La présente publication, dont le projet remonte au printemps 2019, entend proposer une actualisation de la thématique des échanges et circulations culturels entre l’URSS et la France, de la révolution de 1917 à la fin de la période soviétique (1917-1991). Elle synthétise les travaux présentés lors du colloque tenu sur ce thème à l’Université de Franche-Comté, les 10 et 11 juin 2021. L’ensemble des articles de ce volume ayant été rédigé avant cette date, ceux-ci – il est important de le préciser dans le contexte que nous traversons – sont intégralement antérieurs à l’agression russe de l’Ukraine.
À l’heure où nous publions ce volume, le monde a donc changé, et l’actualité dramatique à laquelle l’Ukraine, la Russie, l’Europe et le monde sont désormais confrontés exige de notre part, modestement et en amorce de cette introduction, de livrer quelques observations reliant notre propos d’alors à ces faits.
Un premier et triste constat s’impose. Il est aujourd’hui fort à croire que le conflit actuellement enclenché entre la Russie et l’Ukraine signe le début d’une nouvelle phase de fermeture à long terme des relations culturelles, s’inscrivant dans la succession des périodes d’ouverture et de repli qui caractérise l’histoire du rapport de la Russie à l’Occident.
En forme de second constat, certains éléments particulièrement frappants survenus dans les semaines et les mois suivant le 24 février doivent être rappelés. Tout d’abord, dans la panoplie des sanctions – institutionnelles ou spontanées – initiées en France comme dans nombre de pays du « camp occidental » en signe de condamnation de la guerre, aux côtés des mesures d’ordres économique, sportif, scientifique ou universitaire, le domaine culturel et artistique a été parmi les premiers domaines ciblés. Nombreuses furent et restent en effet les voix, en France et dans de nombreux pays, à s’élever en faveur d’un « boycott de l’art russe », portant sur le spectacle vivant, mais visant également jusqu’aux symboles mêmes de l’art russe, toutes disciplines confondues. Cette réaction a reflété une perception brutalement restrictive et stigmatisante de la création artistique russe, soudain assimilée à l’idéologie du pays qui l’a vue naître, niant la dimension universelle de l’art comme la question du positionnement individuel des artistes eux-mêmes. L’adjectif « russe » a, quant à lui, subi en quelques semaines une usurpation sémantique essentialisante, l’associant désormais peu ou prou, auprès d’une grande partie de l’opinion occidentale, à la politique fédérale russe elle-même.
Qu’on la soutienne ou non, cette réaction de rejet de l’art « russe », avec toute l’ambiguïté que contient désormais ce terme, eut le mérite d’apporter à la propagande étatique russe, qui cherche à nouveau à séparer les « nôtres » [svoi] et les « autres » [čužie], les arguments supplémentaires d’une prétendue détestation occidentale de la Russie, de son identité et de ses valeurs1. Rarement l’art d’un pays ne fut aussi directement situé au cœur des enjeux idéologiques d’un conflit.
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La réflexion consacrée aux échanges culturels au XXe siècle, à la circulation des œuvres et des artistes entre l’Occident et la Russie/URSS, fut abondamment mise en valeur ces vingt dernières années par la recherche française et internationale en histoire, histoire de l’art ou en sciences politiques, révélant le rôle souvent majeur joué par la diplomatie culturelle dans les relations de l’URSS avec l’Occident. Citons, entre autres, les travaux de Michael David-Fox, Alexandre Goloubev et Vladimir Nevejine, Sophie Cœuré et Rachel Mazuy, Jean- François Fayet ou encore Marija Podzorova2. La question particulière de la circulation et de la présence des arts soviétiques en France s’est vue, quant à elle, consacrer de nombreux travaux dans les années 2000 et 20103, auxquels le présent recueil se propose de faire écho, tout en proposant une approche interdisciplinaire de la thématique. Ainsi cet ouvrage se compose-t-il de treize publications consacrées aux domaines de la musique, du théâtre, du cinéma, des beaux-arts et de l’architecture. Il se structure autour de cinq axes de réflexion, comprenant la réception des arts soviétiques en France, le rôle des acteurs (institutionnels comme individuels) dans les échanges artistiques, la question des critères de sélection des œuvres soviétiques exportées, la notion d’influence des arts soviétiques sur la création française et la spécificité des échanges culturels franco-soviétiques, dans une perspective internationale comparée.
De la réception de l’art soviétique en France
Un enjeu central de la réflexion proposée par le présent ouvrage consiste à analyser la diversité de la perception française de l’art soviétique. Celle-ci a varié, naturellement, en fonction des périodes considérées, mais surtout des obédiences politiques en présence dans la société française. Quels regards furent portés sur l’art soviétique par les artistes français, par la presse spécialisée, les éditions proches du Parti communiste français ou encore par les artistes de l’émigration russe ou dissidents soviétiques en exil ? Quels positionnements intellectuels et éléments d’ordre esthétique furent sources d’admiration, de curiosité, ou au contraire d’incompréhension, de méfiance ou de rejet ?
Dans le domaine théâtral, Marie-Christine AUTHANT-MATHIEU, après avoir étudié les tournées du théâtre d’Art de Moscou (1922, 1923, 1937), du théâtre de Chambre (1923 et 1930) et du théâtre de Meyerhold (1930), révèle la nature précise des débats qu’elles ont sus- cités et leurs répercussions sur la vie culturelle française. En substance, les documents liés à la réception du théâtre soviétique par les critiques d’art, les artistes et le public présentés par l’auteure démontrent qu’alors que certaines pièces jouées « n’exigeaient aucune adaptation particulière de la part du public », d’autres ont « fait basculer les paradigmes d’un spectacle traditionnel », voire provoqué un choc, offrant un terrain constructif à l’évolution théâtrale des deux pays.
Dans le domaine musical de l’entre-deux-guerres, le contexte poli- tique comme l’avènement du réalisme socialiste en URSS ne furent pas propices à un accueil favorable en France des compositeurs soviétiques, ce malgré le rayonnement de certains d’entre eux (Rachmaninov, Prokofiev et Chostakovitch). En l’absence de dialogue direct, le contact entre les deux mondes musicaux fut néanmoins maintenu par l’intermédiaire des revues musicales. Une analyse de la réception de la musique composée en Russie soviétique par Le Ménestrel (1920-1940) est proposée dans ce volume par Pascal LÉCROART, qui démontre combien la vision de la vie musicale soviétique en France fut loin d’être homogène et dépendit beaucoup de la personnalité du critique lui-même.
Cette réception hétérogène et contrastée est également attestée par l’article de Natacha MILOVZOROVA. Consacré à la période plus tardive de la fin des années 1970, il s’intéresse aux rouages de l’exposition Paris-Moscou (Paris, 1979), célèbre exposition d’art russe et soviétique d’ampleur alors inédite en Europe. Censée réconcilier la vie artistique des deux pays, réunissant pour la première fois côte à côte les avant- gardes russes et les réalismes, cette exposition suscita au contraire de fortes dissensions, nées de contextes artistiques et politiques divergents et de volontés organisatrices distinctes de la part de Paris et de Moscou.
Consacré à la réception française de l’activité architecturale soviétique lors de la reconstruction stalinienne après-guerre, l’article de Fabien BELLAT met en avant la dichotomie existant entre la curiosité artistique s’exprimant à l’égard de la création architecturale en Union soviétique et l’incompréhension de cette dernière. L’auteur s’appuie sur les publications de trois revues spécialisées et propose une analyse détaillée des articles consacrés à la reconstruction urbaine en URSS, en particulier à Stalingrad, Leningrad, Sébastopol, Novorossiïsk et Minsk. La question singulière des artistes soviétiques en émigration en France est évoquée grâce aux travaux des musicologues Sylvie MAMY et Thomas THISSELIN, lesquels abordent les destins français des deux artistes politiquement controversés, en URSS comme en France, que furent Fiodor Chaliapine et Igor Stravinsky. Rejetés par le pouvoir ou simplement ignorés par les services culturels soviétiques, mais « artistes avant tout », ces artistes en exil ont l’un comme l’autre fortement souffert d’une perception identitaire de l’art russe en France, en dépit de leurs immenses succès sur les scènes du monde entier.
Rôle des acteurs institutionnels et individuels
Un autre axe de réflexion porte sur le rôle des différents acteurs impliqués dans les échanges artistiques franco-soviétiques et sur leurs motivations, qu’ils fussent acteurs institutionnels ou assimilés comme tels (ministères, musées, associations, théâtres, sociétés de promotion des liens culturels) ou non (spécialistes du monde de l’art, galeristes, intellectuels, collectionneurs ou les artistes eux-mêmes).
L’article de Dimitri FILIMONOV se penche sur les acteurs poli- tiques et diplomatiques français engagés dans l’accueil des artistes soviétiques en France entre 1953 et 1955, après une longue phase d’interruption et à la veille de la signature d’un accord de coopération bilatéral en 1956, et reconstitue le schéma de prise de décisions. L’auteur présente à titre d’exemple la tournée des ballets Moïsseïev à Paris en 1955, comme l’un des premiers grands événements dans la coopération artistique entre la France et l’URSS après la Seconde Guerre mondiale.
À l’époque de l’entre-deux-guerres (durant laquelle aucun accord d’échange n’existait), les liens artistiques fondés sur des relations interpersonnelles prennent une part importante dans les échanges culturels franco-soviétiques, sans toutefois compenser l’absence de liens artistiques officiels entre la France et l’URSS. Jouant un rôle important dans l’organisation de manifestations soviétiques en France, leur apport en tant que « médiateurs » situés à un niveau individuel et non institutionnel est très apprécié par les autorités officielles soviétiques. Tatiana TRANKVILLITSKAÏA évoque ainsi l’exemple de Pierre Vorms, directeur de la galerie Billiet-Vorms et marchand d’art connu dans le monde de l’art français de gauche. L’auteure, se fondant sur des documents d’archives russes inédits, examine sa carrière d’organisateur d’expositions d’art soviétique en France et ses projets d’échanges dans les années 1920-1930. Natacha MILOVZOROVA fait elle aussi le constat de l’importance jouée par des acteurs non officiels, de la mixité et de l’étendue du cercle des contributeurs soviétiques à l’exposition Paris- Moscou (1979).
D’une notion d’influence des arts soviétiques en France
Il est évident que l’idée d’une influence directe des arts soviétiques en France au XXe siècle, comparable par exemple à celle exercée par les arts russes avant la révolution, ne peut être avancée. Néanmoins, on ne peut ignorer l’existence de faits culturels ou de courants directement inspirés des expériences soviétiques, en particulier dans les milieux populaires et procommunistes français ou chez des artistes engagés. En témoignent l’adaptation française du réalisme socialiste ou encore l’impact esthétique du constructivisme et des techniques spécifiques de l’art graphique soviétique. Cette dernière thématique est explorée par l’article de Samuel DÉGARDIN. Prenant pour point de départ la première présentation officielle des artistes soviétiques lors de l’Exposition des arts décoratifs de 1925 au pavillon de l’URSS, l’auteur analyse l’intérêt que les illustrateurs français manifestent en- vers les préceptes constructivistes et leur adaptation dans les pages du magazine photographique VU, dans les photomontages géants de Charlotte Perriand ou encore dans les albums du Père Castor destinés à la jeunesse.
Un autre exemple pouvant relever de la notion d’influence, ou plus exactement de rejaillissement de la culture soviétique en France s’incarne dans l’expérience, très marquante pour l’histoire sociale française, des « groupes Medvedkine » de Besançon, au tournant des an- nées 1970. Ces groupes de cinéma militant, nés sous l’impulsion du cinéaste français Chris Marker, matérialisent l’incursion surprenante dans la sphère culturelle française d’une expérience de propagande soviétique datant des années 1930, celle du « Ciné-train » d’Alexandre Medvedkine. L’article de Jasmine JACQ montre avec précision les liens unissant Chris Marker au cinéaste russe, et leur conception commune d’un cinéma marxiste au service des luttes sociales.
Dans le même registre, l’article de Maud CAILLAT évoque la participation des candidats soviétiques au concours de pianistes Marguerite Long de 1953 à 1979 en France. La jeune école de piano russo-soviétique et son système de formation spécialisé, dont l’équivalent n’existe pas en France, suscite une grande curiosité et déclenche un véritable dialogue artistique, que les tensions politiques ont peu perturbé.
Critères de sélection soviétiques des œuvres exportées
Les critères de sélection des œuvres et des artistes choisis pour être missionnés ou exportés à l’étranger ont toujours dépendu, en URSS, du type d’événement visé, de son envergure, de la qualité esthétique des œuvres, du niveau de reconnaissance des artistes et de leur capital symbolique à l’intérieur comme à l’extérieur du pays. Ils ont constitué une préoccupation permanente des organisateurs soviétiques pendant plusieurs décennies. L’un de ces critères, omniprésent, tenait à la notion d’excellence requise dans les œuvres montrées à l’étranger, dans le but d’informer à la fois du niveau de maîtrise artistique russe ou soviétique, et, par ricochet, de l’excellence de la vie socialiste. Les autorités soviétiques, partagées entre cette recherche de performance, d’une part, le contenu du message de propagande à transmettre d’autre part, et souhaitant éviter de renvoyer une image du pays par trop négative ou polémique, sélectionnaient soigneusement les œuvres destinées à être montrées ou diffusées à l’étranger, et en France en particulier. En URSS, l’analyse précise comme l’examen critique des retombées médiatiques occidentales des évènements organisés généraient des effets-retours sur les futurs choix d’action culturelle – ils structuraient l’organisation de ces événements. La notion d’« art d’exportation » [na èksport] montre d’ailleurs une volonté de s’adapter au goût étranger, alors même que les œuvres choisies n’étaient pas toujours de premier plan à l’intérieur du pays. Ces questionnements sont soulevés dans les articles de Maud CAILLAT, Marija PODZOROVA et dans l’entretien accordé par Joël CHAPRON, consacré à la question de la circulation des œuvres cinématographiques en direction de la France. Abondamment documenté et annoté, cet entretien est pré- cieux au lecteur soucieux de comprendre l’évolution chronologique des échanges franco-russes et franco-soviétiques (1908-2020) en matière de cinéma.
Rouages soviétiques internes et adaptation des positionnements d’action culturelle
Les motivations idéologiques des autorités culturelles soviétiques ont fluctué concernant la France, en fonction du contexte et des enjeux politiques, culturels et économiques en présence. Dans le processus de construction et de développement d’une image de soi positive à l’étranger, elles se sont également trouvées, tout au long de la période soviétique, fortement contrecarrées par des éléments d’ordre interne. Alors que les rapports entre les différentes institutions chargées des échanges culturels avec l’étranger (rapports de hiérarchie, de collabo- ration ou de rivalité) s’avéraient complexes, des difficultés de fonctionnement (manque d’argent, manque d’effectifs, etc.) empêchaient parfois d’organiser les événements à l’échelle escomptée. Les projets inaboutis restent noyés dans l’opacité du système d’organisation, et la question se pose a posteriori de savoir dans quelle mesure l’absence de transparence et la « culture du secret » n’étaient pas en partie recherchées pour « couvrir » ce qui avait été mal fait, tout comme pour masquer les défaillances dans la gestion du domaine artistique et le manque drastique d’argent dans le pays.
Marija PODZOROVA explique les raisons pour lesquelles, dans l’entre-deux-guerres, les organisateurs soviétiques ont peiné à développer des projets en arts plastiques cohérents à destination de Paris et privilégié les manifestations artistiques à destination d’autres pays occidentaux, comme, selon les années, l’Italie, les États-Unis et l’Allemagne. Elle offre au recueil une réflexion riche et très documentée nous permettant d’entrevoir la question des circulations artistiques franco-soviétiques dans une perspective internationale et comparée.
Les auteurs et autrices de ce numéro ont fondé leurs travaux sur des sources primaires (archives et presse) en vue de recherches inédites. Nous espérons que le présent recueil contribuera à approfondir les connaissances portant sur l’histoire des relations culturelles franco- russes, rappelant la complexité, et cela pendant de longues décennies, des échanges et des circulations artistiques entre des pays politique- ment antagonistes.
Besançon, octobre 2022
EA ELLIADD (4661)
Université de Franche-Comté