Chemins de l’école : école, langue et décolonialité dans la littérature antillaise

  • Caminos a la escuela : escuela, lengua ydecolonialidad en la literatura antillana
  • On the Way to School: School, Language, and Decoloniality in the Antillean Literature

L’article analyse quatre œuvres liées à l’expérience de l’école aux Antilles à différents moments du XXème siècle. On cherchera à y appréhender la manièredont elles mettent en scène les mécanismes de la colonialité propres à l’école, ainsi que leur violence épistémique, qui normalise et « civilise » les esprits et les corps des élèves. On y étudiera également la présence d’une impulsion décoloniale (au sensde Walter Mignolo) pour établir si (et de quelle façon) ils constituent une contribution à une « grammaire décoloniale » à envisager aux Antilles.

El artículo analiza cuatro obras relacionadas con la experiencia escolar en las Antillas en diferentes momentos del siglo XX. Se trata de describir la manera en que ponen en escena los mecanismos de la colonialidad propios de la escuela, así como la violencia epistémica que normaliza y “civiliza” los espíritus y los cuerpos de los alumnos. Se estudiará asimismo la presencia de un ímpetu decolonial (en el sentido de Walter Mignolo) para establecer si (y de qué manera) constituyen un aporte a una “gramática decolonial” a proyectar en las Antillas.

The article analyses four works related to the experience of school in the Antilles at different moments in the 20th century. The aim is to understand the way in which they configure the mechanisms of coloniality specific to the school, as well as their epistemic violence,which normalizes and “civilizes” the minds and bodies of the students. The articles analyses as well the presence of a decolonial impulse (in the sense of Walter Mignolo) in the works in order to establish whether (and in which way) they constitute a contribution to a “decolonial grammar” to be envisaged in the Antilles.

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Introduction

L’expérience de l’école constitue sans aucun doute un moment fondamental dans laformation de l’individu, comme le prouve le fait qu’elle apparaît dans de multiples textes littéraires. Dans le contexte des colonies et ex-colonies, l’école, en tant qu’institution, participe à la configuration complexe des relations de domination et de la colonialité, telle qu’elle est conçue par Walter Mignolo et le groupe d’études modernité/colonialité. À ce titre, elle peut également être pensée à travers du prisme de la décolonisation : en conditionnant le vécu des élèves qui en ressentent les effetsjusque dans leurs corps, l’institution scolaire transmet et reproduit l’idéologie et la matrice du pouvoir de la colonialité, dans une expérience constitutive de l’identité présente et future des sujets colonisés – ce même après la fin du régime colonial.L’école française des Antilles – pendant le colonialisme, mais encore après la départementalisation – fait éprouver à leur niveau le plus profond ce que sont l’altérité, conçue comme manque et infériorité, car l’institution est orientée vers le modèle français métropolitain et exclut tout ce qui constitue la réalité et l’imaginaire des Antilles, que ce soit au niveau matériel, culturel, linguistique ou émotionnel. Ce mécanisme d’exclusion s’étend également aux corps (surtout à travers de la couleur de peau)marqués comme « différents » et par conséquent inférieurs.

De nombreuses œuvres antillaises thématisent en effet l’expérience de l’institution de l’école et la présentent d’une façon subjective, en ce qu’elle est ancrée dans le vécu corporel et spirituel. Constitutive de la construction de la subjectivité des élèves, cette expérience est contradictoire : elle implique une dévalorisation de l’identité antillaise, mais impose en même temps l’école et la participation à la « civilisation française » comme l’unique possibilité de reconnaissance sociale et –semble-t-il– de création littéraire. L’expérience de l’école, tel qu’elle est modelée et appropriée dans de nombreux textes littéraires, mérite donc d’être analysée d’un point de vue tant esthétiquequesocio-politique, afin d’en tirer de possibles réflexions et stratégies de décolonisation.

Pour ce faire, nous observerons quatre de ces expériences modelées à des moments historiques différents et selon des conformations sociales tout aussi diverses. En premier,La Rue Cases-Nègresde Joseph Zobel, classique de la littérature antillaise publié en 1950 qui peut être considéré comme un précurseur de la réflexion sur l’école, et un poème de Guy Tirolien publié en 1961, « Prière d’un petit enfant nègre ». Ces deux œuvres appréhendent l’école de façon contraire : le premier la présente comme un modèle d’ascension sociale et le second la récuse pour cette même raison, au nom de son lien avec la domination coloniale. En second, les récits autobiographiques de Maryse Condé et Patrick Chamoiseau, écrits dans les années 1990, qui reviennent respectivement sur la fin des années 1940 et 1950.

Ces récits jettent non seulement un regard critique sur l’institution de l’école, mais prennent également un recul critique sur l’expérience qu’ils en ont eue, d’une façon tant esthétique qu’analytique – et permettent de cette façon d’en tirer des stratégies décoloniales. La lecture de ces œuvres, faite à la lumière des réflexions de Frantz Fanon, Walter Mignolo, Françoise Vergès etÉdouard Glissant, permettra d’analyser la question fondamentale du rôle de l’école dans la construction identitaire des sujets antillais et – par conséquent – de leur potentiel décolonial.

Écol/onialité et decolonialité

Avant d’étudier ces expériences littéraires de l’école à travers le prisme du colonial et du décolonial, il semble utile de revenir sur le couple modernité/colonialité proposé par Walter Mignolo. Les deux notions sont inséparables : le seul moyen de les surpasser est, semble-t-il, de lescontester au moyen d’un « détachement de la matrice coloniale du pouvoir » (« desprendimiento de la matriz colonial del poder », 2014, p. 26). Cette matrice s’étend logiquement au savoir et à la légitimité de ce savoir, c’est-à-dire à son fonctionnement épistémique.Mignolo se réfère à Fanon, qui indique :

hacia el necesario diagnóstico de la colonización epistémica (de las almas, de las mentes, de los espíritus de los seres) y la lógica perversa de la colonialidad que, en sus propias palabras, distorsiona,desfigura y destruye (o tiende a marginar) todos los pasados, aunque no el pasado de la versión eurocéntrica de la historia. (2014, p. 86)

Selon Mignolo, la différence entre le colonialisme (en tant que fait géopolitique) et la colonialité (comme matricede pouvoir) est fondamentale, tout autant que celle entre la décolonisation, à savoir l’indépendance politique des anciennes colonies, et la décolonialité, qui prend un sens idéologique. Celle-ci englobe tant les colonisés que les colonisateurs et « girael radar e invierte las éticas y las políticas del conocimiento » (Mignolo, 2014, p. 29). Dans ce contexte, il mentionne les « langues impériales », qui se sont voulues nécessaires, voire naturelles, dans la production du savoir : parmi celles-ci se trouvebien entendu le français (2014, p. 26).

DansPeau noire, masques blancs, œuvre déterminante sur l’aliénation de la psyché noire en général (comprise comme colonisation de la subjectivité) et de la psyché des Antillais en particulier, Fanon s’exprime au sujet de l’enseignement et la langue :

La langue officiellement parlée est le français ; les instituteurs surveillent étroitement les enfants pour que le créole ne soit pas utilisé. Nous passons sous silence les raisons invoquées. Donc, apparemment, le problème pourrait être le suivant : aux Antilles comme en Bretagne, il y a un dialecte et il y a la langue française. Mais c’est faux, car les Bretons ne s’estiment pas inférieurs aux Français. Les Bretons n’ont pas été civilisés par le Blanc. (Fanon, 1952, p. 22)

L’interdiction du créole constitue donc selon lui sinon un geste colonial, du moins la continuation de la colonialité. Dans son analyse de l’éducation aux Antilles, Édouard Glissant constate également un mécanisme d’aliénation fondamental affectant lesujet à l’intérieur du système éducatif, mécanisme fondé sur le « manque » : il affirme ainsi que « l’intervention autoritaire et prestigieuse de la langue française ne fait que renforcer les processus du manque » (1997, p. 575).Comme le soutient aussi McCusker, le passage de l’état de sujet « colonial » à celui de « sujet départemental » en 1946 n’y change rien : « the education system […] ensured, in a very real sense, that the child was also one of the primary vectors of cultural assimilation, or of themission civilisatrice. Thus, pedagogic practice mirrored a more general political impetus » (2006, p. 204).À l’inverse, le fait que le français soit la seule langue valable pour la production du savoir aux Antilles constitue sans aucun doute ce que Mignolo appelle la « violence épistémique ».Passé ce constat, l’enjeu consiste ensuite à trouver une manière de contrecarrer cette violence :« ¿Cuáles son las condiciones y las posibilidades para que la corpo-política del conocimiento pueda transformar el locus de enunciación y cambiar los términos de la conversación ? »(Mignolo, 2014, p. 90). En réponse, il propose le concept d’une « grammaire de la décolonialité » qui comprendrait la « décolonisation de l’être et du savoir, de la théorie politique etéconomique » (2014, p. 93) et commencerait « au moment où les acteurs qui habitent des langues et des subjectivités racialisés niées dans leur humanité prennent conscience des effets de la colonialité de l’être et du savoir » (2014, p. 93). Glissant, qui étudie– entre autres – la question de la langue aux Antilles et la pratique de l’écriture, propose de « relativiser la langue française », c’est-à-dire de rendre possible sa coexistence avec d’autres langues (comme le créole), et ainsi articuler une multiplicité de langages à l’intérieur de la langue (1997, p. 552-554)1. Mignolo en propose une approche plus générale en citant une formule prononcée dans le contexte des peuples premiers en Equateur : « aprender a desaprender, para poder así re-aprender » (2014, p. 82). Il fait ainsi référence à la différence entre « nous » et « eux » qui n’est pas présente dansla pensée européenne, parce que « no hay ‘ellos’, solo ‘nosotros’ » (2014, p. 92). Le premier pas nécessaire de cette démarche consisterait donc à reconnaître la répression des subjectivités par le savoir impérial. En ce sens, il faut réussir à cibler lesnoyaux marginalisés desquels émergent les idées de libération et de décolonialité, car « la negación de la coetaneidad, la invención del primitivo y del subdesarrollo, ocultó el hecho de que todos vivimos en el mismo tiempo cósmico, a la vez que en distintos ritmos histórico-temporales » (Mignolo, 2014, p. 94). L’ensemble de ces manières de questionner, provoquer, mettre en évidence et dénoncer la colonialité du savoir sont rassemblées sous le concept de « désobéissance épistémique », qui donne son titre aux réflexions de Mignolo. C’est sous cet angle qu’on analysera notre corpus.

Joseph Zobel : l’école entre moyen d’ascension et institution de la colonialité

Le romanLa Rue Cases-Nègres, publié en 1950, est un incontournable dans l’étude de la représentation littéraire de l’expérience scolaire dans un contexte antillais post-colonial. Adapté au cinéma en 19832et plus récemment en bande dessinée (2018)3, le roman propose de retracer l’expérience fondatrice de l’éducation et de l’école en tant qu’instrument d’ascension sociale et d’émancipation (dans le sens deMignolo), mais non pas de libération4. Le roman, écrit àla première personne – et souvent considéré comme au moins partiellement autobiographique – raconte l’enfance de José Hassam, garçon martiniquais qui vit dans des conditions de quasi esclavage et subit de sévères privations matérielles. Grâce aux efforts de sa grand-mère et de sa mère, il finit son cursus scolaire et passe le bac dans l’intention de poursuivre des études universitaires. À plusieurs reprises, le protagoniste raconte les mauvaises conditions subies pendant son enfance, passée au village Petit-Morne dans la « rue Cases-Nègres » – à savoir l’endroit où habitent les travailleurs des champs de canne –, la précarité dans tous les sens du terme, et par moments aussi la faim, le tout mélangé à des moments heureux, de jeux, d’amitié et d’amour familial. L’apparition de l’école en tant qu’institution de domination semanifeste en particulier au moment de son départ à Fort-de-France pour y vivre avec sa mère et aller au lycée en bénéficiant d’un quart de bourse. La question des moyens matériels se pose constamment : les sacrifices de sa mère pour payer sa scolarité, le fait qu’il soit toujours le plus pauvre des élèves de sa classe (parce que les autres enfants de pauvres ne continuent pas après l’école primaire), les astuces pour vaincre la faim (boire de l’eau, etc.) Ses résultats médiocres de fin de trimestre, la déception de sa mère et sa propre solitude poussent José à douter du sens de son aventure scolaire : « En classe, aucune ardeur. Le temps me semblait long, et je n’avais plus cette confiance dans le pouvoir de l’école de me faire un jour améliorer la situation de mes parents » (Zobel, 1974, p. 244). Dans cette réflexion, l’école se révèle être un poids, une responsabilité qui porte une dimension collective et qu’il doit assumer pour sa famille.Sa prétendue médiocrité, que lui reproche son professeur, se trouve pourtant nuancée par sa réponse à un exercice : une dissertation, sur le sujet « Votre plus émouvant souvenir d’enfance » (Zobel, 1974, p. 269).

José décide d’écrire sur la mort de son ami d’enfance M. Médouze, un vieil homme de la rue Cases-Nègres, qui lui avait entre autres raconté sa vie, l’histoire de l’esclavage et de l’abolition, qu’avait vécue son père, mais aussi et surtout ce pays africain qu’est la Guinée, où « les gens sont comme lui et moi ; mais ils ne meurent pas de fatigue ni de faim » (Zobel, 1974, p. 57). Ses histoires commencent toujours à l’antillaise, avec des « titims », des devinettes qui introduisent les contes, et interpellent le public selon la tradition orale du conte en usant de la formule « Eh cric ! » suivie par la réponse « Eh crac ! »5José affirme avoir toujours éprouvé de l’intérêt et de la curiosité pour ces histoires : « il n’est pas de soir où je le quitte sans que mon cœur et ma curiosité soient apaisés » (Zobel, 1974, p. 56). Le narrateur confère implicitement aux récits de Médouze le statut de savoir, d’un savoir préservé et mis à disposition de la communauté auquel s’ajoutent d’autres savoirs transmis par les parents, des règles, ou selon sa formule, de « grands principes ».

José décide donc d’écrire sur la mort de M. Médouze qu’il avaitauparavant décrite avec ambiguïté, sans « savoir exactement si c’[était] un évènement triste ou bien un fait banal, de peu de conséquence » (Zobel, 1974, p. 98), car l’atmosphère était alors passée de la gaîté et des rires à la tristesse, aux chants et finalement – assumant la perspective collective – aux contes énoncés par le maître conteur, interrompus parfois par « quelqu’un [qui] se levait et disait au sujet de Médouze des paroles qui jetaient tout le monde dans des rires interminables » (Zobel, 1974, p. 101). C’est avec cette scène, qui se développe au cours de plusieurs pages, que la première partie du livre et avec elle le récit de l’enfance de José s’achève. Le rituel collectif qui donne du sens à la mort du vieil homme ressemble à la description deChamoiseau dans un essai sur l’écrivain des Antilles, qui, à l’instar du conteur, doit devenir « un homme seul, debout dans la nuit, solidaire d’un cercle d’âmes écrasées qui attendent de lui l’émerveillement, l’oubli, la distraction, le rire, l’espoir, l’excitation, la clé des résistances et des survies » (1994, p. 157). Que José choisisse cet évènement – lu sur le fond des explications de Chamoiseau – pour sa dissertation n’est pas surprenant. Mais son professeur de Fort-de-France l’accuse d’avoir plagié,sans donner des raisons : on peut supposer qu’il ne le croit pas capable de produire un texte sur un sujet aussi complexe et ambigu que la mort, sujet pourtant fondamental de l’identitécréole. C’est que, de manière certainement inconsciente, le professeur doit percevoir le texte de José comme une « désobéissance épistémique » en opposant un autre savoir au savoir officiel, scolaire.

Zobel ne problématise que deux fois le rapport à la langue ; d’abord, la grand-mère mentionne la France comme « un paystrès lointain […], où les gens ont la peau blanche et parlent d’une manière qu’on appelle ‘français’ » (1974, p. 57). Ensuite, dans une explication de M. Médouze qui l’informe que « pour aller à l’école, il fallait être complètement et proprement habillé,et on y parlait français » (Zobel, 1974, p. 90), associant donc l’école à une idée de « civilisation » et non pas à l’apprentissage en soi. Cependant, le reste du récit ne mentionne ni son apprentissage du français ni le fait que le créole soit sa langue maternelle. Le créole est presque absent du récit, et les quelques mots qui s’entremêlent aux dialogues, toujours écrits en français, sont traduits en bas de page pour les lecteurs français. On pourrait pourtant supposer que les échanges entre amis ou dansla famille de José se fassent tous en créole ; mais l’auteur a choisi d’effacer le créole de son écriture (sauf quelques mots qui font référence à des objets antillais), probablement dans une forme de concession aux lecteurs6, différents de ses amis d’enfance ou de sagrand-mère, qui ne sait pas lire7et n’aurait certainement pas l’argent pour acheter des livres. Le roman n’explicite pas cette décision, mais présente plusieurs autres traces méta-poétiques, dont certaines aux répercussions esthétiques et politiques, c’est-à-dire représentationnelles : il accuse notamment l’écart épistémique entre la langue employée par le narrateur et son expérience de la réalité des Antilles. José décrit d’abord l’expérience de lecture comme la sensation d’« être coupé en deux », « le corps baignant dans la lancinante euphorie de la pluie ou du silence, et la tête passée à travers un monde que je suis très souvent obligé de transposer un peu à l’image du mien pour l’élargir davantage » (Zobel, 1974, p. 232-233). Au plaisir de la lecture s’ajoute déjà ici la rupture entre ce que le personnage lit et ce qu’il vit,rupture qui est expérimentée aussi dans un sens physique : sa description constitue donc la « corpo-politique de la connaissance » mentionnée par Mignolo. Cette expérience de dédoublage semble renvoyer à une expérience plus fondamentale en tant que sujetcolonial/départemental : la prise de conscience de son altérité. Celle-ci s’approfondit par la suite quand il réfléchit à la possibilité de devenir écrivain :

J’aimerais bien faire ça un jour. Mais comment y arriver ? Je n’ai jamais fréquenté ces personnes à cheveux blonds, aux yeux bleus, aux joues roses, qu’on met dans les romans. […] Je ne connais que la rue Cases-Nègres, Petit-Bourg, Sainte-Thérèse, des hommes et des femmes et des enfants plus ou moins noirs. Or, cela ne convient certainement pas pourfaire des romans, puisque je n’ai jamais lu de cette couleur-là. (Zobel, 1974, p. 232-233)

Le métier d’écrivain ou l’exercice de l’écriture est lié dans le discours dominant/impérial à une couleur de peau et à un type d’expérience spécifique, en cohérenceavec ce que Françoise Vergès appelle « racisation » et qui, « couplée avec le genre et la classe produit des spécifiques d’exclusion » (2017, p. 17). José craint donc de ne pas être capable d’écrire des romans parce que son expérience de vie ne ressemble pas à ce qu’il a pu trouver dans les romans. Le romanLa Rue Cases-Nègrespourrait donc être considéré précisément comme celui qui vient suppléer à ce manque de représentation ; etc’est José qui décrira (à l’avenir) la réalité antillaise des années 1930 dela population la plus pauvre de Martinique et la dénoncera comme une continuation, sous un autre nom, de l’esclavage. Partant de là, sa crainte s’avère fausse. En ce sens, le roman en soi rompt avec certains modèles d’écriture européens et introduit non seulement des nouveaux personnages dignes d’être racontés, mais aussi des nouveaux paysages et de nouveaux sujets. Cependant, l’Afrique évoquée par Médouze apparaît comme un territoire tout aussi éloigné que la France – il n’est pas non plus accessible en tant que modèle esthétique et de création. Les quelques éléments de créole qui se trouvent dans le roman (la présence du conteur ou les quelques mots de créole) feront d’ailleurs partie de la future esthétique antillaise. L’apprentissage de José, qui lui délivre notamment une éducation formelle et qui lui permet de poursuivre ses études et de trouver un travail, aboutit finalement à la profession d’écrivain – et non pas de conteur. Le modèle esthétique de Zobel n’est donc pas encore affirmatif, tout du moinspas à la manière des écrivains qui lui suivront ; mais il peut être considéré comme contributeur essentiel au développement d’une grammaire décoloniale des Antilles.

Guy Tirolien : le refus ancré dans la Négritude

En 1961, le poète guadeloupéen Guy Tirolien, membre du mouvement de la Négritude, publie « Prière d’un petit enfant nègre » dans le recueilBalles d’or.Le poème constitue une espèce de contre-modèle de l’expérience narrée par Zobel et un refus de l’école blanche de façon catégorique. Le poème consiste en 15 strophes en vers libres, chacune d’une différente longueur et s’adresse, comme le sous-entend le titre, au « seigneur » : il commence par décrire la fatigue du « je lyrique » qui doit se lever tôt et marcher un long chemin pour arriver à l’école. Ensuite il présente des images de nature associées à la fraîcheur, une journée déterminée par un rythme différent : le contraste est fort avec la discipline scolaire, l’enfermement, la fatigue. Le refus de l’école comme institution et comme moyen d’assimilation et d’ascension sociale est subséquemment exprimé de cette manière :

Ils racontent qu’il faut qu’un petit nègre y aille
   pour qu’il devienne pareil
      aux messieurs de la ville
         aux messieurs comme il faut ;

mais moi je ne veux pas
   devenir comme ils disent
      un monsieur de la ville
         un monsieur comme il faut. 

À partir de la deuxième moitié du poème s’ouvre l’opposition entre le savoir occidental, éloigné du contexte des Antilles, et le savoir autochtone, marqué aussipar la mémoire de l’esclavage :

Les nègres vous le savez n’ont que trop travaillé
Pourquoi faut-il de plus
apprendre dans des livres
qui nous parlent de choses qui ne sont point d’ici. (Tirolien, 1961, p. 21)

Le savoir appris à l’école ne correspond ni àla réalité matérielle ni spirituelle de son environnement – une expérience déjà narrée par Zobel et constatée aussi par Françoise Vergès dans une intervention en 2016 où elle mentionne l’absence de lien entre le paysage, les expériences des habitants des« colonies » et l’enseignement scolaire orienté toujours vers la métropole. Le poème de Tirolien oppose ce savoir artificiel et déconnecté de la tradition orale que le « je lyrique » dit préférer, en évoquant un personnagedeMédouze chez Zobel :

écouterce que dit
dans la nuit
la voix cassée d’un vieux qui raconte en fumant
les histoires de Zamba
et de compère Lapin
et bien d’autres choses encore
qui ne sont pas dans leurs livres.

Le poème se conclut en formulant un désir qui résume ce rejet : « Seigneur, je ne veux plus aller à leur école » (Tirolien, 1961, p. 21), qui comprend le refus d’entreprendre le « chemin d’école » dans le sens d’ascension sociale et donc par conséquent d’appartenir à la société blanche. Cette prise de position est soulignée par l’opposition entre « nous » et « eux » qui structure le poème de façon subliminale (commeMignolo constate par rapport à la posture universaliste des philosophes européens), et se rapproche du constat fait par Ibrahim d’un « tableau antithétique de deuxcolonnes où la première colonne aura pour titre « j’aime » et la deuxième « je n’aime pas » (Ibrahim, 2013, p. 9). Cependant, le « nous » ne s’oppose pas aux « eux » sous la même perspective du « eux » qui « nous » regarde en tant que « sujet à civiliser », car le sujet (référé par « nous ») installe un savoir autre qui n’a pas besoin d’être « civilisé ».

Restent deux aspects remettant en question le refus catégorique et la résistance exprimés au cours du poème : d’un côté, la forme de prière du poème et « dieu », qui, ainsi désigné, ressemble beaucoup au dieu chrétien tout puissant et à la fin complice de la colonisation ; de l’autre, le fait que ce poème soit écrit et non oralisé, en français et non pas en créole. Le fait colonial, dans un sens figuré plus large, semble ne pas pouvoir être entièrement rejeté, parce que la colonisation a déjà eu lieu. Il s’agit d’ailleurs d’un choix qui est cohérent avec les stratégies des poètes de la Négritude selon Hardwick, lesquelles « used their mastery of French culture as a lever, so that they could express a long-denied black civilization which existed in the French colonies » (2018, p. 35-36).

Patrick Chamoiseau : discipliner la créolité – et résister

Chemin d’écoleest le deuxième tome d’une trilogie autobiographique et se divise en deux grandes parties intitulées « Envie » et « Survie ». Cette double constitution se retrouve dans le dédoublement du protagoniste, nommé « petit négrillon », donc à la troisième personne. Cette autodénomination de « négrillon » semble déjà exprimer une aliénation : celle opérée par le regard adulte et extérieur (probablement blanc) sur l’enfant qu’il était – potentialisée par l’institution « française » de l’école autour de laquelle tourne la narration. Mais au travers de cette pratique d’écriture, le narrateur assume également la perspective enfantine de son propre « je » enfantin, passé et fictionnalisé.

Ses premières années à l’école maternelle se passent bien ; sa maîtresse, Man Saline, devient une espèce de variation de sa mère.L’entrée à l’école primaire constitue cependant une expérience difficile, car elle entraîne la mise au pas et la normalisation des élèves dans un sens colonial/départemental. L’effet de l’institution est incarné par la figure du « Maître » – dont la dénomination si commune laisse transparaître le contexte de la plantation au temps de l’esclavage – et passe par les corps et les esprits des élèves : la correction permanente de la prononciation – tel que l’avait analysée Fanon –, les rituels, comme répondre « présent » ou se lever quand le professeur l’autorise.

Le concept de sujet qui opère à l’intérieur de cette éducation obéit clairement à un modèle eurocentriste et poursuit la transformation des sujets « différents » en sujets « égaux » – c’est-à-dire en effaçant de façon violente leur altérité. L’apprentissage de la discipline par les enfants, qui peut être l’un des buts fondamentaux de toute éducation, implique aussi dans ce cas particulier leur « blanchissement », dans un sens d’abord linguistique, puisculturel et par conséquent identitaire. Ce n’est pas sans raison que Fanon dédie le premier chapitre dePeau noire, masques blancsau langage et son rôle central dans l’aliénation des antillais : « Parler, c’est être à même d’employer une certaine syntaxe,posséder la morphologie de telle ou telle langue, mais c’est surtout assumer une culture, supporter le poids d’une civilisation » (1952, p. 13).

La nette valorisation de la culture métropolitaine, au détriment de la culture antillaise, conduit à une ségrégation à l’intérieur de la salle de classe. Ainsi s’y établit une première division entre les « petit-revenus-de-France » qui parlent « bien », et les « autochtones » qui parlent « mal ». Le créole est ainsi dévalorisé comme « sabir de champs-de-cannes » et confronté au « français du savoir, de l’esprit et de l’intelligence » (Chamoiseau, 1994a, p. 90).8Les conséquences sur les élèves en deviennent même comiques : ils en arrivent à se surcorriger, et « fumer » devient « furmer » (p. 90). Dans des dialogues pleins d’humour, le narrateur décrit la « maladresse » des élèves, qui font leur mieux pour correspondre aux attentes scolaires tout en l’opposant à la parole maniérée et soutenue du maître, dans une érudition poussée à l’extrême (avec le marquage constant du « rr ») :

– La capitale de la Frrance, c’est…
– Paru, mêssié…
– Parris, trriste sirre !... Quelle mouche vous a piqué ! ? Ici on peut prrononcer la i tout de même !... (Chamoiseau, 1994a, p. 89-90)

Cette prononciation opèrepars pro totocomme indice de l’aliénation du maître, telle que l’analyse Glissant :

Les membres de professions libérales ou les fonctionnaires (instituteurs, professeurs, médecins, avocats, etc.), généralement tranquilles dans leur aliénation, c’est-à-dire qui ne posent pas de questions (sinon au niveau des réflexes inconscients) sur l’enseignement qu’on leur a prodigué et qu’ils répercutent à leur tour. (Parler français. Éloquence solennelle et vibrante. Prise en charge de la représentation politique par ces élites.). (1997, p. 579)

Glissant parle également du« forcènement caricatural du comportement mimétique et par le baroque redondant de l’expression » (1997, p. 581), description précise du comportement du maître dansChemin d’école. Dans l’essai mentionné, Chamoiseau considère la manière d’intégrer la tradition créole(provenant de l’oralité) dans l’écriture, qui ne doit pas faire l’effort « d’écrire la parole, ou d’écrire sur un mode parlé » (1994b, p. 157-158), mais de mobiliser le « génie de la parole », qu’il définit un peu avant comme « les fractures des phrases,le jeu tourbillonnant des images, l’utilisation ambiguë de l’humour, les effets permanents de distanciation, l’économie générale de la description, le traitement particulier du temps et de l’espace » (p. 156). Ajoutons à propos de l’humour que ridiculiserle professeur ne cache pas la dimension traumatique de l’expérience pour les garçons, qui s’entendent constamment répéter qu’ils ne font jamais assez d’efforts pour se plier à la norme et se transformer. Dans un contexte où « language is the ground zero ofthe classroom battles between the teacher and children » (Johnson, 2013, p. 399), l’humour peut être considéré comme une arme pour résister aux traumatismes du passé. En ce sens, il est révélateur que le français du professeur lui-même ne soit pas aussi solide qu’il le prétend. Dans des situations plus émotionnelles, il recourt en effet au créole9 : son identité et sa socialisation reposent donc sur lalangue créole, qu’il entend cacher pour démontrer sa « civilisation ».

Pour Chamoiseau, le langage, la parole devient un facteur décisif dans la construction de l’identité d’un soi-même en tant qu’antillais : « Parler devint héroïque, voilà ce dont jeparle » (1994a, p. 53). L’« héroïsme » consiste ici à parler, dans un contexte colonial et/ou départemental où la majorité des sujets coloniaux sont muets. Lui, cependant, est – aujourd’hui – capable de parler, c’est-à-dire de nommer et décrire la violenceinhérente au processus de « civilisation » des sujets antillais. En ce sens, parler, que ce soit en général ou de cette expérience en particulier, devient un acte de résistance, c’est-à-dire une contribution a une grammaire de la décolonialité.

D’autresstratégies narratives s’ajoutent à l’humour. D’abord celle des mots, eux si français, mais souvent entrecoupés de néologismes ou d’antillanismes au travers desquels on cherche une expression apte pour écrire la réalité des Antilles. Ensuite, les traces del’oralité, provenant de la tradition créole du conteur face aux « répondeurs » qui apparaissent explicitement dans le texte et font écho, répètent, interprètent ou reformulent les affirmations du narrateur. Cette intégration et interprétation spécifique (non pas imitation) de l’oralité créole doit être comprise comme une résistance à l’école en tant que système d’assimilation et de normalisation – ce qui, on l’a vu, est cohérent avec la conception de Chamoiseau d’une écriture créole. Le texte porte ainsi enson sein l’idée du dialogue, défendant par là le caractère composite de la littérature antillaise, en contraste avec le monologisme du Maître.

Les pronoms et figures du discours se présentent également sous un jour complexe. La coexistence du « petit-négrillon », du « il », avec « je », « nous » et même « tu » (Chamoiseau, 1994a, p. 29) laisse augurer une stratégie du dédoublement qui constitue également un geste de résistance. Elle indique d’abord une aliénation dans un sens temporel : le « je » qui parle au « tu » n’est plus le même, bien que la personne qui se cache derrière le pronom soit identique. Cette conceptualisation de la littérature est renforcée et soutenue par quelques allocutions destinées aux lecteurs (« mes amis », p. 150), évoquant de telle façon le conteur qui s’adresse à son public. C’est en ce sens que l’on pourrait lire le fragment suivant : « Mémoire, je vois : Man Salinière [la maîtresse de l’école maternelle] s’estompe. Il n’y a pas de départ, pas d’adieu. Elle ne dit pas :Mes enfants, vous allez partir » (Chamoiseau, 1994a, p. 48). Le travail du temps et de la mémoire sont évoqués ici comme un geste d’effacement accusant l’impossibilité de récupérer les images et les mots perdus par la mémoire – eux-mêmes illustrés par ceux que lamaîtresse ne prononce pas. Le narrateur s’adresse à la mémoire en usant de la deuxième personne dans un vocatif qui produit un effet d’oralité et de dialogue. L’impulsion collective du roman – qui refuse le monologue – se met finalement en évidence dans ladédicace adressée aux « petites-personnes » qui ont également dû « affronter une école coloniale » (Chamoiseau, 1994a, p. 13).

Maryse Condé : la réflexion et le masque

Issue d’une famille aisée et jouissant par là d’une situation privilégiée, Maryse Condé transmet une expérience de l’école encore différente. Elle fait plusieurs « séjours en métropole » avec ses parents, où elle étudie dans une école renommée. Le français est sa langue familiale et ses références culturelles sont, en général, européennes.Son livre est composé de courts textes sur son enfance, construits sur des souvenirs indépendants les uns des autres.

Son expérience scolaire, racontée dans le conte « Chemin d’école » du livreLe cœur à rire et à pleurer. Souvenirs de mon enfance(1999) se déroule à Paris et aborde son arrivée dans une école d’élite où elle devient rapidement rebelle. Une professeure communiste l’invite à présenter « son pays » au moyen d’un livre antillais, pour ainsi parler de son lieu d’origine, dans l’espoir, semble-t-il, de lui laisser l’occasion d’exprimer sa situation conflictuelle de migrante et de sujet colonial/départemental : « Elle m’offrait l’occasion de me libérer de ce qui, d’après elle, me pesait sur le cœur » (Condé, 1999, p. 18).

Cette proposition lui pose quelques problèmes, car elle ne connaît pas la littérature antillaise et la considère à l’époque encore trop « sous-développée »10. À l’aide de son frère, elle ne trouve d’abord que de la littérature haïtienne – Jacques Roumain et Jacques-Stephen Alexis – mais finit précisément par tombersur le romanLa Rue Cases-Nègres. Sa lecture et l’exposé qu’elle en fait lui permettent de découvrir un monde qu’elle ne connaît pas, bien que l’histoire se déroule en Martinique, l’île voisine de la sienne ; mais la différence n’est pas tant géographiqueque sociale. À travers le protagoniste, elle découvre la réalité des Antilles marquée par l’héritage de l’esclavage, la misère, en bref, les conditions de vie des « petit-nègres » comme José Hassam. Pour elle, l’histoire de José est « exotique » : preuve que la classe constitue un facteur tout aussi (voire plus) important que la « nation » ou l’origine géographique dans la construction de l’identité culturelle. Son expérience de l’altérité pourrait se formuler en deux appellations opposées : « petite négresse mignonne », comme elle est souvent interpelée à Paris dans l’espace public, expression d’étonnement fondée sur un racisme évident ; et « petit-nègre », comme sa famille désigne les « autres », les pauvres et « non civilisés », c’est-à-dire la populationmajoritaire des Antilles et celle qui est protagoniste deLa Rue Cases-Nègres.

Le travail scolaire de Maryse Condé devient alors l’occasion d’une prise de conscience et d’une identification avec une autre identité (antillaise), processus qu’elle vit dansson corps :« Depuis des jours, mon ventre traversé des gargouillis de la faim s’était ballonné. […] J’étais devenue Josélita, sœur ou cousine de mon héros » (Condé, 1999, p. 119-120).Dans un sens bien littéral, il s’agit ici précisément de la « corpopolitique du savoir » conceptualisée par Mignolo (« corpopolítica del conocimiento », 2014, p. 41) : la connaissance de la réalité coloniale aux Antilles, à savoir celle des « petits-nègres » passe par l’identification corporelle. Un autre extrait du roman nel’incite pas à l’identification mais l’impressionne : il s’agit de la description des mains de la grand-mère morte de José, des « mains noires, gonflées, durcies, craquelées à chaque repli, et chaque craquelure incrustée d’une boue indélébile » (Condé, 1999, p. 117-118). Cette citation résume pour elle toute l’histoire de misère, d’exploitation et de domination des colonisés.

Cette lecture pousse la narratrice à considérer sa propre expérience et le souvenir de parents lointains blancs, qui refusent de saluer les membres de sa famille à cause de leur couleur de peau. Un deuxième souvenir évoque des vacances à la campagne en Guadeloupe consacrées à une « vie simple », parenthèse au sein de l’identité familiale qui obligeait à être « francisé » et bourgeois. Son père en profite pour s’habiller en paysan, mais sa mère s’accroche aux standards coloniaux ou à son aliénation, selon la perspective, et se coiffe tous les jours. Comme dans le cas de la grand-mère de José, la colonialité imprime donc ses traces dans les corps des sujets colonisés – de différentes manières selon l’appartenance sociale.

Selon Fanon, l’analyse marxiste des relations de pouvoir ne suffit pas pour la situation coloniale, car celle-ci ent toujours traversée par le racisme, raison pour laquelle l’économie et la superstructure font des interférences : « La causa es la consecuencia, eres rico porque eres blanco, eres blanco porque eres rico » (cit. par Mignolo, 2014, p. 87). On pourrait affirmer que c’est à cette conscience que s’éveille Condé dans cet épisode, au moyen de l’analyse rétrospective de l’écriture. Son cadre de vie (en tant que riche et noire) la fait rompre avec la causalité exprimée par Fanon, mais ce n’est qu’au moment d’étudier le roman de Zobel qu’elle se rend compte de l’existence de cette causalité :

Aujourd’hui je me porte à croire que ce que j’ai appelé plus tard un peu pompeusement « mon engagement politique » est né de ce moment-là, de mon identification forcée au malheureux José. […] Alors j’ai compris que le milieu auquel j’appartenais n’avait rien de rien à offrir et j’ai commencé de le prendre en grippe. À cause de lui, j’étais sans saveur ni parfum, un mauvais décalque des petits Français que je côtoyais. J’étais « peau noire, masque blanc » et c’est pour moi que Frantz Fanon allait écrire. (Condé, 1999, p. 120)

L’épisode lui permet en outre de découvrir le pouvoir de la littérature, celui non seulement de stimuler l’empathie et l’identification, mais aussi de donner naissance à la diversité, et de questionner les identités préconçues : « Je commençai par me révolter en pensant que l’identité est comme un vêtement qu’il faut enfiler bon gré, mal gré, qu’il vous sied ou non » (Condé, 1999, p. 119).

Chemins d’école entre colonialité et décolonialité

L’analyse de ces quatre textes a mis en avant des expériences scolaires certes variées, mais qui partagent un point commun : la critique de l’institution de l’école qui exerce son pouvoir colonial sur les esprits ainsi que sur les corps des élèves.

Un premier moment, constituépar les textes de Zobel et Tirolien, met en évidence son ambiguïté fondamentale : l’école est un moyen d’ascension sociale qui, dans le même temps, aliène l’enfant de sa réalité quotidienne. Les deux peuvent être considérés comme des précurseurs de la réflexion décoloniale sur l’école en ce qu’ils apportent des éclaircissements et des réponses sur l’assujettissement inhérent au processus de scolarisation dans une situation postcoloniale. Cette réflexion aboutit au refus de Tirolien et à la stratégie d’acceptation de Zobel, qui est à la fois refusetsoumission parce qu’il n’y pas d’alternative. Le véritable apprentissage fait à l’école n’est pas donc celui du contenu des cours, mais plutôt la prise de conscience de cette ambiguïté. Les œuvres de Condé et Chamoiseau déploient un regard critique sur l’institution et sa colonialité et répondent en même temps au roman de Zobel. Malgré leur dimension traumatisante, ces deux expériences, quoique différentes, comportent un apprentissage – différent de celui de l’enseignement « consacré » et officiel délivré par les professeurs. Le chemin d’école peut être compris dans un sens figuré : il entraîne tout le poids de l’institution et l’expérience d’altérité qui lui est inhérente et en même temps trouve un moyen de la rendre productive, de la transformer en diversité et en littérature capable de refléter les structures coloniales. L’école constitue donc dans ces deux œuvres le commencement d’un chemin qui bifurque de façon non espérée, conduisant au travers du processus d’écriture à un nouveau sens, vers une conscience de libération, telle qu’elle est décrite par Mignolo.

Dans un sens tant chronologique qu’idéologique, on peut constater en outre que l’expérience « départementale » (Chamoiseau) de l’école ne diffère pas véritablement de l’expérience coloniale (Zobel et Tirolien). Cependant, les quatre œuvres témoignent de ce que Glissant constate à propos des individus produits malgré lui par le système scolaire colonial/départemental : « Un petit nombre d’individus qui, ‘àtravers les mailles du système’ et d’une manière plus ou moins lucide, commencent à remettre celui-ci en cause » (Glissant, 1997, p. 579). La littérature constitue le lieu d’altérité où se développe la résistance à la normalisation (si bien elle est soufferte et décrite dans les œuvres) et à l’homogénéisation voulue par l’école.

En ce sens, on pourrait conclure avec la prière exprimée par Fanon au termePeau noire, masques blancs : « O mon corps, fais de moi toujours un homme qui interroge ! » (1952, p. 188). Le « désapprentissage pour réapprendre », pour revenir à la formule citée par Mignolo, entendu comme le processus de décolonisation de l’institution de l’école (non seulement aux Antilles) reste une tâche inachevée. Afin de rendre possible le questionnement souhaité par Fanon et de faire un pas important sur ce « chemin d’école » vers la décolonialité, peut-être serait-il alors approprié d’introduire ces quatre textes dans les programmes scolaires.

Bibliography

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Condé, Maryse,Le cœur à rire et à pleurer. Souvenirs de mon enfance, Paris, Laffont, 1999.

Fanon, Frantz,Peau noire, masques blancs, Paris, Éditions duSeuil, 1952.

Glissant, Édouard,Le discours antillais,Paris, Gallimard,1997.

Hardwick, Louise,Joseph Zobel. Négritude and the Novel, Liverpool, Liverpool University Press, 2018.

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Mignolo, Walter,Desobediencia epistémica. Retórica de la modernidad, lógica de la colonialidad y gramática de la descolonialidad, Buenos Aires, Ediciones del Signo, 2014.

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Vergès, Françoise,La méthodologie décoloniale[en ligne], 2016, [https://www.youtube.com/watch?v=o6kvnHMIDVs(mars 26 de 2021)]

Vergès, Françoise,Le ventre des femmes. Capitalisme, racialisation, féminisme, Paris, Albin Michel, 2017.

Zobel, Joseph,La Rue Cases-Nègres, Paris, Présence Africaine, 1974 (1950).

Notes

1 La distinction pour Glissant se constitue de la façon suivante :« La langue crée le rapport, le langage crée la différence » (Glissant, 1997, p. 552). Return to text

2 Euzhan Palcy,Rue Cases-Nègres/Sugar Cane Alley, Nouvelles Éditions de Films, 1983. Return to text

3 Michel Bagoé (scénario) et Stéphanie Destin (dessin),Rue Cases-Nègres,Paris, Présence Africaine, 2018. Return to text

4 Selon Mignolo, le concept d’émancipation est lié au projet moderne européen ; pour envisager la problématique du colonialisme et son dépassement, il préfère avec Dussel le terme « libération ». Return to text

5 Poullet et Telchid se réfèrent à la connivence entre public et conteur qui se produit par les titims et les formules d’interpellation et réponse (1994, p. 185-186). Return to text

6 La Rue Cases-Nègresest le premier livre que Zobel publie en France, aprèsDiab-là(1945) etLes jours immobiles(1946), les deux publiés en Martinique. Sur l’histoire de publication voir Louise Hardwick (2018). Return to text

7 Effectivement dans la première édition du roman Zobel dédie le livre « A ma grand-mère, travailleuse de plantation, et qui ne sait pas lire » (cité dans Hardwick 2018 : 154). Return to text

8 Cette dévalorisation du créole est constatée aussi par Glissant : « Dans les manuels, le créole est un patois, incapable d’accéder à l’abstraction et par conséquent de véhiculer un ‘savoir’ » (1997, p. 590). Return to text

9 « En proie à l’énervement, le Maître lui-même retrouvait son créole » (Chamoiseau, 1994a,p. 89). Return to text

10 Selon les auteurs de l’Éloge de la créolité(Bernabé, Chamoiseau et Confiant) cela n’a pas changé jusqu’au moment de lapublication de leur manifeste : « La littérature antillaise n’existe pas encore » (1989, p. 14). Return to text

References

Electronic reference

Karen Genschow, « Chemins de l’école : école, langue et décolonialité dans la littérature antillaise », Sociocriticism [Online], XXXV-2 | 2021, Online since 20 juillet 2021, connection on 13 octobre 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/sociocriticism/2936

Author

Karen Genschow

Université Goethe de Francfort, Alemagne
Karen Genschow est enseignante-chercheuse à l’Institut de Langues et Littératures Romanes del’Université Goethe de Francfort. Ses recherches portent sur la littérature et la culture populaire (notamment les films, les bandes dessinées et les feuilletons) hispano-américaines et caribéennes francophones des XXèmeet XXIème siècles, dans une perspective de genre et de mémoire collective.Publications récentes : « Un torturador arrepentido : tensions entre corporalidad y subjetividad » (2020), in Montes, Alicia y Ares, María Cristina (eds.),Cuerpo y violencia. De la inermidad a la heterotopía, BuenosAires, Argus-a, 2020 ; « “Les femmes couleur de nuit” : (una) genealogía narrativa de subjetividades femeninas afro-franco-caribeñas »,Revista Iberoamericana, vol. LXXXVII, no 274, 2021 ;« Feminicidio »(avec Leila Gómez),inSpiller, Roland ; Mahlke, Kirsten et Reinstädler, Janett (eds.),Trauma y memoria cultural, Berlin/Boston, De Gruyter, 2020.

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