La bataille aéroterrestre de Sedan (13-14 mai 1940). Généalogie d’une impossible coopération

Abstracts

Tout au long des années 1930, les milieux politico-militaires européens se passionnent pour la question de l’emploi de l’aviation militaire, dont le potentiel de destruction exalte les esprits autant qu’il suscite les craintes. En France, l’armée et le ministère de l’Air cherchent à promouvoir une doctrine d’emploi s’inscrivant dans la continuité d’une indépendance fraîchement acquise. Les partisans les plus fervents de la « bataille aérienne » n’hésitent pas à instrumentaliser les théories de stratégie aérienne les plus controversées. Le haut-commandement, tout particulièrement les chefs de l’armée de Terre, désapprouvent ces orientations doctrinales. Ces derniers perçoivent surtout les forces aériennes comme un appui tactique dans la profondeur au profit des armées terrestres. La reconnaissance, la chasse et l’appui feu direct, telles sont les missions premières de l’aviation militaire. À leurs yeux, l’armée de l’Air n’est assurément pas ce glaive destiné à trancher le nœud gordien de l’enlisement de la bataille terrestre – le souhaitent-ils d’ailleurs ?
En effet, en 1939-1940, lorsque la guerre contre l’Allemagne commence, le plan développé par le Grand Quartier général s’articule autour d’une volonté de temporisation : contenir l’ennemi aux frontières, le temps que la mobilisation industrielle et humaine autorise la France à se doter d’un avantage technique et numérique, de sorte qu’elle puisse contre-attaquer de manière décisive. Aucune synthèse doctrinale ne semble émerger ; aucun compromis rationnel entre autonomie de l’outil aérien et subordination de ce dernier aux forces terrestres n’est mis au point. Le 10 mai 1940, lorsque l’armée allemande aux abois agresse en créant la surprise stratégique, la structuration du commandement, les missions, les matériels des forces aériennes sont inadaptés : en dépit d’un engagement continu, ils ne peuvent contester à l’ennemi la maîtrise du ciel.
Plus que tout autre affrontement de la brève campagne militaire de mai-juin 1940, le franchissement de la Meuse à Sedan par les troupes allemandes (13-14 mai) incarne les impasses opérationnelles et tactiques du combat aéroterrestre. De surcroît, les forces françaises s’y trouvent confrontées à une concentration verticale d’un nouveau type, à laquelle elles ne sont pas préparées. Ayant perdu l’initiative, les commandements du théâtre d’opérations Nord-Est sont contraints d’improviser dans l’urgence.

All along the 1930’s, politico-military social circles in Europe are passionate about the question of the use of military aviation, which destructive potential exalts spirits as much as its stirs up fears. In France, the armée de l’Air and the Air Ministry seek to promote a doctrine of employment inscribed in the continuity of a freshly acquired independence. The most devoted supporters of the “air battle” do not hesitate to instrumentalize the most controversial theories of aerial strategy. The High command, especially the Army’s senior leadership, disapprove of these doctrinal orientations. The latter mainly perceive air forces as an in-depth tactical support to the benefit of the surface forces. Reconnaissance, fighting, and direct fire support are the primary missions of military aircrafts. According to them, the air force is certainly not this broadsword destined to slice the gordian knot of the ground battle’s stagnation – do they wish for it anyway?
Indeed, in 1939-1940, when the war against Germany begins, the plan designed by the general headquarters is built around a desire for postponement: contain the enemy at the borders, until the industrial and human mobilisation enables France to acquire technical and numerical advantage, so that the French army can decisively counterattack. No doctrinal synthesis seems to emerge, no rational compromise between the autonomy of the aerial tool and its subordination to the land forces is developed. On May 10. 1940, when the hard-pressed German army strikes, creating a strategic surprise, the structure of the staffs, the missions and the air forces’ materials are inadequate; regardless of their continuous commitment, they cannot challenge the enemy’s command of the air.
More than any other confrontation of the brief military campaign of May-June 1940, the crossing of the Meuse at Sedan by the German troops (May 13-14) embodies the operational and tactical dead ends of air-ground combat. In addition, the French forces find themselves confronted there with a new type of vertical concentration against which they are not prepared. Having lost the initiative, the leadership of the north-east operation theatre is forced to improvise in a hurry.

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Introduction

Le 10 mai 1940, la Wehrmacht, après avoir vaincu la Pologne, met un terme à la « drôle de guerre » en passant à l’offensive. Loin du centre de gravité français, l’Allemagne lance dans la forêt des Ardennes ses meilleures divisions blindées, lesquelles, appuyées par la Luftwaffe, franchissent la Meuse les 13 et 14 mai. L’acquisition rapide de ce succès décisif précipite la France dans la défaite. Ces quelques jours projettent une lumière crue sur l’impréparation des troupes françaises, mais aussi sur leur faculté de réaction et d’adaptation opérationnelle et tactique, ainsi que sur l’esprit qui anime les chefs et les combattants. La « bataille de Sedan », au cours de laquelle la 55e division d’infanterie (Xe corps d’armée, 2e armée) est enfoncée par le XIXe Panzerkorps (Panzergruppe von Kleist), constitue à bien des égards un exemple suggestif de la manière dont se désarticulent la force terrestre et l’aviation supposée l’appuyer. La question de l’appui aérien des troupes au sol se pose d’autant plus qu’elle constitue un leitmotiv des procès de Riom (1942) : les « coupables » de la défaite auraient orchestré la faillite des armes de la France, notamment en négligeant le développement d’une aviation d’attaque et en abandonnant chars, fantassins puis civils aux feux des appareils allemands1.

Que peut-on dire de la coopération aéroterrestre en 1940 ? Des synergies se mettent-elles en place pendant les premiers combats de la campagne de France ? Quelle conception le commandement terrestre développe-t-il de l’appui aérien ; quel est le rôle dévolu aux forces aériennes dans les combats ? Il s’agit de mettre en perspective et d’interroger réciproquement les missions données aux appareils alliés lancés dans la bataille – avions de reconnaissance et de bombardement surtout – et celles des forces terrestres.

La démarche se veut généalogique2 : historiciser les concepts de « bataille aéroterrestre » et de coopération Air/Terre au cours des combats pour essayer d’en exhumer les origines, d’en définir les contours et d’en saisir les évolutions. Les querelles doctrinales qui opposent « terriens » et aviateurs tout au long des années 1930 ne sont pas sans conséquences sur la conduite de la guerre en 1939-19403. Les grandes lignes du débat se mettent en place : une force aérienne autonome ou des escadrilles subordonnées au commandement terrestre ? La hiérarchisation et la structure des états-majors, les prérogatives des chefs, la doctrine d’emploi des matériels sont caractérisées par une continuelle instabilité pendant la « drôle de guerre » et la campagne de France. La jeune armée de l’Air, fondée en 1934, cherche à trouver son rôle et sa place et se confronte souvent aux vues divergentes de sa vieille aînée, l’armée de Terre. Ses velléités d’autonomie, ses attirances doctrinales, déclenchent des controverses ardentes dont les braises ne sont pas éteintes lorsque la guerre éclate en septembre 1939. La question de l’indépendance de l’armée de l’Air cristallise les oppositions entre « les tenants du bombardement stratégique et ceux de l’aviation de coopération4 ». Il convient donc également de mettre en exergue les pouvoirs, les influences qui contribuent à façonner la coopération aéroterrestre, et qui participent à l’histoire de son aboutissement. Peut-être serait-il intéressant de confronter ce récit aux régimes de vérité proposés dans l’immédiat après-défaite et pendant toute la seconde moitié du xxe siècle.

D’autant qu’il n’existe pas de véritable histoire interarmées de la campagne. En effet, il nous paraît quelque peu inefficace d’entreprendre le récit des combats de 1940 sans prendre en considération les diverses composantes des forces armées engagées. De même, cette histoire ne peut se satisfaire d’un seul point de vue national, quand le résultat d’un conflit de haute intensité est le produit d’un faisceau de décisions et d’actions prises par au moins deux belligérants en interaction.

De surcroît, par contraste avec l’ampleur et la rapidité de l’effondrement et sans doute aussi en réaction à ce dernier, l’art militaire allemand est porté à son firmament. Bien souvent, des auteurs se font les thuriféraires de la machine de guerre nazie. Ainsi, le volumineux ouvrage de Claude Paillat, qui retrace minutieusement le déroulement de la campagne, s’achève par une conclusion lapidaire et sans appel : « [au] 10 mai 1940 à 5h35, il n’y a pas un seul domaine, y compris dans le plan de manœuvre, où l’armée allemande n’exerce sa suprématie, parfois écrasante, sur les forces alliées5 ».

À partir des années 1990, d’abord grâce au renouvellement de l’historiographie allemande du Westfeldzug6, puis avec l’ouverture des archives militaires françaises sur les événements de mai-juin 19407, de nouvelles approches méthodologiques et thématiques se développent. L’issue des combats se justifie de moins en moins par une sombre fatalité côté français, ni par un génie frédéricien atavique ou par les bonnes grâces de la fortune côté allemand8. Les choix stratégiques et doctrinaux des protagonistes sont recontextualisés ; l’analyse tend à s’appuyer sur des sources primaires. Les efforts de distanciation critique rendent possible un profond renouvellement problématique de la question du « désastre » français – tel Ernest R. May qui, à rebours de Marc Bloch, repense la campagne comme une « étrange victoire » allemande9. L’armée de l’Air française, dont l’histoire institutionnelle et doctrinale est bien connue pour l’entre-deux-guerres10, semble en revanche susciter moins d’intérêt s’agissant de son action dans les débuts de la campagne de France11 – constat valable aussi, dans des proportions moindres cependant, pour l’armée de Terre, et qui témoigne d’ailleurs de la volonté de trouver les causes profondes de la défaite dans les développements politico-militaires de l’entre-deux-guerres. Les travaux de Martin S. Alexander, par exemple, s’intéressent notamment au rapport à la « question aérienne » qu’entretient le général Maurice Gamelin, et mettent en exergue ses évolutions successives à l’aune du jeu politique de la IIIe République, des relations avec l’allié britannique et de la situation militaire européenne12.

Une étude assez fine des combats de 1940 peut être développée grâce aux archives conservées au Service historique de la Défense. Les textes fixant la doctrine – les « principes fixes » selon la définition de Ferdinand Foch – et l’organisation des forces aériennes, examinés au prisme des relations Air-Terre d’avril 1933 à mai 1940, éclairent sur la structuration, les modalités et l’esprit du combat aéroterrestre à la veille de l’offensive. Les documents traitant de l’activité de la Zone d’opération aérienne nord (ZOAN) ainsi que de l’activité aérienne de la 2e armée française, renseignent sur le commandement, l’entraînement et l’équipement de l’aviation affectée au théâtre d’opérations Nord-Est, et plus précisément à la défense du secteur des Ardennes depuis la mobilisation jusqu’à la défaite. Les papiers des grandes unités terrestres – notamment ceux de la 55e division d’infanterie – servent à suivre l’activité au sol ainsi que les effets des missions aériennes alliées et ennemies. Nombre de comptes rendus d’action en disent long sur l’évolution de la situation et les choix opérés au gré des missions réalisées. Enfin, les JMO13 des groupes14 de bombardement (GB) mobilisés sur le front de Meuse alimentent l’analyse sur la capacité française à conduire une mission de bombardement de théâtre dans le dernier temps de la bataille.

Certes, l’exploitation de cette documentation requiert un surcroît de prudence puisque certains papiers rédigés après la défaite sont autant de tentatives de justification et de réhabilitation de la part de leurs rédacteurs – ce qui en soi est riche d’enseignements. Cela étant, c’est ici le croisement, la confrontation de sources émises par les aviateurs d’une part et les « terriens » d’autre part qui est recherché.

En définitive, le présent travail se propose d’aborder la question de la coopération aéroterrestre en suivant une double temporalité – celle des ministères et des états-majors puis celle du champ de bataille – tout en restituant la double dimension – horizontale et verticale – des combats sur le front de Meuse.

1. L’armée de Terre contre l’armée de l’Air ?

En février 1940, six mois après l’entrée en guerre, le ministre de l’Air Guy La Chambre et le chef d’état-major général de l’armée de l’Air Joseph Vuillemin acceptent la mise en œuvre d’un nouveau plan de structuration des forces aériennes15. C’est l’aboutissement d’une longue lutte politique et dogmatique, commencée au début des années 1930, au terme de laquelle l’armée de l’Air abdique ses choix doctrinaux et organisationnels, son autonomie, pour se dévouer essentiellement au soutien de l’armée de Terre.

Dès sa création par le décret du 1er avril 193316, l’armée de l’Air doit satisfaire à trois exigences difficilement compatibles voire contradictoires : prodiguer aux forces terrestres et maritimes un appui aérien17, constituer une force aérienne autonome et prendre en charge la défense aérienne du territoire (DAT). La réalisation de cette triple mission, que le ministre Pierre Cot, assisté de son chef d’état-major Victor Denain, se propose d’atteindre, bride les aspirations de la nouvelle armée et lui aliène les moyens de ses ambitions. Surtout, l’armée de Terre, qui voit d’un mauvais œil l’émergence d’une aviation autonome, se révèle rétive à des expérimentations stratégiques qu’elle juge dissonantes et entend conserver la main sur l’emploi de l’aviation.

En effet, les premiers choix doctrinaux des chefs de l’armée de l’Air semblent influencés par les thèses du général italien Giulio Douhet (1869-1930), lequel développe une conception extrême de la maîtrise de l’air et pense in fine l’aviation de guerre comme force de dissuasion18. Cette dernière repose sur l’acquisition d’une large force de bombardement stratégique à long rayon d’action, fruit d’une armée de l’Air indépendante et susceptible d’anéantir au sol l’aviation ennemie – l’idée étant de forcer une issue rapide en portant la ruine au cœur du pays de l’ennemi, par l’attaque de cibles aussi bien civiles que militaires19.

Ce credo, proclamant l’inutilité de l’aviation de chasse et des défenses anti-aériennes, exaltant les vertus offensives du bombardier, plaidant pour la concentration aérienne et prédisant la destruction par les airs des grands centres urbains occidentaux, est aux antipodes des préoccupations des chefs terrestres chez qui il soulève craintes et rejets. De fait, on décèle sans peine la pénétration de ce discours dans la réflexion doctrinale émanant du ministère de l’Air. Une note du 27 février 1933 s’appuie sur l’exemple de l’Italie, « ayant porté [son] effort principal sur l’aviation de bombardement […] dont [elle a] fait une arme redoutable », pour détailler les dangers d’une offensive d’inspiration douhétienne sur le territoire national – mais également pour en énumérer les multiples atouts si la France se montrait désireuse d’acquérir « l’arme de la surprise dont l’intervention peut, au début d’un conflit, procurer des avantages considérables » par l’écrasement inopiné d’« une partie importante des forces aériennes adverses », par la désorganisation de la « mobilisation et la concentration des forces terrestres et navales » ainsi que par la destruction du « moral de l’ennemi20 ». Pour les partisans de la bataille aérienne, l’acquisition d’une force de frappe stratégique est d’autant plus essentielle que l’ennemi s’y emploie – l’Italie donc, mais aussi l’Allemagne. En effet, les renseignements traités par la 2e section de l’état-major général de l’armée de l’Air (EMGAA) suggèrent que la Luftwaffe pourrait aligner dès 1936 plus de 1 300 appareils modernes dont 58 % de bombardiers21 – évaluation hautement fantaisiste mais que l’état-major peut brandir en justification de ses prescriptions22.

Dans la première moitié des années 1930, l’emploi de l’aviation semble se préparer, boulevard Victor, à un niveau stratégique et selon une conception fondamentalement agressive de la troisième dimension. L’approche apparaît comme décalée si l’on considère la nature statique de la doctrine a priori défensive adoptée par le haut-commandement depuis que la guerre est envisagée contre le IIIe Reich.

Le général Maxime Weygand, à l’unisson des grands chefs terrestres, ne croit pas en la possibilité d’une offensive aérienne de grande ampleur déclenchée avant les mouvements de troupes au sol – il qualifie l’idée d’« hypothèse toute gratuite23 ». C’est surtout le corollaire du concept d’offensive aérienne qui lui semble néfaste, c’est-à-dire la création d’un commandement indépendant regroupant le gros des forces aériennes. Et ce d’autant plus que les prédictions qui présideraient à sa création lui paraissent erronées : attaque aérienne et terrestre sont indissociables et s’exécutent simultanément. En somme, contre ce projet qu’il juge bien peu raisonnable, Weygand prône l’« articulation des forces aériennes avec celle du commandement » pour faire face à l’offensive aéroterrestre préparée par l’ennemi. Si un tel projet devait recevoir l’assentiment du ministère de la Guerre, des réductions drastiques ne manqueraient pas de s’appliquer aux appareils de reconnaissance affectés aux armées terrestres. Les aviateurs, consumés par leurs chimères, exposeraient « [les] armées à être aveugle et à subir des hécatombes stériles24 ». Maurice Gamelin professe une opinion similaire ; il s’en ouvre en 1935 au chef d’état-major impérial de l’armée britannique : il convient « d’établir la plus étroite collaboration entre l’Armée et l’Armée de l’Air » car, sur les théâtres d’opérations, forces terrestres et forces aériennes sont « superposées25 ».

Dans la perspective du « champ de bataille aménagé26 », l’offensive aérienne stratégique relève de l’égarement doctrinal pour les « terriens », tandis que les aviateurs pensent pouvoir concilier, grâce à la théorie de la « lutte aérienne », les missions défensives d’appui des unités de surface avec les missions offensives, ces dernières constituant la finalité « naturelle » de la force aérienne27.

Le programme de construction « BCR » (Bombardement-Combat-Reconnaissance) démarré en 1933 est le fruit de ce compromis. Il est conçu pour satisfaire les besoins des armées en appareils de reconnaissance, tout en accroissant la capacité de bombardement de l’Air : ces avions, copieusement armés et dotés de charges offensives, doivent pouvoir être convertis en bombardiers si nécessaire afin de prendre part à la bataille aérienne28. Une « Circulaire confidentielle pour les cadres de l’armée de l’Air » datée du 22 octobre 1933 précise que des « multiplaces moyens ou lourds à défense totale aptes à la recherche du renseignement et au bombardement29 » doivent être en mesure de remplir des missions offensives de nuit le cas échéant en renforcement des multiplaces lourds et très lourds dédiés à la destruction d’objectifs terrestres et maritimes.

Lorsque les derniers appareils BCR sortent des usines, en mars 1938, le programme est déjà dépassé. Le plan II (1935) constitue la dernière tentative du ministère de l’Air pour faire de l’aviation de bombardement son cheval de bataille. Désormais, les efforts sont dirigés vers la défense aérienne et la chasse. Ainsi le plan V prévoit-il la mise en service progressive – de 1938 à 1941 – de 1 080 chasseurs contre 876 bombardiers30.

Dans une lettre adressée à Édouard Daladier le 25 septembre 1937, Pierre Cot déplore le flou, l’absence de codification qui caractérise la production de la doctrine aérienne entre 1934 et 1935. Surtout, il regrette « l’influence d’études trop superficielles de théories étrangères, en particulier […] celles du général Douhet », à cause desquelles « la néfaste théorie de la “lutte aérienne” a pris corps et s’est développée ». La nouvelle priorité est de s’assurer que « le haut-commandement terrestre » puisse « disposer au moment voulu des formations d’aviation fraîches qui lui seront nécessaires pour engager la bataille initiale31 ». Le ministre de l’Air renouvelle l’engagement formulé dans l’Instruction sur l’emploi tactique des grandes unités aériennes (mars 1937) : dès la concentration des forces terrestres achevée, l’aviation se tiendra prête à « s’engager intégralement » dans le cadre d’opérations combinées. Le chapitre de l’Instruction consacré à la « participation aérienne à la bataille terrestre » indique qu’il s’agit d’une mission essentielle à laquelle « toutes les formations […] doivent être en mesure de participer […]32 ». Certes, les grandes unités aériennes peuvent procurer, par la manœuvre, un avantage stratégique. Mais leur niveau d’emploi dépend de la volonté des chefs terrestres33. S’agissant des missions d’appui feu, c’est au « commandant responsable de la bataille » de déterminer les points d’application et le moment du déclenchement. Le commandant aérien est « [son] conseiller […] pour tout ce qui concerne l’emploi des formations mises à sa disposition » – un « agent de liaison normal » entre le chef de la grande unité terrestre et le chef d’armée aérienne correspondant à sa zone d’action.

L’armée de l’Air doit faire sienne l’axiome de la « coopération » aéroterrestre. La « bataille aérienne » est toujours bien présente, reposant sur les notions de « supériorité aérienne », d’« opérations aériennes », et permettant la concentration des feux sur des cibles « d’ordre politique ou économique ». Mais sa formulation apparait beaucoup moins tonitruante que dans l’Instruction provisoire sur l’emploi tactique des grandes unités du 6 octobre 1921, laquelle considère que l’aviation « a supplanté la cavalerie dans les missions d’exploration éloignée » et assure qu’« elle sera en état de diriger ses coups non seulement contre les combattants, mais aussi contre les arrières et contre le pays entier34 ».

Le colonel Charles de Gaulle, souvent célébré comme « prophète » militaire de son temps, s’intéresse-t-il à l’emploi combiné des blindés et de l’aviation ? Vers l’armée de métier (1934) se révèle d’une grande pauvreté à cet égard35. En effet, sa conception des opérations blindées est strictement unidimensionnelle. Les missions assignées aux maigres renforcements aériens de son corps cuirassé relèvent exclusivement du renseignement – pas d’assaut ni de bombardement. On cherche en vain la mention de bombardier en piqué dans ses écrits – jusqu’à ce que la lecture des rapports d’opérations de la Wehrmacht en Pologne le convainque, mais un peu tard, de l’efficacité opérationnelle que peut procurer l’utilisation en masse, et coordonnée, des blindés et des avions de combat36. La première moitié des années 1930 – avec le bouillonnement intellectuel qui caractérise les milieux militaires parisiens – n’ignore pourtant pas le concept de coopération aéroterrestre. L’un des systèmes les plus aboutis est sans doute celui qu’élabore le général de brigade Émile Alléhaut. Dans un ouvrage publié en 1935, ce fantassin se fait l’apôtre d’une masse de manœuvre motorisée, appuyée par une force aérienne autonome consacrée à l’attaque. Les idées de Douhet sont réfutées ; l’infanterie reste la reine des batailles. À l’inverse du tout offensif que professent certains de ses contemporains, Alléhaut propose une approche raisonnable, équilibrée, relevant in fine du niveau opérationnel : la France doit se doter d’une enclume solide, c’est entendu, mais il lui faut également se forger un marteau suffisamment leste et maniable pour aller chercher la décision et briser l’ennemi fixé sur ses fortifications37.

Force est de reconnaître que la doctrine officielle de l’armée de Terre ne partage pas les mêmes conclusions38. L’aviation sert d’abord à remplir des missions de renseignement, réalisées dans la profondeur, avec acuité et célérité. Le renseignement aérien doit cependant être considéré avec circonspection, puisqu’il est de nature discontinue et ne prodigue qu’une vision partielle du champ de bataille. L’aviation assure également la liaison – c’est une mission dans laquelle elle excelle, en « facilitant la coopération des armes sur le champ de bataille (infanterie-artillerie) ». Enfin, le cas échéant, elle combat. Ses facultés de projection sur les arrières de l’ennemi sont reconnues, « la menace constante qu’elle fait peser sur toute l’étendue du territoire adverse » en fait une « arme […] redoutable ». Pour autant, le « combat aérien ne conduit que progressivement à la mise hors de cause définitive de l’aviation ennemie ». Ici, l’aviation n’a assurément pas pour but la maîtrise des cieux. L’idée de concentration aérienne est évoquée à propos de l’aviation lourde de défense, mais de manière fort brève et générale.

L’aviation apparaît ainsi, à l’aube de l’offensive allemande, comme une arme au service des grandes unités terrestres, susceptible de faciliter leur action à condition que l’on prenne conscience de ses limites.

2. Un échec préparé ? Forces aériennes et forces terrestres au début de la campagne de France

Si les chefs terrestres sont résolument opposés à la création d’une force de bombardement aérienne apte à la conduite de missions stratégiques, ils n’en sont pas moins sensibles à la menace que pourrait poser l’utilisation de cette même force par l’ennemi – et donc bien au fait de ses potentialités. En vérité, le haut-commandement est hanté par l’éventualité d’attaques aériennes brusquées sur des cibles de l’arrière. Une psychose s’empare de l’état-major de l’Armée39 au cours des années 193040. La prise en compte de la menace aérienne joue un rôle majeur dans les choix d’implantation des services de l’EMA : en 1934, la ville de Vertus (Marne) est proposée pour héberger la structure de commandement. Les petites localités environnantes doivent accueillir les différents organes ; les nombreuses caves faisant office d’autant d’abris antiaériens. Si ce projet d’implantation n’est pas retenu, la volonté de se protéger des cieux n’en reste pas moins une préoccupation constante. D’Orthros en Cerbère, les restructurations successives de l’état-major de l’Armée sont marquées par la volonté de se protéger des bombardements : à la fin des années 1930 à la Ferté-sous-Jouarre, une plus grande dispersion des services est prévue afin de calmer les craintes du général Alphonse Georges, adjoint (de septembre à décembre 1939) du commandant en chef des forces terrestres du théâtre d’opérations Nord-Est, tandis que le général Maurice Gamelin, chef d’état-major général de la défense nationale (CEMGDN), s’abrite dans la casemate « T » du vieux fort de Vincennes41.

Cette frilosité suggère qu’au-delà de choix stratégiques et doctrinaux – ligne Maginot, bataille méthodique, inviolabilité des fronts – dictés par des facteurs conjoncturels, l’institution militaire semble conditionnée par une « idéologie défensive42 » qui affecte la prise de décision et les choix organisationnels du haut-commandement. L’hypothèse stratégique est érigée en vérité générale et sa validation s’opère sans que soit prises en compte les options ennemies, comme le suggère la planification de la manœuvre Dyle-Breda. Cette dernière, anticipant une offensive allemande par la Belgique, organise la marche vers le Nord d’une trentaine des meilleures divisions françaises en quête d’une bataille de rencontre. Or, dans sa dernière mouture, le Fall Gelb (« Plan Jaune », le plan d’attaque allemand à l’Ouest) prévoit une inversion du point d’effort principal : c’est désormais sur le front de Meuse français que doit se réaliser la percée, dont l’exploitation est supposée permettre par un simple puis un double mouvement tournant l’encerclement des unités attirées au Nord et celui des unités stationnées sur la ligne Maginot au Sud.

La Luftwaffe doit préalablement arracher à l’ennemi la maîtrise du ciel, a minima dans sa zone d’effort et pendant la durée de son action – ce qui suppose donc une concentration de ses moyens ainsi qu’une limitation de ses objectifs43. Le Luftwaffendienstvorschrift « Luftkriegsführung » (règlement de la Luftwaffe sur la conduite de la guerre aérienne), élaboré à partir de 1933, assigne aux forces aériennes trois missions générales : lutte contre l’ennemi aérien, appui des unités terrestres et maritimes et destruction à sa source du potentiel de guerre adverse. Mais ce texte n’établit aucune hiérarchie entre ces missions, lesquelles ne sont pas non plus séquencées dans le temps – souplesse d’emploi qui permet à la Luftwaffe d’évacuer les controverses doctrinales et de consacrer l’ensemble de ses moyens à la réussite de la manœuvre terrestre44.

Dans ce contexte de surprise stratégique qui s’annonce, l’aviation française peut-elle peser dans la décision ? La répartition des forces aériennes françaises sur le territoire révèle une forte dispersion des unités, tandis que leur articulation témoigne du morcellement des structures de commandement. En effet, l’autorité du général d’armée aérienne Joseph Vuillemin, commandant le Grand Quartier général aérien (GQGA), ne s’étend que sur la zone des armées : un état-major supplémentaire gère les services de l’arrière. La 1re armée aérienne, créée à la mobilisation et couvrant le théâtre d’opérations Nord-Est, regroupe unités « réservées » et unités de « coopération » – ces dernières multipliées au niveau des groupes d’armées, des armées et des grandes unités. En octobre 1939 cependant, Joseph Vuillemin constitue, au détriment de la 1re armée aérienne et « à la plus grande fureur des chefs terrestres45 », deux Zones d’opérations aériennes (Nord et Est), organes tactiques supposés plus souples et rationnels46. Leur création ne procède sans doute pas de l’unique volonté de faire gagner en efficacité l’outil aérien. Peut-être s’agit-il aussi, voire surtout, d’une conséquence des tensions qui agitent le haut-commandement aérien. En effet, la suppression de la 1re armée aérienne permet à Vuillemin d’écarter l’homme qui la commande, le général Henri Mouchard, avec lequel il entretient des relations orageuses, et de promouvoir à sa place le général Marcel Têtu47.

La ZOAN, placée sous le commandement du général François d’Astier de la Vigerie, couvre les opérations du groupe d’armées n° 1 (GA 1) composé des 1re, 9e et 2e armées terrestres, lequel coordonne aussi à compter de novembre 1940 l’action de la 7e armée et du British Expeditionary Force (BEF).

De cette disposition, il ressort que le ciel est par avance cédé aux escadrilles de la Luftwaffe. Comment les forces aériennes du théâtre d’opérations Nord-Est, éparpillées entre divers commandements, pourraient-elles réaliser une contre-concentration ? D’autant que le dispositif aérien ne recoupe pas celui des armées au sol, et semble poser les bases d’une impasse opérationnelle : à charge pour la ZOAN d’assurer la couverture et l’appui des troupes engagées dans la manœuvre Dyle-Breda, tout en s’investissant dans des combats d’interdiction contre les unités allemandes débouchant des Ardennes franco-belges48. Les instructions que communique d’Astier de La Vigerie aux forces aériennes de la ZOAN sont fonction du plan général ; elles en répercutent les paradoxes : concentrer les efforts face à un ennemi en supériorité numérique tout en répartissant les forces entre les différentes armées au nom du principe d’économie des moyens. L’emploi de la chasse et du bombardement apparaissent relativement coordonnés : l’une assure la couverture de toute armée subissant l’effort principal ennemi et l’autre intervient « sans restriction » dans la bataille en cas d’une rupture de front – un « plan de coupures » est même préparé, afin de limiter le degré d’improvisation. Mais ces mesures revêtent une forme très hypothétique car, en dernière analyse, ce sont les chefs terrestres qui restent maîtres du choix des missions de la chasse49.

Lorsque débute l’attaque allemande, c’est la manœuvre Dyle-Breda qui fait l’objet de toutes les attentions du haut-commandement. Les mouvements ennemis confortent les chefs quant au bien-fondé de leurs dispositions. En effet, du 10 au 13 mai, les commandos allemands multiplient les coups de main aux Pays-Bas et en Belgique contre les positions fortifiées et les points de franchissement sur le canal Albert. Le corps blindé Hoepner et ses deux Panzerdivisionen (PzD) semblent se précipiter vers la « trouée de Gembloux ». En réponse, le corps de cavalerie du général Prioux, composé de deux Divisions légères mécaniques (DLM) lui fait face, avec pour mission d’interdire la progression ennemie jusqu’à ce que le corps de bataille français se soit déployé50.

Le Schwerpunkt, le point d’effort principal allemand, se situe cependant à quelque 100 km du front belge, dans la zone d’implantation des 9e et 2e armées.

Depuis la frontière du Reich, le Panzergruppe von Kleist doit atteindre les rives de la Meuse via les Ardennes en quatre jours ; il doit avoir franchi le fleuve au cinquième jour, c’est-dire avant que les chefs français aient pu produire une réaction proportionnée. Fruit d’une expérimentation opérationnelle, structure de fortune à mi-chemin entre petite Panzerarmee et Panzerkorps agrandi pour laquelle il n’existe aucune modélisation ni principe d’emploi, il met en œuvre cinq Panzerdivisionen et trois motorisierte Infanteriedivisionen, soit la moitié des grandes unités motorisées de la Wehrmacht (41 150 véhicules dont 1 222 blindés)51. Le XIXe Panzerkorps du général Heinz Guderian (1. PzD, 2. PzD et 10. PzD), composé d’unités d’élite dont l’Infanterieregiment Großdeutschland (IRGD), doit traverser la Meuse à Sedan, secteur médiocrement fortifié de la 2e armée tenu par une division d’infanterie de série B52, la 55e DI.

Lors de sa traversée du massif ardennais, cette cavalerie carthaginoise d’un nouveau genre ne passe pas inaperçue : les avions de reconnaissance signalent des concentrations allemandes en forêt des Ardennes, à commencer par les appareils des forces aériennes de la 2e armée. Le secteur de cette dernière est couvert par des éléments de cavalerie dont la mission est de rechercher l’ennemi puis de le retarder en s’accrochant aux coupures du terrain en avant de la position de résistance. Sur sa gauche, la 9e armée procède de même. Les groupes aériens d’observation (GAO) à la disposition de ces divisions légères de cavalerie (DLC) – l’armée ne possède en propre qu’un groupe de reconnaissance (GR 2/22) et un groupe de chasse (GC 1/5) – décèlent l’approche allemande et mesurent l’ampleur de la menace avec sans doute plus de clarté que les éléments de reconnaissance au sol, dont l’action se révèle pour le moins chaotique53. Les renseignements sont corroborés par les reconnaissances de la ZOAN54, et transmis au commandement des forces aériennes du théâtre Nord-Est : l’effort allemand semble particulièrement important sur l’axe Bouillon-Sedan55. Pourtant, les yeux du haut-commandement restent fixés vers le Nord, où il a prévu de livrer la bataille principale.

L’appui aérien prodigué par la ZOAN doit donc s’exercer sur deux fronts subissant une pression ennemie de manière simultanée. Quelle bataille choisir, celle qui se livre en Belgique ou celle qui se prépare depuis les Ardennes ? Entre le 11 et le 14 mai, l’ordre d’urgence pour le bombardement change chaque jour, et parfois plusieurs fois par jour. De surcroît, la liaison semble erratique, non seulement entre la ZOAN et les armées terrestres, mais aussi entre les commandements terrestres eux-mêmes. À cela s’ajoutent des évaluations divergentes quant à la situation des fronts. Ainsi, le 12 mai à 16h, le GA 1 s’étonne de ce que la priorité du bombardement de jour et de nuit ne soit plus accordée aux unités qui se battent en Belgique. La ZOAN doit intervenir au profit de la 2e armée, mais attend toujours de sa part une demande d’appui aérien – une expédition intervient dans le secteur de Tongres cependant que d’Astier de La Vigerie demande à la Royal Air Force de reporter son action dans les Ardennes56. Le 13 mai, le GA 1 confirme la percée du front de la 9e armée par l’ennemi, mais nul besoin de l’aviation de bombardement, puisque « des éléments blindés français se [chargent] de régler cette question57 ». Cette même journée, le général Georges relève la 2e armée du commandement du GA 1 pour la placer sous ses ordres directs, mais la ZOAN continue d’œuvrer au bénéfice de ces deux entités58.

Il n’existe aucune continuité dans les attaques de l’aviation française, qui prélève ici quelques appareils pour les engager ailleurs, détourne ses expéditions au gré des exigences terrestres – et distrait au passage les unités de la RAF, affairées en Belgique et sur les arrières allemands, lorsqu’elle n’est pas en mesure de faire face à une urgence.

L’armée de l’Air apparait faiblement mobilisée au regard de ses moyens matériels, sentiment certes grandement renforcé par les sempiternels revirements qui président à l’attribution de ses missions, mais qui s’explique également par le fait que de nombreux GB sont immobilisés, soit qu’ils perçoivent des équipements modernes, soit qu’ils perfectionnent leur instruction – le plus souvent, les deux59. En ces journées de mai, l’armée française engage 25,3 % de ses forces aériennes ; la Wehrmacht 76,8 %60.

3. Un engagement dissocié ? Le cas de la bataille de Sedan (13 et 14 mai 1940)

Au matin du 13 mai, la Luftwaffe réalise sa concentration opérationnelle sur le front de Meuse en appui du Panzergruppe von Kleist, et notamment dans la cuvette de Sedan où le XIXe Panzerkorps a débouché des Ardennes. Ce dernier, tirant pleinement avantage de l’incompréhension française quant à ses intentions, est en mesure d’insérer ses trois divisions dans le secteur de la 55e DI, qui tient un front d’environ 15 km. L’appui prodigué par les appareils allemands compense le déficit en artillerie des troupes au sol, tout en permettant la réalisation du franchissement de la Meuse dans les délais impartis. Le plan d’attaque, préalablement établi, prévoit l’engagement quasi intégral de la Luftflotte 3, d’une partie de la Luftflotte 2 ainsi que du Nahkampf-Fliegerkorps et du 77. Sturzkampfgeschwader (Stukas) pour l’appui au sol rapproché. Ce sont au total près de 1 500 bombardiers, bombardiers en piqué, Zerstörer (chasseurs lourds bimoteurs) et chasseurs (monomoteurs) qui participent à l’opération. De 8h à 17h30, les vagues se succèdent, non pas selon le schéma « classique » du raid de masse, mais sous la forme d’un raid roulant mettant en œuvre de petites formations ininterrompues. Il s’agit de briser le moral des défenseurs tout en assurant la neutralisation dans la durée des positions de tir ennemies, avant que l’infanterie ne franchisse le fleuve à partir de 16h, puis d’agir dans la profondeur contre d’éventuels renforcements en approche61.

Le rapport du colonel Chaligne, commandant l’infanterie divisionnaire de la 55e DI, témoigne d’un « spectacle effroyable ». Si les dégâts matériels et humains sont minimes, ce sont surtout les effets psychologiques qui sont mis en avant, d’autant que les hommes n’ont pas été familiarisés, n’ont pas appris à réagir aux attaques aériennes62. L’ampleur de la concentration ennemie, au sol et dans les airs, met brutalement en exergue la présence résiduelle de l’aviation amie et autorise la troupe à s’abandonner au sentiment d’écrasement procuré par la vision et l’écho de ce grand brasier.

De fait, la ZOAN alloue ses forces au soutien du corps de cavalerie de Prioux, pleinement engagé dans une violente bataille de chars, tout en essayant de répondre aux demandes d’intervention du bombardement en provenance de la 9e armée, en voie de dislocation. Seule une « reconnaissance protégée » est dépêchée vers Sedan, afin de « préciser la situation63 ». Le groupement de chasse de la ZOAN, dont les 161 sorties s’effectuent au profit de trois armées différentes, est bien en peine de soulager le GC 1/5 de la 2e armée, rapidement submergé64.

À bien y regarder, ce n’est pas tant un « choc des doctrines » que propose la bataille de Sedan, que la confrontation d’intuitions tactiques ancrées dans des idéologies guerrières. Les officiers de la 55e DI, à l’image de nombre de leurs supérieurs, semblent confortés dans leur attachement au champ de bataille aménagé – « [la] tranchée, une fois de plus, s’est révélée le moyen le plus efficace de protection », commente le colonel Chaligne65. L’aviation ne s’impose tout simplement pas comme une réponse pertinente : le général Billotte, au plus fort des bombardements sur Sedan, n’estime pas nécessaire l’intervention de la ZOAN, les positions ennemies étant battues par les barrages de l’artillerie66. En face, les forces allemandes parviennent à cumuler surprise stratégique et surprise tactique. Cette réussite est surtout due aux décisions et aux improvisations prises dans l’urgence par quelques officiers et groupes de combattants, en contradiction avec les plans établis. C’est le cas du raid aérien roulant, préparé et mis en œuvre par Guderian et Bruno Loerzer (général commandant le II. Fliegerkorps) en désaccord avec les ordres reçus. Sans doute faut-il y voir une mise en application du principe d’Auftragstaktik67.

Le 13 mai au soir, le XIXe Panzerkorps parvient à établir une tête de pont à Sedan. Cette dernière reste cependant fragile. Pendant que l’infanterie poursuit ses infiltrations dans le dispositif français, le génie s’attelle à la construction des ponts militaires indispensables à l’exploitation des succès initiaux par la masse blindée, toujours stationnée en bordure du massif ardennais. Le 505. Pionier-Bataillon parvient à mettre en place une structure de franchissement dans le fuseau de la 1. PzD, grâce à laquelle les premiers canons antichar et canons légers d’infanterie peuvent traverser la Meuse après 19h. Cette structure constitue à l’aube du 14 mai le principal moyen d’accès à l’autre rive. Les blindés de deux Panzerdivisionen (1. PzD et 2. PzD) empruntent, en une incessante noria, cet important point de passage68. La valeur opérationnelle de ce pont est considérable : sa destruction ne mettrait pas seulement en péril la mission du Panzergruppe von Kleist, mais le Westfeldzug dans son ensemble – il s’agit donc d’un enjeu stratégique. Conscient de l’importance que revêt le maintien en état de fonctionnement du point de passage, Heinz Guderian y concentre le gros de ses moyens en Flak (« Fliegerabwehrkanonen », canons antiaériens) – éléments organiques comme renforcements, pour un total de 303 tubes de 88 et 20 mm. La chasse est également mise en alerte69.

La ZOAN reçoit le 13 mai au soir ordre de mobiliser l’ensemble de ses forces, soit six groupements, contre les positions allemandes dans le secteur de Sedan, avec l’aide de l’aviation britannique. Il s’agit coûte que coûte de détruire les moyens de franchissement ennemis sur la Meuse et d’appuyer les contre-attaques terrestres70. La requête semble surprenante si l’on considère que, deux jours auparavant, la demande d’intervention du bombardement que formule le général Georges en réaction à la mainmise de détachements allemands sur les ponts du canal Albert s’accompagne de la transmission suivante :

[…] j’insiste pour qu’en ce qui vous concerne, les résultats à atteindre soient bien recherchés par l’attaque des éléments ennemis identifiés, soit à l’Est, soit à l’Ouest du Canal Albert, et non par l’attaque des ponts eux-mêmes, dont la destruction exigerait des moyens hors de proportion avec nos possibilités71.

De toute évidence, la situation de crise que traverse le commandement justifie une telle volte-face. La menace que représentent les têtes de pont ennemies mérite une réponse vigoureuse et immédiate : les raids, auxquels participent des appareils vétustes72, doivent se succéder toute la journée. Ainsi le bombardement français, jusqu’ici négligé, devient-il l’ultime recours. Dès le 14 mai à 00h45, le groupement 15 (bombardement de nuit) est sollicité par la ZOAN pour une mission de bombardement sur Sedan. L’ordre ne peut être exécuté : minuit est la date limite pour que ses appareils décollent et le groupement, tout juste arrivé sur sa nouvelle base, n’a pas encore équipé ses avions de leurs lances bombes73. Le groupement 6 (bombardement de jour et de nuit) projette deux de ses trois groupes (I/12 et II/12) en fin de matinée. Le compte-rendu de mission signale qu’aucun pont de bateaux n’a été aperçu « sur la Meuse à l’ouest de Sedan », mais que le bombardement a tout de même été « effectué sur les points intéressants du quadrilatère fixé74 ». En effet, la localisation du pont allemand ne semble pas connue des unités, engagées dans des missions au libellé vague. Surtout, les bombes larguées, de 200, 100 ou 10 kg, ne permettent pas la destruction d’un pont solidement construit, à moins de réussir plusieurs coups directs75 – cas improbable étant donné la présence de fumées au sol masquant les objectifs76. Les formations de bombardiers dispersent leurs coups : ainsi, sur les huit appareils du groupement 6 ayant décollé, cinq parviennent sur zone et larguent un total de 4 500 kg de bombes sur la ville de Sedan et ses faubourgs77.

Les appareils de la RAF (Bomber Command) ne parviennent pas mieux à résorber la tête de pont ennemie. Sur les 47 Fairey Battles I et Blenheims IV abattus le 14 mai 1940, 46 le sont dans le secteur de Sedan78. La Luftwaffe dispose toujours de la maîtrise du ciel sur le front de Meuse : si les appareils alliés totalisent près de 250 sorties le 14 mai, l’aviation allemande en réalise 81479.

Assemblées avec précipitation, engagées sans discontinuer de 5h du matin jusqu’à minuit – soit une durée de bombardement supérieure à celle de la Luftwaffe pour son action de la veille –, les expéditions alliées ne peuvent changer la décision. D’autant qu’elles se confrontent au feu des canons antiaériens allemands, dont la présence massive n’est pas anticipée et souligne l’inadaptation technique des avions français pour la réalisation de ce type de mission, souvent trop lents pour opérer à basse altitude.

Dans le même temps, la contre-attaque terrestre prévue – celle de la 3e division cuirassée (DCR) – est reportée – sans qu’une concertation ne se mette en place avec les éléments aériens.

Le 14 mai, l’aviation semble, à l’aveuglette, prendre en compte la bataille terrestre. C’est d’ailleurs un appareil de reconnaissance qui signale au PC de la 2e armée le repli de la 55e DI80, dernier vecteur de communication alors que la plupart des lignes au sol ont été détruites.

Le lendemain, les tentatives de « colmatage » du front ardennais achèvent de désorganiser les combats aéroterrestres. Le commandement des forces aériennes de la 2e armée réarticule ses unités sans coordination avec les forces terrestres de cette même armée81. De son côté, le commandement de la ZOAN reçoit la veille au soir un message confirmant le maintien de Sedan comme zone d’action prioritaire, puis apprend le matin du 15 mai qu’il lui faut réorienter l’activité de ses appareils en direction du front de la 9e armée82.

L’affaire de Sedan semble devoir se résumer par un diptyque de la non-coopération aéroterrestre : l’armée de Terre sans l’armée de l’Air, puis l’armée de l’Air sans l’armée de Terre.

Conclusion

La méfiance face à un instrument mal connu plutôt que méprisé, la peur des représailles qu’engendreraient le déclenchement d’actions aériennes massives sur les arrières de l’ennemi, les querelles de compétences au sein de l’armée, conduisent le haut-commandement à confiner l’aviation dans un rôle essentiellement tactique au service de la manœuvre terrestre. C’est une « coopération » qui se décline selon une dialectique de l’injonction et de l’incompréhension – et qui ne repose ni sur une doctrine d’emploi éprouvée, ni sur un programme de construction adapté.

Dès lors, les forces aériennes sont reléguées à un rôle de second plan, arme délaissée de l’armée de Terre d’un côté, armée de l’Air dépouillée de ses ambitions stratégiques de l’autre.

Les premiers combats de la bataille de France placent aussi l’armée de l’Air face à ses contradictions : certes enlisée dans les conflits doctrinaux et les revirements industriels, la puissance aérienne française aurait sans doute pu se constituer en force d’appui au sol compétente. L’armée de l’Air proclame sa volonté de placer son action au service de l’armée de Terre, tout en signalant que les données d’emploi technique et tactique de ses matériels s’opposent à un tel usage. Ainsi, une « note sur l’intervention de l’aviation par ses feux dans la bataille terrestre » du 13 octobre 1937 affirme qu’en « l’état actuel d’équipement et d’armement », « [elle] ne peut satisfaire à ces exigences83 ».

En comparaison, la Luftwaffe, dont les ambitions se retrouvent d’emblée limitées par les traités de Versailles et l’imminence des conflits, parvient à développer une formule fonctionnelle de l’appui direct aux forces terrestres. La doctrine permet d’établir sans ambiguïté la sujétion de l’aviation à l’armée de terre et le bombardier se mue opportunément en « artillerie volante84 ». Le dispositif aérien français, dépourvu d’appareils légers, rapides, concentrés, en liaison étroite avec les troupes au sol et intervenant par manœuvres combinées, est en mai 1940 mis en échec. Une distorsion de la réalité s’opère donc, entre une armée de l’Air inapte à remplir ses missions, mais néanmoins impliquée de bout en bout dans les combats. C’est le fruit d’une inadéquation entre le système de valeurs, la conception de la guerre de la nouvelle armée, et les attentes qu’elle suscite ainsi que le rôle qu’on lui assigne85.

En juillet 1940, les pilotes allemands victorieux peuvent s’envoler pour l’Angleterre, jusqu’à ce que s’y brisent leurs espoirs de transition vers un emploi stratégique, tandis que Panzer et Stoßtruppen s’apprêtent l’été suivant à démontrer l’efficacité toute relative de leurs hérésies tactiques. Quant aux forces aériennes et troupes terrestres françaises engagées dans la France Libre, il est intéressant de constater qu’elles reproduisent des défaillances de coordination et d’emploi. Ainsi, en février 1941, lors des multiples tentatives du colonel Leclerc pour prendre aux Italiens l’oasis de Koufra, éléments aériens et unités portées au sol sont engagés séparément. Leclerc, officier de la défaite de 1940 et façonné par elle, essaye d’expérimenter, mais il se heurte aux caractéristiques du terrain – le désert libyen – et procède avec des matériels inadaptés86.

Notes

1 Voir Bracher Julia (éd.), Riom 1942. Le procès, Omnibus, Paris, 2012. Ces accusations sont récurrentes lors des interrogatoires de l’ancien ministre de l’Air Guy La Chambre, les 4, 5 et 6 mars 1942 (pp. 598-633 et pp. 639-642). Return to text

2 Voir Saar Martin, « Genealogy and Subjectivity », European Journal of Philosophy, vol. 10, n° 2, 2002, pp. 231-245. Return to text

3 Voir Christienne Charles et Buffotot Patrice, « L’armée de l’Air française et la crise du 7 mars 1936 », in Comité international d’histoire de la Deuxième Guerre mondiale, La France et l’Allemagne (1932-1936), CNRS Éditions, Paris, 1980, pp. 315-332. Return to text

4 Voir Couteau-Begarie Hervé, Traité de stratégie, Economica, Paris, 2001 (première édition : 1999), pp. 642-643. Return to text

5 Paillat Claude, Le Désastre de 1940. La Guerre éclair. 10 mai-24 juin 1940, in Dossiers secrets de la France contemporaine. Tome V, Robert Laffont, Paris, 1985, p. 648. Dans le même genre, voir Berben Paul et Iselin Bernard, Les Panzers [sic] passent la Meuse (13 mai 1940), Robert Laffont, Paris, 1967, 400 pages. Return to text

6 Voir Di Nardo Richard L., Mechanized Juggernaut or Military Anachronism? Horses and the German Army of World War II, Greenwood, New-York, 1991, 135 pages et surtout Frieser Karl-Heinz, The Blitzkrieg Legend. The 1940 Campaign in the West, Naval Institute Press, Annapolis, 2012, 507 pages (première édition : Munich, 1995). Return to text

7 Voir Doughty Robert A., The Breaking Point. Sedan and the Fall of France, 1940, Archon Books, Hamden, 1990, 374 pages. Return to text

8 Mais n’est-ce pas le propre de la bataille que de susciter une production littéraire laissant une large place au pathos ? John Keegan, dans son Anatomie de la bataille (Robert Laffont, Paris, 1976), exhorte les historiens à se défaire du substrat imaginaire et sentimental ainsi que des biais idéologiques qui brouillent la bonne compréhension du récit. Return to text

9 May Ernest R., Strange Victory. Hitler’s Conquest of France, IB Tauris, Londres/New-York, 2000, 594 pages. Return to text

10 Citons, entre autres, Vivier Thierry, La Politique aéronautique militaire de la France. Janvier 1933-Septembre 1939, L’Harmattan, Paris, 1997, 649 pages et Facon Patrick, Histoire de l’armée de l’air, La documentation Française, Paris, 2009, 558 pages. Return to text

11 Le même Facon Patrick est l’auteur d’un des rares ouvrages récents exclusivement consacrés à l’action de l’armée de l’Air pendant la campagne de France : Batailles dans le ciel de France. Mai-Juin 1940, Pascal Galodé, Saint-Malo, 2010, 239 pages. L’ouvrage de Jackson Robert, Air War over France, May-June 1940 (Ian Allen Ltd, Londres, 1974, 154 pages), bien que daté, constitue aussi l’une des rares productions sur le sujet. Return to text

12 Voir Alexander Martin S., « Force de frappe ou feu de paille ? Maurice Gamelin’s Appraisal of Military Aviation Before the Blitzkrieg of 1940 », in Adaptation de l’arme aérienne aux conflits contemporains et processus d’indépendance des armées de l’Air des origines à la fin de la Seconde Guerre mondiale, Institut d’histoire des conflits contemporains/Service historique de l’armée de l’Air, Paris/Vincennes, p. 65-80. Return to text

13 Journaux des marches et opérations. Return to text

14 Le « groupement », substitué à l’« escadre » en 1939, se divise en « groupes », ces derniers composés d’« escadrilles ». Trois types de groupes existent : de reconnaissance (GR), de chasse (GC) et de bombardement (GB). Return to text

15 Voir Cain Anthony C., « L’armée de l’Air, 1933-1940. Drifting toward Defeat », in Higham Robin et Harris Stephen J. (dir.), Why Air Forces Fail. The Anatomy of Defeat, University Press of Kentucky, Lexington, 2006, p. 64. Return to text

16 Service historique de la Défense (Vincennes), Air (désormais SHD AI) 1 B 3. Return to text

17 La querelle doctrinale entre l’Air et la Marine semble réglée dès 1932 – le 20 mars 1933, lors d’une séance du Haut Comité militaire, leurs conceptions en matière de politique aéronautique sont décrites comme concordantes par le vice-amiral Durand-Viel. Voir Vivier Thierry, La Politique aéronautique militaire de la France. Janvier 1933-Septembre 1939, op. cit., p. 58. Return to text

18 Douhet Giulio, La Maîtrise de l’air, Economica, Paris, 2007, 438 pages (première édition : Il dominio dell’aria, Istituto Poligrafico del Ministero della guerra, Rome, 1921 ; augmentée en 1926 et rééditée en 1927 sous le titre : Il dominio dell’aria – saggio sull’arte della guerra, Istituto Nazionale Fascista di Cultura, Rome). Return to text

19 Voir De Lespinois Jérôme, « Douhétisme et antidouhétisme dans l’armée de l’Air française au début des années 1930 », Nacelles. Passé et présent de l’aéronautique et du spatial, n° 9, automne 2020 [en ligne : https://revues.univ-tlse2.fr/pum/nacelles/index.php?id=1048]. Return to text

20 SHD AI 1 B 3, « Conception d’emploi et organisation des forces aériennes », 27 février 1933. Return to text

21 Voir Catros Simon, Sans vouloir intervenir… Les états-majors généraux français – Armée, Marine, armée de l’Air et Colonies – dans la prise de décision en politique étrangère, 1935-1939, thèse, sous la direction d’Olivier Forcade, université Paris-Sorbonne, 2015, pp. 172-173. Return to text

22 Voir Overy Richard J., Air Power, Armies and the War in the West, 1940, US Air Force Academy, Boulder, 1990, p. 12. L’auteur souligne les exagérations franco-britanniques s’agissant de l’estimation des forces aériennes germano-italiennes. Ces chiffres gonflés persuadent le haut-commandement français qu’un choc aérien doit être évité, sous peine d’annihilation des flottes alliées ; et que des offensives stratégiques sur les arrières de l’ennemi susciteraient des contre-offensives dévastatrices. Return to text

23 SHD Terre (désormais GR) 7 N 3457, « Note du général de division Maxime Weygand à Édouard Daladier, ministre de la Défense nationale et de la Guerre », 16 mars 1933. À cette date, Weygand cumule les fonctions de vice-président du Conseil supérieur de la guerre et d’inspecteur général de l’armée. Return to text

24 Ibid. Return to text

25 Catros Simon, Sans vouloir intervenir…, op. cit., p. 85. Return to text

26 Showalter Dennis E., « Ce que l’armée française avait compris de la guerre moderne », in Vaïsse Maurice (dir.), Mai-Juin 1940. Défaite française, victoire allemande, sous l’œil des historiens étrangers, Autrement, Paris, 2000, p. 39. Return to text

27 Voir Cain Anthony C., « L’armée de l’Air, 1933-1940. Drifting toward Defeat », in op. cit., pp. 58-62. Les théoriciens les plus influents de l’entre-deux-guerres – Douhet, mais également le Britannique Hugh Trenchard ou l’Américain William « Billy » Mitchell – restent convaincus que la bataille au sol est condamnée à conserver sa physionomie de la Grande Guerre. L’offensive aérienne doit donc déjouer la perspective d’un enlisement terrestre. Return to text

28 En dépit des apparences, l’appareil BCR ne doit pas être comparé au « croiseur aérien douhétien », « avec lequel il ne présente aucun point commun ». Voir Facon Patrick, op. cit., p. 118. Voir aussi Cain Anthony C., art. cit., pp. 54-56 : ces avions dotent leurs pilotes d’un désavantage significatif en termes de vitesse vis-à-vis de leurs homologues allemands évoluant sur Messerschmitt Bf 109. Return to text

29 SHD AI 2 B 109, « Circulaire confidentielle pour les cadres de l’armée de l’Air », 22 octobre 1933. Return to text

30 Voir Alexander Martin S., The Republic in Danger. General Maurice Gamelin and the politics of French defence, 1933-1940, Cambridge University Press, Cambridge, 1992, pp. 164-165. L’auteur confronte les plans II et V ; il insiste sur le tournant qui s’opère en 1938. Le plan V est également conçu pour pallier les forts taux d’attrition qui caractériseraient, selon le haut-commandement, les opérations aériennes. Gamelin aurait d’ailleurs déclaré qu’au terme des premiers combats, l’aviation subirait de telles pertes que son rôle se réduirait à celui d’un instrument interarmes. Return to text

31 SHD AI 2 B 1, « Monsieur Pierre Cot, ministre de l’Air, à Monsieur Édouard Daladier, ministre de la Défense nationale et de la Guerre », 25 septembre 1937. Return to text

32 SHD AI K 18793, Texte introductif de l’Instruction signé du chef d’état-major général de l’armée de l’Air de l’époque, le général de division Philippe Féquant, 25 mars 1937. Return to text

33 Les coups des grandes unités aériennes doivent se porter sur des cibles de niveau opératif ou tactique : communications ennemies – gares régulatrices, points de passage obligés, grands carrefours routiers – et troupes ennemie – grandes unités, en cantonnement ou en mouvement. Return to text

34 SHD AI K 18793, Instruction provisoire sur l’emploi des grandes unités, 6 octobre 1921. Return to text

35 Vers l’armée de métier est la publication la plus visible du colonel de Gaulle. Cependant, l’étude de sa correspondance et des articles de presse qu’il rédige entre 1932 et 1934 plaiderait pour une réévaluation de ses considérations stratégiques et doctrinales, notamment en matière d’aviation. Voir Le Béguec Gilles, Thomas Jean-Paul et Vavasseur-Desperriers Jean, Charles de Gaulle et l’irruption hitlérienne. Le gaullisme précurseur, 1932-1940, PUR, Rennes, 2020, pp. 18-19 et 23. Return to text

36 À cette date, les chefs militaires – Gamelin, Georges, Weygand etc. – sont bien informés des méthodes allemandes. Le mémorandum – fort optimiste au demeurant – que de Gaulle diffuse le 26 janvier 1940 prêche surtout des convertis. Voir Alexander Martin S., op. cit., pp. 145-146. Return to text

37 Alléhaut Émile, Être prêts. Puissance aérienne. Force de terre. Doctrine, organisation, moral, Berger-Levrault, Paris, 1935, 268 pages. Difficile d’évaluer la réception de cet ouvrage auprès des milieux militaires et politiques. De Gaulle a lu Alléhaut – ce dernier s’oppose d’ailleurs au principe de l’armée de métier que défend son subordonné (voir pp. 178-189). Return to text

38 Pour ce qui suit, voir Ministère de la défense nationale et de la guerre, Instruction sur l’emploi tactique des grandes unités, Imprimerie nationale, Paris, 1940, pp. 40-41. Return to text

39 Appelé Grand Quartier général (GQG) à partir de la mobilisation (septembre 1939). Return to text

40 Les promesses d’apocalypse offertes par le bombardement stratégique engendrent une psychose qui dépasse de loin le cadre du haut-commandement militaire. Cette peur, véhiculée par une presse friande d’eschatologie ainsi qu’une littérature catastrophiste, frappe l’ensemble des sociétés européennes des années 1920 et 1930. L’antagonisme franco-allemand, les progrès réalisés en matière d’armes aérochimiques, accentuent encore ces angoisses. Voir Facon Patrick, Le Bombardement stratégique, Éditions du Rocher, Paris, 1996, pp. 75-95. Voir aussi Young Robert J., « The Use and Abuse of Fear: France and the Air Menace in the 1930s », Intelligence and National Security, n° 4, 1987, pp. 88-109. Return to text

41 Voir Garçon Ségolène, « Travailler au Grand Quartier général des forces terrestres en 1939-1940 », Revue Historique des Armées, n° 248, 2007, pp. 71-81. En 1939 à la Ferté-sous-Jouarre, les groupes de commandement occupent près de 70 bâtiments tandis qu’à Meaux les directions des services et inspections occupent 24 adresses. Naturellement, une telle dispersion grève quelque peu l’efficacité administrative du GQG. Return to text

42 Voir Garraud Philippe, « L’idéologie de la “défensive” et ses effets stratégiques : le rôle de la dimension cognitive dans la défaite de 1940 », Revue française de sciences politiques, vol. 54, 2004/2005, pp. 781-810. Return to text

43 Voir Overy Richard J., « The Air War in Europe, 1939-1945 », in Olsen John A. (dir.), A History of Air Warfare, Potomac Books, Washington, DC., 2010, pp. 29-30. Return to text

44 Voir Forget Michel, « La coopération Air/Terre dans les forces allemandes pendant la guerre “éclair” : apparences et réalités », in Adaptation de l’armée aérienne aux conflits contemporains et processus d’indépendance des armées de l’air, des origines à la fin de la Seconde Guerre mondiale, Institut d’histoire des conflits contemporains/Service historique de l’armée de l’Air, Paris/Vincennes, 1985, pp. 153-154. Return to text

45 Facon Patrick, Batailles dans le ciel de France. Mai-Juin 1940, Pascal Galodé, Saint-Malo, 2010, p. 61. Return to text

46 Le commandement de la 1re armée aérienne est dissout le 25 février 1940 en exécution de l’ordre général n° 21 du 22 février 1940 émanant du commandement général des forces aériennes. Ce dernier lui substitue un commandement des forces aériennes de coopération et des forces terrestres antiaériennes pour le front Nord-Est, à la disposition des grandes unités terrestres et placé sous le commandement du général Marcel Têtu. SHD AI 2 D 6, 1re armée aérienne, « Journaux de marche ». Return to text

47 Voir Rocolle Pierre, La Guerre de 1940, tome 1, Les Illusions, Armand Colin, Paris, 1990, p. 251, ainsi que Catros Simon, Sans vouloir intervenir…, op. cit., pp. 639-640. Mouchard, considéré par la plupart de ses supérieurs comme officier prometteur, s’accroche avec Vuillemin sur une question de préséance à l’automne 1938. En août 1939, ce dernier le note comme ambitieux, prétentieux, se complaisant « surtout dans les intrigues », qualificatifs particulièrement brutaux compte tenu de la forme ordinairement lisse et euphémisante des bulletins de notation. Return to text

48 Ce secteur est considéré comme secondaire par le haut-commandement, en dépit des avertissements du général Prételat qui, commandant les armées de l’Est en 1938, affirme qu’un ennemi peut atteindre la Meuse en 60 heures, ou de ceux de Pierre Taittinger qui, inspectant la zone en mars 1940 pour le compte de la Chambre des députés, exprime des inquiétudes quant à l’éventualité d’une attaque allemande à cet endroit du front. Voir Drévillon Hervé et Wieviorka Olivier (dir.), Histoire militaire de la France. II. De 1870 à nos jours, Perrin, Paris, 2018, pp. 373-374. Return to text

49 SHD AI 2 D 17, ZOAN, Journaux de marche, « Instructions générales et particulières ». Return to text

50 Voir May Ernest R., Strange Victory. Hitler’s Conquest of France, op. cit., pp. 400-413. Return to text

51 Voir Frieser Karl-Heinz, The Blitzkrieg Legend. The 1940 Campaign in the West, op. cit., pp. 100-112. Return to text

52 À la mobilisation, l’armée française compte 18 divisions dites de série B (25 % du total). Il s’agit d’« unités-cadres » composées de réservistes âgés, inaptes à l’offensive et souffrant d’un lourd déficit en personnels d’encadrement – 20 officiers d’active pour 250 officiers de la réserve en moyenne. On dénombre trois de ces divisions sur le front des Ardennes : 53e, 55e et 71e DI. Voir Cochet François, Les Soldats de la drôle de guerre. Septembre 1939-Mai 1940, Hachette, Paris, 2004, p. 40. Return to text

53 SHD GR 29 N 103, « Synthèse de l’activité des forces aériennes de la IIe Armée », 1er septembre 1939-24 juin 1940. Les éléments de cavalerie des 9e et 2e armées doivent s’avancer de concert dans la forêt ardennaise, en se couvrant mutuellement. Certaines unités s’estimant isolées décident de se replier, la doctrine du front continu n’étant pas respectée. Les reconnaissances aériennes conduites sur ce secteur densément couvert ne détectent pas les engagements défavorables et la désorganisation qui marquent l’engagement puis le décrochage de ces avant-gardes terrestres. Return to text

54 SHD AI 2 D 17, ZOAN, Journaux de marche, « La bataille de rencontre en Belgique et Hollande du 10 au 15 mai », 11-12 mai 1940. Return to text

55 SHD AI 2 D 6, Journal de marche de la 1re armée aérienne, 12 mai 1940. Return to text

56 SHD 2 D 17, ZOAN, Journaux de marche, « La bataille de rencontre… », 12 mai 1940. Return to text

57 Ibid. Return to text

58 SHD AI 2 D 6, Journal de marche de la 1re armée aérienne, « ordre particulier n°90 », 13 mai 1940. Return to text

59 Voir Garraud Philippe, « L’action de l’armée de l’Air en 1939-1940 : facteurs structurels et conjoncturels d’une défaite », Guerres mondiales et conflits contemporains, n° 202-203, 2001-2002, pp. 15. Ces unités sont stationnées dans le Sud-Est de la métropole, ou en AFN s’il s’agit de perceptions de matériels américains. Les GB prêts au combat sont lancés dans la bataille au fur et à mesure : leur engagement ne permet en aucun cas de contester la maîtrise des cieux à la Luftwaffe. Return to text

60 Voir Kirkland Faris R., « The French Air Strength in May 1940 », Air Power History, n° 40, 1994, pp. 22-34. Si l’on prend le nombre total d’avions de combat opérationnels (chasseurs et bombardiers) de part et d’autre du Rhin au 10 mai 1940, le différentiel n’est que de 16 appareils en faveur de la Luftwaffe (3 562 appareils français, 3 578 appareils allemands) – laquelle se retrouve en nette infériorité numérique si l’on ajoute les flottes britannique, belge et néerlandaise. Return to text

61 Voir Frieser Karl-Heinz, op. cit., pp. 154-155 et 157-161. L’intervention des bombardiers en piqué est savamment mise en scène : les « trompettes de Jéricho » déclenchées par les pilotes des Stukas provoquent un sifflement strident lorsqu’ils plongent sur leurs cibles, de même que les « tuyaux d’orgue » disposés sur les ailettes des bombes lorsqu’elles sont larguées. Return to text

62 SHD GR 32 N 251, 55e DI 1939-1940. 1er Bureau, « Dossier Chaligne-Daumont. Evènements vécus par l’ID 55 du 10 au 15 mai 1940 » et SHD GR 32 N 252, 55e DI 1939-1940. 2e Bureau/3e Bureau. Return to text

63 La demande de bombardement de la 9e armée parvient au QG de la ZOAN à 14h45, mais les précisions nécessaires à l’accomplissement de cette mission ne sont communiquées qu’à 16h. SHD AI 2 D 17, ZOAN, Journaux de marche, « La bataille de rencontre… », 13 mai 1940. Return to text

64 Ibid. Return to text

65 SHD GR 32 N 251, 55e DI 1939-1940. 1er Bureau, « Dossier Chaligne-Daumont. Evènements vécus par l’ID 55 du 10 au 15 mai 1940 ». Return to text

66 SHD AI 2 D 17, ZOAN, Journaux de marche, « La bataille de rencontre… », 13 mai 1940. Return to text

67 « Tactique de la mission ». Concept issu des réformes de l’armée prussienne des années 1806-1813. L’officier ou le sous-officier reçoit une mission, libre à lui du choix des moyens pourvu qu’il parvienne à ses fins. Voir Chapoutot Johann, Libres d’obéir. Le management du nazisme à aujourd’hui, Gallimard, Paris, 2020, pp. 102-103. S’agissant de l’emploi tactique de l’infanterie, le terme naît du débat post-moltkéen qui conduit à la mise en place d’un système d’organisation flexible dans lequel doctrine et unité sont conçues pour l’accomplissement de missions spécifiques dans la bataille. Voir Echevarria II Antulio J., After Clausewitz: German Military Thinkers Before the Great War, University Press of Kansas, Lawrence, 2001, pp. 32-42. Return to text

68 Voir « Bruckenschlag über die Maas westlich Sedan für den Übergang einer Panzer-Division », Militär-Wochenblatt. Unabhängige Zeitschrift für die deutsche Wehrmacht, n° 27, janvier 1941, pp. 1291-1293. Return to text

69 Voir Frieser Karl-Heinz, The Blitzkrieg Legend…, op. cit., pp. 178-182. Return to text

70 SHD AI 2 D 24, ZOAN, Missions de guerre, 13 mai 1940. Return to text

71 SHD AI 2 D 17, ZOAN, Journaux de marche, « La bataille de rencontre… », 11 mai 1940. Return to text

72 Tels les Amiot 143 du groupement de bombardement 9 (I/34 et II/34). Voir SHD AI G 7685, Groupement de bombardement 9, « Journal de Marche », 14 mai 1940. Return to text

73 L’intervention de cette unité dans le secteur de Sedan est repoussée à la nuit du 14 au 15 mai. Voir SHD AI G 7686, Groupement de bombardement 15, « Journal de Marche », 14 mai 1940. Return to text

74 SHD AI G 7684, Groupement de bombardement 6, « CR d’opérations et de missions », 14 mai 1940. Return to text

75 Voir May Ernest R., Strange Victory. Hitler’s Conquest of France, op. cit., pp. 429-431. Des analyses récentes montrent que des bombes de 200 tonnes auraient été nécessaires à l’accomplissement de la mission. Return to text

76 Présence de fumées confirmée par le témoignage de Johann-Adolf von Kielmansegg, général d’état-major affecté à la logistique de la 1. PzD – la lecture aérienne du champ de bataille est donc fortement brouillée. Voir « Scharnier Sedan », Die Wehrmacht, n° 12, juin 1941, p. 15. Return to text

77 SHD AI G 7684, Groupement de bombardement 6, « Missions », 14 mai 1940. Return to text

78 Voir Chorley W. R., Royal Air Force Bomber Command Losses of the Second World War. Volume 1. Aircraft and Crews lost during 1939-1940, Trowbridge, 1995, pp. 44-57 (première édition : Midland Counties Publications, Earl Shilton, 1992). Return to text

79 Voir Frieser Karl-Heinz, op. cit., pp. 178-182. Return to text

80 SHD AI 2 D 58, « Forces aériennes et forces terrestres anti-aériennes de la 2e Armée ». Return to text

81 Ibid. Return to text

82 SHD AI 2 D 17, ZOAN, Journaux de marche, « La bataille de rencontre… », 14-15 mai 1940. Return to text

83 SHD AI 2 B 109, « Note sur l’intervention de l’aviation par ses feux dans la bataille terrestre », 13 octobre 1937. Return to text

84 Voir Pape Robert, Bombarder pour vaincre. Puissance aérienne et coercition dans la guerre, La Documentation française, Paris, 2011, pp. 90-93. Return to text

85 Voir D’abzac-Epezy Claude, L’Armée de l’Air des années noires. Vichy 1940-1944, Economica, Paris, 1998, pp. 30-36. De nombreux aviateurs entreprennent, faute de reconnaissance de la population ou de leurs frères d’armes, d’écrire leur propre récit des combats tout en multipliant les allusions peu flatteuses à l’armée de Terre. Return to text

86 Constat valable aussi pour la première campagne du Fezzan (février-mars 1942). Voir Létang Géraud, Mirages d’une rébellion. Être français libre au Tchad (1940-1943), thèse, sous la direction de Guillaume Piketty, Institut d’études politiques de Paris, 2019, pp. 269-275 et 330-331. Return to text

References

Electronic reference

Aurélien Renaudière, « La bataille aéroterrestre de Sedan (13-14 mai 1940). Généalogie d’une impossible coopération », Nacelles [Online], 10 | 2021, Online since 10 mai 2021, connection on 30 avril 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/nacelles/1228

Author

Aurélien Renaudière

Chargé de recherche et d'enseignement au Service historique de la Défense. Doctorant en histoire moderne et contemporaine, il s'intéresse à l'histoire des sensibilités et au concept de spécificité militaire dans les armées françaises de la fin de l'Ancien Régime au début du xixe siècle. Ses travaux portent également sur les questions d'idéologie guerrière, de doctrine et d'opérations militaires dans les conflits armés contemporains, notamment au prisme de la coopération aéroterrestre.
aurelien.renaudiere@gmail.com

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