Introduction. La dualité du nihilisme russe : entre vision mythifiée et réalité historique

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Bien qu’elle ne soit pas spécifiquement russe et qu’elle ait été largement élaborée en Europe occidentale, l’idée de nihilisme est définitivement associée à la Russie. Pour cause : elle y a connu une expansion incomparable et surtout des transformations multiples durant plusieurs décennies, entre la politique et l’action sociale, la littérature, la pensée morale et religieuse, jusqu’à la création artistique de l’époque des avant-gardes historiques et leur critique par « l’establishment » soviétique des années 1920 et 1930. Le « nihilisme » est devenu une étiquette presque trop commode, oscillant entre raillerie et fascination, pour désigner l’ensemble des attitudes de méfiance à l’égard des valeurs, des autorités, des principes ou des institutions. On le retrouve aujourd’hui sous un nouvel avatar pour mettre en avant une sorte de cynisme dont ferait montre la Russie en politique internationale, mêlée au « nihilisme juridique » de sa population dénoncé par Dmitri Medvedev en 20081. La spécificité russe aurait partie liée avec le nihilisme, et ce, depuis Pierre le Grand et sa revendication d’éradiquer de la culture russe tout ce qui pouvait empêcher son intégration progressive dans la « civilisation » occidentale. Et enfin, depuis la guerre contre l’Ukraine, commencée en 2022, le nihilisme russe a une incarnation particulièrement lugubre : la violence avec laquelle est menée cette guerre, infligée à la population civile, la volonté de détruire jusqu’à l’idée même de l’État ukrainien souverain, fait penser au nihilisme comme forme destructrice irrationnelle2, celle qu’évoquent déjà plusieurs auteurs russes, philosophes et écrivains, au xixe siècle.

Le mot et l’idée

Lorsque l’on évoque l’origine de l’usage de la notion de nihilisme en Russie, on remonte en général à la source allemande, à savoir la traduction en russe du livre de Jean-Paul (Richter) Vorschule der Esthetik (1804). Ce dernier qualifie de nihilisme une forme d’idéalisme et de subjectivisme philosophique, détaché de toute « réalité », comme celui de Fichte3. Cependant, ce terme n’acquiert son sens polémique qu’en 1829, lorsque Nikolaï Nadejdine publie un article critique visant de nouveaux courants dans la pensée de son temps (dont le Romantisme et le Byronisme), et dénonçant leur scepticisme et solipsisme outranciers.

Une rupture intéressante de sens se produit, comme le remarque Vassili Zoubov, au moment de la polémique suscitée par le roman de Tourguéniev Pères et fils4 : les nihilistes ne sont plus aux antipodes des matérialistes, mais s’y trouvent étroitement associés5. L’évolution que subit ce terme ensuite est encore plus étonnante : loin de désigner une doctrine ou un phénomène en particulier, le mot recouvre une multiplicité de significations, dont l’une ou l’autre est mobilisée selon les circonstances et le contexte dans lequel se déroule la polémique. C’est ainsi que l’usage de ce terme devient moins rigoureux et davantage émotionnel. Il gagne également en extension historique : pour certains journalistes et critiques littéraires, le nihilisme est tout simplement propre à l’esprit russe, attitude réaffirmée plus tard dans le discours de Dostoïevski sur Pouchkine prononcé en 18816 et relayée par de nombreux philosophes et historiens de la culture russes au tournant des xixe et xxe siècles.

Le nihiliste fascine autant qu’il effraie. Qui est donc cet étrange personnage, à la fois produit par la littérature russe, mais aussi révélateur d’un phénomène social particulier ? Avant tout, il s’agit d’un rebelle, d’un contestataire qui tourne en dérision les conventions établies et se positionne souvent « hors-la-loi ». Il incarne un souffle de libération, une émancipation joyeuse vis-à-vis de la société dans son ensemble, avec ses règles et ses normes. Cependant, le crime n’est jamais loin, notamment si l’on pense aux terroristes russes du xixe siècle, membres du mouvement Zemlja i Volja (Terre et Liberté), souvent qualifiés de « nihilistes ». Mais cette attitude, porteuse d’une libération politique saluée par Alexandre Herzen en 18687, a un revers redoutable : sur le plan moral, elle conduit à la perte de toute conviction ferme et de toute croyance, qu’il s’agisse de Dieu ou des valeurs communes que les hommes partagent au sein d’une communauté donnée. La conscience morale, la compassion, ainsi que les idéaux de beauté et de vérité, succombent au scepticisme, lequel se transforme, dans le nihilisme le plus radical, en une remise en question absolue.

Il convient donc d’interroger les aléas du développement de ce terme et du phénomène social qu’il désigne à la lumière de l’histoire des idées. Ainsi, rétrospectivement, l’idée de nihilisme permet de ressaisir l’ensemble de la tradition russe à l’aune de sa tendance « négatrice ». On reconstruit cette tradition en fonction de l’idée qu’on se fait des nihilistes à partir des années 1860 et jusqu’à leur radicalisation dans les années 1870 et 1880. D’une part, nombre d’écrivains et de critiques littéraires commencent à s’intéresser à la préhistoire du phénomène, remontant parfois aux réformes pro-européennes de Pierre le Grand, incarnation de l’esprit négateur et destructeur russe. Alors que des occidentalistes comme Herzen soutiennent que cet esprit est salutaire et purificateur, et la capacité des Russes à faire table rase de leur passé ne peut être que bénéfique, les slavophiles y voient au contraire une menace terrible. Certains, comme le philosophe et critique littéraire Nikolaï Strakhov8, imputent cette force négatrice à l’essence de l’esprit russe lui-même, tandis que d’autres, comme l’historien Nikolaï Danilevski9, en rejettent la responsabilité sur l’influence délétère de l’Occident. Si l’on attribue communément l’origine du rejet des valeurs traditionnelles aux réformes de Pierre le Grand10, d’autres phénomènes, comme l’influence des idées des Lumières sous Catherine II, semblent avoir préparé le terrain au nihilisme des années 1860. Ce nihilisme évolue alors : d’un rejet de la religion et de l’autorité cléricale (anticléricalisme et athéisme), il passe à une adhésion au positivisme et au matérialisme en philosophie, couplé de la volonté, sur le plan politique, de changer le régime en place. Mais le terme « nihilisme » a-t-il suivi la même évolution que les idées qu’il désigne ? Ne devance-t-il pas la réalité, en la construisant comme par anticipation, en amplifiant certains de ses traits, au lieu de simplement les refléter ?11

Dans cette perspective, quelle est la place de l’avatar contemporain du nihilisme russe, le nihilisme juridique ? Conséquence éloignée, sans doute, d’une même tendance négatrice, ce phénomène se rapporte à un autre trait « typiquement russe » : le mépris pour toute forme, y compris juridique, considérée comme le résultat du primat légaliste sur une conscience spontanée et intuitive, forcément personnelle, de ce qui est juste et bon. Si la morale ne doit pas être régie par les lois, mais découle instinctivement de la nature même du peuple russe, alors l’étiquette de nihiliste attribuée à ce peuple ne peut être que mal placée. Encore une fois, selon l’usage qui est fait du terme « nihilisme », celui-ci est investi d’une connotation plus ou moins positive, souvent polémique ou du moins critique. En l’occurrence, selon la perspective qu’on adopte, l’objectif poursuivi peut être de démontrer la spécificité de la conception du droit en Russie, avec tous les avantages qu’elle présente ; ou bien de souligner et déplorer l’incorporation insuffisante de l’idée de droit dans la conscience juridique russe, et par conséquent, son retard par rapport à l’Occident.

Les figures littéraires du nihilisme : vers le mythe de l’antinomie fondatrice

Après la publication en 1862 du roman d’Ivan Tourguéniev Pères et fils, critiques littéraires, penseurs socialistes, occidentalistes aussi bien que slavophiles réagissent de concert à sa parution et surtout au type de nihiliste dessiné par son auteur. La polémique finit par embraser l’ensemble de l’intelligentsia russe. Des articles sur Bazarov et le type de nihiliste russe que promeut le roman de Tourguéniev foisonnent durant toute la décennie. Mais au-delà de ces débats enflammés qui se déroulent principalement dans les pages des revues littéraires, il conviendrait de reconstituer la polémique au sein de la littérature elle-même en retraçant un dialogue implicite qui s’établit entre les œuvres littéraires et les personnages qu’elles mettent en scène. En effet, on connaît une déferlante de romans nihilistes et anti-nihilistes. Que faire ? de Nikolaï Tchernychevski (1863) se présente comme une réponse à Tourguéniev et une défense du « nihilisme », alors qu’au même moment une série de romans « anti-nihilistes » voit le jour : La mer démontée (1863) d’Alekseï Pissemski, Vers nulle part (1864) et À couteaux tirés de Nikolaï Lesskov (1870-71), La Falaise (1869) de Ivan Gontcharov, pour aboutir aux Démons (1871) de Fiodor Dostoïevski12. Les débats s’exportent hors de Russie et se prolongent, notamment, dans la fiction française et allemande, où la figure du nihiliste incarne et amplifie tout ce qui est perçu comme étrange, irrationnel et presque fantasmagorique dans l’esprit russe. Par l’imaginaire littéraire, cette figure déforme les traits jugés excessifs de la culture russe et exacerbe, parfois de manière fantasmatique, la tension entre un nihilisme conçu comme une quête d’émancipation et une dérive ascétique penchant vers des croyances mystiques, presque sectaires. En effet, la littérature, moteur puissant dans la construction du mythe de l’esprit nihiliste russe, a contribué à faire de celui-ci une réalité dépassant largement les limites d’un courant philosophique et d’un mouvement social. Bien que l’engouement pour le nihilisme n’ait duré que quelques décennies, de la parution de Pères et fils à celle des Démons13, on peut parler de son inscription ferme et durable dans la tradition littéraire russe. Cette tradition n’a cessé de forger des types littéraires, comme celui de « l’homme de trop », qui, par une posture commune de négation, se trouva lié au nihilisme.

L’antithèse « nihilistes/anti-nihilistes » s’impose dans la critique littéraire des années 1870 et 1880, mais elle reflète en réalité une opposition plus profonde. L’un des apports les plus palpables et marquants revient à Dostoïevski, qui a posé avec force la prétendue dualité de l’esprit russe. Il suffit de se référer au Journal d’un écrivain, riche en prophéties, en déclarations sur la mission russe et sur le caractère exceptionnel de son peuple. Dans le chapitre « Vlas », daté de 1873, soit un an après la publication des Démons, Dostoïevski entérine deux pôles contradictoires entre lesquels, selon lui, oscille la nature de l’homme russe :

Nous avons là sous les yeux deux types populaires éminemment représentatifs de tout le peuple russe pris dans son ensemble. C’est avant tout l’oubli de toute mesure en tout (et, notez bien, un oubli presque toujours temporaire et passager, comme sous le coup d’une espèce d’inspiration diabolique). C’est le besoin de dépasser la borne, le besoin de sentir son cœur défaillir au bord du précipice, de s’y pencher jusqu’à mi-corps, de jeter un coup d’œil jusqu’au fond de l’abîme et – dans des cas particuliers, mais qui ne sont point rares – de s’y précipiter comme un forcené, la tête la première. C’est un besoin de négation chez l’homme peut-être le moins porté à la négation et le plus pieusement docile, un besoin de nier tout, de nier ce que son cœur connaît de plus sacré, de nier totalement d’un bloc ce que son peuple a de plus saint, ce devant quoi l’instant d’avant il s’inclinait pieusement et qui soudain semble lui être devenu un intolérable fardeau […]. En revanche c’est avec la même force, la même impétuosité, la même soif d’autoconservation et de repentir, que l’homme russe, et de même le peuple russe dans son ensemble, trouve son salut dans lui-même, et cela, habituellement, quand il est arrivé au point limite, quand il n’y a plus nulle part où aller. Mais ce qui est particulièrement caractéristique c’est que le choc en retour, le choc qui restaure et qui sauve, est toujours plus sérieux que la première impulsion, que l’impulsion de négation et d’autodestruction14.

Cette caractéristique, qu’on qualifierait volontiers d’essentialiste, eut une fortune considérable auprès des intellectuels russes aussi bien libéraux que conservateurs. Reprise maintes fois, elle trouve des résonances chez des penseurs comme Nikolas Berdiaev (1874-1948), Lev Karsavine (1882-1952) ou Grigori Fedotov (1886-1951). On place alors le nihilisme à l’opposé de la croyance religieuse et on parle volontiers de la binarité de la culture russe, déchirée entre les deux pôles : « nihiliste », d’un côté, et « apocalyptique » de l’autre, sans gradations possibles entre les deux15. L’homme russe est un homme des extrêmes : soit il fait preuve d’une croyance fervente en Dieu, soit il ne croit plus à rien, ce qui en fait un nihiliste. Son athéisme n’est pas une indifférence ou une passivité, mais une affirmation active de la non-croyance. Ce manque d’étapes intermédiaires entre deux états passionnels est souligné par Grigori Fedotov dans son article « Tragedija intelligencii » (La tragédie de l’intelligentsia), publié en 1926 :

Il n’est pas difficile de montrer, et cela a été démontré à maintes reprises, qu’il existe un lien négatif entre l’esprit de l’orthodoxie russe et le nihilisme. L’absence du monde des valeurs humanistes, du domaine moral intermédiaire, fait que l’apostat n’est plus humain16.

En poursuivant son portrait de l’intelligentsia russe, Fedotov introduit une autre antithèse : celle entre l’obsession pour une idée (idejnost’) et le déracinement (bespočvennost’). L’idejnost’ est une caractéristique plutôt positive, car elle présuppose une sorte de dévouement moral que l’intelligentsia tire de la religion et de ses dogmes, non pas dans son contenu, mais dans la forme. La bespočvennost’ signifie, au contraire, une rupture perçue négativement : « rupture vis-à-vis de la vie quotidienne, de la culture nationale, de la religion, de l’État, de la classe, de toutes les institutions sociales et spirituelles, formées organiquement17 ». Plus la rupture opérée est grande, plus elle tend à éclipser toute idée, à prendre le dessus sur elle. « À l’extrémité, la rupture conduit au nihilisme, incompatible avec toute idée18 ». Le déracinement des hommes des années 1860 est complet, au point que l’idée n’a plus d’effet sur eux, « suspendue en l’air, elle ne supporte plus celui qui tombe19 ». Karsavine parle de l’état bestial qui envahit l’homme russe dès lors qu’il perd la foi dans l’idéal qui seul peut être fourni par les valeurs universelles, dont la foi chrétienne.

L’idée principale exprimée par ces auteurs est celle d’un dualisme irréductible, de l’impossibilité de le dépasser ou de combler le fossé entre les deux extrêmes par des formes intermédiaires de conviction et de croyance. Ce dualisme mérite d’être davantage interrogé et, comme tous les jugements sur « la mentalité », peut sembler excessivement essentialiste. Mais ce qui est d’autant plus fascinant, c’est la force de la littérature russe, qui, par l’intermédiaire de ses écrivains – Dostoïevski en particulier – a su produire un effet si puissant sur toute la pensée russe. L’image de l’homme russe, capable de « jeter un coup d’œil jusqu’au fond de l’abîme20 », ne continue-t-elle pas de hanter la représentation que le peuple russe se fait de lui-même, renforcée par une riche tradition intellectuelle et artistique qui a contribué à la formation de ce mythe ?

Nihilisme politique et utopie sociale

Dans quelle mesure pouvons-nous parler d’un potentiel positif du terme nihilisme ? Il semblerait que ce soit uniquement au sein de la pensée politique et révolutionnaire avant tout, que le terme de nihilisme acquière une efficacité sociale. Il est repris par ces mêmes « gens nouveaux », dénoncés dans le roman de Tourguéniev, qui cherchent à s’établir en force politique majeure. Si le concept de nihilisme trouve un accueil favorable chez les révolutionnaires démocrates, sa définition et son usage varient d’un auteur à l’autre, allant de la posture simplement négatrice, dans le sillon de Bazarov, jusqu’à l’attachement fervent à des idées révolutionnaires, lorsque derrière le mot « nihilisme » se dissimulent les idéaux qui ne peuvent pas être niés (liberté, peuple, commune, etc.) et lui-même devient une forme de croyance per se21. Comment se décline le nihilisme comme phénomène social et comme posture politique forte chez des auteurs aussi différents que Tchernychevski, Pissarev, Bakounine, Kropotkine ou Tkatchev ? Son usage n’est pas le même chez les populistes (narodniki) et chez les anarchistes, mais aussi bien le « nihilisme anarchiste » d’un Bakounine que le « nihilisme populiste » d’un Mikhaïlovski s’arrêtent devant la foi dans le peuple russe et sa force salutaire en vue de la refonte de la société russe. Ici il s’agit des origines de la construction d’un mythe « positif » du nihilisme, comme force capable d’apporter la régénération.

Au début du xxe siècle, après l’échec de la première révolution russe, Simon Frank dans son article « L’éthique du nihilisme » brosse un portrait désolant de l’intelligentsia russe devenue « nihiliste22 ». Le nihilisme élevé par les révolutionnaires au rang d’une posture morale est ici dénoncé en tant qu’impossibilité d’opérer un choix moral, propre l’intelligentsia russe – ce qui conduit à l’échec des premiers mouvements révolutionnaires en 1905 et 1906.

Loin d’être un concept théorique23, le nihilisme désigne avant tout une attitude sociale. Que signifie le sens pragmatique du geste nihiliste dans une société qui aspire à une profonde reconstruction sociale ? Est-ce seulement une posture protestataire ou bien une force politique réelle ? Quels liens peut-on établir entre nihilisme et utopie ? Expliquer l’émergence de ce type d’homme par la lutte révolutionnaire et les besoins de l’abnégation pour la cause ne semble pourtant pas suffisant. C’est ainsi que Léon Chestov distingue, en comparant la vision du nihilisme chez Dostoïevski et Tourguéniev, les dimensions existentielle et (seulement) politique de ce concept. Chestov reproche à Tourguéniev de ne pas avoir perçu la nature spécifique du nihilisme russe et de l’avoir confondu avec le libéralisme. Pour Tourguéniev, selon Chestov, les nihilistes se réduisaient à un groupe politique encore incapable de reconnaître que la révolution était vaine et que les réformes progressives pouvaient être plus efficaces que la destruction. Toujours selon Chestov, les nihilistes russes ne se souciaient pas des conséquences politiques de leurs actes. Leur attitude aurait été la même, même dans un contexte de transition pacifique vers un ordre politique plus juste. Chestov souligne ainsi que « Tourgueniev n’a pas réalisé que les nihilistes resteraient tout aussi perturbateurs, qu’ils soient soumis au servage ou qu’ils vivent dans un État idéal24 ». Contrairement à d’autres mouvements révolutionnaires, les nihilistes n’avaient pas pour objectif de construire une nouvelle société après avoir détruit l’ancienne. Ils étaient détachés de tout idéal ou concept de perfectionnement social.

Les expressions esthétiques du nihilisme

Déjà chez le personnage de Tourguéniev Bazarov, le nihilisme vise l’esthétique et les arts en général en les stigmatisant comme inutiles et même néfastes. Dans les années 1860, paraissent plusieurs articles traitant de ce sujet, dont « Le nihilisme dans l’art » d’Apollon Grigoriev (1862) et « La destruction de l’esthétique » de Dmitri Pissarev (1865)25. Si Grigoriev souligne la contradiction entre art et nihilisme et leur incompatibilité profonde, Pissarev tout en proclamant la fin de l’esthétique comme science du beau, en retient pour autant l’aspect pragmatique : seul l’art utile dans l’instruction, dans l’éradication de la pauvreté et de l’illettrisme peut avoir droit de cité.

Au début du xxe siècle, certains mouvements artistiques de l’avant-garde russe sont également qualifiés de nihilistes. En effet, rompre avec l’histoire de l’art est envisagé comme la seule stratégie efficace, afin de déblayer le terrain pour un art radicalement nouveau. On songera, notamment, aux appels des futuristes russes à « jeter Pouchkine par-dessus bord du bateau de la modernité26 ». Le rejet effronté de tout ce qui est communément considéré comme « Beau » est constaté par les premiers spectateurs, ébahis, de l’art non-figuratif. Quelle est l’ambition de ces artistes : affirmer le Néant en tant que tel ou représenter l’Invisible (Dieu) ? Sont-ils donc des mystiques, ou bien nier le monde sensible revient-il à manifester le Rien dans toute sa splendeur ? La définition du nihilisme, dans l’art non-figuratif, est donc toujours ambiguë, car suspendue entre le Rien et le Tout. Parmi ces gestes « nihilistes », le Carré noir sur fond blanc de Malévitch semble marquer l’apogée de la négation – du moins dans la bouche des défenseurs de l’art figuratif et des valeurs traditionnelles, liées à l’idéal de la beauté (les artistes du « Monde de l’art », des philosophes religieux russes et des critiques d’art plus ou moins conservateurs). Mais dans le cas de Malévitch, le nihilisme n’a pas seulement un sens polémique. Il renvoie au concept fondamental de son esthétique : le « Rien » (ničto). La conceptualisation esthétique du « rien » contribuera à former un nouveau terme dans la critique d’art contemporaine : « le nihilisme » comme une condition préalable à toute création et un fondement de l’art nonfiguratif27. C’est ainsi que l’abstraction dans l’art peut facilement être taxée de « nihiliste », dans le sens cette fois appréciatif du terme28. Le terme de « nihilisme », sous l’étiquette de « izo-nihilisme », resurgit ensuite dans les débats des années 1920, investi à nouveau d’un sens péjoratif.

On voit bien que le terme de nihilisme émerge toujours à des moments décisifs mettant en lumière les clivages multiples au sein d’une société. En l’occurrence, le besoin d’inaugurer une nouvelle forme artistique comprend nécessairement une négation plus ou moins radicale de ce qui précède.

Le présent volume entend étudier ces moments de bascule pour comprendre la portée positive du nihilisme et pour évaluer sa fécondité critique en général.
   

Dans ce numéro thématique, nous souhaitons organiser la complexité des usages du terme de nihilisme et poser les jalons d’une histoire de cette idée sans pour autant sacrifier la multiplicité irréductible de ses facettes, qui tient à son inscription dans une diversité de champs disciplinaires et culturels. Il s’agit d’analyser l’histoire du terme en manifestant son ambiguïté : acte de négation pur et simple, d’une part, négation critique ou scepticisme de l’autre, négation en vue d’un projet créateur, dans un troisième temps ; mais aussi renvoi à des croyances positives souvent cachées (au peuple, à la science, à la morale ou au dépouillement ascétique). En combinant les études littéraires et l’histoire des idées, notre objectif est de prendre en compte les lieux de passage entre politique et littérature, art et philosophie, fait social (réel) et fait imaginaire, idéologies et croyances. Comment la figure du nihiliste ressort-elle de ces rapports de croisements disciplinaires, de ce mélange de pratiques et de représentations ?

Ainsi, dans la première partie, « Le nihilisme dans la société russe : grandes traversées », nous regroupons les contributions brossant les directions principales de l’histoire de cette notion. Ces études montrent que le sens qu’on accorde au terme « nihilisme » change non seulement au cours du temps, mais en fonction des débats et des disciplines qui les initient.

L’article de Françoise Lesourd, « Le nihilisme russe comme attitude existentielle et ses sources multiples », soulève de nombreuses questions relatives à la nature même de l’« esprit russe », souvent qualifié de nihiliste. Historiquement, la culture russe se caractérise par des ruptures profondes vis-à-vis des valeurs existantes. Sur le plan politique, elle est également marquée par la répression de la liberté individuelle, laissant pour seules marges de manœuvre soit la négation ascétique du monde d’ici-bas, soit une forme de résistance suicidaire à l’État, comme en témoignent les nihilistes de la fin du xixe siècle. En s’appuyant sur de multiples sources, allant de Fiodorov à Berdiaev, en passant par Florovsky, Zenkovski, Vesselovsski, Lotman et Ouspenski, l’A. démontre que le nihilisme est « indissociable de la conscience russe », en raison notamment de son caractère « antinomique » (Berdiaev29). Paradoxalement, c’est précisément le nihilisme qui semble offrir la seule voie d’accès au « réel » – par sa … destruction.

L’article de Marie Denieuil-Hovanessian, « L’existentialisme de Berdiaev face au nihilisme russe », s’inscrit en réponse à celui de F. Lesourd, dans la mesure où l’A. reprend les analyses de Nikolas Berdiaev sur le phénomène du nihilisme pour examiner le rapport de ce dernier à ce courant de pensée, à la lumière de sa propre conception philosophique. La question du nihilisme chez Berdiaev est étroitement liée à celle de la liberté. Si Berdiaev se montre lui-même tributaire du nihilisme, c’est parce qu’il y perçoit une étape nécessaire dans un processus dialectique, lequel commence par « l’affirmation négative de l’existence ». Cependant, si le nihilisme ne parvient pas à céder la place à une affirmation véritable, c’est qu’il échoue à se transformer en un acte promouvant une liberté humaine authentique, et ne fait que reproduire indéfiniment le même geste, aussi libérateur puisse-t-il paraître à ses débuts. Selon l’A., Berdiaev propose une issue au nihilisme à travers sa conception du « personnalisme mystique ». Pourtant, l’évolution de sa pensée finit par prôner une sortie du monde, conduisant ainsi à une forme de négation du réel.

Alexandre Dmitriev, dans « Les nihilistes un siècle après : débats anciens, revisités dans le contexte des dernières années soviétiques », établit un lien entre le nihilisme « historique » des années 1860 et la réappropriation du terme cent ans plus tard, durant la période du Dégel. À la mort de Staline, la figure de Pissarev, tout en étant récupérée par les cercles progressistes, reste une icône de l’idéologie soviétique. Cependant, à la lumière des mouvements de contestation de la fin des années 1960 en Occident, cette figure devient plus suspecte et, comme toute forme de radicalisme, finit par être écartée. Au fil des années, le conservatisme gagne du terrain, s’appuyant de plus en plus sur des pensées traditionalistes et anti-nihilistes, si bien que Dostoïevski tend à supplanter Pissarev et Tchernychevski. En somme, les débats soviétiques se révèlent d’autant plus fascinants par leur ambiguïté et leur tension idéologique : le nihilisme y est tour à tour perçu comme une force émancipatrice à saluer, une révolte contre les autorités à redouter, ou encore une complaisance dans la négation, incarnée par les intellectuels occidentaux de gauche que dénoncent aussi bien les représentants de l’intelligentsia conservatrice que les idéologues du parti.

L’article de Michel Tissier, « Nihiliste, toi-même ! Le “nihilisme juridique” dans l’histoire des discours sur le droit en Russie », retrace les étapes clés de l’évolution de l’usage du droit en Russie, d’abord sous l’Empire tsariste, puis en Union soviétique. Concept d’essence politique, le « nihilisme juridique » est principalement utilisé pour discréditer et condamner un adversaire. Les nihilistes juridiques désignent ainsi ceux qui rejettent le modèle juridique adopté par l’État, qu’il s’agisse de l’idée marxiste-léniniste du dépérissement de l’État, du « droit soviétique » ou de la « tradition juridique » spécifique à l’histoire russe. Au xxe siècle, le débat sur la place du droit en Russie met en évidence une tradition de méfiance historique envers le droit, qualifiée de « nihilisme juridique ». Cette méfiance, partagée aussi bien par les slavophiles que par les anarchistes, reflète une absence de « conscience du droit » dans la culture russe. Ce nihilisme, critiqué pour son rejet du droit bourgeois ou pour sa proclamation du dépérissement au profit du droit soviétique, traverse les régimes successifs : tsariste, soviétique et contemporain. Dans les années 1920 et 1930, des juristes ayant promu ce dépérissement furent victimes des purges staliniennes. Paradoxalement, à partir des années 1970, la critique du droit bourgeois commence à être perçue comme une invitation à perfectionner le concept de droit, plutôt qu’à rompre complètement avec le passé. La pérestroïka, quant à elle, ravive l’idée d’éduquer la population pour surmonter ce nihilisme enraciné, considéré comme un obstacle à une gouvernance efficace et à une relation saine entre l’État, le droit et la morale. Ainsi, la question du « nihilisme juridique » touche au cœur du problème spécifiquement russe : le rapport complexe au droit, à l’État et à la morale.

Dans la deuxième partie, intitulée « Figures littéraires du nihilisme : Allemagne, France, Russie », l’accent est mis sur les transferts et les échanges autour de l’idée de nihilisme non seulement entre différentes aires culturelles, comme la France et la Russie ou la Russie et l’Allemagne, mais également entre disciplines, notamment la philosophie et la littérature.

Dans un premier temps, en s’intéressant à la généalogie du nihilisme lors de son expansion dans les années 1860, nous commençons par le faire remonter à la « philosophie négatrice » qui s’était répandue sous le règne de Catherine II. Ainsi, dans son article « Le voltairianisme russe », Piotr Zaborov examine la figure du « voltairien », perçue comme le symbole de la libre-pensée en Russie avant l’apparition du nihilisme. L’A. examine la manière dont l’image de Voltaire, davantage que ses idées, a été perçue en Russie à la fin du xviiie et au début du xixe siècle. L’A. montre que ces voltairiens, majoritairement issus des élites éduquées, regroupaient des intellectuels, écrivains et traducteurs, mais aussi des individus moins érudits, qui réduisaient l’héritage de Voltaire à un simple rejet des croyances établies. Tels que décrits dans la littérature et les mémoires de leurs contemporains, ils apparaissent souvent sous un jour moqueur : le libéralisme affiché par certains de ces « libres-penseurs » ne les empêchait pas de châtier eux-mêmes leurs serfs, tandis que d’autres, dans un paradoxe évident, réussissaient à concilier une foi sincère et un respect scrupuleux des rites orthodoxes avec un anticléricalisme inspiré par Voltaire. À partir des années 1830, le terme « voltairien » perd de sa pertinence, devenant principalement un outil rhétorique utilisé par les conservateurs pour désigner les jeunes irrévérencieux. Cependant, au milieu du xixe siècle, avec l’émergence du nihilisme, ce concept retrouve une certaine actualité. Comme les nihilistes, les voltairiens incarnaient un esprit de négation, un cynisme, et une foi exclusive en la science et la nature, reflétant une volonté d’imiter l’Occident. L’A. souligne que les libres-penseurs russes allaient parfois plus loin que Voltaire dans leur rejet des valeurs établies, mais leur influence, tout comme celle des nihilistes, s’inscrit dans une dynamique de mode intellectuelle, destinée à s’effacer avec le temps.

Michel Niqueux, dans « Le “mariage fictif” chez les nihilistes : de la réalité russe à la fiction française », étudie le nihilisme comme un nouvel objet littéraire qui animera la production romanesque en France. L’étude s’articule en deux parties : d’une part, la manière dont la presse française relaie les événements politiques russes impliquant des nihilistes, tels que l’attentat échoué de Dmitri Karakozov en 1866, ou l’assassinat du tsar en 1881, et d’autre part, la façon dont les écrivains français s’en inspirent pour façonner l’image du nihiliste. Cette figure, dans la fiction occidentale, est souvent caricaturée comme un sectaire destructeur, comparé parfois aux castrats s’émasculant pour mieux détruire la société. Toutefois, certains auteurs mieux documentés présentent les nihilistes comme des hommes et des femmes libres et engagés dans une cause, nuançant ainsi leur portrait. L’A. dresse également une liste de 27 romans nihilistes parus en français entre 1862 et 1925, incluant des traductions de romans russes. Il montre que ces œuvres mêlent souvent préjugés, caricatures et amalgames sur la « mentalité russe », tout en alimentant l’imaginaire occidental. La figure du nihiliste devient ainsi un symbole complexe, oscillant entre réalité et fiction, comme, par exemple, celle de Sergueï Silitch Sinégoub qui rapporte à la fois un fait réel, son mariage (fictif), mais narrée de manière à captiver l’imaginaire en fusionnant vérité et exagération, brouillant les frontières entre témoignage personnel et mythe collectif.

Comment ce nihilisme si typiquement « russe » s’inscrit-il dans les débats occidentaux, plus larges, voire participe à une mise en place d’un paradigme ? Cette question est abordée dans deux autres articles : celui de Dimitri Tokarev et Yannick Souladié. Le suicide de Kirillov est au centre des deux contributions, mais dans la première c’est un point nodal pour penser l’articulation entre le politique et l’existentiel chez le philosophe français d’origine russe Alexandre Kojève (1902-1968), à partir de ses analyses de Dostoïevski ; dans la seconde, il devient un prisme pour explorer les divergences fondamentales entre la pensée de Nietzsche et celle de Dostoïevski sur l’athéisme et le nihilisme.

Dimitri Tokarev, dans « “Il fouine parmi les nouvelles générations, les athées...” » : le nihilisme (a)religieux dans L’Athéisme de Kojève et L’Athéisme de Dostoïevski », propose une mise en parallèle des propos de ces deux auteurs sur le nihilisme. Alors que Kojève se concentre sur la relation entre l’homme et Dieu, Dostoïevski explore l’athéisme comme une étape vers la foi, notamment dans le parcours de Stavroguine, figure d’un athéisme parfait mais inachevé, qui échoue à franchir le pas vers la croyance et finit par se pendre. Pour Kojève, l’athéisme n’est pas une simple négation de Dieu, mais un phénomène religieux impliquant une transcendance au-delà du monde sensible. L’A. relie ces réflexions à la peur de la mort et à l’idée de vie éternelle, incarnées par Kirillov, qui se suicide pour défier Dieu et incarner la liberté absolue, tout en laissant sa mort être exploitée par les nihilistes. L’A. met ainsi en lumière la polarité entre le pécheur et le croyant parfait chez Dostoïevski et la manière dont Kojève, influencé par Hegel, interprète le suicide comme une expression du vide de la liberté révolutionnaire.

Yannick Souladié, dans « Regards croisés de Dostoïevski et Nietzsche sur l’athéisme européen et le nihilisme russe : le cas Kirillov », se concentre davantage sur la figure de Kirillov. Contrairement à Nietzsche, qui prône la lutte contre Dieu par l’affirmation de la vie et des forces humaines, Dostoïevski incarne les valeurs christiques dans des personnages passionnés et torturés, comme Kirillov, qui rejette le monde en l’absence de Dieu. Là où Nietzsche voit Dieu comme un « principe négateur » à combattre, Kirillov part de l’idée de l’absence de Dieu et considère que l’homme doit combler ce vide. Kirillov n’est pas un cynique ou un simple pécheur comme Stavroguine, mais un nihiliste moral, un croyant athée torturé, qui nie la réalité du monde pour rechercher une autre réalité (mystique). Cette quête nécessite une transformation humaine profonde, mais, contrairement au Surhomme de Nietzsche, qui magnifie le corps humain, Kirillov envisage une négation de ce corps pour accéder à une nouvelle existence.

La troisième partie, consacrée aux « manifestations esthétiques du nihilisme politique », réunit des articles qui articulent le nihilisme avec des champs artistiques de différentes époques.

D’abord, Emanuel Landolt, dans « Tchernychevski, moderne malgré lui », questionne l’étiquette d’art « nihiliste » qu’on accole à l’art réaliste, matérialiste et positiviste, défendu, à partir des années 1860, par Dmitri Pissarev et Nikolas Dobrolioubov. Sa contribution consiste à réhabiliter le geste théorique propre à cette esthétique, incarnée par Tchernychevski, en vue d’aller au-delà du simple acte de destruction (nihiliste). La négation, dans l’esprit dialectique, ne peut que créer d’autres possibilités, et notamment celles qui seront exploitées par les artistes de l’avant-garde russe des années 1910-1920. Ces artistes, d’ailleurs, peuvent être paradoxalement définis comme héritiers du réalisme dans l’art, proclamé par Tchernychevski. L’article pose la question de la possibilité de « l’esthétique nihiliste », dénomination quelque peu provocatrice, si l’on prend au sérieux le doute émis par Tchernychevski lui-même : dans le cadre d’un projet critique, négateur par définition, peut-on encore parler d’esthétique ? L’A. propose d’examiner le projet de Tchernychevski, qui, contrairement à celui de la spéculation ou de l’approfondissement intériorisé, s’inscrit dans une tendance artistique qui se tourne vers l’extérieur, en direction de la vie réelle, sans pour autant se laisser soumettre à l’instrumentalisation politique et à l’agenda social.

L’article de Juliette Milbach se situe, sur le plan historique, du côté de l’art qu’on peut dire différemment « réaliste », car ayant un rôle crucial à jouer pour établir le nouveau canon de la « réalité » dans la nouvelle société soviétique. Dans sa contribution intitulée « Ré-inventer l’artiste nihiliste pour mieux lutter contre lui : récit d’une proposition manquée (1929-1930) », elle montre que la figure du nihiliste, dans les débats enflammés de la revue Iskusstvo v massy, a été forgée pour servir de bouc émissaire à toutes les tentatives artistiques qui ne s’inscrivaient pas dans les cadres de l’idéologie artistique bolchevique en voie de stabilisation. L’étiquette d’« izo-nihilisme » visait, avant tout, les artistes de l’avant-garde russe des années 1910-1920, promoteurs de « l’art sans objet ». Ces derniers étaient qualifiés de nihilistes en raison de leur défense d’un « anti-art » (ou un concept antithétique à l’art), dénomination qui s’appliquait de manière polémique non seulement aux futuristes ou artistes nonfiguratifs, mais, par extension, à toutes les mouvances artistiques ne relevant pas de l’akhr (Association des artistes de la révolution).

Enfin, l’article de Sylvia Chassaing, « Actionnisme moscovite et nihilisme : quelques réflexions sur une comparaison », aborde l’art de l’époque contemporaine, tout en mettant en évidence son potentiel critique vis-à-vis du régime politique en place. Pour des actionnistes « engagés » le nihilisme est un terme péjoratif. Or leur conduite semble se situer, comme le montre l’A., dans une certaine démarche de « révolte contre l’autorité », par exemple, une forme de contestation des habitudes collectives (corps négligé ou nu dans les performances de Alexandre Brenner ou Piotr Pavlenski), d’affirmation de l’individualité qui passe par l’insurrection contre le pouvoir. L’artiste-actionniste n’est pas un nihiliste, mais il finit par agir à l’opposé du pouvoir, lequel manifeste un nihilisme outrancier. Pourquoi, alors, l’actionnisme n’essaye-t-il pas de s’inscrire dans la tradition politique de contestation inaugurée par les nihilistes du xixe siècle ? Telle est la question à laquelle aboutit cette contribution. Il est possible de prolonger la réflexion de l’A. en supposant que cela tient peut-être au fait que l’action artistique ne se limite pas à une dimension strictement politique. Elle déborde de toutes parts l’acte politique, et c’est précisément en cela que réside, potentiellement, sa force (y compris contestataire).

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Notes

1 . « Polnyj tekst vystuplenija Dmitrija Medvedeva na ii Graždanskom forume v Moskve 22 janvarja 2008 goda » [Texte intégral de l’intervention de Dmitrij Medvedev au 2e Forum civique à Moscou le 22 janvier 2008], Rossijskaja gazeta, 24 janvier 2008, url [consultée le 20 décembre 2024] : https://rg.ru/ 2008/01/24/tekst.html. Return to text

2 . Voir l’article de A. Axutin, « Nigilističeskaja vojna i otvetstvennost’ mysli » [Une guerre nihiliste et la responsabilité de la pensée], in N. Plotnikov (éd.), Pered Licom Katastrofy. Sbornik Statej [Face à la catastrophe. Recueil d’articles], Münster, Lit Verlag, 2023. Return to text

3 . Voir, par exemple, l’entrée « nihilisme » (Nihilismus) dans des dictionnaires comme Das Historische Wörterbuch der Philosophie (éd. J. Ritter, K. Gründer & G. Gabriel), Bâle, Schwabe Verlag, 1971-2007 ; Geschichtliche Grundbegriffe: Historisches Lexikon zur politisch-sozialen Sprache in Deutschland (éd. Otto Brunner, Werner Conze & Reinhart Koselleck), Stuttgart, Klett-Cotta Verlag, 1972-1997. Return to text

4 . I. Turgenev, Otcy i deti [Pères et enfants], Russkij vestnik, t. 37, 1862. Return to text

5 . V. Zubov, « K istorii slova “nigilism” » [Contributions à l’histoire du mot « nihilisme »], in Id., Izbrannye trudy po istorii filosofii i èstetiki. 1917-1930 [Œuvres choisies sur l’histoire de la philosophie et de l’esthétique. 1917-1930], M., Indrika, 2004. Return to text

6 . F. Dostoïevski, « Pouchkine », in Id., Journal d’un écrivain, trad. de G. Aucouturier, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 1356-1374. Return to text

7 . A. Herzen, « Eščë raz Bazarov » [Encore une fois Bazarov], L’Étoile polaire, Genève et Bâle, H. Georg libraire-éditeur, livre 8, 1868, p. 158. Return to text

8 . N. Straxov, Iz istorii literaturnogo nigilizma. 1861-1865. Zapiski letopisca [Extraits d’une histoire du nihilisme littéraire. Notes d’un chroniqueur], M., Direkt-medija, 2011. Return to text

9 . N. Danilevskij, « Proisxoždenie našego nigilisma » (1884) [Les origines de notre nihilisme], in Id., Sbornik političeskix i èkonomičeskix statej [Recueil d’articles en matière de politique et d’économie], SPb., N. Straxov, 1890, p. 231-271. Return to text

10 . Aleksej Kara-Murza, « “Novoe varvarstvo” kak problema Rossijskoj civilizacii » [« Nouvelle barbarie » comme problème de la civilisation russe], M., Izdatel’stvo Instituta filosofii, 1995. Return to text

11 . C’est pour cela qu’on peut parler, en employant le terme de Reinhardt Koselleck, de Erfahrungsstiftungsbegriff (concept fondateur d’une expérience). Voir R. Koselleck, Le Futur passé : contribution à la sémantique des temps historiques, trad. de J. Hoock & M.-C. Hoock, Paris, Éditions de l’ehess, 2016, p. 378. Return to text

12 . Voir, par exemple, Charles Moser, « Nihilisme et antinhihilisme dans la littérature russe », trad. de S. Lucas, in E. Etkind, G. Nivat, I. Serman & V. Strada (éd.), Histoire de la littérature russe. Le xixe siècle, ii, Le temps du roman, Paris, Fayard, 2005, p. 939-956. Return to text

13 . Tatiana Šolomova, « Èstetisacija nigilisma v russkoj literature xix-go veka : k voprosu o vremennyx i prostransvennyx granicax fenomena » [L’esthétisation du nihilisme dans la littérature russe du xixe siècle : contributions à la question des frontières temporelles et spatiales du phénomène], Obščestvo, sreda, èvolucija, 2015, 3, p. 127-131. Return to text

14 . F. Dostoïevski, Journal d’un écrivain, op. cit., p. 47-48. Return to text

15 . Il faut toutefois remarquer que ces réflexions ont pu être élaborées après la révolution d’Octobre. Nicolas Berdiaeff, L’Esprit de Dostoïevski, trad. d’A. Nerville, Paris, Les Éditions Stock, 1945 p. 17 : « Les Russes se classent eux-mêmes en “apocalyptiques” et en “nihilistes”, entendant par là qu’ils ne supportent pas un climat psychique moyen, et que leur tempérament les mène irrésistiblement vers les extrêmes ». Return to text

16 . « Нетрудно показать, и много раз показана – отрицательная связь, существующая между духом русского православия и нигилизмом. Отсутствие мира гуманистических ценностей, срединного морального царства, делает богоотступника уже не человеком ». Grigorij Fedotov, « Tragedija intelligentzii » [La tragédie de l’intelligentsia], in Id., Sobranie sočinenij v dvenadcati tomax, t. 4, Stat’i 30-x godov [Œuvres en 12 volumes, v. 4. Articles des années 1930], M., Sam&Sam, 2012, p. 48. (T. d. A.) Return to text

17 . Ibid., p. 28. « Беспочвенность есть отрыв: от быта, от национальной культуры, от национальной религии, от государства, от класса, от всех органически выросших социальных и духовных образований ». (T. d. A.) Return to text

18 . Ibid., p. 28. « В пределе отрыв приводит к нигилизму, уже не совместимому ни с какой идейностью ». Ibid., p. 28. (T. d. A.) Return to text

19 . Ibid. « […] идея, висящая в воздухе, уже не поддерживает падающего ». Ibid. (T. d. A.) Return to text

20 . F. Dostoïevski, Journal d’un écrivain, op. cit., p. 47. Return to text

21 . Cette thèse, très bien argumentée par Nicolas Berdiaev dans Les Sources et le sens du communisme russe (1933-1937), permet de distinguer entre le nihilisme européen et le nihilisme typiquement russe. Le nihilisme russe prend ses racines sur « le sol spirituel de l’orthodoxie russe », si bien que le nihiliste se comporte comme un ascète. Dans sa négation acharnée de l’ensemble des valeurs : allant des choses matérielles jusqu’à la politique, l’art, la philosophie et la religion, sa pratique prend l’allure d’une démarche religieuse de dépouillement ascétique. Return to text

22 . Simon Frank, « L’éthique du nihilisme », in Nicolas Berdiaev, Serge Boulgakov, Mikhaïl Guershenzon, Alexandre Izgoev, Bohdan Kistiakovski, Piotr Struve & Simon Frank, Jalons, trad. de C. Vajou, Paris, Cerf, 2011. Return to text

23 . J.-P. Faye et M. Cohen-Halimi le qualifient d’« antiphilosophème » (voir Id., L’Histoire cachée du nihilisme. Jacobi, Dostoïevski, Heidegger, Nietzsche, Paris, les Éditions de la fabrique, 2008). Return to text

24 . Lev Šestov, Turgenev. Neokončennaja kniga [Tourguéniev. Livre non-achevé], M., Direkt-media, 2016 [1e éd. : 1903], p. 108-109. (T. d. A.) Return to text

25 . A. Grigoriev, « Nigilizm v iskusstve » [Le nihilisme dans l’art], Vremja, 8, 1862. D. Pissarev, « Razrušenie èstetiki » [Destruction de l’esthétique], in Id., Sočinenija v četyrëx tomax, M., Gosudarstvennoe izdatel’stvo xudožestvennoj literatury, 1956, t. 3. Return to text

26 . David Burliouk, Alekseï Kroutchenykh & Vladimir Maïakovski, « Gifle au goût public », in Olga Makhroff & Stanislas Zadora (éd.), Art et poésie russes 1900-1930. Textes choisis, Paris, Centre Georges Pompidou, 1979, p. 40. Return to text

27 . Voir, par exemple, Dora Vallier, L’Art abstrait, Paris, Fayard – Pluriel, 2012. Return to text

28 . Voir les textes de Kandinsky faisant partie de l’anthologie sur le nihilisme : Vladimir Biaggi (éd.), Le Nihilisme (iv. Nihilisme et peinture), Paris, GF, 2013, p. 155-167. Return to text

29 . Voir Nicolas Berdiaeff, L’Esprit de Dostoïevski, op. cit., p. 17. Return to text

References

Bibliographical reference

Ioulia Podoroga, « Introduction. La dualité du nihilisme russe : entre vision mythifiée et réalité historique », Slavica Occitania, 60 | 2025, 9-27.

Electronic reference

Ioulia Podoroga, « Introduction. La dualité du nihilisme russe : entre vision mythifiée et réalité historique », Slavica Occitania [Online], 60 | 2025, Online since 08 mars 2025, connection on 27 avril 2025. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/slavicaoccitania/4782

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Ioulia Podoroga

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