D’un réel textuel à affronter
La négation du réel textuel, au nom de l’affirmation du réel langagier, fait partie d’une des dernières modes de la recherche se voulant à la pointe de la science en linguistique romane diachronique. Ce phénomène de pensée n’est pas entièrement neuf, parce que la philologie romane s’est, dès ses origines, fondée sur une certaine propension à écarter la documentation écrite de ses travaux de reconstruction, ou plus exactement à n’accepter comme documents « témoins » que les textes dûment labellisés en catégorie « latin vulgaire ». Quelques décennies de travaux menés avec les méthodes plus compliquées, mais aussi plus humbles de la sociolinguistique diachronique (ou rétrospective ou historique) face aux faits textuels, a conduit à une révision fructueuse et de ces méthodes et de ces artefacts [Garcia-Turza, 2004 ; Lüdtke, 2009 ; Maiden, Smith, Ledgeway, 2011, 2013]. Mais la tendance profonde au déni est demeurée jusqu’à se renforcer avec la remise en cause même d’ouvrages traditionnels de la philologie romane comme le célèbre et monumental Französisches Etymologisches Wörterbuch, accusé d’attribuer une valeur illusoire aux étymons latins (bien attestés par écrit) pour en dériver une foule de formes romanes. Ce nouveau programme en cours de publication (le DEROM) a déjà soulevé de vives controverses, même de la part de romanistes traditionnels ; il n’en continue pas moins imperturbablement son travail de déconstruction – terme fort à la mode - pour reconstruire d’impeccables artefacts, loin de la vulgarité des données écrites. A ce compte, le déni peut prendre la forme du délire, comme « le français ne vient pas du latin ». Cette contribution a pour but de soutenir le respect du principe de réalité en considérant que les documents écrits du passé, comme les témoignages des contemporains, ne peuvent ni ne doivent être écartés du domaine du savoir d’un revers de main présomptueux [Banniard, 1992, 2013].
Parmi les monuments à haute valeur documentaire, existent des milliers de chartes qui, conservées en original et publiées dans le cadre d’une collection exceptionnelle par sa qualité et sa richesse [ChLA], offrent un terrain d’enquête privilégié. Le fonds spécialement abondant des chartes italiennes du haut Moyen Age a suscité un nombre important de travaux soit historiques [Bougard, 1995 ; La Rocca, 2013], soit linguistiques [Greco, 2012a, 2012b, 2015 ; Petrucci, 1987 ; Sornicola, Greco, 2012 ; Sornicola, 2013]. La charte reproduite et étudiée ici met en jeu un savoir-parler, un savoir-écrire, et un savoir-communiquer qui signent un fait : les hommes du 9e siècle n’ont à être jugés ni comme des barbares oublieux du « bon latin », ni comme des faussaires fabriquant des documents écrits en une langue mythique, jamais parlée, muette au fond des coffres, mais au contraire comme des acteurs intelligents et créatifs confrontés à la nécessité de passer des compromis entre une langue héréditairement légitime (le latin), une langue nouvellement émergée (le roman d’Italie), entre scripturalité et oralité, entre les contraintes notariales et sociales de la transmission des biens et les particularités géographiques d’un endroit précis. En associant un certain respect pour ces individus débrouillards à des modélisations plus complexes qu’on ne le souhaiterait, il est possible de décrire in vivo le réel langagier d’une micro-société « italienne » du haut Moyen Age.
Le document original
La charte, texte [Chartae Latinae Antiquiores, t. L, p. 66-68, Cava dei Tirreni, Archivo della Badia della S. Ma Trinità, Salerne, 837]
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1 + In nomine Domini. Sexto anno principatu domni nostri Sichardi, mense septembri-
2 o, prima indictione. Ideoque ego Radipertus filius quondam Ladiperti, dum sum inbalida-
3 s infirmitate, dum erecte me loquere posso et recordatu sum bonu ser-
4 bitju quas mihi factu abuit Arnipertus filius quondam Tindoaldi, modo mea bo-
5 na boluntate dono atque per an cartula cedo tibi nominati Arniper-
6 ti dues pezze de terra in locum qui dicitur Iobi, abente fine una de
7 ipse pezze de binea : de tribus parti fine bia, et de alia parte
8 fine Lopoaldi, quomo medio refaneo discerni ; alia terra cum canni-
9 etulu et arboribus suit in predictu locum qui abet fine : de una parte,
10 de super fine bia pulbica quomo forcati ficti sunt, de alia
11 parte, fine de Sancta Maria quomo forcati ficti sunt, de supto
12 fine capite et de uno latu fine Raciperti quomo petre ficti sunt. Infra
13 ista amba clausa, sicut supra fini posite sunt, totu in integrum, cum
14 bece de bia sua ibi introendi, tibi qui supra donabit possidendum ; unde
15 mihi nec cuilibet non dico remanere ; unde pro suprascripta mea donatione
16 ante omnia imputabit mihi tuo bonu serbitju quas mihi factum
17 abit, et insuper a te Launegildum vuetta una, ea ratione
18 ut amodo et semper tu tuis eredibus suprascripta nostra donatione abere
19 possidere baleatis ; de quibus me repromicto et meus erede conli-
20 go tibi qui supra et tuis eredibus desta nosra donatjone ab omnis homine
21 defensare promictemus. Quit si menime potuerimus aut si per nos
22 ipsi per quolibet ingeniu retornare quesierimus, secundu lege de
23 launegildo bobis prosolbamus iustitja quod est ferquidum ; et qua-
24 le iste nostro dono in die illi parueri, de conludio bobis iuremus. Et te
25 Roppertus notario scribere rogabit. Acto salerno, mense, indictjone. Feliciter. Signu manus
26 suprascripti Radiperti qui an cartula scribere rogabit.
27 Signu manus Gaideperti filii Firmosaci
28 Signu manus Troppoaldi et Trudepadi filii Lopoaldi
29 Signu manus Lopoaldi filii Lupi
30 Signu manus Miteperti filli Ladiperti
31 Signu manus Ropperti filii Anperti
Traduction
Cette traduction, avant tout outil provisoire de travail, est évidemment non littéraire et comporte une part d’interprétation sujette à révision. Son établissement est requis, afin que l’enquête linguistique tienne compte de sa fonctionnalité et évite, comme cela est trop souvent le cas, de réduire son apport à un ensemble épars de formes d’où le chercheur extrait les éléments qui viennent remplir les cases de son programme d’interrogation, avec la double conséquence de ne pas évaluer le diasystème communicationnel dans son intégralité et, sous l’effet de ce ciblage tronquant, d’anticiper l’émergence de l’italien, en la faisant remonter aussi tôt que le VIe siècle [Sanga, 1995 ; Sanga, Baggio, 1995].
Pour rendre le document intelligible, il a fallu corriger quelques points de graphie : ligne 9, et arboribus suis ; 14, donabi (comprendre –aui) ; 16, imputabi ; 17, factum abis ; 25, rogabi.
Au nom du Seigneur, la sixième année du principat de notre Maître Sichard, au mois de Septembre, à la première indiction.
Et en effet, moi, Radipertus, fils de feu Ladipert, étant établi que je suis rendu invalide par la maladie, étant établi que je peux m’exprimer sainement, et que je me souviens du bon service que m’a rendu Arnipert, fils de feu Tindoald,
alors, de ma bonne volonté, je te donne et par cette charte je te cède, à toi, le nommé Arnipert, deux pièces de terre, au lieu qui s’appelle Iobi,
l’une des <deux>, la pièce de vigne, ayant pour limites : de trois côtés, la limite est la voie et de l’autre côté, la limite est <le bien> de Lopoaldi, discernée grâce à la haie du milieu ;
l’autre terre <est> avec une cannaie et les arbres qui y sont plantés dans le lieu précédemment nommé, avec pour limites : en dessus, d’un côté la limite est la voie publique en suivant la rangée de fourches dressées et de l’autre côté la limite est <celle> de Sancta Maria, en suivant la rangée de fourches dressées ; en dessous, la limite <est> le sommet et sur un côté, la limite est celle de Racipert en suivant les pierres dressées.
A l’intérieur de ces deux clausures, telles que les limites ont été définies ci-dessus, je t’ai tout donné en entier à posséder, à toi le susnommé, avec le droit d’y accéder par sa propre voie.
C’est pourquoi je déclare que rien n’<en> reste <en ma possession>, ni à moi, ni à personne ; c’est pourquoi au nom de la donation suscrite, j’ai pris à mon compte en priorité le bon service que tu as fait pour moi et en outre, j’ai reçu de toi, Launégilde, une barre <témoin>, comme garantie que toi <et> tes héritiers soyez en mesure de détenir <et> de posséder notre donation tout de suite et pour toujours.
Sur ces faits, je m’engage, moi, et je lie avec moi mes héritiers à te promettre de défendre cette donation contre tout homme, à ton bénéfice et à celui de tes héritiers. Cela, si nous en sommes incapables, ou bien si nous cherchons par quelque procédure à l’annuler de notre propre initiative, selon la règle de Launegildus, nous vous rembourserons le juste dû, c’est-à-dire un « ferquidum ». Et tel que notre don, là décrit, aura été rendu public en ce jour, nous faisons le serment de le sceller avec vous.
Et je t’ai demandé, à toi, le notaire Robert, de rédiger le document.
Acté à Salerne, mois, indiction. Grâce à Dieu.
Signature de la main du suscrit Radipert, qui a demandé la rédaction de cette charte
Signature de la main de Gaidepert fils de Formosaco
Signature de la main de Toppoald et de Trudepald, fils de Lopoald
Signature de la main de Lopoald fils de Lupus
Signature de la main de Mitepert fils de Ladipert
Signature de la main de Robert fils d’Antipert
Séquençage en niveaux
Ce texte bref offre comme beaucoup d’autres de cette série un gisement archéologique langagier si riche que son analyse – presque - complète a nécessité une année de travail en séminaire, dont le rapport détaillé rendrait la contribution démesurée. On partira donc de la synthèse finale issue de ces fouilles pour présenter ensuite quelques « pièces » formant autant de marqueurs linguistiques. Sous une écriture régulière, qui signe l’aisance du rédacteur, le manuscrit donne l’apparence d’une surface langagière lisse et unie. Mais il s’agit d’un effet quasi-rhétorique de mise en scène pour créer une impression de légitimité juridique avec un décor « latin ». En réalité, la langue de ce document est suffisamment composite pour que l’on puisse y découper de véritables « tessons » textuels correspondant à des stades chronologiquement différenciées de la langue symbolisée par cet écrit, c’est-à-dire les niveaux énumérés infra [6. Tableau des niveaux de langue].
Précisément, le déroulement du texte se fait sur le mode de fluctuations entre les niveaux 1 à 5. L’adaptation du modèle construit en domaine carolingien d’oïl se fait sans difficulté au domaine italien [Banniard, 201Xa, 201Xb]. On obtient alors la stratification suivante :
a) Lignes 1 à 5, du protocole à cedo tibi Arniperti, niveau 3.
b) Lignes 6 à 13, de dues pezze de terra à totu in integrum, niveaux 4-5.
c) Lignes 14 à 21, de cum bece de via sua à minime potuerimus, niveau 3.
d) Lignes 22 à 25, de aut si per nos à rogabit, niveau 4.
e) Fin du texte, eschatocole, niveau 3.
C’est à partir de syntagmèmes nettement marqués du côté de la « modernité » que ce classement se valide. Voyez en particulier :
Lignes 3-4 : bonu serbitjiu quas mihi factu abuit Arnipertus filius… Le rapport graphie/ phonie est tout à fait flottant : le rédacteur maintient des graphèmes « oculaires », donc non fonctionnels, pur marqueurs de légitimité juridique, les désinences en –us [Banniard, 2003]. Naturellement, à haute voix, la réalisation orale est locale. Sa reconstruction dépend alors des atlas linguistiques et du supposé état d’avancement de l’évolution phonétique en dialecte campanien [Bec, 1970 ; Floricic, Molinu, 2008 ; Varvaro, 1995]. Il en est de même pour les lexèmes à désinence -m effacée, bonu, serbitjiu, factu : la réalisation en était [o] ou sans doute [u], ce qui implique évidemment que l’opposition morphologique latine {Accusatif/ Nominatif} est neutralisée. Quelques traits oraux contemporains sont acceptés comme la bétacisation de u et la palatalisation de ti (serbitjiu) tout comme le très joli posso qui signe l’effacement ponctuel entre oralité et scripturalité et l’abolition de la supposée opposition entre une langue écrite « de la distance » et une langue parlée de la « proximité » [Van Acker, Van Deyck, Van Uytfanghe, 2008].
On relève un morphème de « passé résultatif », factu abuit, dans un séquençage {PPP+Aux.} fréquent en roman (littéraire ou dialectal) et bien attesté en LPT2 [Stotz, t. 4, par. 65 sqq. ; Tekavcic, 1972]. Le pronom quas n’est nullement un « solécisme » : sa graphie est purement mimétique, pour une réalisation orale [ké], processus usuel en LP2 [Stotz, t. 4, par. 66 sqq.].
L’ordre VS est banal, surtout en contexte « marqué », « disloqué », emphatique, poétique ou juridique.
Lignes 6-7 : dues pezze de terra in locum qui dicitur Iobi. Le premier syntagmème est purement roman, sans même un masque latiniforme (écrit de proximité...). La séquence suivante, elle, est moins « moderne », mais in locum encore une fois ne relève pas d’une confusion de cas, la distinction entre accusatif et ablatif n’ayant oralement aucune pertinence (italien in loco). Le passif dicitur peut être interprété comme une forme figée récurrente (pouvant être oralisée en quelque chose comme {ditsitor/ disstor} ou carrément {detto} ; de toutes façons, le contexte et la ritualisation garantissent la communication.
Lignes 6-8 : abente fine una de ipse pezze de terra. Ici, la fluctuation passe au niveau 5, donc roman. La difficulté de comprendre l’énoncé et sa suite vient non pas d’une incohérence chaotique supposée de la langue, mais du fait qu’il nous est difficile de voir le terroir que les protagonistes, eux, ont bien en tête, sinon sous les yeux, le déroulement des énoncés suivant le déploiement des gestes indexant le partage. Cet énoncé reprend et explicite l’annonce précédente (dues pezze de terra), en une expansion apposée orale. L’expression est quand même brachylogique, le sujet de abente fine est en bloc una…de binea, et nous devons comprendre « une <pièce> de vigne des deux pièces <nommées>.
Lignes 9-10 : de una parte de super fine bia pulbica. Même niveau. Evidemment on observe le circonstanciel de lieu de una parte, l’adverbe composé de lieu de super (cf. de sopre), et sa variante infra, de supto (cf. de sotto). La construction est compacte : de super est purement adverbial et ne commande pas fine. Le déroulement est de super/ fine/ via pulbica : « en dessous / la limite/ la voie publique », reprenant le mode précédent d’indexation de l’espace en question. Là aussi, l’oralité réelle est représentée, en particulier sous la graphie du lexème traditionnel pulbica avec métathèse.
Lignes 13-14 : infra ista amba clausa, sicut supra fini posite sunt, totu in integrum…tibi qui supra donabit… Malgré la présence d’un sicut archaïque – mais formulaire (il ne faut pas disqualifier le caractère langagièrement authentique du document au nom de cette intrusion) -, l’énoncé est aussi de niveau 4. On y relève l’idiomatisme totu in integrum (cf. « tout <en> entier ») et les formes fini et posite : attestations de pluriels « italiens » réguliers en – i et –e ? Tibi se prononçait sans doute teve (attesté dans d’autres chartes et par Rohlfs [Rohlfs, 1954, t. 2]). Il faut corriger donabit, en donabi, lui-même renvoyant à l’ancien donaui. Le t final n’est là que pour l’œil (il ne se prononçait pas, sans doute entendait-on alors quelque chose comme {donai}.
Lignes 17-18 : ea ratione ut amodo et semper tu tuis heredibus suprascripta nostra donatjone abere possidere baleatis. Ea ratione ut est également un bloc archaïque intrus (mais peu gênant, parce que l’enclenchement suivant en amodo et semper, appuyé par le subjonctif jussif qui suit, pilote aisément le sens pour les participants (n’oublions pas que la lecture à haute voix du document permet le pilotage par intonation). Le niveau est remonté quand même à 3, parce qu’après la description concrète, le document retrouve le séquençage juridique, marqué sans doute par les deux répétitions collées en asyndète, tu tuis heredibus, abere possidere. Heredibus pose un problème, parce que l’éditeur lit bien b dans le manuscrit, et ajoute de ce fait la désinence impropre, sans doute pilotée par le premier s, lui aussi incohérent de tuis. Rien ne dit que le b n’est pas un pur graphème (erroné) comme le t ailleurs. De toute façon, il serait vain de vouloir à toute force interpréter phonétiquement ces graphèmes en trompe-l’oeil. Dans cette logique, il y a tout lieu de traiter de la même façon la séquence tibi… et tuis eredibus : le pronom, quelle que soit sa réalisation orale, reste un datif synthétique, le substantif est prononcé sans désinence {erede/i}, comme un simple pluriel. L’attribution du cas se fait alors directement, sans désinence, exactement comme au CRIP- de l’AFC, héritage transitoire direct du datif en LPT [cf. aussi Stotz, t. 4, par. 25 sqq.].
Lignes 22-23 : secundu lege de Launegildo bobis prosolbamus iustitja quod est ferquidum. Cette formulation est le décalque direct d’une loi lombarde, transmise par tradition orale, jusqu’à l’idiomatisme prosolbamus iustitia. On doit aussi comprendre le verbe comme un présent à sens de futur emphatique (« dans ce cas, on paie »).
Certains syntagmèmes, plus conservateurs, appartiennent à une structure transitoire. Ainsi, ligne 2, dum sum inbalidas infirmitate. Il convient sans doute de comprendre soit inbalidus, soit inbalidatus. Mais l’intéressant est le complément de cause, infirmitate, construit sans préposition, en cas suffixé nu, à l’ancienne. Le rédacteur n’hésitant pas ailleurs à employer le cas moderne préfixé (il aurait pu aisément écrire de infirmitate, voire da, comme dans de nombreux autres documents, depuis le VIIIe siècle). Il a voulu sans doute respecter le ton un peu solennel du protocole en gardant une forme « chic ». Toutefois, la présence du verbe être, la construction descendante et le pilotage intonatoire ont dû protéger la communication. Le syntagmème suivant, l. 4, filius quondam Tindoaldi, appartient aussi à cette catégorie transitoire, mais certainement plus proche de la mémoire collective, puisque cette tournure est à l’origine du CRIP- (fréquent en AFC). On notera là aussi l’ordre descendant (déterminé+déterminant). Leur présence, avec d’autres, justifient le classement de certaines séquences en niveau 3. On y sera d’autant plus sensible si l’on observe le changement introduit ligne 4, lorsque commence l’acte de donation proprement dit, modo mea bona boluntate dono atque per anc cartula cedo tibi, où l’on constate la présence d’un polymorphisme énonciatif, l’ « ablatif » nu initial (boluntate), renvoyant à une formule rituelle, cède la place, au moment critique du geste proprement dit, au syntagmème moderne, per anc cartula cedo, où la charte placée au centre de la cérémonie est dûment indexée par une préposition.
La syntaxe, conformément aux règles de la langue notariale, mais aussi à celles que développe la langue parlée spontanée (tous les travaux modernes faits dans le sillage de Cl. Blanche Benveniste ont insisté sur le fait que l’oralité immédiate peut très bien se gorger d’hypotaxe…ou de quasi-hypotaxe), se déploie avec fluidité et complexité par accumulation progressive, au cœur même du niveau 4-5, soit des lignes 6 à 13.
~ una de ipsa pezze de binea abente fine : apposition à dues pezze de terra (expansion définitoire)
(1) de tribus parti : premier complément circonstanciel de lieu
*fine bia [1er accusatif/ CRD de abente]
*[bia est apposition à fine]
(2) de alia parte : second complément circonstanciel de lieu ; en asyndète avec le premier : pause respiratoire et sans doute geste indexant les lieux
*fine Lopoaldi [2è accusatif/ CRD de abente]
*[Lopoaldi est apposition à fine : «limite, Lopoald > la limite est le domaine de Lopoald ».
qomo medio refaneo discerni : proposition subordonnée définitoire, expansion de fine Lopoaldi (qomo < quomodo ; discerni sans doute à corriger en discernit, à valeur intransitive). Sur les emplois de medius en LPT2/ PR, [Stotz, t. 2, par. 28.4].
Ces énoncés ne peuvent se comprendre qu’en situation réelle de description des lieux : la cascade de syntagmes et de propositions suit la respiration du donateur et l’indexation du paysage.
Diasystème communicationnel
A) Ce texte écrit renvoie à une langue effectivement parlée dans un contexte ritualisé. Pour lui attribuer son statut sociolinguistique exact, il y lieu de le lire en tenant compte du fait que sa réalisation orale est associée à une syntaxe gestuelle lui conférant le statut d’une quasi-didascalie.
B) Le rapport graphie/ phonie est lâche : il va d’une mimésis latiniforme à une mimésis romaniforme, elle-même en rapport tout de même significatif avec la parole de la région napolitaine au début du IXe siècle. Du côté de la mimésis latiniforme, l’orthographe dite « latine » est en fait neutralisée, elle n’a qu’une valeur de signe légitimant pour l’œil des archivistes.
C) Les formes verbales sont pour la plupart transdiachroniques, conformément à l’évolution longue du diasystème, du latin parlé au roman parlé.
D) Les formes nominales aux cas obliques (évidemment les plus significatifs, puisque ce sont précisément ceux-ci qui ont été restructurés du latin parlé tardif au protoroman), se distribuent entre des formes archaïsantes (niveau 3) et des formes modernes (niveaux 4-5).
E) La syntaxe est répétitive : effet des formules juridiquement ritualisées et des mises en scène gestuelles. Le tout garantit la transparence énonciative pour tous les acteurs, quels que soient leur niveau langagier et culturel.
F) Le phrasé (séquences énonciatives, ordre des mots…) est relativement flottant, sans que ce trait soit très pertinent pour tracer des lignes démarcatives entre le LPT2 et le PI, tant le phrasé de l’italien soit écrit, soit dialectal peut être lui-même souple.
G] Le vocabulaire est largement roman (come certain idiomatismes, même s’il faut tenir compte des spécificités juridiques du temps).
Compte tenu de ce treillis de caractères, on peut conclure que ce document met en jeu une langue parlée oscillant entre la lingua mixta (niveau 3) et la romana lingua rustica (niveaux 4-5), autrement dit, elle donne à lire, et en partie à entendre l’italien archaïque régional, un siècle au moins avant les premiers documents étiquetés comme romans [Sanga, Baggio, 1994 ; Varvaro, 1996]. Les participants à cette opération ont été à la fois les constructeurs et les bénéficiaires d’un diasystème communicationnel qui, échappant à toute description rigide, donne à lire la fluidité polymorphique du rapport entre une langue parlée stratifiée oralement (mémoire collective) et une langue écrite stratifiée scripturalement (compromis culturels) [Villaréal, 2003 : Wright, 2013a]. Le réel textuel impose sa complexité langagière [Garrison, Orban, Mostert, 2013 ; Wright, 2013b].
Terminologie/ Chronologie
LPC : Latin Parlé d'époque Classique [-200 / + 200]
LPT : Latin Parlé Tardif [IIIe-VIIe siècle]
LPT1 : LPT de phase 1 [IIIe-Ve siècle] (LPT «impérial»)
LPT2 : LPT de phase 2 [VIe-VIIe s.] (LPT «mérovingien» en Gaule ; «wisigothique» en Espagne ; «lombard» en Italie).
PF : Protoroman (8e s.) >> PF (protofrançais) ; POC (protooccitan) ; PCA (protocastillan) ; PI (Protoitalien).
AUX. : Auxiliaire
CRD : Cas Régime Direct.
CRIP+ : Cas Régime Indirect Prépositionnel
CRIP- : Cas Régime indirect Non Prépositionnel
PPP : Participe Passé Passif
VS : ordre Verbe Sujet
Tableau des niveaux de langue
Niveaux en latin écrit à partir du 8e siècle ; modélisation pour le PF, applicable aux autres domaines contigus (occitan, catalan, italien…) [Banniard, 2005, 2008a, 2008b, 2009, 2012].
I] Latin en sermo altus ne comprenant que des séquences brèves de type roman : Vies de saints récrites ; traités de théologie et de controverse doctrinale (Libri carolini) ; poésies soit de forme classique, soit rythmiques.
~ Réservé au premier cercle des grammatici. Ultra-minoritaire.
{Réalisation orale soignée tentant de restaurer une syllabation complète}.
II] Latin en stylus simplex comprenant des séquences de protofrançais masqué : préambules des capitulaires ; corps des lettres dans les correspondances ; traités particuliers d'éducation.
~ Partagé par une élite plus étendue, juristes, chanceliers royaux, certains évêques et abbés.
{Réalisation orale soutenue, correspondant à une certaine distinctio}
III] Latin à phrasé protofrançais combiné à des séquences plus franchement latines, sorte de lingua mixta : rapports écrits de mission des missi dominici ; capitulaires, notamment le de uillis ; serments.
~ Employé massivement par les élites carolingiennes, pratiquant une mimésis limitée des niveaux 1 et 2, sans admettre complètement les niveaux 4 et 5.
{Réalisation orale polie limitant les compromis avec la phonétique naturelle}
IV] Latin à phrasé protofrançais saupoudré de quelques latinismes aléatoires : commandements lors de cérémonies solennelles collectives, rapports oraux de missions sur l'état d'abbayes, de corps d'armée, certains polyptiques, etc....
~ Emploi ouvert à de vastes pans des activités juridico-notariales ; masque mince de grammatica (même si l’orthographe est impeccable).
{Réalisation orale relâchée en phonétique quotidienne}
V] Protofrançais direct : commandements à l'intérieur du palais adressés aux domestiques, esclaves, etc... Evidemment, sous le terme protofrançais, on comprendra toutes les variétés dialectales dont les contours sont en voie d'émergence (lorrain, champenois, wallon...).
~ Emploi évidemment massif. Coïncidence profonde avec la parole ordinaire relâchée (même si la graphie masque la prononciation).
{Même règles que pour 4}
NB : a) La typologie des niveaux ne crrespond pas forcément de façon linéaire aux catégories de documents traités : certains documents peuvent fluctuer entre ces niveaux selon des proportions variables contextuelles [La variation diastratique est corrélée à la variation diaphasique].
b) Le diasystème latin ne traverse plus tous les niveaux ; il existe un bourrelet d’isoglosses (surtout en morphologie) qui sépare d’un côté 1-3, et de l’autre 4-5.
c) En projection temporelle, ce bourrelet d’isoglosses se met en place de 650 à 750.