Le dispositif épistémologique de la sociocritique, tel que je l’ai défini, consiste — je le rappelle — à :
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mettre au jour les structures qui sous-tendent les objets qu’on se propose d’analyser ;
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considérer que ces structures :
- sont indexées dans le temps et dans l’espace ;
- qu’elles ne sont pas isolables mais font partie, tout au contraire, d’un Tout complexe et dynamique parcouru de contradictions que je qualifie de structure historique.
C’est cette approche que je vous propose de faire aujourd’hui à propos de la représentation.
La structure qui sous-tend toute représentation
À l’origine de la représentation, il y a le mot, qui est le tenant-lieu fondamental de la réalité dans la représentation. Il n’y a pas de représentation sans le mot, qui fait partie, en quelque sorte, de la cellule de base de la représentation. Toute représentation convoque automatiquement en effet le langage. Et tout mot convoque, automatiquement une représentation. Le mot est pour Freud une « image sonore » et pour Saussure « une image acoustique. » Si l’un ou l’autre de ces deux éléments constitutifs se trouve affecté ou altéré, on a affaire, selon Freud, à une aphasie symbolique. Dans le mot, la vision et le langage constituent une unité indissoluble qui est le produit d’un processus psychique impliquant non seulement l’expérience et la mémoire personnelles mais également la « trace » d’un discours codé « qui décrit et crée une vision du monde pour tous ceux qui y participent. » Le je, porteur de l’expérience personnelle, et le nous qui est porteur d’une vision du monde véhiculée dans et par un discours, sont ainsi imbriqués l’un dans l’autre et l’unité qu’ils constituent, à savoir le mot, est indexée dans un espace et dans un temps dont ils sont — chacun de son côté — dépendants. Une telle imbrication du je et du nous illustre la notion de sujet culturel telle que je l’ai proposée. Deux articulations sont ainsi essentielles : d’une part, l’adéquation du code discursif à l’expérience (le code mis en place et reproduit par le discours est-il apte à rendre compte de l’expérience ?) et, de l’autre, l’indexation au temps et à l’espace de chacune des deux composantes. Or ces deux articulations sont soumises à des disjonctions éventuelles sous l’effet de certains facteurs socio-historiques. Ce sont ces disjonctions qui vont nous intéresser. Quand je le représente, je reproduis en effet non pas l’objet en soi, mais la représentation que j’en ai, qui, à son tour, est à distinguer de la représentation que j’en donne. Je projette et j’extériorise une représentation subjective. Or, entre « ce qui est supposé être » et l’image que je crois en avoir, du fait précisément de mon expérience, s’interpose l’opacité qu’installent les composantes du signe que je viens de distinguer. Car en convoquant cet objet par son tenant-lieu (le mot), je manipule des catégories qui préexistent dans le langage et qui n’ont pas forcément été prévues pour rendre fidèlement compte de ce qu’est cet objet précis. J’ai étudié, dans cette perspective, un cas de distorsion entre l’expérience personnelle et le code discursif convoqué par les circonstances, dans un article qui porte sur le sujet culturel colonial et l’impossibilité pour le sujet de (se) représenter l’Autre. J’y évoque la description que Christophe Colomb fait à Luis de Santángel, le 15 février 1493, du paysage de l’île de La Española (Actuellement Haïti et la République dominicaine) qu’il a découverte deux mois plus tôt (le 5 décembre 1492). C. Colomb convoque dans un premier temps tout ce qui peut rappeler les paysages de Castille, avant d’en venir à des éléments qui sont, au pied de la lettre, inimaginables pour son correspondant : l’absence de l’alternance des saisons, la coïncidence des maturités respectives d’une série de fruits qui en Europe s’échelonnent dans le temps, etc. Certains de ces traits restent en dehors des normes linguistiques qui pourraient en rendre compte, car aucun signifiant castillan ne correspond à ce qu’ils sont. Pour exprimer son étonnement face à ce paysage, Christophe Colomb ne dispose pas des modèles discursifs qui lui permettraient de rendre compte d’une terre et d’objets inconnus. Le code linguistique que lui-même et son correspondant partagent crée une distorsion de l’articulation initiale car il est inadapté à la réalité de l’expérience nouvelle. Ce code renvoie, certes, à un « discours qui décrit et crée une vision du monde pour tous ceux qui y participent » (J.-P. Bègue). Mais la nouvelle réalité et cette nouvelle expérience sont exclues de la vision du monde que véhicule le code.
Du mot au dispositif matriciel de la représentation
La représentation, au moment où elle advient, investit une structure discursive virtuelle qui était en attente d’être investie par un contenu ; cette structure est à considérer comme un cadre discursif au service d’un processus cognitif indexé dans l’espace et dans le temps, que je qualifie de dispositif matriciel.
Dans la lettre de C. Colomb, l’altérité se coule donc dans un premier temps dans le moule du semblable avec une nuance cependant car ce parallélisme débouche sur une vision paradisiaque, qui relève du mythe. Mais s’insinuent bientôt dans ce premier discours du semblable les traces d’un discours contradictoire. Le sème du différent se superpose à celui du semblable : ce dernier laisse, sur ses marges, des fragments de la réalité dont ce discours est incapable de rendre compte si ce n’est à l’aide d’un autre mythe qui est celui de la maravilla, du merveilleux et de la difformité. Au paradisiaque fait écho la monstruosité, c’est-à-dire le comble de l’altérité. On voit advenir ainsi un dispositif matriciel qui organise le rendu de la perception sensorielle non pas seulement autour de ce qu’on pourrait appeler la réalité mais bien plutôt autour de l’imaginaire d’une société convoqué ici par la contradiction idéologique qui oppose le sacré au satanique.
On considèrera que, dans la mesure où il ne se limite pas forcément à ce cas précis et dans la mesure donc où il est disponible pour toute autre représentation éventuelle, ce dispositif matriciel reproduit une sorte de grammaire de la représentation indexée par des coordonnées spatio-temporelles. C’est avec cette matrice sémiotique que l’imaginaire d’une société donnée s’investit dans l’acte individuel du représenter et c’est donc ce dispositif qui peut — ou qui doit — faire l’objet de la sociocritique car on peut supposer qu’il est soumis à un processus historique évolutif. Ce dispositif véhicule de l’idéologique, comme on vient de le voir ; il préexiste aux multiples et diverses modalités de la représentation qui se manifestent à une époque donnée dans une société donnée ; c’est un déjà-là qui campe discrètement en arrière-fond de la pratique sociale et discursive du représenter. Or, dans le cas que j’évoque, ce dispositif matriciel se structure autour d’un axe qui oppose le semblable au différent et qui se concrétise en particulier avec la notion de l’écart, qui se trouve au cœur du questionnement posé par l’acte du représenter. (Quel écart entre l’objet et son tenant lieu ?) On remarquera que ce dispositif programme la production de sens en mettant en place les paramètres qui présideront à la sélection des éléments à décrire. Ma recherche du semblable me ferait par exemple spontanément écarter ce qui ne l’est pas.
C’est par exemple sur ce dispositif matriciel que vient se couler la représentation de l’indien telle qu’elle apparaît, entre autres, dans l’iconographie des Grandes Viajes publiés à Frankfort entre 1590 et 1634 et qui décrit les figures mythiques héritées de la tradition médiévale qui sont supposées peupler le Nouveau Monde : hommes sans tête, dont le visage est dessiné sur la poitrine et qu’on trouve sur une carte de la Guyane, indiens aux cheveux longs et bouclés présentés comme des hermaphrodites suivant la tradition iconique traditionnelle du sodomite au Moyen Age. (Leurs vêtements sont semblables à ceux que portent les femmes et ils accomplissent des tâches généralement confiées aux femmes. Accusés de sodomie, on les voit, sur une autre gravure, livrés aux chiens pour en être dévorés.) La portée symbolique de certaines représentations de ce même objet, à la même époque, (l’hermaphrodite, l’homme qui donne le sein, l’homme enceint…) est évidente puisque la confusion des sexes est le véhicule traditionnel du satanique, dans la mesure où l’hybride est la figure du monstrueux. (cf. le monstre de Ravenne dans Guzmán de Alfarache). Le texte de C. Colomb, structuré donc autour de l’opposition entre le semblable et le différent, relève de ce discours collectif qui, entre autres témoignages, s’articule sur la fameuse polémique de Valladolid et le questionnement qui porte sur la nature de l’indien (Est-il, comme nous, un homme et, comme nous, a-t-il une âme ?).
Si maintenant j’essaie de m’interroger sur l’origine socio-historique de ce dispositif matriciel à partir de ma démarche habituelle qui privilégie le rôle des structures dans l’articulation des discours et de l’Histoire, je suis amené à questionner, de ce point de vue, l’axe du semblable et du différent en rappelant que parler de l’une des deux notions c’est convoquer ipso facto son contraire. Ceci me conduit à évoquer le basculement d’épistémè qui se situe au XVIIe siècle en Europe selon ce que remarque Michel Foucault dans Les mots et les choses. Jusqu’au XVIIe siècle, plus ou moins, c’est la ressemblance qui organise la conception que l’on a du langage et du monde. Les choses se ressemblent entre elles et Dieu a déposé dans l’univers des signes qui nous permettent d’identifier les rapports qui les unissent. On décèle ainsi les vertus de l’aconit, cette plante qui soigne les maladies de l’œil, au fait que sa graine reproduit précisément les formes de l’orbite oculaire. Le mot est la chose ou la marque de la chose en fonction d’une conception du langage qui repose sur les textes sacrés suivant lesquels Dieu nomma les choses et les choses furent. Il suffit à Dieu de nommer l’objet pour qu’il soit.
Le basculement dans l’épistémè contraire, celle de la différence, daterait du XVIIe siècle si on suit M. Foucault. Don Quichotte, remarque-t-il, échoue dans sa tentative pour transformer les auberges en châteaux et les servantes en princesses. La ressemblance est trompeuse, elle n’explique plus la relation entre les mots et les choses. Le signe, écrit Foucault, cesse d’être lié à ce qu’il marque par les liens de la ressemblance. Ni le mot ni la ressemblance ne suffisent à expliquer les choses. Les apparences sont, tout au contraire, essentiellement trompeuses. Derrière la riche façade ornementale de l’architecture baroque se cache la véritable armature de l’édifice qui donne sa solidité au monument. La littérature espagnole du Siècle d’Or transcrit cette rupture en sacrifiant aux thèmes de la désillusion, du desengaño, du masque, de l’hypocrisie de la comédie humaine, de la métamorphose et de l’ostentation. Les figures qui émaillent le discours critique historique du XXe siècle sont éloquentes : pour parler de cette période culturelle on a évoqué Circée (Jean Roussset, « Circée et le paon »), Protée (Edmond Cros, « Protée et le gueux »). La parfaite confusion du mot et de l’objet qui caractérise la période précédente laisse la place à ce qu’on appellera plus tard l’arbitraire du signe. C’est en fait avec l’épistémè de la non-adéquation et de la différence, une rupture du statut de la représentation qui s’annonce, une épistémè de l’écart. Le mot n’est plus la chose mais son tenant-lieu. Le changement d’épistémè a transformé le statut de la représentation. Le marqueur sémiotique du verbe n’est plus le semblable mais l’Autre !
À quel moment se produit ce basculement ? Il faut se garder de vouloir situer très exactement l’origine des événements historiques majeurs dans la mesure où, d’une part, ces derniers sont toujours précédés par des périodes plus ou moins longues d’incubation et où, d’autre part, leurs effets peuvent mettre plus ou moins longtemps à apparaître. On peut cependant relativiser et questionner la réponse qu’en donne Foucault. Je crois précisément sur ce point que cette lettre écrite à Santángel est précieuse car elle fait apparaître les conditions historiques qui accompagnent le basculement dans l’épistémè de la différence. Cette dernière se laisse pressentir en effet au moment où C. Colomb découvre l’Autre sous toutes ses formes (paysages, croyances, dieux, mentalités, histoire…). L’Autre dans tous les sens du terme fait irruption dans l’histoire de l’Occident. Rien ne sera plus jamais comme avant. Il s’agit d’un moment capital dans l’histoire de l’humanité, moment qui bouleverse l’ordre ancien du monde car il s’agit non seulement d’un « nouveau monde » mais également d’une nouvelle époque qui annonce l’apogée du capitalisme marchand avec l’explosion des échanges commerciaux et l’afflux des métaux précieux en Europe, responsable, entre autres conséquences, de l’impressionnante vague d’inflation qui se fait sentir en Castille, à commencer par Séville. Les effets de la rupture en effet se laissent voir non seulement sur le moment mais à moyen ou à plus long terme, au fur et à mesure qu’ils provoquent des cascades de bouleversements. Or, la découverte de l’Autre au plan culturel est aussi structurante qu’elle peut l’être au niveau de la construction de la subjectivité. Je rappelle à ce propos que, pour Lacan, l’Autre, c’est, entre autres, le langage, le langage qui sépare à jamais le sujet de ce qu’il est, de son être authentique. Une fois de plus l’histoire de la langue et de la représentation s’articule ainsi sur celle des ruptures épistémiques.
On observe donc que le dispositif matriciel reproduit en fait les traces discursives de ce que Michel Foucault appellerait épistémè, concept que je n’utilise ici que par facilité d’écriture et sur lequel je reviendrai. On pourrait objecter à ce propos cependant que la notion même du représenter convoque automatiquement la dialectique de l’écart par rapport au « modèle ». Le dispositif matriciel que je viens d’évoquer (semblable vs différent) nous renverrait ainsi, à la limite, à un questionnement de type anthropologique. Mais l’épistémè est avant tout pour moi une structure historique qui, comme toute structure historique, réactive des structures antérieures en les déconstruisant. Ici, l’axe semblable vs différent s’articule sur celui qui oppose au Moyen Âge le paradisiaque (le connu) au satanique (l’étrangeté angoissante).
On en conclura que le statut et la fonction de la représentation ne sont pas isolables et qu’ils doivent être questionnés dans le cadre du contexte sociohistorique, ce qui en fait des objets de l’interrogation sociocritique.
C’est dans le cadre de cette position épistémologique que je me propose d’évoquer une nouvelle fois l’avènement au milieu du XIXe siècle d’un fait sociohistorique qui devait organiser l’ensemble du champ culturel de notre modernité sur des bases radicalement nouvelles et qui concerne directement la problématique de la représentation. J’ai déjà abordé cette autre rupture historique dans un autre contexte. Il s’agit du bouleversement qui affecte la conception de ce qu’est la vision, jusqu’ici perçue comme le simple produit de l’impression rétinienne. La vision est désormais, à partir des années 1855-1860, présentée, au contraire, comme le produit d’une série de processus physique, psychique et physiologique. Quelque cinquante ans plus tard, Saussure, qui a hérité de cette conception, la transcrit fidèlement :
Le point de départ du circuit est dans le cerveau, par exemple A où les faits de conscience, que nous appellerons concepts, se trouvent associés aux représentations des signes linguistiques ou images acoustiques servant à leur expression. Supposons qu’un concept donné déclenche dans le cerveau une image acoustique correspondante : c’est un phénomène entièrement psychique, suivi à son tour d’un procès physiologique : le cerveau transmet aux organes de la phonation une impulsion corrélative à l’image ; puis les ondes sonores se prolongent de la bouche de A à l’oreille de B, procès purement physique. Ensuite le circuit se prolonge en B dans un ordre inverse : de l’oreille au cerveau, transmission physiologique de l’image acoustique ; dans le cerveau, association psychique de cette image avec le concept correspondant […] notre figure permet de distinguer d’emblée les parties physiques (ondes sonores) des physiologiques (phonation et audition) et psychiques (images verbales et concepts). (Cours de Linguistique 2005 p. 27-29)
Ces propositions procèdent, plus ou moins directement, des recherches menées, quelque cinquante ans plus tôt, dans le domaine de l’Optique physiologique en particulier par l’allemand Hermann Holmholtz, et qui débouchent sur une opposition entre la sensation et la perception. Nous appelons sensations, écrit Holmholtz, les impressions produites sur nos sens, en tant qu’elles nous apparaissent seulement comme des états particuliers de notre corps (surtout de nos appareils nerveux) ; nous leur donnons au contraire le nom de perceptions, lorsqu’elles nous servent à nous former des représentations des objets extérieurs. Ces perceptions, ou représentations correspondent à ce que Saussure nomme faits de conscience ou concepts.
Ainsi apparaît toute la complexité du processus qui gère le représenter et cette nouvelle conception qui fait évoluer tout le champ culturel de la fin du XIXe siècle au début du XXe siècle, plus particulièrement le domaine de la peinture, est à l’origine de l’art abstrait. Dans le champ de l’activité artistique, on est passé d’une esthétique de l’impression à une esthétique de la sensation où prédominent le concept et l’intellect aux dépens de l’affect immédiat :
Deux processus distincts sont ainsi opposés : l’impression, enregistrement passif par la rétine et la sensation, résultat de la transformation de cette impression par une série de mécanismes neurologiques faisant intervenir la mémoire (Roque, 2003b, p. 51)
Penser la représentation comme le produit d’une série de phénomènes qui relèvent en grande partie de critères subjectifs comme l’expérience et la mémoire remet en question la nature et le statut de l’objet représenté. Quel est le mode d’existence objectif de cet objet ? Existe-t-il un objet objectif ? Cet objet (la cathédrale de Reims par exemple) n’est plus le support d’un signifié qui était considéré jusqu’ici comme objectif, dans la mesure où ce signifié procédait d’une forme de la réalité. Quel rapport peut-on faire alors en effet entre l’objet et le langage qu’il véhicule ? Dans la peinture figurative ce rapport est immédiatement apparent ; c’est l’objet qui porte le signifié et reproduit ainsi le monde de la réalité. C’est ce statut que la nouvelle conception de la représentation interroge. Kandinsky, par exemple, raconte qu’il lui est arrivé de s’être émerveillé devant une peinture jusqu’à ce qu’il remarque qu’il s’agissait d’un de ses tableaux accrochés sur un mur, à l’envers. C’est à ce moment-là, dit-il, qu’il a compris que l’objet nuisait à sa peinture. Présentée à l’envers, la représentation en avait été dépouillée de sa sémantique originale, convoquant implicitement de la sorte un autre signifié qui n’était plus immédiatement perceptible et qui était à retrouver. Cette peinture ne pouvait plus retrouver de sens dans son rapport direct à la réalité à travers le signifié porté par l’objet puisqu’il n’y avait plus d’objet ; elle ne pouvait désormais retrouver un sens qu’à travers le système des signifiants. Je dis bien : le système des signifiants : dès cet instant en effet, aucun signifiant n’est à lui seul porteur de sens, car un signe isolé ne signifie rien. Le sens n’est plus inscrit dans le signifié du figuratif, puisqu’il n’y a plus de figuratif, ni dans un seul signifiant mais dans le rapport que ce signifiant entretient avec les autres signifiants. La signification est dès lors dans la structure comme le rappelle Paul Klee dans La Pensée créatrice (Écrits sur l’Art –I) :
Pour un peintre, être abstrait ne signifie pas transformer en abstractions des correspondances éventuelles entre des objets naturels, mais consiste à dégager, indépendamment de ces correspondances éventuelles, les rapports créateurs purs qui existent entre ces objets. […] Exemples de ces rapports créateurs purs… long et court, large et étroit, pointu et émoussé, gauche et droite, bas et haut, avant et arrière, cercle, carré, rouge. (Klee, 1980, p. 72, in Roque, 2003a, p. 384)
Remarquons au passage que ces exemples recoupent parfaitement la définition que j’ai donnée en son temps du texte sémiotique. C’est ce type de considérations qui m’amène à évoquer un nouveau langage.
Nous sommes ainsi passés de la représentation figurative à la représentation non figurative, du monde de la réalité au monde de l’abstraction, d’une épistémè à une autre, de l’étude de la sémantique de l’objet figuré à l’étude sémiologique des rapports entre les différents signes, d’une épistémologie du signifié à une épistémologie du signifiant. Nous sommes également passés d’un dispositif matriciel à un autre. Avec ce basculement advient un nouveau langage qui se caractérise par la primauté qui est ainsi donnée aux rapports qu’établissent les signes entre eux, langage qui est véhiculé, entre autres, par la naissante psychanalyse, et par l’avènement de la sémiologie et qui aboutira à ce qu’on appellera, plus tard, le structuralisme, porteur, à son tour, comme on vient de le voir, de cette nouvelle épistémè. Celle-ci, qui s’organise autour de la sensation entendue comme antagoniste de l’impression, opère dans l’ensemble du champ culturel du XXe siècle comme le produit d’une évolution de l’infrastructure dont témoignent les recherches de l’Optique physiologique qui ont abouti à une nouvelle définition de la représentation. Et cette épistémè se manifeste en particulier dans l’art non figuratif ainsi que dans le discours poétique qui a servi de modèle aux premiers théoriciens de l’art abstrait comme Kandinsky ou Kupka.
Avec l’art abstrait et le nouveau langage qui l’accompagne, le signifié s’est détaché de son support figuratif, c’est-à-dire de son rapport à une réalité concrète et tangible. Le signifié n’existe plus en soi, son existence et son statut sont suspendus à la pertinence et à l’acceptabilité du rapport que l’analyste propose. Le signifié émane d’une opération intellectuelle qui consiste à mettre en rapport deux signes, dans le cadre d’un processus épistémologique qui fait la part belle à la subjectivité car les résultats de cette mise en rapport ne sont pas vérifiables, concrètement du moins. Le statut du signifié relève ici du non tangible, un non tangible qui est encore à distinguer du virtuel. C’est en cela que nous avons affaire à un langage et à une épistémè, de transition car il s’agit d’un virtuel qui n’est pas encore assumé comme tel, contrairement à ce qui va se passer avec la rupture que suscite le capitalisme financier, porteur d’une nouvelle économie psychique.
Si on prend un peu de recul, l’épistémè qui se met en place au milieu du XIXe siècle est à rattacher au positivisme ; ce dernier s’épanouit dans les dernières décennies du siècle et exalte le progrès et la science avant même le modernisme qu’il annonce. Or les avancées de l’Optique physiologique ont été rendues possibles par les progrès qui ont été enregistrés dans le domaine de la technologie avec en particulier le microscope. Cette épistémè porte en son sein l’épistémè qui va la déconstruire tout comme le capitalisme financier se love dans les contradictions structurelles du capitalisme industriel. On constate avec cet exemple que, au gré des ruptures successives, adviennent les pôles négatifs des structures englobantes qui avaient été refoulés dans les réalisations antérieures.
Cette nouvelle rupture, causée par l’avènement du capitalisme financier et la fin de l’étalon-or, commence à faire sentir ses effets à la fin de la décennie de 1970-1980. Elle affecte l’ordre symbolique sur plusieurs points qui ont été relevés dans une série d’études concordantes consacrées au discours des médias. Ces études constatent plus particulièrement :
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La dé-structuration du discours observable dans la presse écrite à propos de laquelle Melman parle de diffluence : « il est aujourd’hui normal de lire dans telle ou telle publication des articles clairement inconsistants, je veux dire des textes qui ne sont agencés par aucun “lieu”, tenus par aucun lest qui vienne donner une cohérence aux arguments, aux éléments. Vous avez une première proposition puis une seconde, une troisième, une quatrième… sans qu’on puisse repérer ce qui serait la référence commune de ces phrases par rapport à ce qu’elles veulent traiter ou à ce qui les suscite. Ces propositions se suivent, et vous avez le sentiment plutôt bête que n’importe quoi peut effectivement se dire. » (Melman 2002, p. 114)
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La disparition programmée de la fonction métaphorique du langage. Le signe linguistique qui, dans l’économie classique, advient en lieu et place de l’objet, ne joue plus son rôle de tenant-lieu ou encore de métaphore, car l’objet présentifié est déjà là, il n’est plus représenté par la langue, ce qui fait dire à Melman que la nouvelle économie psychique « cherche à substituer l’image à la parole » (Melman 2002, p. 110). « … [L]e français — écrit encore Melman — tend à devenir plus iconique que verbal, l’image […] ne fonctionne plus comme représentation mais comme présentation. » (Ibid.). La disparition de la fonction métaphorique du signe implique une coalescence du signifiant et du signifié, puisque l’objet est déjà là, avant toute parole. Un tel effacement est à rapprocher du processus qui tend à substituer l’iconique à la parole.
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Ces divers processus transcrivent la disjonction qui sépare la réalité de sa représentation par le langage (voir l’évolution des pratiques de la publicité). La nouvelle économie psychique se caractérise ainsi par une régression du symbolique à l’ordre de l’imaginaire où tout est dans tout et par la disparition de tous nos repères. Cette disjonction témoignerait pour certains analystes d’une dérive de type psychotique articulée sur la fin du patriarcat provoquée indirectement par la fin de l’étalon-or.
Le dispositif matriciel correspondant se structure autour de l’opposition du réel et du virtuel, dispositif qui se donne à voir dans des idéologèmes récurrents, sous une forme ou sous une autre, tels que ceux de réalité virtuelle ou de en temps réel. Dans le cadre de cet espace de contradictions et de tensions où se forgent les ruptures qui occasionneront son dépassement, le virtuel fonctionne comme l’icône d’une technologie qui véhicule les fantasmes angoissants d’un post-humanisme. Sans doute suis-je en train de décrire des tendances qui ne rendent pas forcément compte de l’ensemble du champ social mais qui sont cependant significatives d’une évolution qui porte en elle son dépassement.
Nous sommes partis d’un cas de distorsion de la structure du mot avant de considérer que toute représentation, au moment où elle advient, investit une structure discursive virtuelle qui était en attente de l’être par un contenu. Telle est du moins l’hypothèse qu’une lecture, certes orientée en fonction de mes choix épistémologiques, de M. Foucault (Les Mots et les choses), m’amène à retenir. Cette hypothèse implique que cette structure soit organisée autour de ce que j’appelle un dispositif matriciel qui, pour l’époque que retient M. Foucault, serait occupé par la dialectique du semblable et du différent. Or cette dialectique définit la rupture épistémique qui advient à la charnière des XVIe et XVIIe siècles. J’en tire la conclusion que la structure du dispositif matriciel qui est identifiable dans la lettre de Colomb est semblable à celle de l’épistémè identifiable à la même époque. Mais ce constat est-il généralisable ? Existe-t-il pour chaque période historique un invariant structurel impensé articulé sur l’histoire dont on retrouverait les traces dans tous les domaines discursifs de cette même période. Le passage d’une période à une autre se marque-t-il par des effets/traces que laisse, dans le Tout historique, le basculement d’un invariant structurel à un autre ? C’est à cette conclusion que j’aboutis, en distinguant plusieurs ruptures historiques, du XVIIe siècle à nos jours :
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une conception sacrée du langage ;
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la découverte de l’Autre ;
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l’avènement d’un nouveau langage qui problématise le signifié ;
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la dialectique du réel et du virtuel.
Chacune de ces ruptures s’organise donc autour d’un invariant structurel impensé qui se donne à voir dans une série d’effets / traces discontinus que nous avons repérés à un niveau ou à un autre dans des pratiques discursives et sociales qui ne relèvent pas forcément du même domaine – Iconographie, Histoire littéraire, Histoire des idées, Architecture, discours scientifique, etc. Ce relevé d’éléments qui sont d’apparence hétérogène n’a été possible que parce que j’ai considéré, dans chaque cas, l’ensemble du corpus convoqué comme un Tout, c’est-à-dire comme une structure historique qui englobe tous les domaines discursifs et qui transcrit, pour chacun de ces quatre temps historiques, les modalités diverses du fonctionnement d’une matrice structurelle. Ceci m’amène à aborder la question de l’origine de ces invariants structurels successifs. Cette question est-elle pertinente ? Est-il légitime de la poser lorsqu’on prétend, comme c’est mon cas, privilégier la prise en considération d’un Tout ? L’origine en effet ne devient origine qu’au moment où elle vient, littéralement, se perdre dans un réseau complexe de causes, c’est-à-dire au moment où elle devient autre chose que ce qu’elle était. On ne peut que relever des éléments épars mis plus ou moins fortement en relief par la façon dont ils s’organisent, par la limite de nos connaissances ou encore par le point de vue que nous avons choisi ou qu’impose le contexte.
J’ai employé le terme d’épistémè comme une facilité d’écriture et au sens littéral qui définit cette notion comme « la catégorie qui organise le savoir ». Mais, en observant que cette catégorie évolue en fonction de paramètres socio-historiques, je me suis éloigné de ce qu’elle est pour Michel Foucault pour qui « ces passages ne sont pas dus au perfectionnement des savoirs, mais dépendent d’événements culturels assez indéterminables, de discontinuités énigmatiques » (Foucault, 1966, p. 229). Je m’en suis éloigné également dans la mesure où je m’intéresse à tous les domaines discursifs et non seulement au savoir et au mode d’être de ce qui est à savoir (Foucault, 1966, p. 68).
Le point de vue que je propose en effet permet de distinguer trois ruptures qu’on peut articuler, en dernière instance, avec :
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l’apogée du capitalisme marchand et la découverte du « nouveau monde » ;
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le capitalisme industriel et le positivisme ;
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l’avènement du capitalisme financier.
Les structures respectives de chacune de ces épistémès produisent des effets observables dans les réalisations des successifs dispositifs matriciels qui organisent les multiples modalités de la représentation propres à chacune de ces époques. On ne s’étonnera pas de devoir constater que ces mêmes effets sont également observables si on se situe au niveau de l’histoire du langage. Et si on entend par langage le système premier de représentations de la réalité dont les structures évolutives se concrétisent dans « le discours qui décrit et crée une vision du monde pour tous ceux qui y participent ». Dans tous ces cas, l’épistémè articule donc la production discursive sur l’Histoire non pas tant au niveau de ce qui se dit qu’au niveau de la façon dont on le dit. Cette façon de dire et de lire ouvre une nouvelle ligne de signifiés qui transcrivent en profondeur les grandes ruptures socio-historiques