Il convient simplement de mentionner une série d’expéditions…1
Nikolaï Marr l’avait dit lui-même dans son « Autobiographie » publiée en 1927, il était un homme de terrain :
[…] toutes mes pensées linguistiques créatrices ne sont pas le résultat de travaux de laboratoire, elles sont nées et ont été mises en forme au contact des hommes et de la nature, dans les rues, les foires, les déserts, sur les mers, dans les montagnes et les steppes, au bord des fleuves et des sources, à cheval ou en train, mais pas en laboratoire2.
Et en effet, si « [s]on enfance s’est exclusivement déroulée au milieu des Géorgiens3 », sa carrière de scientifique l’emmènera régulièrement loin de l’Université de Saint-Pétersbourg/Leningrad. Au-delà de son Caucase natal qu’il parcourra régulièrement (la Svanétie4, l’Abkhazie5, la Chavchétie et la Klardjétie6, l’Arménie7) et de la Russie/urss, ses biographes ou nécrologues rappellent les « nombreux voyages scientifiques8 » qui ont marqué son parcours professionnel : Paris9, Strasbourg10, Vienne, Rome, Venise, Florence, Berlin, Leipzig11, le Pays basque12, la Bretagne13, le Mont Athos14, le monastère Sainte-Catherine du Sinaï, Jérusalem15, l’Algérie16, la Turquie17, pour n’en citer qu’une partie…
De ce fait, sa bibliographie, dans et hors ses Œuvres choisies, est pleine de relations de voyage18, de rapports de mission19 ou d’articles dont l’origine et le point de départ remontent à telle ou telle expédition20, sans compter les textes qui portent à la fin l’indication du lieu où ils ont été écrits21.
À la croisée des xixe et xxe siècles, il n’est pas étonnant de voir un savant s’aventurer sur le terrain à des fins d’études et d’explorations22.
Pour en rester aux linguistes, on peut rappeler que Schleicher23 et Saussure24 furent en Lituanie, Meillet en Arménie25, Marcel Cohen à Alger et en Abyssinie26, James Darmesteter en Inde et en Afghanistan27, là où leurs « spécialités » les amenaient. Ce qui pourrait surprendre de prime abord chez Marr, quand il va à Guingamp étudier le breton, à Bayonne le basque ou en Afrique du Nord le kabyle28, c’est l’étendue et surtout la variété des terrains explorés. Mais, chez lui aussi, il s’agissait de mener à bien des projets scientifiques précis et non de se perdre dans une euphorie linguistique.
Comme l’indiquait Vassili (Vaso) Abaïev en 1960, « [i]l est convenu de distinguer dans l’héritage de Marr la philologie, la linguistique et l’archéologie29 ». Et chacun de ces domaines a trouvé sa part dans les expéditions de Marr. Au début de sa carrière, philologue-caucasologue, s’il se rend au Mont Athos (1898) et au Sinaï (1902), c’est pour explorer les fonds des manuscrits géorgiens et arméniens30. S’il est à Strasbourg en 1894 et 189631, c’est pour s’initier au sémitique en lien avec son idée de « rapprocher » le géorgien avec ces langues32. Si, en Abkhazie, il collecte chansons et contes populaires, s’il explore les ruines de la cité d’Ani, c’est parce qu’il a cet intérêt pour « l’étude du Caucase, de son histoire culturelle, de sa langue, de sa littérature et des monuments de sa culture matérielle33 ». Par la suite, dès les années 1920, comme le rappelle ici Roger Comtet, Marr passe de « spécialiste d’un groupe de langues déterminé (caucasiennes) » à « théoricien de la langue et du langage en général34 », avec l’idée de « solutionn[er] le problème de l’origine de la langue en général, c’est-à-dire de l’origine du langage humain35 » :
Mais, actuellement, le problème purement théorique à l’ordre du jour est d’établir la chronologie d’apparition des différents systèmes de langues ainsi que la naissance – dans les langues des différents systèmes – des différentes parties du discours, qui n’existaient pas originellement, ceci en coordonnant la matériau lexical à l’économie, à l’histoire de la culture matérielle et des formes sociales36.
Marr est, dès lors et jusqu’à la fin de sa vie, à la recherche de « généralisations, [de] principes généraux37 », et il va proposer « un modèle alternatif qui organisait (ou plutôt accumulait) les adéquations de chaque langue particulière à un type générique38 ». C’est donc « la théorie » qui a « mis en évidence la nécessité de […] connaître39 » telle ou telle langue. Au retour de son premier voyage au Pays basque, il écrit :
Il est devenu encore plus clair que sans les langues caucasiennes, il est impossible de travailler sur les langues japhétiques d’Europe, mais aussi que sans l’étude des langues japhétiques européennes, il est impossible de résoudre toute question générale de linguistique japhétique, et qu’il est impossible pour un linguiste caucasologue de travailler scientifiquement sur la linguistique40.
La liste de ces séjours et voyages, entendus « pour accumuler des matériaux concernant diverses langues41 », aurait pu se prolonger, Marr proclamant qu’« il faut étudier les langues d’Afrique et d’Amérique qui n’ont pas été introduites dans la recherche ou ne l’ont été que partiellement42 ». Il avait d’ailleurs prévu un voyage chez les Hottentots qui n’aurait pas témoigné d’un goût « pour l’exotisme », mais aurait revêtu un « intérêt théorique43 », celui d’interroger le lien entre les langues d’Afrique et les langues européennes. Ce voyage n’eut pas lieu : Marr n’alla pas au-delà de l’Afrique du Nord où il s’initia au kabyle et se contenta de découvrir à travers la littérature scientifique existante les langues du sud du continent44. Cette initiation par les textes de langues que Marr prévoyait d’intégrer dans ses théories dut lui sembler une solution a minima, comme on le lira dans ce recueil. Que ce fût en Bretagne, au Pays basque ou en Abkhazie, Marr portait en effet haut la nécessité absolue de travailler sur les parlers vivants45 (« le parler breton vivant46 », « le parler abkhaze vivant47 ») « à l’authenticité dynamique48 », de s’entretenir avec des locuteurs natifs49 et d’écouter les gens parler50.
Pour marquer le centenaire en 2023 de la Nouvelle Théorie du langage de Nikolaï Marr51 a germé l’idée de s’intéresser à ces nombreux voyages et expéditions, dont on ne sait, à vrai dire, pas grand-chose. En parcourant notamment sa biographie parue en urss à la fin des années 1940, on apprend quelques généralités ou détails sur les séjours de Marr à l’étranger : « la quantité de travail » qu’il abat « est tout simplement stupéfiante52 », il profite des bibliothèques pour lire beaucoup sur les nombreux sujets qui l’intéressent53, il visite des musées54, tente de faire connaître sa Nouvelle Théorie du langage55 ou se bat avec une santé chancelante56. Quant à Marr lui-même, s’il tient aussi à souligner son efficacité lors de ses missions à l’étranger57, il lui arrive aussi de pointer l’aventure où les chevaux peinent et les ours rôdent58 et où le mystique n’est jamais loin59.
Nous avions donc l’idée de réunir des contributions pour faire le point sur ces séjours, sur ces mondes, pour en faire l’histoire et la contextualisation et, le cas échéant, montrer en quoi ils avaient été importants, voire décisifs, pour l’élaboration des idées linguistiques de Nikolaï Marr (voir la première partie du numéro). Mais très vite, nous nous sommes rendu compte que, dans l’œuvre de Marr, il y avait d’autres « mondes » encore, qu’il n’avait jamais pu visiter, car n’existant plus ou seulement dans son esprit ou ses théories : toute une série de mondes « virtuels » (osons ce terme un peu anachronique) que N. Marr avait imaginés/rêvés/fantasmés à partir de ses théories, mais qui servaient aussi à les soutenir : ainsi du monde primitif, du monde méditerranéen, du monde étrusque ou du monde (ibéro-) caucasien, par exemple. Une série de contributions devrait ainsi tenter de reconstituer ces mondes particuliers et de les intégrer aux théories marristes. Enfin, les mondes de Marr devaient aussi être compris dans le sens de son entourage et des gens qui ont gravité autour de lui. C’est à partir de ces trois angles d’approche qu’a été imaginé ce numéro de Slavica Occitania sur Les mondes de Nikolaï Marr, qui s’articule donc en trois parties.
La première, intitulée « Les voyages », comporte quatre articles qui chacun décrit et met en perspective avec les recherches de Marr un séjour du chercheur.
L’article de François Djindjian (cnrs) s’intéresse aux fouilles archéologiques menées par Marr sur le site de l’ancienne cité arménienne d’Ani entre 1892 et 1917. Outre une description des équipes qui accompagnèrent Marr et des aboutissements archéologiques des différentes campagnes de fouilles, F. Djindjian intègre surtout ce travail archéologique dans les théories de Marr, et notamment dans son idée de la stadial’nost’ [développement par stades], et montre pourquoi l’histoire (archéologique) du site d’Ani, faite d’« invasions (arabe, turque, mongole, byzantine), [d’]abandons de peuplement, [de] massacres60 », est en contradiction avec cette dernière idée, ce que Marr lui-même admet dans la préface qui ouvre la publication du site en 193461 et qui est analysée par F. Djindjian.
Dans la contribution suivante, Yves Le Berre (Brest) documente le séjour de Marr en Bretagne en 1928. Parti de Paris, Marr se rend à Guingamp pour y étudier le breton, un séjour qui n’a laissé aucune trace dans la presse locale ou les archives. Y. Le Berre commente les connaissances de Marr en breton et en linguistique bretonne, contextualise les lectures bretonnantes qu’il dit avoir faites et montre que son analyse de la situation sociale du breton est aussi faite de quiproquos et de rendez-vous manqués.
Elena Simonato (Lausanne) s’intéresse à la composante abkhaze de la vie et de l’œuvre de Nikolaï Marr, faite d’études abkhazologiques (dont le célèbre « alphabet analytique »), mais aussi de voyages parfois périlleux. Elle montre que, pour Marr, l’abkhaze avait une valeur en soi pour la linguistique et que son étude dans les montagnes a permis à Marr de réfléchir à une méthode de terrain. Enfin, E. Simonato précise, à partir d’extraits de correspondances, l’histoire de l’alphabet analytique abkhaze et sa réception par les élites locales.
À partir d’articles publiés mais aussi de documents d’archive, Natalia M. Zaika (Saint-Pétersbourg) décrit en détail les trois séjours que Marr, accompagné de son épouse, effectue dans les années 1920 au Pays basque (aussi bien français qu’espagnol). À côté des péripéties inhérentes à tout voyage, N. M. Zaika décrit le travail que Marr mène sur place, les gens et les collègues qu’il rencontre, la manière dont les bascologues l’accueillent et le considèrent. Enfin, elle dresse la liste des recherches bascologiques de Marr pour montrer la place qu’elles occupent dans l’œuvre du savant et au sein de l’Institut de la langue et de la pensée fondé par Marr.
La deuxième partie du recueil se consacre à la description de deux mondes que Marr a tenté de percer, de découvrir et de décrire à travers ses recherches.
Dans son article, Roger Comtet (Toulouse) revient sur la place qu’occupe le folklore dans la vie et l’œuvre de Nikolaï Marr qui se disait marqué par les contes et les traditions populaires dès sa prime enfance. Après avoir fait un historique de la folkloristique en Russie, R. Comtet montre que le milieu de l’Université de Saint-Pétersbourg où Marr a étudié et où les études folkloriques constituaient un socle important a eu une influence sur l’élaboration de certaines de ses idées, et que la notion de culture matérielle, inhérente à sa paléontologie du langage, l’a aussi amené à s’intéresser au folklore, de même que son intérêt pour ce qu’il appelait les « minorités nationales ».
Patrick Sériot (Lausanne) propose dans sa contribution de reconstituer le « monde primitif » tel que recréé par N. Marr à partir d’une analyse précise de certains de ses écrits, défendant l’idée que dans ses excursus vers les premiers temps Marr s’intègre, contrairement à ce qu’on affirme généralement, dans la philosophie du langage européenne de son époque. En retrouvant dans les textes de Marr et en décrivant tels qu’ils y apparaissent la société primitive, la pensée primitive et le langage primitif, P. Sériot démontre qu’ils participent pour Marr à un monde malheureusement perdu à jamais où, en l’absence de mots et en l’absence d’oralité, la pensée et la communication, parfaites, se déroulaient alors sans entrave.
La troisième partie du recueil s’intitule « Autour de Nikolaï Marr » et est composée de deux articles.
Anastasiia Mykolenko et Kevin Tuite (Montréal) se consacrent à rappeler et à documenter l’existence d’une disciple méconnue de Marr : Evdokia Kojevnikova, ethnologue spécialiste de la Svanétie, de sa vie quotidienne, de sa religion et de son folklore. Grâce à ses archives conservées à Tbilissi, A. Mykolenko et K. Tuite décrivent le parcours personnel et scientifique de Kojevnikova et montrent comment ses recherches s’intègrent dans la théorie japhétique de Marr ; mais ils montrent aussi que la chercheuse savait appréhender avec un certain recul ironique les idées de son mentor.
Dans sa contribution, Vladimir A. Kurdyumov (Geng Hua) (Moscou/Taïwan) aborde la question de la langue chinoise dans les travaux de Marr. Après avoir examiné la façon dont Marr considérait la langue chinoise, il décrit comment les sinologues soviétiques ont dû naviguer, pendant et après le règne du marrisme, entre deux conceptions de la langue chinoise, d’abord considérée comme « amorphe/primitive » (chez Marr) puis « flexionnelle » (après Marr). En conclusion, il montre que la sinologie soviétique a souffert tant du marrisme que de sa répudiation par Staline et que Marr a eu quelques intuitions quant au rôle que le chinois pourrait jouer dans le développement ultérieur de la linguistique.
En Annexe se trouve la traduction en français (par Patrick Sériot [Lausanne], qui présente aussi le texte) d’un article du linguiste ukrainien V. M. Babak : « À propos de l’évolution historique de la langue ukrainienne » (1936). Ce texte montre comment la Nouvelle Théorie du langage de Marr permettait de reconsidérer et de construire différemment le « monde ukrainien », en lui niant une filiation uniquement slave pour en faire le résultat de toutes les communautés, les tribus et les langues qui passèrent par la région.
Avant ces parties et en complément à la présente introduction, se trouve l’article de Vittorio S. Tomelleri (Turin/Göteborg) qui, à partir d’une approche bio- et bibliographique de N. Marr, propose de décrire et d’analyser en parallèle les différentes facettes du chercheur, les « différents (mondes de) Marr », en les intégrant à la fois dans son parcours personnel et professionnel et en se demandant s’ils doivent être lus ensemble ou séparément.
Ce numéro de Slavica Occitania n’aimerait être qu’un point de départ dans l’étude, l’analyse et la reconstitution des « mondes de Nikolaï Marr », car il en reste d’autres à explorer. Parmi ses voyages, peu de choses ont été faites, par exemple, sur ses séjours à Paris, où on sait notamment qu’il rencontre ses collègues français, participe à des réunions de société savante62 et où son enseignement de géorgien a laissé quelques traces63 :
Le rêve fut précisément réalisé deux fois, en l’hiver de 1926-1927 et au printemps 1928 : un cours libre aux Langues « O » avait réuni tous ceux qui étaient susceptibles de s’intéresser à cette langue : Géorgiens de Paris ou Français, au premier rang il y avait trois ecclésiastiques qui ne perdaient pas un mot du Maître : Mgr Graffin, le Père Marriès et l’Abbé Brière64.
Mais, pour le reste, ses séjours parisiens restent encore largement non documentés65, alors qu’une analyse de la presse ou de certains fonds d’archives (à l’inalco ?) permettrait certainement de préciser ses séjours et ses rapports avec ses collègues français.
On sait de même peu de choses sur son voyage au monastère Sainte-Catherine du Sinaï, pourtant important par les manuscrits caucasiens qu’il permet de découvrir66 :
En 1902, le fameux philologue et linguiste Nicolas Marr (celui-là même dont le nom a été porté jusqu’aux oreilles du public par l’excommunication que fulmina contre lui son compatriote Staline), Marr se rendit au Sinaï pour y étudier notamment les manuscrits géorgiens, en collaboration avec son élève, feu le prince I. Djavakhichvili. Le maître et le disciple se partagèrent la tâche de décrire les manuscrits du fonds géorgien ; la description de Marr ne fut publiée qu’après sa mort († 1934), en 1940 ; celle de Djavakhichvili est restée inédite jusqu’en 194767.
On en a un « Rapport préliminaire », écrit par Marr68 et qu’il faudrait reprendre, et une photo au moins, publiée dans sa biographie69.
Parmi les mondes antiques, théoriques ou imaginés par Marr, là aussi d’autres pistes restent ouvertes, comme le « monde sémantique », le « monde psych(olog)ique » ou, comme déjà évoqué, le « monde étrusque » ou « méditerranéen ».
Puisse ce numéro de Slavica Occitania inciter d’autres chercheurs à explorer la suite des mondes de Marr, à les documenter, à les décrire, à les intégrer dans sa carrière et surtout dans l’évolution de ses théories, pour voir comment ils les ont fait évoluer ou basculer70. Ce ne sera là ni temps perdu ni simple œuvre de collectionneur. Comme le montrera ce numéro, un travail sur Les mondes de Nikolaï Marr a un intérêt épistémologique et permet d’affiner notre compréhension du marrisme, en montrant qu’il y a, entre Marr et les idées de son temps, des choses à lire en parallèle71 qui ont de l’intérêt pour (l’histoire de) la linguistique générale, mais aussi pour la compréhension du monde intellectuel russe et soviétique.