L’œuvre L’Atlantique noir. Modernité et double conscience (2010) de Paul Gilroy marque sans aucun doute un tournant important dans l’étude des diasporas, et plus généralement dans celle des identités issues des situations postcoloniales. Gilroy y soutient l’idée d’une circulation, d’influences réciproques entre, d’une part, les cultures et la conscience occidentale et, d’autre part, les cultures et la conscience « autres » (des Africains, des « Indiens » et des Asiatiques) et ce, « même dans les situations de plus extrême violence » (Gilroy, 2010, p. 17). C’est dans ce même ordre d’idées que Christine Verschuur et Blandine Destremau soutiennent que « […] dans la déconstruction et l’historicisation des discours, l’étude des interdépendances, des enchevêtrements, des entre-deux et des relations, les études postcoloniales tentent de dépasser et ont pour effet de brouiller les oppositions binaires et appauvrissantes qui ont structuré la construction de la connaissance (le Nord et le Sud, l’Ouest et l’Est, le centre et la marge, dominant/ dominé, victimisation/ agencéité, discours (culture)/ économie, sujet/ structure, local/ global, etc…). » (Verschuur, Destremau, 2012, p. 12). Au-delà des lignes imaginaires et de partage que sont les frontières qui séparent nos deux territoires aux espaces géographiques distincts -Cuba pour les caraïbes et la Guinée-Equatoriale pour l’Afrique subsaharienne-, les sources d’énonciation ne sont jamais étrangères à leur contenu. Les textes littéraires produits dans les différents territoires ne font pas l’impasse sur les réalités politiques, culturelles et géographiques en ce qui concerne leurs contextes historiques. Les frontières entre Cuba et la Guinée-Equatoriale étant poreuses du fait de leur passé colonial, les questions raciales et de colorisme font perdre le caractère territorial de lutte des afro-descendants et des africains de la diaspora pour la reconnaissance culturelle identitaire. Les romans Negra (2013) et La albina del dinero (2017) s’inscrivent dans le cadre des récits qui traitent non seulement de la lutte des femmes noires contre les difficultés infligées de par le genre et la race, et de leurs résistances aux stéréotypes ou idéologies culturelles plaçant ces dernières en perpétuelle situation d’infériorité, mais aussi qui abordent les représentations des femmes noires dans le contexte de production de récits d’émancipation de la femme noire, voire de l’Afro-féminisme. Vue comme stratégie d’analyse des écrits littéraires sur la femme noire, l’afro-féminisme questionne la multiplicité des oppressions (sexe, race, classe) infligées à la femme noire dans les sociétés où le patriarcat blanc, celui des Noirs et le féminisme blanc exercent une répression avec rigueur. Dans Negra, la protagoniste Nirvana del Risco est une femme noire évoluant à Cuba qui est dépeinte dans le texte comme une société raciste, sexiste et patriarcale et dans laquelle l’hypersexualité des femmes noires est un stigmate. Dans La albina del dinero le personnage principal est une jeune fille noire qui évolue en Guinée-Equatoriale, une société sexiste et patriarcale, et dans laquelle le modèle de beauté blanc est le moyen par excellence pour gravir l’échelle sociale. Ainsi, aussi bien dans Negra que dans La albina del dinero, de manière respective les récits donnent à lire des actants féminins comme complexes et révoltés, défiant les stéréotypes et affichant un nouveau pouvoir d’affirmation de soi. Pour mener à bien notre étude, nous nous appuierons sur la pensée féministe noire et les études des féministes postcoloniales. À titre d’illustration, pour l’afroféministe bell hooks, la pensée féministe noire doit permettre aux femmes de prendre la parole et d’émettre un point de vue qui leur est propre et qui doit stimuler le développement d’une identité collective en offrant une vision d’elles-mêmes différente de celle que leur renvoie l’ordre social établi. Elle prône un féminisme révolutionnaire, c’est-à-dire un féminisme qui mette à bas toutes les structures interconnectées de domination. Rappelons que ce qui attire notre attention est le fait qu’au XXIe siècle, être une femme noire dans certains endroits reste encore un stigmate que l’on doit toujours endurer en baissant les yeux. Au regard de la position de Gilroy sur l’influence réciproque d’une part, des cultures et consciences occidentales, et, d’autre part, des cultures et consciences « autres » (des Africains, des « Indiens » et des Asiatiques), peut-on réellement affirmer qu’il existe cette influence réciproque vis-à-vis des sociétés colonisées ? Dans ce travail, il s’agira de montrer à travers une approche textuelle dans Negra (2013) de Wendy Guerra et La Albina del dinero (2017) de Trifonia Melibea Obono, la sexualisation différentielle des femmes noires dans le discours et les pratiques colonialistes (sexualité d’oppression, d’exploitation et de loisir). Par ailleurs, nous examinerons les pratiques de blanchiment associées à cette sexualisation différentielle (le modèle de la Blanche comme objet d’une sexualité légitime).
La situation de la femme noire dans le roman cubain Negra
Le sociologue britannique Paul Gilroy conceptualise la diaspora du peuple noir des Amériques par la notion d’hybridité. En effet, à travers L’Atlantique noir (2010), Gilroy renouvelle par une analyse approfondie la manière de penser l’histoire culturelle de la diaspora africaine, résultat de la traite et de l’esclavage. Contre les visions nationalistes et les tenants d’un absolutisme ethnique, l’auteur montre qu’il existe une culture hybride, qui n’est ni africaine, ni américaine, ni caribéenne, ni britannique, mais que tout cela à la fois forme l’Atlantique noir. (Gilroy, 2010). De ce fait, il ne s’agit plus de voir la diaspora comme unitaire, mais au contraire d’en saisir la socialité à travers les mouvements entre l’Afrique, l’Amérique, l’Europe, l’interconnexion et la mixité des références. L’expérience noire des Amériques serait donc apte à révéler cette identité forgée sur le principe de l’association des contraires, ni moderne ni traditionnelle, mais les deux à la fois. C’est donc une « identité rhizome », selon les termes de Gilles Deleuze et Félix Guattari (1980, p. 13), qui configure le réseau des liens et des échanges entre plusieurs localisations. Dans ce cadre, la question des voix féminines et celle de la place réservée aux femmes de la diaspora et du Tiers-Monde font couler beaucoup d’encre. Dans son essai Les Subalternes peuvent-elles parler ? Gayatry Chakravorty Spivak démontre que le manque de voix et l’impossibilité d’expression de la part de la femme colonisée sont dus au fait qu’elle reste hors du discours dominant patriarcal et colonial. D’une part, le discours féministe noir nous révèle que les femmes afro-descendantes ne sont pas seules dans ce processus de revendication, mais sont accompagnées par tous les sujets féminins qui ont été laissés à l’écart de la résistance (Spivak, 2009, p. 10). D’autre part, les catégories de genre et de race identifiées dans le roman Negra (2013) de la cubaine Wendy Guerra comme axes d’oppression soulignent cette position de sujet subalterne, et mettent aussi en relief la manière dont les stéréotypes ont été maintenus dans certains contextes fictionnels qui placent le sujet féminin noir comme un objet et non comme un sujet. Wendy Guerra, à travers son œuvre romanesque, met en évidence une cartographie culturelle de la race à Cuba dans la narration cubaine contemporaine. Dans les lignes suivantes, nous proposons une analyse textuelle de quelques fragments de Negra. L’analyse que nous développons vise à indiquer non seulement les circonstances et les expressions qui déterminent le positionnement du personnage féminin noir Nirvana del Risco comme subalterne, mais aussi celles d’un personnage complexe et révolté, défiant les stéréotypes et affichant un nouveau pouvoir d’affirmation de soi dans une société sexiste et raciste.
Nirvana del Risco : Subalterne de naissance ?
Nirvana del Risco, dès les premières pages du roman, révèle son origine positionnée comme un sujet non acteur, avec un présent qui résulte de son ascendance africaine marginalisée. Les premières lignes montrent une description dépourvue de verbes qui donnent au fragment un ton d’immobilité et d’inaction :
Como leche derramada sobre la alfombra, mapa blanco olvidado en el vientre negro de mi madre. Beso de fuego y goce mestizo, canción de cuna en criollo. Lágrimas negras en la luna de mis ojos. Café arábico en grano, bien tostado […].
(Guerra, 2013, p. 11)
Les adjectifs de couleur allusifs ou en référence directe à la couleur ressortent, et établissent, dès le départ, l’opposition du soi et de l’autre, du noir et du blanc, du subalterne et du pouvoir hégémonique. On verra tout au long de ces lignes un opprimé et un oppresseur. « Carte blanche » contre « ventre noir », « yeux clairs » contre « yeux noirs ». Le récit est constamment polarisé, mettant en évidence ces deux côtés opposés. Les substantifs lait, lune, café, constituent des signes associés aux stéréotypes linguistiques qui font référence aux différences de couleur de peau dans l’imaginaire populaire cubain. Les adjectifs « tostado » (p. 11), « blanca, negra, mestiza » (p. 12), ponctuent encore cette intention d’introduire le lecteur dans un espace fictionnel bipolaire, régi par la race. De ce fait, il est suggéré sans nul doute que le point de départ de Nirvana est conditionné par cette origine accidentelle, chaotique, erronée et soudaine. Rien de plus inattendu et déstabilisant que l’image du lait qui se répand soudainement sur le tapis. « Leche derramada y mapa blanco » apparaissent en termes de contenu, comme des images qui font allusion à la période de l’esclavage et à la colonisation d’où part l’existence de la protagoniste. On peut en déduire que le lait et la carte blanche font allusion au sperme de l’homme, du maître (doublement blanc, tant à cause de la couleur du sperme que de l’homme lui-même) dans une éjaculation qui est associée au viol subi par les femmes noires en tant qu’esclaves (également sexuelles) à Cuba.
La nudité de la femme africaine servait de rappel constant de sa vulnérabilité. Le viol était un mode de torture courant utilisé par les négriers pour soumettre les femmes noires récalcitrantes. La menace du viol ou d’autres agressions physiques inspirait une terreur psychique chez les femmes africaines déportées.
(Hooks, 2015, p. 59).
Le passé d’esclavage vécu dans les Amériques et dans les Caraïbes par les personnes d’ascendance africaine et leurs descendant.es a contribué à la situation sociale unique de ces personnes. Le corps des femmes noires avait été exproprié et était exposé nu lors des ventes aux enchères d’esclaves, prêt à appartenir à quiconque pouvait les acheter. De plus l’expression « mapa blanco olvidado en el vientre de mi madre » (Guerra, 2013, p. 11) pourrait symboliser le sperme des maitres dans l’utérus des domestiques. De ce fait une double articulation est mise en évidence pour dénoncer l’idéologie suprématiste blanche. La première étant la violence et la torture physique et psychologique des maitres sur les femmes noires, la seconde est liée à la reproduction du capital humain subalterne. En effet, les maitres des plantations violaient les femmes noires afin que leurs progénitures soient exploitées comme mains d’œuvres dans ces mêmes plantations.
En aquellas traumáticas relaciones amos-esclavas surgieron estereotipos sexuales con que fueron marcadas la “negra lujuriosa” y la “mulata sensual”, imágenes que, como bien apuntó Aline Helg en su libro Lo que nos corresponde, “liberaba a los hombres blancos de su culpabilidad por violaciones u opresión sexual y los transformaba en “victimas” de las mujeres cubanas negras (o africanas) y mulatas”.
(Rubiera, 2011, p. 177)
De ce point de vue, les discours et les pratiques colonialistes représentent les femmes noires comme des femelles hypersexualisées et situées du côté de la perversion, de la violence et perçues comme étant suffisamment fortes pour accomplir toute sorte de travail. Ce schéma justifie non seulement l’exploitation du travail domestique et champêtre des femmes noires par leurs maitres mais aussi l’exploitation sexuelle. Par opposition, les Blanches sont considérées comme femmes, belles, pures, fragiles et délicates. Dans ces circonstances, un racisme profond et un système de valeurs, de croyances et de stéréotypes qui en découle, dont les femmes noires sont également l’objet, ont été engendrés. Nirvana n’a jamais connu son père biologique. Les femmes de couleur sont victimes de l’indifférence des hommes blancs suite aux violences. María Lugones explique qu’elle travaille sur :
La intersección de raza, clase, género y sexualidad para entender la preocupante indiferencia que los hombres muestran hacia las violencias que sistemáticamente se infringen sobre las mujeres de color: mujeres no blancas; mujeres víctimas de la colonialidad del poder e, inseparablemente, de la colonialidad del género.
(Lugones, 2008, p. 75)
Ce que María Lugones nomme « le système moderne/colonial du genre » (Lugones, 2008) est un constituant de la colonialité du pouvoir, qui est une construction moderne du pouvoir colonial capitaliste eurocentré comme forme de domination. Les changements sur le genre ont été introduits par des processus hétérogènes, discontinus, lents, totalement imprégnés par la colonialité du pouvoir, qui ont violemment infériorisés les femmes colonisées. « Mi color revive la vieja historia, que no acaba, no cierra y se inicia una vez más el día en que nace una niña como yo, una persona que no ha sido preparada para lo que algunos ven en ella. » (Guerra, 2013, p. 11). L’origine de la protagoniste est un acte violent en soi, mais elle ne peut l’identifier comme tel car il s’agit d’une circonstance qui la précède et la dépasse sans même qu’elle ait la possibilité de la remettre en question. La femme noire est associée à la sensualité et à une image épidermique superficielle, tant chez les auteurs blancs que noirs. Prisonnière d’une aliénation physique et identitaire globalisante, qu’elle soit référencée comme noire ou mulâtre, on diabolise l’élément africain barbare et sauvage qui demeure supposément en elle, et on invite au métissage (blanchiment) en prônant la beauté de la métisse blanchie donc civilisée (Dorlin, 2009, p. 15). Le métissage est perçu comme une preuve de l’infériorité du Noir. L’esclave se met en concubinage avec le Blanc, afin de se rapprocher de ses valeurs et de gravir les marches de la société coloniale divisée en classes et en races hiérarchisées. C’est ce que l’afro-cubaine Nancy Morejón appelle la déculturation ou l’assimilation culturelle. À cela s’ajoute la déshumanisation, la désocialisation et la perte identitaire ou l’aliénation sur plusieurs niveaux, jusqu’au plus intime (esclave sexuelle, complexes et préjugés intégrés et projetés sur les enfants, nés trop noirs ou aux cheveux trop crépus) : « Degradadas hasta lo indecible, estereotipadas hasta la crueldad, la mujer negra y la mulata se miran en un mismo espejo de inferioridad programada. » (Morejón, 2005, p. 131). Elle oppose à cette ancienne perception du métissage celle qu’avait défendue Guillén et qui, aujourd’hui, est communément acceptée dans toute l’Amérique latine, malgré les résidus d’un racisme latent et persistant qui continuent de cliver plutôt que d’associer et d’unir sans diluer. Les femmes afro-caribéennes ont été exclues de l’histoire des Caraïbes, cependant les études afroféministes ont recontextualisé leur analyse dans la perspective de féminiser la négritude en donnant de la visibilité au discours des Afro-cubaines et des Afro-descendantes. Malgré l’assujettissement qu’elles ont subi de la part des oppresseur·es blanc.hes, elles ont su s’imposer pour réclamer leurs droits. Daisy Rubiera affirme que :
En la búsqueda de mecanismos de supervivencias, hubo mujeres negras y mulatas que se sometieron, tratando de adaptarse a los nuevos condicionamientos psicológicos y sociológicos que se creaban. Pero otras se rebelaron […]. Violencia, brutalidad y castigos no fueron suficientes para que infinidades de ellas soñaran con la libertad.
(Rubiera, 2011, p. 177-178)
Le corps de la femme dans la littérature cubaine est prisonnier des lieux communs, point d’attraction et de focalisation outrancière, dont les éléments (érotiques) choisis pour la métaphorisation exercée par les écrivains sont souvent associés aux fruits tropicaux ou à la nature volcanique. La société cubaine a activement fait en sorte que les femmes noires ne soient pas considérées comme des femmes à part entière, qu’elles soient mises à l’écart et stigmatisées. Le discours afroféministe va dès lors permettre aux afro-descendantes de se faire entendre afin d’obtenir leur liberté.
Corps et esthétique du discours afroféministe
L’idée que toute la littérature cubaine est érotique est formulée comme un cliché de plus sur cette île entourée du mythe érotique des afro-descendant.es et de leurs ancêtres africain.es. Ce sont les contextes historiques du XXe siècle qui ont dessiné la version de l’île comme territoire d’exploitation du tourisme sexuel. La crise des années 90 appelée Période Spéciale a accentué les inégalités sur l’île. Concernant la Période Spéciale, Alejandro de la Fuente, l’un des historiens cubains qui a fait des études approfondies sur l’histoire de l’esclavage à Cuba, a démontré dans son essai Una nación para todos. Raza, desigualdad y política en Cuba, 1900-2000, qu’il est clair que le racisme et ses dérives identitaires demeurent ancrés dans les mentalités cubaines : « la ideología del racismo no se creó bajo el Período especial, pero ha adquirido visibilidad y creciente aceptación social durante los años 90 » (Fuente, 2000, p. 446). Dans cette même logique, l’écrivain afro-cubain Pedro Perez Sarduy dans un entretien accordé à Wilfrid Miampika, affirme que la crise a sans doute accentué le racisme à Cuba, par exemple pour obtenir un emploi dans le tourisme. Lorsqu’on parle de la Jinetera (prostituée), on fait allusion à la Noire :
Il est beaucoup plus facile de remarquer une Noire cubaine avec un Blanc étranger qu’une Blanche cubaine avec un Blanc étranger. Les stéréotypes sociaux et culturels de la race ont favorisé l’absence de la femme noire et mulâtresse comme protagoniste dans le roman cubain.
(Miampika, 1999)
Chemin faisant, à cause de sa couleur de peau, Nirvana vivra des mésaventures qui lui rappelleront les préjugés - comme la prostitution - dont sont victimes les femmes noires cubaines :
Amanece en La Habana residencial […] Dos policías me seguían en su carro blanco. Estaban de recorrido y lograron alcanzarme. Mis piernas largas se apresuraban hacia la Quinta Avenida. Uno de ellos me tomó del brazo y, con el carro en marcha, preguntó: -Compañerita, ciudadana, identifíquese. ¿Qué hace corriendo a las cinco y media de la mañana por aquí? Si corres, es peor. No le contesté, ya sabía que ver a una negra escapando y a medio vestir era difícil de explicar. Cuando pude soltarme de aquellas manos tan oscuras como las mías, saqué el carné de identidad, y a pesar de todas las preguntas que me hicieron, a pesar de que las contesté, no me creyeron. […]. Llegamos a la Quinta Estación de Policía […]. Conmigo, en la celada próxima de la calle, dormitaban jineteras, travestis desmaquillados […], todos allí éramos mulatos o negros.
(Guerra, 2013, p. 32-32)
Sans le vouloir, Nirvana va être confondue avec une prostituée et tombera dans le mythe selon lequel la majorité des prostituées sont des Noires et des Mulâtres, comme s’il s’agissait d’un karma qui la suivrait jusqu’en France. En effet, lors de son séjour en France, elle reçoit un courrier qui dit : « EN FRANCIA: Están prohibidas las casas de tolerancia, pero se permite la prostitución callejera. […] ¿Qué pensaban? ¿Que éramos prostitutas? » (Guerra, 2013, p. 149). Nirvana se retrouve sans cesse face aux barrières raciales qu’elle doit surmonter pour gagner sa liberté. Elle se présente comme une afro-cubaine qui assume son hypersexualité. Elle est une jeune femme pleine de ressources, ce qui lui permet d’être à l’aise avec son être. C’est cette aisance qui lui permet également de parler de sa sexualité sans tabou. En effet, à en juger par le nombre de ses amants, Nirvana a une vie sexuelle très active. Elle n’hésite pas à donner les détails de ses ébats amoureux que ce soit avec les hommes, comme ici avec Jorge :
Por eso lo viro boca arriba y me impongo. Lo mato a mordidas, a brincos; le saco el demonio domado; le paso mi sexo por la cara, como despojándolo de su mojigatería. Termina limpio, sin miedo, cuando el chorro de mis extrañas le llueve en la cara. […]. Si no es parejo el placer, si mi placer sobrepasa al suyo, entonces Jorge detiene el juego […] por eso disimulo la delicia y me aquieto para que me aplaste y asfixie.
(Guerra, 2013, p. 22-23)
Ou avec son amie Lu :
La destapé poco a poco, dejándola casi desnuda, placida, con sus pechos destilando ganas, los toqué levemente prendiendo su deseo. Le besé los pezones, la bordeé con caricias y le arranqué el rubor, mordida a mordida. Le deslicé mis pezones negros por su boca. La ahogué con mis pechos la desperté de su erotizado sueño. […]. Querría poseerla con más de lo que mi cuerpo de hembra permitía.
(Guerra, 2013, p. 51-52)
Ce n’est pas en vain que Nirvana souligne ces détails érotiques. « Lo mato a mordidas, a brincos […] le paso mi sexo por la cara ». Ces fragments présentent Nirvana comme le sujet qui fait l’action. Les verbes d’action conjugués à la première personne actualisent l’affirmation du sujet féminin noir dans sa sexualité. Elle met en évidence la revendication de la sexualité et la resignification des clichés. Les représentations des femmes noires et mulâtres à de nombreuses occasions ont été stéréotypées dans le discours littéraire cubain. « Querría poseerla con más de lo que mi cuerpo de hembra permitía ». Wendy Guerra met en avant une femme noire dominatrice jusque dans ses relations intimes et qui cherche toujours à être la meneuse de l’action et à faire en sorte que ses partenaires lui obéissent. À travers le personnage Nirvana, Guerra laisse entrevoir un discours révolutionnaire de la sexualité des femmes noires. Elle démystifie les représentations stéréotypées qui ont été assignées aux femmes noires : « bêtes sexuelles » et « femmes prostituées » émanant du discours hégémonique. Son discours-diégétique rejoint celui de l’afroféministe bell hooks qui tente de déstabiliser le discours hégémonique sur la sexualité différentielle des femmes noires et mulâtres, qui a été légitimé dans les sociétés patriarcales et racistes :
Les femmes et les hommes blanc.he.s justifiaient l’exploitation sexuelle des femmes noires en affirmant que ces dernières étaient les initiatrices des relations sexuelles avec les hommes. C’est de cette pensée qu’a émergé le stéréotype des femmes noires comme sauvages sexuelles, et selon la norme sexiste, une non humaine […].
(Hooks, 2010, p. 105).
Elle dénonce le traitement infligé à ces femmes en tant qu’objets de désir, puisque les représentations des corps féminins noirs dans la culture populaire subvertissent ou critiquent rarement les images de la sexualité féminine noire qui faisaient partie de l’appareil culturel du racisme du XIXe siècle et qui façonnent encore les perceptions aujourd’hui. L’écriture de Guerra fait une récupération de ces images stéréotypées pour en faire une version romancée et poétique de la sexualité féminine noire. Nirvana se voit présenter un chemin épique, unique et sombre qu’elle traverse avec courage, une route passionnée entre Cuba et la France, où elle tente de s’installer, en brisant les clichés et les stigmates signifiant être une belle femme cubaine et noire comme la nuit. Le mot « Noir » est pour certains un terme tabou mais pour la protagoniste de ce roman, il contient toute la musique, le goût et les sentiments de son corps, de son âme et de sa nation. Par la résistance, les femmes noires ont pu constituer à partir de leurs propres expériences et leur positionnement social le développement des points de vue spécifiques sur les actions du groupe dominant et ses idéologies comme le racisme et le patriarcat. Élaborés par et pour les femmes noires comme des théories sociales critiques pour combattre l’oppression, ces savoirs sous-tendent la pensée féministe noire, qui se démarque par son engagement en faveur de la justice sociale, économique et l’amélioration des conditions de vie des afro-descendant.es et des africain.es de la diaspora.
Les changements culturels dans le roman guinéo-équatorien La Albina del Dinero
L’esclavage et la colonisation ont opéré des changements culturels et identitaires dans les pays colonisés. De ce fait, les conflits et la binarité existants ont donné naissance à une mouvance assimilationniste ouvrant une brèche à l’acculturation. En contestation à la colonisation et à l’après colonisation, des courants de pensée anticoloniaux se sont formés pour contrer les discours hégémoniques coloniaux. Les théoriciens postcoloniaux ont rapidement fait des questions raciales leur champ de bataille, et ont décidé d’interroger et de penser les différences et les binarités. Ils se sont attachés à repousser les ordres binaires au point de rendre impossible toute naturalisation de ces différences qui constituaient le fondement de la pratique coloniale qui elle-même légitimait et favorisait une majorité spécifique. C’est dans cet ordre d’idées que les études de genre se sont saisies des questions relatives aux femmes du tiers-monde (composés essentiellement d’ex-pays colonisés) comme catégorie d’analyse. Elles portent, de même, un regard critique sur le colonialisme et la situation après la colonisation. Cette perspective se centre aussi sur les luttes pour les droits culturels des femmes en s’intéressant au lieu spécifique à partir duquel les femmes prennent la parole et produisent leur discours littéraire dans la lutte politique et culturelle. Christine Verschuur et Blandine Destremau se sont également prononcées sur les rapports de domination qui ont existé et qui continuent d’exister dans leur article « Féminismes décoloniaux, genre et développement » :
Les études de genre, interdisciplinaires, s’intéressent de manière centrale aux rapports de pouvoir. Elles ont abordé depuis des années la réflexion sur l’intersectionnalité des catégories de sexe, classe, race, caste, nourrissant et, d’une certaine manière, précédant le champ des études postcoloniales. Les analyses de genre, lorsque ce concept s’entend comme une expression de rapports de pouvoir, permettent de porter un regard critique sur les approches de type colonial au sein même des pays du Nord et du Sud.
(Verschuur et Destremau, 2012, p. 12)
La féministe guinéo-équatorienne Melibea Obono Ntutumu questionne en effet les approches de type colonial au sein des pays du Nord et du Sud et porte un regard critique sur la question de la couleur de la peau des femmes noires dans son pays, la Guinée Équatoriale. L’analyse que nous développons vise à prendre en compte son expérience de femme noire en Espagne et de montrer comment cette expérience influence sa production littéraire.
Une prise de conscience de la condition de la femme noire dans la diaspora
Le féminisme noir aborde les questions des femmes de façon transversale. Il est dimorphe. Il traite des questions des femmes noires dans les caraïbes, il traite également les questions de la valorisation des femmes noires dans la diaspora européenne et aussi en Afrique. Il prend en compte toutes les politiques ou les mesures visant à s’affranchir de la politique civilisationnelle du colonialisme et du féminisme blanc. C’est pourquoi les questions raciales sont au cœur des travaux réalisés par les féministes et qu’elles s’y imbriquent avec les questions de sexe et de genre. Pendant l’esclavage, le mythe de la sexualité « bestiale » de la femme noire a été conçu pour déshumaniser les sujets esclavagisés. En effet, les colons ont construit la sexualité de la femme noire comme sauvage, un fantasme sexuel visant à les rabaisser. La féministe María Lugones démontre comment a été créée une catégorisation des femmes noires et des femmes blanches à partir de la sexualité :
Históricamente, la caracterización de las mujeres europeas blancas como sexualmente pasivas y física y mentalmente frágiles las colocó en oposición a las mujeres colonizadas, no-blancas, incluidas las mujeres esclavas, quienes, en cambio, fueron caracterizadas a lo largo de una gama de perversión y agresión sexuales […].
(Lugones, 2008, p. 95‑96)
Notre étude sur l’autrice Trifonia Melibea Obono Ntutumu se situe à l’intersection de la stigmatisation de la sexualité des femmes noires et de la dévalorisation de leur couleur de peau, qui ont conduit au blanchissement de la peau. Trifonia Melibea Obono Ntutumu quitte la Guinée Équatoriale et arrive en Espagne, à Murcie, pour ses études. Ses premières publications portent un regard critique sur les approches de type colonial au sein même des pays du Nord et du Sud. À son arrivée, elle est confrontée au racisme et à la stigmatisation dont les femmes noires font l’objet en Europe et plus précisément en Espagne. Sa première publication en tant qu’écrivaine est une nouvelle intitulée La negra (2015). Le récit de La negra s’apparente à l’histoire de l’écrivaine, au point que les critiques ou encore les lectrices et les lecteurs l’ont considéré comme autobiographique. En effet, dans cette nouvelle, l’autrice retrace le quotidien d’une jeune équato-guinéenne qui arrive en Espagne pour ses études. Mais elle est confrontée également à la prostitution. Depuis la diaspora africaine en Espagne, Melibea s’intéresse à la question du racisme et à toutes ses ramifications en Europe. C’est pourquoi dans sa nouvelle elle affirme que :
El primer día en el aula para una negra residente en Murcia, representa el principio de la soledad y la discriminación. Mucha soledad. Los compañeros y compañeras se reparten en dos grupos. Los primeros, te observan con una mirada que cuestiona tu presencia allí, ¿es que los negros no se limitan a recoger fruta, a pedir limosna y residir debajo de los puentes? Este sería el caso de un hombre. Los segundos, arremeten contra las hembras. Para las mujeres, cuestionan si proceden del prostíbulo: directamente del prostíbulo. También es cierto que ninguno de los colegas pregunta directamente si efectivamente eres puta o no. Las instituciones públicas se distinguen por la institucionalización del racismo sutil. El racismo está legislado y con los textos legislativos en mano, ignoran a los inmigrantes. No pueden disfrutar de tal derecho porque la ley lo prohíbe.
(Obono, 2015, p. 112-113)
Les constructions raciales basées sur la sexualité des femmes noires que les blancs ont élaborées transforment leur corps en objet et en marchandise, et renforcent une représentation immorale et avide de sexe de ces femmes. Cette stigmatisation des femmes noires vise à les invisibiliser dans les sphères publiques et à les cloisonner dans les maisons closes. Le texte de fiction nous l’explique bien par l’étonnement des autres élèves quand ils observent la présence de la narratrice dans la salle de classe. La catégorisation de la sexualité des femmes noires montre clairement comment les groupes dominants ont régulé le corps de ces dernières et l’ont assigné à la marchandisation. Melibea Obono nous révèle que cette imagerie de la sexualité de la femme noire continue d’exister dans la mesure où elle est passée de la sexualité bestiale à la sexualité de loisir. La femme noire, dans son grand ensemble, est considérée dans la diaspora en Europe comme un objet de sexualité de loisir. Elle est beaucoup moins considérée non seulement à cause de sa couleur peau, mais aussi à cause de la stigmatisation de sa sexualité dont elle fait l’objet. Ce présent extrait de La negra prend ici valeur d’exemple :
Las negras en las calles de España somos el hazmerreír. Se burlan de nosotras. No importa si tenemos formación, si trabajamos “honradamente” como se señala en España los trabajos socialmente bien vistos. Todas somos tratadas como prostitutas. Nos tratan así por ser negras. Estamos hartas de ser negras, de que nos señalen en la calle como prostitutas negras al lado de una de los bancos, de las universidades, de las plazas, de las iglesias, de cualquier rincón. […]. Nos desnudan con la mirada en las aceras, en todos los rincones. Se fijan antes si podemos comerle la polla al jefe de nuestra empresa, a algún universitario en los baños, a algún viejo verde. […]. Estamos cansadas de que la sociedad nos trate como extrañas. Nos sentimos excluidas en la sociedad.
(Obono, 2015, p. 139)
En revanche, le modèle de la femme blanche comme objet d’une sexualité légitime est resté dans les imaginaires et lui confère une situation de supériorité sur la femme noire. De là, est né un complexe de supériorité pour la femme blanche et d’infériorité pour la femme noire dans la diaspora. Ce sentiment d’infériorité ne s’est pas limité à l’Occident, il s’est aussi répandu en Afrique, à cause de l’influence des médias qui sont des vecteurs indiscutables des discours dominants. Cette prise de conscience de sa couleur de peau influence les travaux et publications de l’écrivaine. Ses sources d’inspirations vont également dans ce sens car, deux ans plus tard, c’est-à-dire en 2017, elle publie La albina del dinero à Barcelone aux éditions Altaïr. Le récit de La albina del dinero fait montre d’une autrice qui a été confrontée au racisme et veut tirer la sonnette d’alarme, interpeller les femmes africaines vivant dans la diaspora ainsi que les guinéo-équatoriennes qui vivent sur leur terre natale. C’est une publication sur la Guinée Équatoriale depuis la diaspora et une observation que fait Melibea sur les femmes noires dans la diaspora, confrontée au racisme. Elle s’est sûrement rendu compte de la nécessité de conserver la culture africaine car, malgré les efforts d’assimilation à la culture des occidentaux, les sujets restent toujours africains dans la diaspora. Trifonia Melibea Obono déterritorialise son vécu en Espagne et ouvre une brèche pour l’actualisation de son expérience dans un autre contexte, à savoir celui de la Guinée Équatoriale. Cette déterritorialisation repousse les frontières entre la Guinée Équatoriale et l’Espagne, et par extension les fait disparaître. Cette sexualisation différentielle de la femme noire, qui fait de sa sexualité une sexualité de loisir, incite a minima certaines femmes noires à se blanchir la peau en Occident, et même en Afrique, pour se valoriser et atteindre le modèle esthétique de beauté, qui est celui de la femme blanche.
Le blanchiment de la peau comme pratique d’assimilation
L’écrivaine et féministe guinéo-équatorienne Trifonia Melibea Obono se sert de la littérature pour dépeindre des réalités existentielles. Si nous considérons la production littéraire en fonction de la spatialité et du territoire, dans la mesure où toute production littéraire est profondément marquée par les conflits et les rapports de pouvoir qui caractérisent le contexte dont elle émane, en Guinée Équatoriale la question de la dépigmentation cutanée, une pratique principalement féminine, se pose après l’esclavage et la colonisation. L’esclavage et la colonisation ont renforcé les représentations négatives de la peau noire et ont coupé les populations esclavagisées et colonisées de leurs pratiques esthétiques. Ces pratiques ont été remplacées par des procédés inspirés de l’esthétique occidentale. Cette crise identitaire corporelle qui advient à partir de l’utilisation de produits éclaircissants est une pratique bien connue en Afrique subsaharienne et se définit comme l’ensemble des procédés visant à obtenir un éclaircissement de la peau ou encore un blanchiment de la peau. Consciente des rapports de domination qui subsistent entre les Blancs et les Noirs, Melibea Obono Ntutumu déconstruit les discours de légitimation du modèle esthétique occidental qui dévaluent le modèle esthétique africain et s’attache à dénoncer les présupposés de la supériorité de la culture occidentale comme justification de la dénaturation ou encore de la dépigmentation cutanée. Dans son livre, l’autrice met en relief deux sœurs. L’une est albinos et l’autre est de peau noire. Il s’avère que la famille fonde ses espoirs sur leur fille albinos, aussi appelée Muan a Muan parce que presque blanche de peau. Elle est source de richesse et doit les aider à apporter des revenus, à atteindre une autre position sociale ou à les faire sortir de la pauvreté. Ils se retrouvent malheureusement face à une désolation et désillusion indescriptibles à l’annonce de la mort de « la albina del dinero ». Tous les espoirs fondés sur sa blancheur se dissipent et la famille est dans le désarroi. Le roman met aussi l’accent sur des personnages féminins qui sont à cheval sur deux cultures ; la culture africaine et occidentale. Nous en voulons pour preuve le passage suivant : « La hermana de mamá, llamada la Ntangan, la blanca, por blanquear la piel con cremas fabricadas para el África negra – decía que así estaba guapa – […] ya sabía de la muerte de Muan a Muan y, con un recipiente de orina en las manos, la lloró cantando ». (Obono, 2017, p. 17). « Ntangan » c’est le nom qu’on attribue à celles qui se blanchissent la peau et veulent ressembler aux colons en Guinée Équatoriale, si l’on se réfère au texte de Melibea Obono Ntutumu. Cet extrait de texte de fiction est une représentation du quotidien des guinéo- équatoriennes et nous invite à constater que c’est une pratique bien connue en Guinée Équatoriale que l’autrice veut rendre visible. Frantz Fanon, l’un des pionniers des études postcoloniales qui a analysé, dans l’ouvrage Peau noire, masques blancs, les conséquences psychologiques de la colonisation sur les colonisé·es, s’est également intéressé à la question de la dépigmentation de la peau qu’il a présentée dans son livre comme une forme d’aliénation culturelle. Il la traite à partir d’une analyse de la négresse et de la mulâtresse. Selon lui : « D’abord il y a la négresse et la mulâtresse. La première n’a qu’une possibilité et un souci : blanchir. La deuxième non seulement veut blanchir, mais éviter de régresser ». (Fanon, 1952. p. 52). Personne ne veut régresser, c’est-à-dire devenir noir·e ou être noir. Le passage d’une couleur à une autre implique un changement si important que l’être qui en est l’objet n’est par moment plus reconnaissable. Le sujet est en devenir continuel. Le sujet choisit les éléments de sa constitution, de son devenir, il est un sujet actif. Par ailleurs, le blanchiment de la peau renvoie à la notion de la femme qui ne prend d’importance que dans les contacts et les rapports qu’elle entretient avec l’homme. En effet, dès l’instant que l’homme pense que la femme existe à son intention, elle n’acquiert de valeur à ses yeux qu’autant qu’elle réussit à lui plaire et à lui être utile. Partant de ce fait, la femme africaine ne s’appartenant pas à elle-même, mais plutôt à celui qui la voudra, se conformer au modèle esthétique de beauté instauré par celui-ci est d’une nécessité capitale. Ce qui revient à dire que de manière consciente ou inconsciente l’Africain reproduit le processus de domination hérité des colons. Encore une fois, les femmes africaines subissent une double domination culturelle et cutanée influencée par la culture occidentale et la domination qui provient des africains qui veulent que leurs compagnes reproduisent le modèle de beauté européen, qu’elles soient de teints clairs, presque blanches. Le patriarcat qui est un système qui place l’homme au cœur du pouvoir politique, économique influence également cette manière de penser. En effet, le pouvoir économique devant se conjuguer au masculin dans le patriarcat, les hommes sont majoritairement dans des positions sociales plus élevées que les femmes. Par conséquent, toutes les femmes désireuses d’atteindre une classe sociale plus élevée que la leur doivent se conformer à cette dénaturation de la peau pour avoir plus de chance de se trouver un partenaire masculin et envisager une ascension sociale. Trifonia Melibea Obono nous donne sa version des faits à travers le passage suivant :
Un hombre rico habría codiciado tu color. Dinero y solo Dinero se ha ido. Los antepasados maldijeron a la familia. Nunca saldremos de la pobreza. No era mulata, codicia de los hombres, ni albina, comida de los armados para enriquecerse en la brujería y en esta vida. Se quedó a mitad, albina a medias, suerte económica. Ahora se ha muerto. […]. Con el color, se esperaba, llegaría lejos con los dineros y en medio de las braguetas de los hombres.
(Obono, 2017, p. 17)
Tandis que l’autrice présente « la albina del dinero », Muan a Muan, comme une source de revenu pour sa famille, elle expose en contrepoint les difficultés que les femmes de peau noire ont pour se trouver un mari et surtout un homme riche à travers ce fragment de texte : « Las mujeres de piel blanca encuentran pareja en Guinea Ecuatorial, las de piel negra lo tienen difícil. » (Obono, 2017, p. 25) Toujours dans le processus de visibilisation de l’influence sociale et familiale qui pèse sur les femmes et les jeunes filles dans le but de satisfaire leur famille l’autrice écrit : « Es negra, de piel muy negra, no es elegante […]. ¿Qué hombre la va a querer en este país ? » (Obono, 2017, p. 40). Le teint noir ne peut apporter de bénéfice ni à la jeune fille ni à sa famille. « Tu sobrina es tan negra que no puede aportar ningún beneficio. » (Obono, 2017, p. 32) Le refus de soi et l’amour de l’autre sont au cœur des pratiques des ex-colonisés à qui l’on a savamment inculqué une haine viscérale envers soi-même. « Soy una blanca. Ahora que por fin soy una mujer blanca. Guapa. Nací negra. La piel negra es feísima ». (Obono, 2017, p. 70). « Ahora que por fin soy una mujer blanca », nous invite à constater l’inatteignable qui à présent est réalisé. Ce n’est à présent plus un rêve, c’est une réalité matérielle. Le lecteur ou la lectrice s’aperçoit également du mépris que le personnage la Ntangan a pour elle-même. C’est pourquoi Albert Memmi affirme que : « Le refus de soi et l’amour de l’autre sont communs à tout candidat à l’assimilation. Et les deux composantes de cette tentative de libération sont étroitement liées : l’amour du colonisateur est sous-tendu d’un complexe de sentiments qui vont de la honte à la haine de soi. » (Memmi, 1985, p.137) Ce décalage entre un idéal à atteindre (un critère de beauté, d’estime de soi fondé sur une peau claire) et la réalité donne lieu à une dénaturation de la peau. Nombreuses sont les femmes qui, n’arrivant pas à atteindre leur idéal de beauté, sont confrontées à de nombreuses maladies qui sont, entre autres, l’hypertension, une dermite d’irritation et le cancer de la peau, pour ne citer que celles-ci. L’autrice une fois de plus visibilise cet état de fait et tire la sonnette d’alarme en exposant à travers ce passage de son texte de fiction les risques d’une telle pratique : « La Ntangan en la cama del hospital, estaba alegre. Ya era guapa, blanca. […] la Ntangan se había muerto. África le arrancó la piel con un cáncer. Los médicos se asomaron. Regresaron a sus quehaceres. La cabeza de ella descansaba en mis muslos. Yo la lloraba. Ella a mí. » (Obono, 2017, p. 134) La Ntangan pour avoir pensé que la peau claire était le symbole de beauté s’est conformée à ce modèle au prix de sa vie. Elle est victime d’une société acculturée à qui l’on a inculqué les modes et systèmes de pensée des colons comme modèle esthétique à atteindre. De nos jours, nous pouvons affirmer qu’une complicité est née par l’acceptation de ce mode de pensée entre les sujets colonisé·es et la culture du colon, et cette complicité dans les faits perpétue l’action « civilisatrice » et aliénante.
À travers les différentes œuvres de fiction qui ont été proposées, il ressort, autant à Cuba qu’en Guinée Équatoriale, que les femmes afro-descendantes et les femmes africaines sont en proie aux stigmatisations qui circulent dans les discours hégémoniques. Ce qui transparait de notre analyse est que le stéréotype de la femme noire et prostituée est présent aussi bien à Cuba que dans la diaspora africaine. Quant à certaines femmes noires guinéo-équatoriennes elles sont face à une acculturation, car elles pensent que l’esthétique occidentale est le modèle par excellence pour accéder à une bonne position sociale et à une meilleure estime de soi. Elles ont donc recours au blanchiment de la peau. Ceci conforte l’idée selon laquelle la pratique d’influence réciproque entre l’occident et les peuples colonisés reste peu visible dans les pratiques culturelles quotidiennes de ces derniers. La pensée afroféministe qui a guidé cette étude, a permis de connaître le passé et l’actualité des femmes racisées dans leur diversité. Cette connaissance est essentielle pour comprendre les différentes façons dont les systèmes de relations sociales, le patriarcat et le racisme se sont manifestés et continuent de sous-évaluer les femmes dans le monde. David Scott affirme que la diaspora est en définitive une communauté de discours à travers lesquels sont appropriées différemment les deux figures de l’Afrique et de l’esclavage (Scott, 1997, p. 25). À Cuba, la dévaluation de la féminité noire s’est poursuivie après la période de l’esclavage et le système esclavagiste a contribué à dépeindre les femmes noires comme des dépravées sexuelles et des immorales. De plus, la non-reconnaissance du fait que le racisme et le sexisme peuvent régir la vie des femmes noires contribue à l’invisibilisation de celles-ci. Il est vrai que Wendy Guerra apporte des éléments qui sont relativement nouveaux dans un personnage féminin noir dans la fiction cubaine : elle présente une femme noire rarement vue dans les romans, car elle est mannequin de mode, bisexuelle et rebelle. Cependant, elle ne manque pas de se placer dans la même tradition des personnages réduits au silence et érotisés qui ont constitué le canon de ces représentations. Quant à Trifonia Melibea Obono, l’enjeu d’une telle écriture est de lire l’oppression des femmes à la lumière des rapports de pouvoir homme/femme. En mettant en perspective les différents rapports de domination qui contraignent les femmes noires à éclaircir leur peau. Trifonia Melibea Obono Ntutumu se désolidarise des discours dominants qui sont intimement inscrits dans des histoires contextuelles spécifiques qui amènent les femmes noires à avoir une mésestime de soi. Elle veut en finir avec ce sentiment de diminution qui a surgi après la colonisation. En outre, l’identité culturelle trouve son sens dans la pluralité des cultures sans perdre pour autant sa singularité première. En somme, à Cuba et en Guinée Équatoriale, le sexisme et le racisme restent déguisés. Il est donc important, d’une part, de construire de nouvelles formes de savoirs comme le préconise Hill Collins à travers l’action et l’empowerment (Hill Collins, 2016, p. 436). Cela placera les femmes noires au-delà du rôle de victime qui leur est conféré pour les affirmer comme des sujets actifs de la justice sociale. D’autre part, une déprise de tous les stéréotypes qui renforcent non seulement les relations asymétriques entre ex-colonisé·es et ex-colonisateurs, mais aussi l’image péjorative de la couleur noire qui a été intériorisée par les différentes populations de l’Afrique subsaharienne, et ce, pendant des siècles jusqu’à nos jours, s’avère nécessaire. Par ailleurs, il nous faut refuser l’imitation des modèles occidentaux et revendiquer l’identité propre africaine dans le cadre de la dépigmentation cutanée. Fanon disait : « […] le Noir ne doit plus se trouver placé devant ce dilemme : se blanchir ou disparaître, mais il doit pouvoir prendre conscience d’une possibilité d’exister […] ». (Fanon, 1952, p. 97).