En matière d’histoire des doctrines, il convient de distinguer l’évolution des idées indépendamment de celle des organisations1. Appliquée aux doctrines développées par le général Douhet, cette distinction permet de faire la part entre, d’un côté, les idées du général italien et leur réception et, de l’autre côté, l’histoire des faits pratiques ou l’histoire des armées de l’air, c’est-à-dire de l’influence réelle de la doctrine. Il faudrait même, selon une distinction qui a été faite en science politique, différencier l’histoire des idées conceptuelles, c’est-à-dire ici de la philosophie de l’emploi de la puissance aérienne, de l’histoire des idées empiriques ou des doctrines d’emploi des armées de l’air2. Ce classement permet de ranger Douhet dans la catégorie de la philosophie de la puissance aérienne tandis que les textes doctrinaux comme les règlements de manœuvre – par exemple celui sur les « Principes d’emploi et missions de l’aviation de chasse » publié par l’aéronautique militaire française en 1923 – appartiennent à l’ordre des idées empiriques. Ces deux catégories d’idées se différencient donc de l’évolution des organisations comme par exemple la création d’une aviation réservée principalement composée d’avions de bombardement. Trois strates indépendantes doivent donc être étudiées dans le domaine de l’histoire des doctrines : les idées conceptuelles, les idées empiriques et les organisations. L’histoire de l’influence des idées douhétiennes ne peut pas être séparée de l’histoire des doctrines et de l’histoire des faits, c’est-à-dire du contexte qui a permis à ces idées de germer et de grandir et qui lui ont donné une force agissante.
Dans le cadre de cette étude limitée, nous pouvons résumer le douhétisme à l’idée qu’une force aérienne composée de bombardiers agissant indépendamment des forces de surface peut imposer des destructions si importantes à l’ennemi, notamment en détruisant ses villes, qu’elle peut par sa seule action obtenir la victoire3.
Les idées conceptuelles ne sont pas le seul élément pesant sur la doctrine. Celle de l’armée de l’air française des années 1930 est influencée par un certain nombre de facteurs historiques : les leçons de la guerre de 1914-1918 ; les décisions en matière de politique de défense ; les choix du haut-commandement militaire ; les possibilités matérielles dans le domaine industriel et technique ; les contraintes financières ; et les circonstances, c’est-à-dire le contexte du moment. L’interaction entre ces différents facteurs est bien entendu si forte qu’il est quasiment impossible d’isoler l’influence de tel ou tel dans la détermination de l’ensemble. Cependant, il est possible d’établir une hiérarchie. En étudiant le processus d’institutionnalisation de l’armée de l’air dans les années 1920 et au début des années 1930, Pascal Vennesson dans sa thèse de science politique a montré l’importance des « médiations institutionnelles », c’est-à-dire du rôle de la logique institutionnelle dans la création de l’armée de l’air tout en minorant l’importance d’autres facteurs jugés jusqu’ici déterminants comme les armements, la doctrine ou la politique étrangère4.
Poursuivant le raisonnement de Pascal Vennesson sur l’importance des logiques institutionnelles pour expliquer les modalités de la création de l’armée de l’air, cet article s’attache à l’étude des choix doctrinaux et organisationnels des chefs militaires de l’armée de l’air et à la manière dont ils se sont appropriés les idées douhétiennes pour servir des logiques institutionnelles5. En effet, la période suivant la création de l’armée de l’air en 1933 voit l’organisation de la nouvelle institution et le passage de l’armée de l’air de l’état d’abstraction douhétienne à celui d’une réalité contingente. C’est le passage de l’idée platonicienne à la réalité sensible ou le passage de l’idée conceptuelle à l’idée empirique puis aux faits pratiques. Or si les oppositions d’armées ont été relativement bien étudiées, les résistances à l’intérieur de l’armée de l’air n’ont jusqu’à maintenant pas fait l’objet d’études approfondies6.
Dans le processus de création de l’armée de l’air, nous étudierons donc plus particulièrement les conceptions des chefs militaires de l’armée de l’air à l’aune des idées douhétiennes au cours de deux périodes distinctes. La première période est celle de la genèse qui va de la création du ministère de l’Air en 1928 à celle de l’armée de l’air en 1933 au cours de laquelle les aviateurs, peu au fait des théories douhétiennes, s’efforcent surtout de tirer les enseignements de la Grande Guerre pour organiser la future armée de l’air. La seconde est celle qui correspond à la période de responsabilité du général Denain, premier chef d’état-major général de l’armée de l’air (février 1933-février 1934), puis ministre de l’Air (février 1934-janvier 1936) ; période des premières réalisations où l’abstraction douhétienne se heurte aux structures et aux hommes.
1. Douhet au secours des enseignements de la Grande Guerre
En France, après la création du ministère de l’Air en 1928, le processus de création de l’armée de l’air s’accélère avec la rédaction de nombreux projets de textes réglementaires et législatifs. Mais si cette étape institutionnelle représente un tournant, elle s’inscrit dans une certaine continuité, notamment en ce qui concerne le matériel et l’emploi de l’aviation militaire dont les principes sont tirés des enseignements de la Grande Guerre.
1. 1. Le multiplace : un enseignement de la Grande Guerre
Le programme de fabrication d’un avion multiplace de combat qui est lancé après la création de l’armée de l’air est ainsi issu des enseignements tirés par les aviateurs des combats aériens de 1918. En effet, à l’issue de la Grande Guerre, les aviateurs apparaissent assez unanimes en ce qui concerne l’aviation de chasse et, en particulier, la condamnation de l’avion monoplace de chasse. En 1922, un rapport rédigé sous l’autorité du maréchal Fayolle, inspecteur permanent de l’aéronautique, indique : « Pour diminuer l’infériorité [de l’aviation de chasse], on a proposé souvent de constituer, en vue des missions éloignées, des unités biplaces de chasse. Il semble bien que ce biplace sera un outil de combat inférieur au monoplace adverse puisqu’il n’aura pas l’aptitude à la manœuvre de ce dernier et qu’il ne gagnera pas grand-chose en capacité défensive, l’usage des mitrailleuses arrières étant extrêmement difficile sur un avion aussi rapide. Mieux vaut alors, semble-t-il, un multiplace puissamment armé7 ». Un an plus tard, dans un ouvrage sur la guerre aérienne, un ancien commandant d’escadrille de la Grande Guerre affirme ainsi que « toute la question de l’aviation de chasse de l’avenir repose […] sur cette difficile question de la construction d’un avion multiplace de chasse digne de ce nom, c’est-à-dire ayant des qualités de vol au moins égales à celles des meilleurs monoplaces monomoteurs existants8 ».
Un autre élément est introduit dans le corpus conceptuel de l’aéronautique militaire dans les années 1920 : la polyvalence, c’est-à-dire la capacité pour un même avion à remplir plusieurs missions. Elle apparaît implicitement, en 1923, dans le premier texte général sur l’organisation de l’aéronautique publié par l’état-major de l’armée sous la signature du chef d’état-major de l’armée, le général Buat. Cette Instruction relative à la constitution des grandes unités aériennes du temps de paix précise en effet que la spécialisation des unités aériennes entre la chasse, le bombardement ou la reconnaissance n’est due qu’à une insuffisance technique temporaire : « L’impossibilité où l’on se trouve actuellement de réaliser un type d’avion convenant également aux différentes nécessités imposées par cette mission générale, amène à constituer plus spécialement les escadrilles en vue d’une mission particulière9 ».
Cette foi en la supériorité d’un multiplace de combat polyvalent tient en grande partie aux performances du Caudron R XI de 1918. Biplan, bimoteur, volant aussi rapidement que les avions de chasse de l’époque, disposant d’un équipage de trois hommes et armé de cinq mitrailleuses mobiles, cet avion joua un rôle important dans les grandes offensives du printemps 1918 en escortant les Breguet XIV de bombardement de la division aérienne. C’est autour de ce modèle d’avion multiplace doté de plusieurs mitrailleuses défensives et capable de croiser ses feux pour faire face à l’assaut des avions de chasse monoplaces qu’est imaginée l’aviation offensive. Même René Fonck, « As des As » allié de la Première Guerre mondiale, figure iconique de la chasse monoplace pendant l’entre-deux-guerres, affirme, en 1933, en préface d’un roman d’anticipation sur la guerre aérienne : « Dans les conditions nouvelles de la chasse, je ne crois pas que la suprématie ira au monoplace, mais au croiseur aérien solidement armé, avec plusieurs mitrailleuses et canons maniés par des spécialistes supérieurement entraînés10 ». Le terme « croiseur aérien » repris par Fonck renvoie clairement à l’avion douhétien maintenant popularisé par la publication l’année précédente des principaux extraits de l’œuvre du général italien par Les Ailes, une des principales revues de propagande aéronautique créée après la guerre par Georges Houard11.
Plus officiellement, le général Paul Armengaud prend position, au moment de la création de l’armée de l’air, pour le multiplace de combat. Il est une personnalité essentielle mais méconnue des débats doctrinaux de l’entre-deux-guerres. Saint-cyrien, fantassin d’origine, breveté de l’École supérieure de guerre, il fait toute la guerre dans l’aéronautique militaire. Également écrivain militaire, il publie régulièrement sur les questions aéronautiques12. En mai 1931, il reçoit le commandement du Centre d’études tactique de l’aéronautique lors de sa création à Versailles. Fondé par le ministre de l’Air, J.-L. Dumesnil, le centre doit diffuser la doctrine d’emploi de l’aéronautique en dispensant des stages de formation aux officiers généraux et colonels de l’armée de terre et aux amiraux et capitaines de vaisseaux de la marine. Armengaud le quitte en juin 1932 pour devenir chef de cabinet de Paul Painlevé qui achève sa riche carrière politique à la tête du ministère de l’Air. Six mois plus tard, il est nommé chef d’état-major adjoint des forces aériennes, puis, en janvier 1933, inspecteur des écoles et commandant du Centre d’études aéronautiques. Lorsqu’il s’exprime dans la Revue des deux mondes, en 1933, il dispose de toute l’autorité que lui confèrent ses fonctions officielles mais aussi de la légitimité de celui qui est responsable de la rédaction et de la diffusion de la doctrine de la toute jeune armée de l’air créée le 1er avril 1933. Or, le général Armengaud reprend un des enseignements de la Grande Guerre en défendant la supériorité de l’avion multiplace de combat :
D’autre part, les avions appelés à opérer offensivement ont été et seront perfectionnés eux aussi. De plus en plus rapides, ils seront souvent multiplaces (à trois places et au-dessus). Ceux-ci fourniront dans les directions dangereuses une densité de feux qui pourra être supérieure à celle des monoplaces par suite de l’existence sur ces avions de plusieurs postes tireurs disposant chacun d’un armement égal à celui du monoplace et pouvant faire converger leurs tirs. […] De telles machines pourront d’ailleurs être accompagnées, lorsque leurs expéditions ne seront pas trop lointaines, par des avions de chasse biplaces destinés à les protéger et elles opéreront par petits groupes serrés dont les éléments se couvriront réciproquement par leurs feux croisés13.
L’idée de la polyvalence de l’avion de combat et de la supériorité du multiplace sur le monoplace de chasse sont donc directement issues de l’expérience de la Grande Guerre. Elles ont pu être assimilées à des fruits de la circulation des idées de Douhet au début des années 1930 mais il apparaît bien que sur la question du matériel, elles n’ont fait que cristalliser des enseignements plus anciens largement partagés dans l’aviation militaire14.
1. 2. Le maréchal Pétain et la création de l’armée de l’air
La Première Guerre mondiale avait aussi vu l’émergence de forces aériennes agissant indépendamment des forces de surface sous la forme, du côté français, d’une division aérienne directement subordonnée au commandant en chef, le général Pétain. Or, si depuis au moins 1917, Pétain est un fervent soutien de l’aéronautique comme des chars qui sont pour lui des armes nouvelles qui modifient l’art de la guerre, sa position évolue sur la question de l’organisation de l’aéronautique. Dans ce domaine, il soutient au début des années 1920 la solution de l’aéronautique organisée comme arme de l’armée de terre afin de favoriser la liaison des armes, c’est-à-dire le combat interarmes (infanterie, cavalerie, artillerie, génie et aéronautique). En ce qui concerne l’emploi, l’idée de Pétain est que le commandant en chef doit disposer d’une aviation réservée, composée d’avions de bombardement lourds et d’avions de chasse, et destinée sur le modèle de la division aérienne soit à intervenir dans la bataille soit à bombarder le territoire ennemi bien au-delà de la ligne de front. Plus tard, lorsque Pétain devient, en février 1931, le premier inspecteur de la défense aérienne du territoire, il défend également l’idée d’une aviation indépendante dédiée à la protection de l’espace aérien national15. Il prend alors position pour la création d’une armée de l’air disposant d’unités en propre mais en laissant des unités de coopération à l’armée de terre et à la marine et appelée à agir en lien avec les autres armées.
Sa conversion date de sa nomination comme inspecteur permanent de la défense aérienne et de sa rencontre avec un brillant officier de son état-major : le colonel Paul Vauthier. C’est un polytechnicien, artilleur, qui s’est battu courageusement pendant la Première Guerre mondiale et qui, après la guerre, sert dans l’artillerie antiaérienne16. Selon le témoignage du général Laure, chef d’état-major de Pétain, Vauthier réussit à convaincre le maréchal de la nécessité de créer une armée de l’air. Laure écrit : « le maréchal […] vieux fantassin, terrien consommé devient, à la surprise générale, l’ami, le défenseur de l’Air…17 ». Délaissant la vulgate défensive qu’il a pourtant contribué à mettre en place, le maréchal Pétain prend position, par exemple en mai 1932, au Conseil supérieur de la défense nationale, contre le financement de nouveaux ouvrages fortifiés au profit de l’achat de nouveaux avions en déclarant :
Les dépenses se rapportant à la constitution d’une puissante aviation me semblent être présentement les plus urgentes. C’est la seule solution s’offrant à la France pour garantir l’intégrité de son sol et de sa capitale : le jour où nous aurons pour la défense du territoire 200 avions de chasse à opposer aux attaques aériennes de l’ennemi et 200 avions puissants de bombardement capables de porter chacun en représailles une ou deux tonnes de bombes à 1 000 kilomètres, la paix sera assurée.
En avril 1935, lors de la remise de la légion d’honneur, à l’École supérieure de guerre, alors qu’il est encore ministre et que l’armée de l’air a été créée depuis près de deux ans, le maréchal Pétain affirme :
L’avion, en portant la destruction jusqu’aux centres vitaux les plus éloignés fait éclater le cadre de la bataille limité autrefois aux coups de l’artillerie et modifie les conditions de l’action stratégique. Les règles essentielles de l’art militaire risquent d’en être profondément atteintes. On peut même se demander si l’avion ne dictera pas sa loi dans les conflits de l’avenir. On ne comprendrait donc pas que cette arme, dont la puissance et le prestige s’accroissent de jour en jour, ne fût pas l’objet dans cette école d’une étude approfondie18.
La même année, il signe la préface du célèbre ouvrage du colonel Vauthier sur la doctrine du général Douhet dans laquelle il affirme le caractère parfaitement classique des théories du général italien.
Le général Armengaud est sans doute le plus fidèle interprète de la pensée du maréchal Pétain dans le domaine aéronautique. C’est un proche de ce dernier, sous les ordres duquel il a servi comme chef d’un secteur aéronautique devant Verdun en 1916, puis pendant la guerre du Rif comme chef de l’aéronautique du Maroc. Dans ses nombreux écrits de la période, Armengaud s’approprie certains des thèmes en vogue dans les milieux militaires depuis la fin de la Grande Guerre. Lors de la création de l’armée de l’air en 1933, il reprend par exemple l’idée de la destruction des villes qui est souvent aussi évoquée par Pétain lorsqu’il aborde la question de la défense aérienne du territoire :
Les destructions rapides de certains quartiers pourraient être obtenues par l’emploi de petites bombes incendiaires jetées en grand nombre et l’immobilisation du personnel, par le lancement de bombes toxiques. La vulnérabilité des objectifs et la facilité de les atteindre étant ici exceptionnelles, c’est sur les points sensibles du territoire que l’aviation obtiendrait certainement le plus grand rendement. Elle produirait des dommages matériels pour longtemps irréparables, étendant en profondeur la dévastation et la ruine limitées autrefois à la région des champs de bataille. Elle déterminerait dans la nation de grandes secousses susceptibles de provoquer ou d’accentuer des désordres intérieurs, d’affaiblir l’unité morale et la volonté de vaincre19.
Dans la même série d’articles, il reprend ce thème en ajoutant :
Même indépendamment des opérations terrestres et navales, l’éventualité d’offensives aériennes profondes, massives et répétées à partir de la première heure contre les points sensibles, véritables clefs qui commandent à la fois la constitution et la vie des armées et la vie politique, sociale de la nation, constitue une impressionnante menace pour un pays pacifique, une formidable épée de Damoclès suspendue sur la tête du chef du gouvernement en qui se résume le moral de la nation20.
Ces idées de force de bombardement qui serait qualifiée aujourd’hui de stratégique sont certes renforcées par la circulation des idées douhétiennes mais sont issues des enseignements tirés de la Grande Guerre. En 1923, par exemple, le rapport relatif à la politique aéronautique de la France – qui prévoit la constitution de régiments de bombardement lointain – examiné par le Conseil supérieur de la défense nationale affirme : « Une puissante aéronautique n’est pas seulement un moyen de guerre efficace vis-à-vis de nos ennemis éventuels ; elle est aussi un “porte-respect” susceptible d’influencer l’attitude à notre égard de certaines puissances21. »
Armengaud, lorsqu’il manie l’idée de la constitution d’une flotte de bombardement stratégique pour faire face au « danger aérien », reprend avant tout les réflexions menées depuis la fin de la Première Guerre mondiale plutôt qu’adopter les idées nouvelles de Douhet. Armengaud apparaît beaucoup plus pétainiste que douhétien lorsqu’il défend la nécessité de conserver aux armées de surface leur aviation de coopération qui est une conviction que Pétain défend depuis la création du ministère de l’Air en 1928. En effet, fin 1933, alors que l’armée de l’air a été créée mais qu’elle attend sa loi d’organisation, Armengaud écrit, après avoir noté que les forces aériennes peuvent à la fois intervenir sur terre et sur mer :
Mais alors le principe de la concentration et de l’économie des forces semble recommander de réduire à l’extrême les forces aériennes respectivement maintenues, en tout état de cause, au service de l’armée de terre et de l’armée de mer comme arme auxiliaire ; on disposerait ainsi du maximum ou de la presque totalité des unités aériennes pour agir sur terre ou sur mer, suivant la situation, avec une armée de l’air portée à sa plus grande puissance. Cette thèse absolue est celle de l’italien Douhet. Elle est évidemment excessive car il n’y a rien d’absolu à la guerre. Les plus grands stratèges n’ont généralement pas pu supprimer complètement les fronts ou les armées d’opérations secondaires opérant au bénéfice de l’armée ou du front principal22 !
Ces discussions relatives aux aviations auxiliaires illustrent les limites de l’influence de Douhet au cours de cette période de la fin des années 1920 et du début des années 1930. Elles constituent le cœur des négociations avec l’armée de terre et la marine sur l’organisation de l’armée de l’air menées par Painlevé.
1. 3. Painlevé, véritable père de l’armée de l’air
Les quelques éléments de la future doctrine de l’armée de l’air issus des enseignements tirés de la Grande Guerre et renforcés par la propagation des idées douhétiennes dans la presse sont élaborés par un petit groupe d’hommes qui gravite autour des secrétaires d’État ou ministres de l’Air à partir de 1928 : Laurent-Eynac, Jacques-Louis Dumesnil, Paul Painlevé et Étienne Riché. Parmi eux, Painlevé joue probablement le rôle le plus important car il est politiquement celui qui pèse le plus alors qu’il a été quatorze fois ministre et trois fois président du Conseil mais aussi car, comme savant, il s’est intéressé très tôt à l’air en volant avec Wilbur Wright au camp d’Auvours en 1908. Ministre de la Guerre en 1928, il convainc sans doute Poincaré de créer le ministère de l’Air23. Enfin, comme ministre de l’Air, il obtient, en novembre 1932, du ministre de la Marine la signature d’un accord sur la répartition de l’aviation maritime entre la marine nationale et l’armée de l’air, ce qui permet de lever l’opposition de la marine à la création d’une armée de l’air indépendante. Il est secondé dans sa tâche par Étienne Riché. Moins puissant politiquement, celui-ci a une intime connaissance des problèmes aéronautiques qu’il a acquise en tant que pilote pendant la guerre, puis ensuite comme député, membre de la commission de l’Aéronautique de la Chambre. Il est notamment le rapporteur du projet de loi sur l’organisation des forces aériennes déposé en 1929 et dont l’adoption est notamment bloquée par l’opposition de la marine. Il succède à Painlevé en janvier 1930 à la tête du département de l’Air réduit au niveau d’un sous-secrétariat d’État puis lors de la dissolution de celui-ci il reste sous-secrétaire d’État à la défense nationale jusqu’en juin 1932. Il est notamment intéressant de noter que les principes défendus par Riché dans son rapport sur l’organisation des forces aériennes de 1930 sont ceux qui seront repris par Painlevé et Cot et qui serviront à établir l’armée de l’air24. Étienne Riché est également un proche de la rédaction des Ailes et affirme ses convictions douhétiennes en insistant notamment sur l’aviation de bombardement25.
Dans un contexte marqué par la fin des révoltes coloniales, l’entrée de l’Europe dans une sorte de pacifisme juridique avec l’adoption du pacte de Locarno, la construction de la ligne Maginot et la réduction du service militaire à un an, Painlevé joue un rôle essentiel dans la création d’une armée de l’air indépendante qui semble à première vue aller à contre-courant des idées ambiantes. Cependant, comme le montre un de ses discours en décembre 1931, la création d’une armée de l’air semble s’inscrire logiquement dans son esprit comme le bouclier aérien d’une France désarmée ayant adopté une position défensive :
La France a eu, aura toutes les initiatives, toutes les audaces, sauf celle d’aventurer sa propre existence. Car c’est une illusion qu’il ne faut pas laisser s’ancrer dans le cerveau des foules de croire que le désarmement pur et simple, c’est automatiquement la paix. Si demain, dans l’état actuel des esprits sans aucune précaution, sans aucune convention efficace, l’Europe était intégralement désarmée, jamais elle n’aurait été plus près de la guerre ; des avions civils qui n’auraient à redouter aucune résistance gorgés d’explosifs (autre forme de pacifiques engrais) se chargeraient de le lui montrer26.
En définitive, la politique militaire du gouvernement de cette fin des années 1920 et début des années 1930 applique la célèbre maxime de Douhet : « Adopter sur terre et sur mer une attitude défensive et faire masse pour l’offensive en l’air27 ». Il est certain également que l’agitation médiatique autour du spectre d’une attaque aérochimique des grands centres urbains et la conférence sur le désarmement de 1932 où doit être discutée l’interdiction de l’aviation de bombardement jouent sur la décision d’accélérer le processus de création de l’armée de l’air28. Il serait intéressant d’ailleurs de déterminer dans quelle mesure les convictions pacifistes de Painlevé, qui sont aussi celles de son successeur au ministère de l’Air, Pierre Cot, ont joué dans sa détermination à créer l’armée de l’air.
Au cours de ses deux ministériats (décembre 1930-janvier 1931 et juin 1932-janvier 1933), Painlevé jette les bases de l’armée de l’air et aurait sans doute présidé à sa création si un grave malaise, en novembre 1932 à la tribune de la Chambre, ne l’avait pas conduit à se retirer de la vie politique. Les projets de loi organique sur l’organisation des forces aériennes, déposés à la Chambre des députés en 1929, n’ayant pas été soumis au vote, Painlevé se consacre à l’organisation de son ministère. Il dépose un nouveau projet de loi portant organisation du ministère de l’Air devant compléter le décret du 2 octobre 1928 qui l’avait créé. Il opère ensuite une unification en deux temps des responsabilités militaires en matière d’aéronautique. Tout d’abord, il obtient en janvier 1931 que le même officier général cumule les fonctions d’inspecteur général des forces aériennes (qui dépend du ministère de l’Air) et d’inspecteur général pour l’aéronautique adjoint à l’inspecteur général de l’armée (qui dépend du ministère de la Guerre)29. Le général Barès, qui était inspecteur général des forces aériennes, doit laisser sa place au général Émile Hergault, polytechnicien, artilleur, qui n’a jamais servi dans l’aéronautique mais qui est plus ancien que lui et qui était auparavant inspecteur adjoint pour l’aéronautique au ministère de la Guerre. Dans un deuxième temps, en août 1931, Riché obtient la réunion des fonctions d’inspecteur général des forces aériennes et de chef d’état-major des forces aériennes. Une nouvelle fois Barès, qui avait été nommé en janvier chef d’état-major des forces aériennes, doit laisser sa place à Hergault, qui devient le chef militaire unique des forces aériennes. Enfin, quelques jours avant de quitter le ministère de l’Air, en janvier 1933, Painlevé nomme le général Barès à la place d’Hergault. Pour la première fois depuis la fin de la guerre, un aviateur devient le responsable militaire unique des forces aériennes.
La deuxième modification de l’organisation des forces aériennes apportée par Riché et Painlevé consiste à créer en août 1931 un Conseil supérieur de l’air en nommant ses membres sur le modèle des autres conseils supérieurs d’armée : le ministre, l’inspecteur général, le chef d’état-major des forces aériennes, le directeur général technique et cinq officiers généraux des forces aériennes. Il comprend, en outre, l’inspecteur général de la défense aérienne du territoire, c’est-à-dire le maréchal Pétain, et les représentants de la Guerre et de la Marine. La composition de ce conseil est intéressante. Initialement, y siègent les généraux de division Barès, Goÿs, Michaud, Pujo et Saconney30. En janvier 1932, l’ingénieur général Caquot (directeur général technique) et le général Hergault y entrent pour la première fois. Le général Armengaud y entre en septembre 1932 alors qu’il est chef du cabinet militaire de Painlevé.
La constitution de ce Conseil supérieur de l’air illustre encore la reprise en main de l’aviation militaire par les aviateurs. Certes tous les généraux sont saint-cyriens ou polytechniciens, brevetés de l’École supérieure de guerre (sauf le général de Goÿs) mais surtout ils ont servi dans l’aéronautique militaire (sauf Hergault, mais son cas sera réglé par Painlevé en janvier 1933). Barès a été le chef du service aéronautique du GQG du temps du général Joffre. Goÿs est le créateur de l’aviation de bombardement en 1915. Pujo a été commandant de l’aéronautique du groupe d’armée nord en 1916 avec Foch. Saconney a joué un grand rôle avant la guerre dans la photographie aérienne et les cerfs-volants militaires qui rendirent de grands services au début du conflit avant le perfectionnement de l’aérostation. Seul Michaud a passé la guerre dans l’infanterie ou les états-majors mais il avait passé son brevet de pilote en 1911 et avait retrouvé l’aéronautique en prenant le commandement d’un régiment d’aviation en septembre 1921. Ces réorganisations du ministère de l’Air par Painlevé et Riché et le choix d’aviateurs pour présider aux destinées de l’aéronautique militaire rompent avec la période des années 1920 et préparent la création de l’armée de l’air destinée à appliquer les grands enseignements tirés du dernier conflit en matière de guerre aérienne plus qu’à appliquer une théorie importée de l’étranger et qui ne correspond que partiellement aux nécessités militaires du moment. Lorsque le Conseil supérieur de l’air se réunit pour la première fois le 4 décembre 1931, il consacre d’ailleurs sa réunion à l’examen du programme des fabrications aériennes et il approuve la construction d’un avion multiplace de combat.
Il est hautement vraisemblable que Painlevé, ministre de l’Air, ait agi en 1932 en préparant la création de l’armée de l’air si ce n’est avec l’accord de Pétain, du moins après avoir pris son avis. Pétain est le chef militaire dont Painlevé est le plus proche. Comme ministre de la Guerre en 1917, il l’a fait nommer commandant en chef des armées françaises. Président du conseil en 1925, il envoie le maréchal Pétain mener la guerre contre les Rifains. Les grandes réformes militaires conduites par Painlevé, notamment la construction de la ligne Maginot ou la réduction de la durée du service militaire à un an sont conduites en concertation avec Pétain à l’époque vice-président du Conseil supérieur de la guerre. Nous ne connaissons pas le contenu de leurs échanges mais il est probable que Pétain ne s’oppose pas à la création de l’armée de l’air qui est de nature à satisfaire des préoccupations qu’il a exprimées publiquement mais qu’il soutient les demandes du général Weygand, chef d’état-major de l’armée, sur la nécessité de ne pas enlever aux forces terrestres leur aviation de coopération.
2. La création de l’armée de l’air : une absence de rupture ?
Par bien des aspects, la création de l’armée de l’air ne semble pas constituer une rupture : les textes maintiennent la coopération avec les armées de surface ; les aviateurs militaires ont été placés à la tête des forces aériennes dès 1931-1932 ; la décision de fabriquer un avion multiplace est issue des leçons tirées de la guerre. Si la création de l’armée de l’air cristallise des tendances déjà préexistantes, elle ouvre néanmoins une nouvelle période qui permet de bâtir les structures de l’armée de l’air indépendante.
2. 1. L’arrivée de Denain : la prise de pouvoir des Douhétiens ?
Nommé ministre de l’Air en janvier 1933, afin de régler l’affaire de l’Aéropostale, Pierre Cot semble s’en remettre entièrement au général Denain en ce qui concerne l’aviation militaire31. Victor Denain lui avait été recommandé par Painlevé à qui il devait son maroquin. Saint-Cyrien, breveté de l’École supérieure de guerre, Denain est passé dans l’aéronautique militaire, en 1915, après avoir été gravement blessé. Il s’est d’abord illustré sur le front d’Orient en y commandant l’aéronautique, puis au Levant en participant aux opérations contre les Druzes. Enfin, il a appartenu aux maisons militaires des présidents de la République Alexandre Millerand et Gaston Doumergue. Mais Denain n’a pas vécu les premières années du ministère de l’Air. Après avoir suivi les cours du Centre des hautes études militaires, de 1928 à 1931, il est envoyé en Pologne comme chef de la mission militaire32. En fait, lorsqu’il est nommé à sa tête, le général Denain connaît assez peu l’armée de l’air. Engagé sur le front d’Orient, puis au Levant et en Pologne et enfin affecté auprès des présidents de la République, il a finalement assez peu servi dans les unités aériennes et surtout dans les états-majors centraux. Il n’a ni connu les grands combats des aviateurs au GQG pendant la guerre, ni la tentative de normalisation des années 1920 avec la direction de l’aéronautique militaire, ni encore les grandes querelles autour du concept d’air intégral au ministère de l’Air. C’est un homme neuf, étranger aux coteries qui structurent la sociabilité militaire de l’entre-deux-guerres : celle de Joffre, de Foch ou de Pétain et leurs prolongements.
Le général Denain a été classé parmi les douhétiens33. Effectivement, ses positions se rapprochent des théories du général italien. Le lendemain de sa nomination comme chef d’état-major des forces aériennes, le 8 février 1933, devant la commission de l’aéronautique de la chambre des députés, il annonce son programme :
Il faut tenir compte de la doctrine de Douhet, car nous devons penser que nous serons nécessairement conduits à faire face à une lutte aérienne engagée par surprise au début de la guerre. C’est le pire pour nous, mais il faut que nous nous y préparions. Tout l’état-major se prépare à cette lutte. Pour le moment, notre aviation n’est ni prête, ni adaptée à ce genre de combat général34.
Denain est décrit par un ancien officier de son cabinet comme un des chefs d’état-major les plus intelligents et les plus cultivés35. Mais il paraît à son chef de cabinet hésitant, très politique et prudent36. Il est aussi décrit par un ancien officier de l’état-major général de l’armée de l’air comme un homme qui ne sait pas ce qu’il veut faire, qui ne connait pas réellement les théories douhétiennes et qui arrive avec des idées périmées37. Ce témoignage est conforté par celui de Jean Romeyer, le traducteur de Douhet pour Les Ailes en 1932, qui raconte qu’il a été invité par le général Denain pour lui exposer les idées du général italien qu’en 1935 c’est-à-dire bien après sa prise de fonction et l’organisation de l’armée de l’air38.
Une des premières décisions de Denain comme chef d’état-major de l’armée de l’air est d’entériner le choix de fabriquer un multiplace proposé par le Conseil supérieur de l’air et de choisir le Potez Po-540, avion en bois pouvant emporter 1 500 tonnes de bombes à 1 000 km et personnifiant le concept d’avion polyvalent qualifié de BCR pour « bombardement, chasse, reconnaissance ». Mais Denain veut aller plus loin et supprimer la chasse alors que celle-ci est en phase de rénovation grâce notamment au moteur à compression Hispano-Suiza 12 Y dessiné par l’ingénieur Marc Birkigt qui peut recevoir un canon de 20 mm39. Bien qu’il soit sans aucun doute le grand chef militaire et le brillant organisateur qui a été décrit, il n’est pas exclu que le général Denain ait été aussi un homme qui connaissait mal les problèmes aéronautiques, qu’ils soient techniques ou industriels40.
Ayant assez peu servi en état-major central, il connait aussi assez peu les officiers brevetés de l’École supérieure de guerre, d’ailleurs peu nombreux, qui forment la colonne vertébrale des états-majors et du commandement de l’aéronautique militaire. Une de ses premières décisions en matière de gestion des ressources humaines est de proposer un aviateur pour le cabinet de Pierre Cot. Il désigne le colonel Henri Jauneaud qu’il avait connu en 1915 lorsqu’ils passaient tous les deux leur brevet de pilote41. Comme lui, Jauneaud est resté éloigné de la 12e direction et du ministère de l’Air puisqu’il a servi au Brésil au sein de la mission militaire française de 1924 à 193142. Autre choix caractéristique en matière de ressources humaines, Denain choisit comme chef de cabinet un homme assez âgé, éloigné des principales coteries : le lieutenant-colonel Jules Davet (1884-1978), un aérostier qui avait été chef de cabinet d’Étienne Riché et qui avait passé l’essentiel de la Grande Guerre en captivité43. Par contre, il prend comme sous-chef de cabinet le commandant René Chambe, ancien de la célèbre escadrille MS-12 et écrivain reconnu, qu’il avait sans doute rencontré lorsque celui-ci commandait une escadrille en Roumanie. Chambe connaît parfaitement toutes les histoires de l’aéronautique pendant la guerre et prodigue sans doute de nombreux conseils à son chef dont il est peut-être le véritable inspirateur44.
Homme neuf, le nouveau chef d’état-major commence par se débarrasser de la clique qui incarnait la mainmise de l’armée de terre sur l’aéronautique. Le lieutenant-colonel Jean Hebrard appartenait avec le colonel Mouchard et le lieutenant-colonel Marcel Tétu à l’ancienne équipe du général Hergault et sont remplacés par le nouveau chef d’état-major général de l’armée de l’air dans leurs responsabilités au ministère de l’Air dès 193345. Denain s’entoure d’hommes qu’il connaît comme le commandant Henri Tourre avec qui il a combattu au Levant, qui rejoint l’état-major des forces aériennes à l’issue de sa scolarité à l’École supérieure de guerre en 1932 et sera son chef de cabinet en 1934 au ministère de l’Air. C’est le cas également du lieutenant-colonel Roger Testart qui avait servi sous ses ordres à Beyrouth et qui sera affecté à l’état-major général de l’armée de l’air en 1933 et au cabinet du ministre en 193546.
Ces choix illustrent le changement signifié par l’arrivée du général Denain à la tête de l’armée de l’air. Mais le choix d’hommes jeunes ayant servi en dehors de l’administration centrale ou d’hommes restés en dehors des coteries parisiennes des états-majors illustre sans doute le fait que Denain a de la peine à s’entourer. Il arrive à la tête d’une armée de l’air qui manque de grands chefs aériens c’est-à-dire convaincus que l’aviation militaire change en profondeur la manière de conduire les opérations militaires. Une grande partie et peut-être même la majorité de ses généraux de division est, en effet, loin d’être acquise aux idées nouvelles, celles de Douhet mais sans doute aussi plus prosaïquement à l’idée de l’indépendance de l’armée de l’air.
2. 2. La réforme de l’état-major général de l’armée de l’air
Lorsque le général Denain est nommé chef des forces aériennes en février 1933, tout reste à construire. Les principales étapes sont connues : 1er avril 1933, décret de création de l’armée de l’air ; 2 juillet 1934, loi fixant l’organisation générale de l’armée de l’air et 6 juillet 1934, vote du Plan I de rénovation du matériel. Ce n’est réellement qu’à partir de l’été 1934 que le général Denain organise l’armée de l’air, non plus comme chef d’état-major général de l’armée de l’air mais comme ministre de l’Air puisqu’il est entré dans le gouvernement Doumergue avec ce portefeuille en février 1934.
Alors qu’il occupe le bureau du ministre au 7e étage de l’immeuble du ministère de l’Air, boulevard Victor, il délègue les fonctions de chef d’état-major général de l’armée de l’air au général Barès, qui est un chef prestigieux, breveté de l’École supérieure de guerre mais n’est pas un homme d’état-major. Après la loi d’organisation du 2 juillet, deux sous-chefferies sont créées à l’EMGAA dont la dimension reste réduite : 66 officiers en 193547. Mais le 1er septembre 1934, après le départ du général Barès, le général Denain décide de cumuler ses fonctions de ministre avec celles de chef d’état-major général et de supprimer les fonctions d’inspecteur général. Il reste donc le chef unique de l’aviation militaire et prend le général Louis Picard comme adjoint. Cette situation dure jusqu’en décembre 1935, date à laquelle Denain confie le poste de chef d’état-major général au général Bernard Pujo. Cette concentration du pouvoir dénote un certain état d’esprit de la part du général Denain, mais aussi l’absence, à ses yeux, d’aviateurs capables de diriger la nouvelle armée de l’air indépendante. D’autant plus qu’il ne s’entend pas avec ses principaux adjoints.
Les généraux Pujo et Picard ont des parcours similaires même si Pujo est plus ancien de deux ans. Ils sont tous les deux saint-cyriens, fantassins, brevetés de l’ESG. Ils furent tous les deux observateurs pendant la guerre, avant de passer leur brevet de pilote pour commander des unités aériennes après-guerre. Ils sont tous les deux issus de la France rurale. Le général Pujo est fils d’un instituteur de Bigorre et le général Picard est issu d’une famille de paysans du Morvan, dont il a hérité, dit-on, du bon sens et de la malice48. Puis, ils servirent ensemble à la direction de l’aéronautique militaire avant la création du ministère de l’Air. Les deux ont des rapports difficiles avec Denain. Pujo ne souhaite pas travailler avec Denain dont il ne partage pas les convictions sur l’aviation49. Picard est, selon les témoignages, un véritable organisateur, un bourreau de travail, mais il n’a pas un carnet de vol très rempli et a des conceptions qui datent de 1917 qui s’opposent à celles de Denain50. D’ailleurs, Picard reçoit un blâme de la part de Denain, ce qui est extrêmement rare à ce niveau de responsabilité51. Finalement, Picard donne sa démission, en 1936, avant sa limite d’âge car il est en désaccord avec la politique suivie52.
Le général Denain ne rencontre sans doute pas davantage de soutien du côté des membres du Conseil supérieur de l’air (CSA). En avril 1934, comme ministre de l’Air, il garde au Conseil supérieur de l’air Barès, Saconney, Pujo, Goÿs, Michaud et Armengaud. En septembre 1934, il réduit le nombre de généraux membres du Conseil supérieur de l’air de sept à cinq – Armengaud, Goÿs, Picard, Pujo et lui – et fait entrer deux inspecteurs généraux issus de la marine : Fortant, inspecteur général technique de l’armée de l’air, et l’ingénieur général Paul Dumanois, directeur des constructions aériennes. Il réduit également de quatre à trois le nombre de régions aériennes, ce qui réduit le nombre de grands commandements attribuables à des généraux de division. En 1936, le Conseil supérieur de l’air compte : Armengaud, Pujo, Picard, Tulasne, l’inspecteur général Fortant et l’ingénieur général Volpert, nouveau directeur des constructions aériennes. La composition de ce Conseil, qui doit donner un avis sur les principales orientations de l’armée de l’air en matière d’équipement et d’organisation, évolue donc peu. Armengaud, Pujo et Picard sont des partisans de l’aviation de coopération. Seul le général Jean Tulasne est un partisan des idées nouvelles. Saint-cyrien, fantassin, breveté de l’École supérieure de guerre, il était passé dans l’aéronautique militaire en 1912 et avait été l’adjoint du général Barès au GQG de Joffre en septembre 1914. C’est le préfacier de la traduction partielle de l’œuvre de Douhet publiée en 1932 par Jean Romeyer et le signataire d’un article publié dans la Revue des deux mondes en mai 1932, écrit par le colonel Vauthier et intitulé : « Une nouvelle doctrine de guerre53 ». Il semble donc que le général Denain ait été confronté à un véritable problème de ressources humaines dans le haut-commandement de l’armée de l’air. L’ancienne génération, celle des généraux de division, ne comptant presque que des partisans de l’aviation de coopération, c’est-à-dire d’une aviation tournée vers le soutien des forces de surface et non d’une aviation destinée à acquérir la maîtrise de l’air et à jouer un rôle offensif par le bombardement.
Sur le plan des matériels, le général Denain veut mettre sur pied une armée de l’air puissante capable de faire face aux nouveaux dangers internationaux. C’est l’objet du plan I qui prévoit de fournir à l’armée de l’air plus de mille avions de bombardement, de chasse ou de reconnaissance. Désirant consacrer la majeure partie des crédits d’équipement à ces constructions en série, il réduit les crédits consacrés à la recherche et aux prototypes. Cette nouvelle politique conduit, en mars 1934, au départ de l’ingénieur Albert Caquot, directeur général technique et industriel du ministère de l’Air depuis 1928, qui incarnait la politique des prototypes. Le général Denain choisit pour le remplacer l’ingénieur Paul Dumanois qui, après avoir œuvré au profit de la marine pendant la guerre, avait créé le service des essais en vol dans les années 1920. Mais au bout de quinze mois, Dumanois quitte son poste car il s’oppose à Denain. Celui-ci fait alors appel à un autre polytechnicien : Jean Volpert. Ancien du cabinet de Painlevé, Volpert s’était distingué en menant une mission d’étude de l’industrie aéronautique américaine qui avait mis en évidence le retard acquis par les Français dans ce domaine. Ayant presque vingt ans de moins que Dumanois, Volpert met en œuvre sans discuter la politique d’équipement définie par Denain à partir de mai 193554.
Ces quelques exemples montrent l’ampleur des difficultés et des résistances que le général Denain rencontre dans sa tentative de rénovation des forces aériennes et de création de l’armée de l’air.
2. 3. La marque de Denain : le retour du bombardement
Au-delà de l’organisation et des changements de personnes, l’action du général Denain s’exerce principalement sur les questions de matériel. Thierry Vivier a bien montré comment le plan I de rénovation de l’armée de l’air était principalement tourné vers la constitution d’une puissante flotte de bombardement capable de s’attaquer aux objectifs en territoire ennemi, dans un contexte marqué, dans le domaine financier, par la grande dépression et, dans le domaine diplomatique, par la conférence de désarmement55. Dans son entreprise, Denain peut compter sur le soutien de la presse aéronautique et de nombreux lobbies. En février 1934, par exemple, plusieurs associations se regroupent pour former une union nationale de défense aérienne sous la présidence de Gaston Doumergue et la vice-présidence de Laurent-Eynac. Elle a pour but « la propagande générale en vue de la constitution d’une puissante aéronautique française » et d’assister les autorités civiles dans la protection de la population. Au même moment, Sarraut, ministre de l’Intérieur, dépose une loi portant obligation d’organiser la protection de la population civile contre les bombardements aériens56.
Mais, encore une fois, le général Denain ne peut pas compter sur le soutien des grandes figures ayant servi dans le bombardement pendant la guerre. Très peu de bombardiers sont en position de responsabilité au cours de ces années. Beaucoup sont partis dans le civil comme le général Duval ou Jean Dagnaux. D’autres étaient déjà assez âgés et sont partis rapidement comme le général de Vaulgrenant. Quelques-uns sont restés mais ont servi dans des fonctions non-opérationnelles comme le général Jean Jannekeyn, un des héros de l’avion de bombardement de 1918, qui bifurque ensuite dans les services du matériel aéronautique57. D’autres n’ont pas les sacrements nécessaires pour occuper des hautes fonctions de commandement. Le colonel Alexandre Bouchet, par exemple, qui a servi au sein de la division aérienne et qui commande un régiment de bombardement dans les années 1920, n’est ni saint-cyrien ni breveté de l’École supérieure de guerre.
Ceux qui restent dans l’armée de l’air se lancent, dans les années 1920 et au début des années 1930, dans la politique des grands raids comme le général de Goÿs, Vuillemin ou Dagnaux avant de quitter l’armée de l’air. La Croisière noire que Vuillemin mène en Afrique française est une réponse aux grandes croisières conduites par le maréchal Balbo. Ce « tour de jardin », comme l’avaient surnommé Vuillemin et Bouscat, répond à une préoccupation politique de Pierre Cot d’affirmer la puissance de l’aviation française. Or ces démonstrations absorbent beaucoup d’énergies et de ressources. Il faut préparer les avions et les équipages mais aussi rénover ou bâtir une infrastructure adéquate58. La politique des raids, si elle apporte de la notoriété aux ailes françaises et si elle constitue un véritable outil de diplomatie aérienne, ne remplace pas l’entraînement au bombardement et aux véritables opérations. Or, les unités de bombardement semblent peu s’entraîner à la guerre. Au point de vue tactique, lors des manœuvres et des entraînements, le bombardement ne sert toujours que de plastron pour la chasse59.
Dans le domaine du bombardement qui constitue un des axes principaux dans lequel il cherche à développer l’armée de l’air, le général Denain semble manquer de collaborateurs prêts à appuyer et mettre en œuvre sa politique. Si la création de l’armée de l’air en 1933 marque un tournant, il manque des chefs convaincus pour animer les nouvelles structures et mettre en œuvre la révolution militaire induite par l’apparition du plus lourd que l’air.
3. Conclusion
Que pouvons-nous dire en conclusion de la place du douhétisme dans l’armée de l’air ? Thierry Vivier a décrit un douhétisme triomphant jusqu’en 1936 et employé l’expression « méfaits du douhétisme » à propos du choix du BCR (bombardement, chasse, reconnaissance)60. Ladislas Mysyrowicz dans son livre sur la défaite de 1940 lui attribue le choix de construire des avions polyvalents, bien armés et dotés d’un grand rayon d’action mais lents et peu manœuvrables, incapables de se défendre face à des chasseurs rapides et agiles61. Or, comme nous l’avons vu, le choix du BCR répond avant tout aux enseignements tirés par les aviateurs de la Grande Guerre avant d’être le résultat d’un compromis institutionnel décrit par Pascal Vennesson ou un compromis budgétaire comme l’a écrit Claude Carlier62.
Le général Denain ne paraît pas un douhétien convaincu car il connaît mal l’œuvre du général italien mais c’est un homme qui a les idées larges et a des talents d’organisateur. Il est déterminé à créer une armée de l’air indépendante qui puisse faire sentir son action propre en conquérant la maîtrise de l’air. Mais, il apparaît relativement isolé car le haut-commandement de l’armée de l’air, c’est-à-dire les membres du Conseil supérieur de l’air et ses grands subordonnés, apparaissent peu convaincus et plutôt partisans d’une aviation de coopération63.
Dans le domaine de la doctrine, Douhet ne paraît pas non plus particulièrement influent. Pascal Vennesson écrit justement que : « L’armée de l’air n’a pas été créée à partir d’une doctrine militaire inspirée du général italien Giulio Douhet. Les partisans de l’institutionnalisation ont au contraire contesté Douhet, rejeté le principe d’une doctrine et préservé la confusion sur l’emploi potentiel de l’institution nouvelle64 ». Mais, d’une part, il faut rappeler que la doctrine de Douhet se situe au niveau des idées conceptuelles et non au niveau des idées empiriques pour reprendre une distinction énoncée en introduction. D’autre part, la doctrine de Douhet ne répond pas aux objectifs de la politique de défense française ni à ses contraintes propres. Ce n’est pas parce que certains éléments du douhétisme sont rejetés – comme la suppression de la chasse ou le maintien d’aviations de coopération – que la doctrine française est confuse. Elle retient certains éléments comme le BCR en 1931-1932 ou l’idée d’agir sur les centres de gravité ennemis mais choisit une voie de développement propre. Comment imaginer que la suppression de l’aviation de coopération avec l’armée de terre que prône Douhet puisse répondre aux impératifs de la politique de défense française dont l’enjeu principal est d’éviter une nouvelle invasion terrestre du territoire national ? Mais, quelles que soient les raisons, l’influence de Douhet ne transparaît pas dans la doctrine de l’armée de l’air telle qu’elle est formalisée et publiée dans les années 193065. Il n’y a pas de conversion des aviateurs français au douhétisme.
Le principal facteur qui semble expliquer cette absence de réelle influence de Douhet sur l’armée de l’air tient au faible nombre de partisans des idées nouvelles dans l’armée de l’air elle-même. Ce véritable rapport de forces n’a pas échappé aux observateurs avertis de l’armée de l’air. En 1935, le commandant André Langeron, un des commentateurs les mieux informés de la vie de l’aéronautique militaire dans l’entre-deux-guerres, écrit dans Les Ailes :
Longtemps ignorante, puis instinctivement réfractaire, notre armée de l’air fait aujourd’hui du douhétisme, mais de façon inconsciente, sans prononcer le nom de la chose et avec une moue des lèvres. L’explication de ce phénomène est simple. Douhet n’a jamais eu dans nos milieux qu’une petite troupe de fidèles, troupe trépidante, il est vrai, criant fort sur les toits et disposant de toutes les colonnes de ce journal. Les « coopérateurs » au contraire étaient et sont restés fort nombreux. Ils détenaient même jusqu’à l’arrivée du général Denain à l’état-major général toutes les avenues du pouvoir66.
Ces affirmations traduisent sans doute assez fidèlement l’œuvre du général Denain et les obstacles internes qu’il a dû vaincre pour créer et organiser une armée de l’air indépendante.
Douhet servirait donc avant tout de catalyseur au débat doctrinal français sur l’organisation et l’équipement de l’armée de l’air et offrirait des arguments à ceux qui, d’une part défendent une politique pacifiste et voient dans l’aviation le nécessaire complément offensif à un dispositif statique défensif et, d’autre part, aux aviateurs qui voient certaines de leurs propres convictions sur l’avion multiplace ou sur l’aviation réservée reprises dans une doctrine militaire globale et cohérente qui de plus a le goût de la nouveauté et des allures inédites par son origine italienne. Un chroniqueur anonyme décrira, assez exactement sans doute, quelques années après le ministériat de Denain, les limites du douhétisme dans l’armée de l’air : « Faudra-t-il démontrer une fois de plus que nos “rénovateurs” n’ont jamais su emprunter à Douhet que les apparences subjectives de sa doctrine, pour justifier l’indépendance de l’armée de l’air, comme ils ont emprunté sa mauvaise technique67 ? »