi que le capitaine breveté Duda du II/5 rassembla notamment les pilotes Körber (II/3), Klán (II/5) et Peřina (I/5) à Casablanca pour un départ par mer le 8 juillet en direction de Cardiff via Gibraltar. Les autres pilotes se rassemblèrent dans les ports de l’Atlantique et de la Méditerranée, à Bordeaux, Bayonne ou Port-Vendres, sur des navires britanniques, égyptiens ou polonais62. À Bordeaux, le lieutenant Fikerle négocia avec le capitaine du petit vraquier hollandais Ary Scheffer, et obtint d’embarquer plusieurs pilotes, dont Vild, qui parvinrent sans encombre à Falmouth63. Pourtant, les mines allemandes, les sous-marins et l’aviation représentaient autant de dangers mortels pour les aviateurs en mer.
La véritable victoire fut sans doute d’avoir sauvé pratiquement tous les aviateurs tchécoslovaques présents en France. Même si quatre d’entre eux périrent en tentant de rejoindre la Grande-Bretagne, près de 930 hommes bien formés furent immédiatement disponibles pour combler les effectifs britanniques64. Les meilleurs pilotes étaient tous passés par la France, y ayant ou non combattu : B. Fürst, S. Plzák, S. Fejfar E. Prchal, J. František et E. Fechtner totalisèrent à eux seuls 37 victoires durant la bataille d’Angleterre (juillet-octobre 1940), pour un total d’environ 82 appareils et demi (détruits, probablement détruits et endommagés) jusqu’à la fin de l’année65. Motivés, bien entraînés, les pilotes tchécoslovaques et polonais – mais aussi ceux du Commonwealth et de quelques nations alliées ou neutres – apportèrent une contribution très significative à la Royal Air Force, laquelle manquait de pilotes pour faire face à l’offensive allemande. Faute d’avoir vaincu les aviateurs alliés, les chefs allemands durent renoncer à l’invasion programmée de la Grande-Bretagne, dernier bastion de résistance à l’Axe entre l’été 1940 et le printemps 1941. Par la suite, d’autres exilés furent recrutés et formés, faisant de l’aviation une branche essentielle des forces armées tchécoslovaques à l’Ouest de 1940 à 1945. Ces hommes eurent fort à faire : répartis au sein de quatre groupes autonomes (squadrons, dont trois de chasse), ils combattirent jusqu’à la Libération. Parmi les pilotes ayant effectivement volé en France, au moins 37 trouvèrent la mort sous commandement britannique (soit près d’un tiers d’entre eux).
Conclusion : la mémoire marginale d’une expérience combattante remarquable
Le parcours des pilotes tchécoslovaques ne fut pas totalement oublié : ils furent nombreux à être honorés in memoriam ou à un âge avancé, en particulier les as Vašátko et Peřina, promus généraux après 1989. Néanmoins, l’épisode français compta peu dans la carrière de la plupart de ces vétérans. Après 1945, la France n’avait guère de savoir-faire aérien à mettre en avant, et les survivants de la bataille de France étaient de toute façon peu nombreux : selon une estimation, il n’y aurait eu dans l’armée tchécoslovaque de 1945 que 57 officiers et sous-officiers ayant combattu en France66. C’était bien peu, et trop peu, pour faire valoir la bravoure et les succès des Tchécoslovaques de l’armée de l’Air67. Pour toutes ces raisons, les sources ne révèlent pas d’enseignements doctrinaux, opératifs ou tactiques, qui auraient pu être tirés de l’expérience française des pilotes tchécoslovaques.
Sur le plan militaire, cette érosion rapide de la mémoire de l’épisode français ne signifie pas qu’il fut un échec : il démontra que même dans des armes à forte charge technique qui exigent une longue formation, il est possible et profitable d’intégrer des recrues allogènes motivées et expérimentées, et de les faire combattre en première ligne dans les mêmes conditions que les acteurs nationaux.