INTRODUCTION
La musique produite au Portugal et au Brésil dans les années 1960 reflète les contextes politiques respectifs mais elle accompagne également les transformations de l’industrie culturelle et les nouveaux genres musicaux venus de l’étranger. Des points communs peuvent être soulignés entre ces deux pays, gouvernés par des régimes autoritaires.
Au Portugal, l’Estado Novo du dictateur Salazar, implanté depuis déjà plus de trois décennies traverse une profonde crise qui aboutira inéluctablement à son renversement lors de la Révolution du 25 avril 1974. Ces années 1960 au Portugal sont marquées par un climat de tensions très fortes, sur trois plans : les tensions sociales, en particulier les mouvements étudiants et les crises académiques, la plus importante ayant lieu en 1962, la question dominante de la guerre de décolonisation et également, l’émigration massive, économique et politique.
Inversement, le Brésil connaît le début de la Dictature militaire, installée avec le coup d’État de 1964, suivi par la mise en place progressive d’un régime autoritaire. Ce processus est marqué par une intervention profonde dans la structure de l’État et dans les rouages de l’administration, culminant avec l’adoption de l’Acte institutionnel n° 5 (AI-5), en décembre 1968. Cette mesure configure l’acte le plus violent du régime dictatorial brésilien, avec la dissolution du Congrès national, la suppression des libertés individuelles, la révocation de fonctionnaires, la création d’un code de procédure pénale militaire et l’installation de la censure.
Dans le paysage de l’industrie culturelle, des transformations sont également perceptibles, notamment avec une réorganisation de la dynamique du marché des biens culturels et l’arrivée de la télévision qui commence à prendre le relais de la radio. Dans le domaine de la musique, nous assistons à l’adoption de nouvelles stratégies de promotion, de produits et de groupes commerciaux, ainsi que la diffusion de nouveaux rythmes nationaux, mais également étrangers. C’est dans les années 1960 que la télévision, même si elle n’est pas encore implantée dans tous les foyers, devient un vecteur essentiel de diffusion de masse de la chanson, avec l’émergence d’émissions dédiées exclusivement à la musique, notamment avec l’organisation des premiers festivals de la chanson de dimension nationale, dès 1960 au Brésil et à partir de 1964 au Portugal en lien avec le Festival Eurovision de la Chanson qui existe depuis 1956. Au Brésil, les festivals sont étroitement liés à la chanson engagée et à l’émergence de ce qui deviendra la MPB (Musique Populaire Brésilienne). Quant au Portugal, les festivals, tout en s’éloignant peu à peu des chansons liées au régime en place, n’ont pas un rôle central dans l’évolution de la chanson engagée qui naît et se construit dans le milieu étudiant.
I- LA CHANSON ENGAGÉE ET LES FESTIVALS DE MUSIQUE DANS LES ANNÉES 1960 AU BRÉSIL
Le début des années 1960 correspond au Brésil à la fin d’une période d’optimisme et de démocratie. Sorte de parenthèse entre deux dictatures1, l’expérience démocratique est, du point de vue culturel, l’âge d’or d’une société qui s’était rêvée non seulement conquérante et moderniste, mais aussi populaire. De l’expérience architecturale qu’a représenté la construction de Brasília, en passant par le théâtre, le Cinema Novo et la bossa nova, le Brésil voit émerger des mouvements avant-gardistes de natures autant populaires qu’élitistes, mais qui ont comme point commun une préoccupation identitaire qui projette le pays sur la scène internationale.
Dans le milieu de la chanson, la bossa nova émerge officiellement en 1958 avec la sortie du 78 tours de João Gilberto et surtout en 1959 avec le disque Chega de Saudade. Le rythme qui est apparu dans les quartiers chics de Rio de Janeiro est devenu célèbre au début des années 1960 par sa sophistication et sa capacité d’intégrer des influences du jazz étasunien à la samba brésilienne. Le Brésil chanté par la bossa nova est celui du soleil, de la mer et surtout de la plage. Une légèreté très bien incarnée par le premier tube international brésilien, Garota de Ipanema2, composé en 1962 par Tom Jobim et Vinicius de Moraes.
Toutefois, c’est justement cette légèreté qui apparaît comme de plus en plus inappropriée pour une partie des musiciens du mouvement initial. De même, l’exportation de la bossa nova aux États-Unis – en particulier avec le concert au Carnegie Hall de New York en 1962 – est perçue pour certains, comme de la diplomatie culturelle étasunienne qui promouvait une politique de séduction envers les pays latino-américains, surtout après la Révolution cubaine de 19593. Ainsi, la guerre froide, mais aussi la question sociale au Brésil provoque une scission du groupe initial de la bossa nova et pousse une partie des artistes – comme Vinícius de Moraes, Nara Leão, Carlos Lyra ou Sérgio Ricardo – à chercher une musique plus en lien avec la conjoncture politique du moment. C’est dans ce contexte que va naître la música de protesto, la chanson engagée brésilienne qui marque le pays dans son combat pour la justice sociale et, à partir de 1964, contre la dictature militaire.
La chanson a ainsi un rôle social dont l’objectif est aussi bien de dénoncer l’origine des inégalités au Brésil – notamment dans les zones rurales où les structures foncières sont dominées par les grands propriétaires terriens –, que de s’intéresser aux conséquences de cet héritage historique dans les centres urbains. Ainsi, la chanson engagée s’intéresse surtout à la réalité de tous ceux qui sont touchés par l’exclusion et qui vivent dans les espaces périphériques du pays, que ce soit dans les campagnes ou dans les villes, comme les ouvriers et les habitants des favelas (os favelados), mais aussi les pêcheurs (os pescadores) et les ouvriers agricoles et du bétail, notamment les sertanejos et les vaqueiros.
Du point de vue musical, il y a aussi une volonté de dissoudre l’élitisme de la bossa nova avec la valorisation de certains instruments associés à la brasilidade, comme la guitare ou viola ou encore les instruments de percussion, ainsi que des rythmes nationaux. En effet, la chanson engagée cherche à se rapprocher des sambas plus anciennes, mais aussi des rythmes du Nordeste – comme le baião, le xote, le xaxado et le frevo – et à d’autres rythmes traditionnels venant de la culture populaire4 pour ainsi valoriser une culture nationale. Cette volonté de faire une musique nationale-populaire représente aussi une façon de combattre l’industrie musicale venant des États-Unis et les rythmes étrangers, tels le jazz, le rock ou le yéyé en processus de massification rapide au Brésil.
Dans son projet politique, la chanson engagée s’inspire des idées diffusées par les Centres Populaire de Culture (CPCs), qui ont fonctionné de 1962 à 1964 en partenariat avec l’Union Nationale des Étudiants (UNE) et qui défendaient l’idée que l’intellectuel avait un rôle à jouer dans l’organisation de la culture. Dialoguant également avec le monde du théâtre5 et du Cinema Novo6, la chanson engagée utilise des éléments de la culture populaire comme instrument de conscientisation du peuple.
1. L’ère des festivals7 de la chanson
Les premiers festivals de chanson apparaissent justement en ce moment de débat et de réflexion au sein de la classe artistique brésilienne. En effet, le premier festival télévisé de dimension nationale est organisé en 1960 par la chaîne Record et s’intitule Primeira Festa de Música Popular8. Cette première édition tombe dans l’oubli, mais après le coup d’État militaire de 1964, les festivals se multiplient et se popularisent. Ils sont organisés par différentes chaînes de télévision, attirant de plus en plus de public et d’artistes de sensibilités diverses. Par leur popularité et leur dimension nationale, ces festivals télévisés finissent par fonctionner comme des événements catalyseurs du moment, lieux de rencontres, de débats et foires aux nouveautés musicales9.
L’importance de ces festivals est également liée à l’émergence de la télévision qui représente une transformation importante dans le marché de la chanson en devenant très vite le véhicule de diffusion de masse de la musique10. Cela se produit justement dans une période où l’on assiste à une augmentation considérable de la diffusion et de l’achat de disques de chansons composées, interprétées et produites en portugais et au Brésil. Dans ce contexte, la chanson engagée, qui s’inscrit dans un projet nouveau et cherche à faire une musique populaire et brésilienne, connaît un succès grandissant auprès de la jeunesse du pays, notamment celle des classes moyennes qui fréquentait les universités et s’interrogeait sur la réalité du pays. D’une part, la télévision offre à cette nouvelle génération de musiciens et musiciennes engagés la possibilité d’atteindre un plus large public et de dénoncer la situation politique et sociale du pays. D’autre part, la télévision comprend très vite le potentiel commercial de cette musique et lui consacre plusieurs émissions qui connaissent un important succès d’audience, dont les festivals télévisés qui en sont les meilleurs exemples.
La dimension politique est un élément central des festivals de la chanson télévisés organisés après le coup d’État de 1964. En tant qu’instrument privilégié de diffusion de la musique engagée, les festivals finissent par fonctionner comme centres d’où émerge ce que nous appelons aujourd’hui la MPB, popularisés à partir de l’abréviation des festivals de Música Popular Brasileira11. L’effervescence des débats est perceptible notamment entre les festivals de 1965 et celui de 1968, année de promulgation de l’AI-5. En effet, après le coup d’État de 1964, les mesures adoptées par le nouveau régime – qui ferme des associations, interdit les grèves, intervient dans des syndicats et supprime des droits politiques de parlementaires – empêchent l’opposition de s’exprimer dans le cadre de la vie politique nationale. Dans ce contexte, l’art devient l’une des seules voies d’expression possible et très vite émerge une opposition culturelle dans le pays. Dans sa première phase, la dictature semble tolérer ou négliger la culture de contestation et c’est seulement après l’AI-5 que les marges de l’art engagé diminuent drastiquement. En effet, après 1968, la censure signifie l’intervention des militaires dans le contenu des chansons et conduit à l’épuisement d’un modèle et un désenchantement progressif des artistes, dont plusieurs quittent le pays à la fin des années 1960.
Dans ce cadre, s’intéresser aux éditions des principaux festivals organisés dans les années 1960 et notamment à quelques chansons primées nous aide à comprendre les métamorphoses de la chanson brésilienne et l’émergence de la MPB dans un contexte de dictature.
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Arrastão
En 1965, la chaîne de télévision Excelsior de São Paulo organise au Brésil le premier festival national qui connaît un succès relativement important. Inspiré du festival de Sanremo en Italie, le Primeiro Festival Nacional de Musica Popular Brasileira a compté un total de 1.290 chansons inscrites, trois éditions éliminatoires et une finale, toutes transmises en direct à la télévision. Le premier prix a été décerné à la chanson « Arrastão », composée par Edu Lobo et Vinícius de Moraes, et interprétée par Elis Regina.
Dès le départ, « Arrastão » a eu un impact important dans le milieu de la chanson brésilienne et a fonctionné comme une sorte de ligne de partage entre la bossa nova et un type de musique qui deviendra la MPB. Autant les paroles et le rythme que la manière dont Elis Regina l’interprète incarnent la volonté de rupture et d’engagement social des artistes. Le titre de la chanson fait référence au filet de pêche qu’on tire collectivement et les paroles évoquent le quotidien de pêcheurs. C’est donc une chanson engagée dans la mesure où elle s’intéresse au sort du peuple brésilien et à l’idée de collectivité héroïque, ici représentée par l’union des pêcheurs pour surmonter les difficultés. Ainsi, l’idée de peuple collectif solidaire est centrale dans les paroles, qui font également référence au syncrétisme religieux brésilien. Composé par des musiciens issus de la bossa nova, Arrastão (vidéo 1) incarne le désir de rupture également du point de vue rythmique et du style vocal. La jeune chanteuse Elis Regina, jusqu’alors inconnue du public, interprète Arrastão en utilisant des gestes, des chants grandiloquents et des passages récités à fort impact dramatique, reflet d’une volonté de dialoguer avec le langage théâtral et de rompre avec le chant chuchoté et la samba proche du jazz de la bossa nova.
Arrastão
Ê! tem jangada no mar Ê, iê, iêi ! Hoje tem arrastão Ê! Todo mundo pescar Chega de sombra, João J’ouviu! Olha o arrastão entrando no mar sem fim É, meu irmão, me traz Iemanjá pra mim Minha Santa Bárbara, me abençoai Quero me casar com Janaína Ê! Puxa bem devagar Ê, iê, iêi! já vem vindo o arrastão Ê! É a rainha do mar Vem, vem na rede, João Pra mim Valha-me meu, Nosso Senhor do Bonfim Nunca jamais se viu tanto peixe assim |
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Disparada
Le succès de l’émission de 1965 permet au festival de gagner en prestige et d’atteindre son apogée les années suivantes. Solano Ribeiro, producteur et concepteur des festivals télévisés au Brésil, s’installe en 1966 à la Record, l’une de trois grandes chaînes du pays à l’époque et organise le Segundo Festival Nacional de Música Popular Brasileira. Lors de cette édition, l’audience bat des records et le festival est l’objet d’une fièvre populaire rediffusée par de nombreuses stations régionales de radio et de télévision. L’une des clés du succès des festivals brésiliens est la forte participation du public, qui chante et qui démontre clairement son soutien ou ses critiques aux chansons présentées, avec des applaudissements, des pancartes, mais également avec des huées et des objets lancés sur scène. En effet, les organisateurs des festivals ont su exploiter ce potentiel à la télévision, en installant des microphones pour capturer le son du public et en stimulant l’idée de forte concurrence, comme lors de matchs de football.
Ainsi, le festival de 1966 s’inscrit pleinement dans la continuité de l’année précédente, mais avec un succès grandissant. Le premier prix est finalement partagé entre deux chansons : « A Banda » du jeune compositeur Chico Buarque, interprétée par Nara Leão ; et « Disparada » (vidéo 2), composée par Geraldo Vandré et Théo de Barros, puis interprétée par Jair Rodrigues, Trio Maraiá et Trio Novo. Les deux chansons primées s’inscrivent dans la réflexion de la musique engagée, avec une préoccupation sociale et des rythmes traditionnels brésiliens. D’une part, À Banda, sorte de marcha-rancho, dénonce la passivité face au contexte autoritaire et connaît un grand succès qui permet à Chico Buarque de se projeter comme un des grands noms de sa génération. D’autre part, « Disparada » séduit le public, car elle décrit le processus de prise de conscience face à l’injustice sociale.
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Disparada Prepare o seu coração Pras coisas que eu vou contar Eu venho lá do sertão (3X) E posso não lhe agradar Aprendi a dizer não Ver a morte sem chorar E a morte, o destino, tudo (2X) Estava fora do lugar E eu vivo pra consertar Na boiada já fui boi, mas um dia me montei Não por um motivo meu Ou de quem comigo houvesse Que qualquer querer tivesse Porém por necessidade Do dono de uma boiada Cujo vaqueiro morreu Boiadeiro muito tempo Laço firme, braço forte Muito gado e muita gente Pela vida segurei Seguia como num sonho Que boiadeiro, era um rei |
Mas o mundo foi rodando Nas patas do meu cavalo E nos sonhos que fui sonhando As visões se clareando (2X) Até que um dia acordei Então não pude seguir Se você não concordar Na boiada já fui boi |
Por qualquer coisa de seu (2X) Querer mais longe que eu Mas o mundo foi rodando Na boiada já fui boi Mas o mundo foi rodando La laiá lara lara |
Ainsi, dans la continuité de Arrastão, Disparada s’intéresse au peuple brésilien, mais cette fois-ci les compositeurs quittent la mer et se tournent vers le monde rural et le sort du vacher, habitant du Sertão, la campagne pauvre et semi-aride brésilienne. Cependant, dans Disparada l’objectif n’est pas uniquement de présenter la réalité de milliers de migrants qui à l’époque fuyaient la sécheresse en direction des grandes villes de la côte, mais surtout d’ériger le vacher en un héros populaire dans un processus de prise de conscience et d’émancipation vis-à-vis de l’oppression capitaliste, ici représentée par les grands propriétaires terriens.
Avec cette chanson, Geraldo Vandré devient le chanteur par excellence de la chanson engagée brésilienne. En effet, grâce à ses paroles engagées, mais aussi au groupe musical dans son ensemble, la chanson séduit et réussit à émouvoir et enthousiasmer le public. D’une part, la chanson arrive à intégrer la moda de viola, expression de la culture populaire des campagnes du Centre-Sud du Brésil. D’autre part, la performance de Jair Rodrigues poursuit la tradition du geste énergique, comme Elis Regina. D’ailleurs, avec leur forte expressivité, les deux interprètes vont marquer la performance télévisuelle des festivals.
Disparata contribue à consolider a viola comme l’instrument par excellence de la musique brésilienne. La guitare sèche avait déjà un rôle central dans la bossa nova et était l’instrument préféré de la jeunesse étudiante de l’époque, puis avec la massification des rythmes étrangers qui mettent en valeur des instruments comme la guitare électrique, jouer de la viola et du violão13 devient aussi un acte politique contre l’impérialisme culturel étasunien. Ainsi, la réflexion sur ce que doit être la musique brésilienne est aussi une réflexion sur le contexte politique du moment.
Dans un contexte de tensions politiques, des musiciens de la gauche engagée finissent par organiser, en juin 1976 à São Paulo, une manifestation intitulée Passeata da Frente Única da MPB (Image 1). Populairement connue comme la « Marche contre la guitare électrique », la manifestation avait l’objectif de défendre la musique nationale face à l’invasion de la musique étrangère. Malgré les critiques postérieures concernant son aspect autoritaire, sur le moment ce positionnement des artistes engagés a été perçu comme une réponse valable à l’avancée de la musique étrangère dans les médias brésiliens.
Image 1 la « Marche contre la guitare électrique »
Organisée sur l’initiative d’Elis Regina, la manifestation a compté avec la participation de nombreux artistes du milieu musical engagé, comme Gilberto Gil, Edu Lobo et Jair Rodrigues.14
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Domingo no Parque
Face au grand succès de l’édition de 1966, les festivals télévisés se répandent sur différentes chaînes, mais celui de la Record maintient le protagonisme et connaît son apogée en 1967. Cette édition est d’ailleurs la plus célèbre et sans doute la plus importante des différents festivals de l’époque15. Toutes les attentes et toutes les tensions se présentent lors de ce festival. Tension tout d’abord en raison du contexte politique, mais également des débats idéologiques autour de la musique produite au Brésil. D’une part, une opposition entre une musique dite jeune – représentée par le yé-yé national de plus en plus populaire et commercial – et une musique brésilienne engagée – la MPB naissante. D’autre part, un débat propre à cette MPB qui défendait son positionnement politique et son nationalisme, mais qui s’engageait dans une impasse, en s’imposant une rigidité musicale et de style.
Ainsi, l’une des questions centrales de ce débat est : comment produire une musique en même temps jeune et engagée ? Le Terceiro Festival de Música Popular Brasileira de 1967 apparaît comme une réponse à cette question, une réponse de grande qualité musicale, avec le mélange de rythmes et de sonorités différentes et où émergent non seulement de grands succès de la musique brésilienne, mais aussi le mouvement tropicália qui secoue la scène musicale de la musique engagée.
Lors de l’édition de 1967, la chanson qui reçoit le premier prix est Ponteio de Edu Lobo et Capinam interprété par Edu Lobo, Marília Medalha et le Quarteto Novo. De grande qualité musicale, Ponteio s’inscrit dans la continuité de la réflexion des chansons primées lors de deux éditions précédentes, autant par son rythme qui s’inspire du folklore brésilien, que par sa thématique sociale et son intérêt pour le quotidien des couches populaires de la société. Et le refrain « Quem me dera agora / Eu tivesse a viola / Prá cantar » répété tout au long de la chanson traduit aussi les débats du moment.
Toutefois, Ponteio n’est pas la seule chanson devenue un classique de la MPB présentée lors du festival de 1967. Le classement des chansons primées donne bien une idée des compositeurs qui par la suite marqueront la musique brésilienne : le deuxième prix a été décerné à Domingo no Parque de Gilberto Gil ; le troisième à Roda Viva de Chico Buarque ; le quatrième à Alegria, Alegria de Caetano Veloso. D’une part, Roda Viva est une puissante chanson représentative de la MPB naissante qui dénonce les artistes qui finissent emportés dans les rouages de l’industrie culturelle. D’autre part, Gilberto Gil et Caetano Veloso ont un côté provocateur en se présentant accompagnés de groupes de rock avec des guitares électriques.
En effet, les présentations des deux compositeurs originaires de Bahia ont par la suite été considérées comme le moment fondateur du tropicalisme16, mouvement culturel qui propose de vraies innovations à la MPB en incorporant à celle-ci la culture « pop » internationale et des éléments de la contreculture. Fortement critiqué par une partie de la gauche engagée17, le tropicalisme a, toutefois, signifié une vraie rupture esthétique et idéologique de l’intérieur de la MPB. Une rupture perceptible non seulement dans les chansons, mais également dans la façon de s’habiller et la performance des interprètes. Alegria, Alegria est le premier succès de Caetano Veloso18 et Domingo no Parque de Gilberto Gil (vidéo 3), bien que moins célèbre, est également très représentative des innovations proposées par la tropicália.
Domingo no Parque O rei da brincadeira Ê, José! A semana passada O José como sempre Foi no parque que ele avistou Juliana Foi que ele viu (2X) O espinho da rosa feriu Zé (Feriu Zé!) |
E o sorvete gelou seu coração O sorvete e a rosa Ô, José! O sorvete e a rosa Ô, José! Oi girando na mente Ô, José! Juliana girando Oi girando! O amigo João (João) O sorvete é morango É vermelho! Oi, girando, girando Olha a faca! Olha o sangue na mão Ê, José! Amanhã não tem feira Ê, José! |
Avec Domingo no Parque Gilberto Gil propose un baião, rythme traditionnel du Nordeste, mais qui incorpore des éléments scéniques et musicaux de la culture pop. La chanson est pleine d’éléments sonores différents et d’instruments inhabituels, comme le bérimbau de la capoeira, mélangé avec la guitare électrique et des instruments d’orchestre. La chanson est interprétée comme s’il s’agissait d’un film, où les paroles ont des coupures et l’histoire est racontée avec des scènes abruptes, rapides, extrêmement visuelles. La mélodie conduit également à une tension croissante, accompagnée par les paroles, culminant dans la tragédie finale. Gilberto Gil se tourne ici vers la ville pour, dans la tradition de la musique engagée, s’intéresser au quotidien des couches populaires de la société. La chanson s’ouvre sur la description de deux amis, José et João, respectivement ouvrier et marchand de légumes. Cependant, ici les personnages populaires ne sont plus des héros épiques modèles et l’harmonie idéalisée des classes populaires est remise en question. En effet, la chanson raconte une tragédie et le dimanche au parc est le théâtre d’un meurtre par jalousie. À la fin de la chanson, tous les instruments se rejoignent, dans une composition presque circassienne, où le parc, ses couleurs, la joie d’un lieu agréable, devient un scénario tragique et la musique gaie prend une dimension étrange et sombre.
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Para não dizer que não falei das flores
L’audience de l’émission de la Record de 1967 et le grand nombre de disques vendus par la suite transforment les festivals de chanson en nouveau filon de l’industrie culturelle de l’époque. Ainsi, pendant l’année 1968, 8 festivals sont organisés par toutes les grandes chaînes de télévision du pays, mais cette surabondance et l’aspect de plus en plus commercial de ces émissions annoncent l’épuisement d’un modèle original. Puis, la promulgation l’AI-5 en décembre 1968 marque de façon définitive la fin de la grande époque des festivals de la chanson. D’ailleurs, si le festival de la Record a réussi à garder sa popularité en 1968 avec quelques moments marquants du point de vue musical, il a été aussi le premier à avoir connu une action directe de la censure. Le festival a eu lieu entre les mois de novembre et décembre, justement au moment de la mise en place systématique de la censure, et 4 des chansons présentées ont eu des parties importantes censurées.
Dans ce contexte, c’est une autre émission, le III Festival Internacional da Canção (FIC)20, organisé par la chaîne Globo en septembre 1968, qui sera la dernière à avoir un impact politique important et des moments mémorables pour la MPB naissante. La grande finale a été organisée dans le gymnase de Rio, le Maracanãnzinho, devant un public de 30 000 personnes. Le premier prix a été décerné à la chanson Sabiá composé par Chico Buarque et Tom Jobim et interprétée par Cynara et Cibele ; suivie par Pra não dizer que não falei das flores (vidéo 4), composée et interprétée par Geraldo Vandré. Malgré la grande popularité de Chico Buarque auprès de la jeunesse engagée de l’époque, la chanson de Geraldo Vandré est la préférée du public. En effet, Sabiá est une chanson mélancolique qui évoque de façon subtile et métaphorique l’exil et les dilemmes de l’opposition au régime. Cependant, dans le contexte de 1968 où de grandes manifestations étudiantes se répandent dans tout le pays, Pra não dizer que não falei das flores est beaucoup plus représentative de la volonté d’action des opposants à la dictature militaire.
Para não dizer que falei das flores Caminhando e cantando E seguindo a canção Somos todos iguais Braços dados ou não Nas escolas, nas ruas Campos, construções Caminhando e cantando E seguindo a canção Vem, vamos embora Que esperar não é saber Quem sabe faz a hora Não espera acontecer Pelos campos há fome Em grandes plantações Pelas ruas marchando Indecisos cordões Ainda fazem da flor Seu mais forte refrão E acreditam nas flores Vencendo o canhão |
Vem, vamos embora Que esperar não é saber Quem sabe faz a hora Não espera acontecer Há soldados armados Amados ou não Quase todos perdidos De armas na mão Nos quartéis lhes ensinam Uma antiga lição: De morrer pela pátria E viver sem razão Vem, vamos embora Que esperar não é saber Quem sabe faz a hora Não espera acontecer |
Nas escolas, nas ruas Campos, construções Somos todos soldados Armados ou não Caminhando e cantando E seguindo a canção Somos todos iguais Braços dados ou não Os amores na mente As flores no chão A certeza na frente A história na mão Caminhando e cantando E seguindo a canção Aprendendo e ensinando Uma nova lição Vem, vamos embora Que esperar não é saber Quem sabe faz a hora Não espera acontecer |
En effet, Geraldo Vandré a toujours défendu une chanson engagée qui portait des messages clairs et directs destinés aux masses. Pra não dizer que não falei das flores est en quelque sorte l’aboutissement de son projet musical et politique. Lors du FIC, le compositeur s’est présenté seul avec sa guitare et a joué une chanson aux mélodies simples qui évoque des espaces ruraux et urbains, la force des puissances économiques, politiques et militaires, ainsi que la pauvreté des populations. Mais plus que décrire les inégalités, les paroles cherchent à démontrer que les hommes et femmes, habitants dans ces espaces, se trouvent dans la même condition et ont le même rôle, celui de construire une société plus juste. Ainsi, la force de la chanson est dans les paroles qui sonnent comme un appel à l’engagement politique.
La présentation de Geraldo Vandré lors du festival de 1968 a suscité des réactions très vives. D’une part, des réactions très négatives de la part des autorités militaires. Certains témoignages évoquent les pressions pour que le jury ne décerne pas le premier prix à une chanson de « propagande de guérilla » et le général chargé de la sécurité à Rio de Janeiro a déclaré que « cette chanson est une attaque contre la souveraineté du pays, une insulte aux forces armées et ne devrait même pas être écrite »22. D’autre part, le public du festival vibrait pour la chanson. Lors de la remise des prix, les huées sont tellement importantes que les artistes n’arrivent pas à chanter. Geraldo Vandré, qui essayait de dialoguer avec le public, prononce une phrase devenue célèbre – « la vie ne se résume pas aux festivals » – et suggère ainsi un autre lieu pour l’action politique.
En 1968 la chanson de Geraldo Vandré apparaît clairement comme un chant de lutte contre la dictature et, par la suite, deviendra l’hymne d’une société qui vivait sous la censure et la répression. Puis, avec la redémocratisation du pays, la chanson, populairement connue comme Caminhando, restera synonyme d’hymne de résistance, chantée lors des grandes manifestations politiques au Brésil, jusqu’à nos jours. Cependant, la carrière de Geraldo Vandré s’interrompt brusquement après son grand succès au FIC de 1968. En effet, Caminhando est interdite par la censure jusqu’en 1979 et le compositeur part en exil, sans jamais revenir sur le devant de la scène musicale brésilienne, même après son retour d’exil en 197323.
2. La Fin des festivals de la chanson
La promulgation de l’AI-5 en décembre 1968 marque définitivement la fin de la grande époque des festivals de la chanson, non seulement parce que la censure a imposé un contrôle puissant dans le milieu de la musique, mais aussi par le fait que de nombreux artistes ont dû fuir, s’exiler ou ont été incarcérés par la dictature militaire.
La TV Globo a continué à organiser des festivals jusqu’à 1972, mais ce sont des émissions qui rencontrent de grandes difficultés d’organisation, avec peu de reconnaissance dans le milieu de la culture et un changement clair dans le contenu des chansons présentées. La TV Record a organisé son dernier festival en 1969 et la chanson qui a reçu le premier prix sonne comme un dernier souffle de la musique engagée des années 1960 : Sinal Fechado de Paulinho da Viola24, titre qui évoque bien la réalité des années de plomb qui venaient de commencer.
II- LES FESTIVALS DE LA CHANSON ET LA CHANSON ENGAGEE DANS LES ANNEES 1960 AU PORTUGAL
Fado25, Folklore, Pop-Rock, Yé-yé, Musique de variété et Chanson d’intervention sont autant de facettes de la Musique Populaire Portugaise MPP (qui renvoie à la notion de peuple et de culture populaire) qui caractérisent les années 1960. Nous aborderons d’une part la musique de variété et d’autre part la chanson d’intervention, en essayant de donner à voir et surtout à entendre quels furent leur place, rôle et réception dans la société portugaise de l’époque, en lien avec l’Europe mais surtout la France.
Ces années 1960 au Portugal sont marquées par un climat de tensions très fortes, amorcé deux ans auparavant lors des élections présidentielles de 1958 avec la candidature du général Humberto Delgado, ouvertement opposé à Salazar26. L’année 1961 est d’ailleurs connue comme « l’année horrible » de Salazar, avec chronologiquement l’affaire du paquebot Santa Maria, pris d’assaut par l’opposant au régime Henrique Galvão et rebaptisé « Santa Liberdade » dans le but d’alerter l’opinion publique sur la situation au Portugal, puis le début des offensives armées contre le colonialisme portugais en Angola, puis également une tentative ratée de coup d’État de la part du ministre de la défense Botelho Moniz et finalement l’invasion par l’armée indienne du territoire portugais de Goa, dont la perte est un symbole fort de la fin de l’empire colonial portugais. Les années qui suivent n’en sont pas moins riches en tensions sur trois plans principaux : sur le plan intérieur, les tensions sociales, en particulier les mouvements étudiants notamment celui de 1962, une crise de grande ampleur qui agita le pays à partir des universités de Lisbonne entre les mois de mars et mai, s’exprimant par de nombreuses grèves et manifestations auxquelles le régime répondit par de fortes mesures répressives (arrestations, emprisonnements, interrogatoires, tortures, démissions forcées d’enseignants) ; sur le plan politique, la guerre de décolonisation, qui s’étend aux trois colonies africaines, l’Angola, la Guinée Bissau et le Mozambique et se mènera sur ces trois fronts à partir de 1964, des conflits armés représentant le problème majeur du gouvernement portugais de l’époque ; également, sur le plan démographique et socio-économique, conséquence directe de la guerre coloniale et de l’appauvrissement extrême de la population, l’émigration massive, politique et économique. Le régime autoritaire du dictateur Salazar, implanté depuis déjà plus de trois décennies traverse dans ces années 1960, une profonde crise qui aboutira inéluctablement à son renversement lors de la Révolution du 25 avril 1974, pensée et orchestrée par le MFA (Mouvement des Forces Armées) créé par de jeunes capitaines résolument décidés à en finir avec l’interminable guerre coloniale et à mettre en place les conditions pour instaurer une démocratie. Deux chansons furent choisies et diffusées à la radio le jour J pour indiquer aux troupes rebelles que le mouvement est en marche. La première est la chanson E depois do adeus de Paulo de Carvalho, qui passe à 22h55 sur les ondes du Radio Clube Português, chanson d’amour dénuée de contenu suspect, signal indétectable par la Police politique puisqu’elle vient de gagner cette année-là le populaire Festival RTP de la Chanson. A 00h20 sur Radio Renascença, c’est une toute autre chanson qui se joue : Grândola, vila morena de José Afonso, choisie quelques jours plus tôt car ses paroles fraternelles furent reprises en chœur par le public nombreux venu assister à la 1ère Rencontre de la Chanson Portugaise qui eut lieu, malgré les obstacles des autorités et de la censure, au Coliseu dos Recreios à Lisbonne le 29 mars 1974, chanson dont l’auteur et interprète, engagé dans la lutte contre le régime, est la personnalité centrale de la chanson d’intervention au Portugal. Grândola, vila morena est désormais indissociable du mouvement militaire qui renversa, sans verser de sang, une dictature vieille de 48 ans. Elle contribue à l’esthétisation de cette Révolution au nom des valeurs de démocratie et de liberté, elle contribue à son caractère singulier, ainsi qu’à sa dimension symbolique et universelle.
Deux chansons d’univers musicaux et de portée bien différents mais qui coexistent dans le riche panorama de la chanson portugaise des années 1960, une décennie qui précède et mène au 25 avril 1974. Ce sont ces deux aspects de la musique populaire portugaise de cette période qui seront abordés ici, en les intégrant dans le contexte politique et sociétal et en les illustrant par une sélection de morceaux.
Le premier des univers présenté est le reflet lisse d’une société où la chanson dite « légère » amuse les classes populaires et appartient au domaine du divertissement. Il s’agit du Festival RTP de la Chanson, dont la 1ère édition a lieu en 1964.
L’autre fait au contraire le choix d’une chanson qui dénonce la dictature autoritaire de Salazar et remet en cause la guerre coloniale. Elle naît à Coimbra, également dans les années 1960, dans le milieu étudiant puis se développe aussi en dehors du pays durant ces années-là, lorsque certains de ces jeunes Portugais exilés pour raisons politiques à Paris découvrent et côtoient le milieu de la chanson contestataire en France.
1. Le Festival RTP de la Chanson
Selon l’excellente Enciclopédia da Música em Portugal no Século XX27, en 4 précieux volumes, sous la direction de Salwa Castelo-Branco, « Música ligeira » est un terme utilisé pour désigner une catégorie musicale depuis la fin du XIXe siècle et dont le sens se rapproche du terme anglophone « Popular Music ».
Entre la seconde moitié des années 1950 et les années 1970, la télévision commence à occuper une place croissante dans la société. La programmation de la RTP (Rádio Televisão Portuguesa)28, inauguré en 1957 et seul canal national de diffusion télévisé, avec ses programmes de variétés (Melodias de Sempre entre 1960-1969, Discorama en 1967) et le Festival RTP de la Chanson (FRTPC) a contribué au succès de la « musique et de la chanson légères », initialement liées à la production radiophonique officielle par le biais de l’Emissora Nacional (EN). Durant les années 1950 et 1960, des chanteurs liés à l’EN, tels que Artur Garcia, Simone de Oliveira, Madalena Iglesias ont été parmi les principaux protagonistes de cet événement. Les programmes de télé et les modèles de concours, surtout celui du Festival de l’Eurovision ont donné une continuité au modèle de la chanson considérée comme « légère », interprétée par des chanteurs et des orchestres et promus par la radio, tout en pouvant intégrer divers genres et styles musicaux.
A partir de la 2ème moitié des années 1960 et surtout après 1974, la catégorie « musique légère » est fortement connotée avec l’Estado Novo et ses politiques culturelles. Ce terme a été largement remplacé par celui de « musique populaire », un peu fourre-tout et par lequel on peut désigner des chansons au contenu sentimental et romantique, des chansons concourant au FRTPC lors des premières années.
Le Festival RTP de la Chanson fut mis en place pour sélectionner une chanson, dite de “musique légère” pour participer au Festival Eurovision de la Chanson, organisé et diffusé depuis 1956 par l’Union européenne de Radiodiffusion dont le Portugal est membre depuis 1959. Il s’agit de l’événement musical le plus médiatisé en Europe (Nana Mouskouri en 1963). La 1ère édition du FRTPC a lieu en 1964, appelé cette année-là « Grand Prix télévision de la Chanson portugaise ». Ces festivals sont très populaires, ont une grande audience et les cançonetistas (chanteurs de variété) les plus écoutés de la radio y participent. C’est un événement annuel, retransmis en direct à la télévision.
Il est intéressant de souligner ici la notion de Nacional-cançonetismo, désignation du journaliste João Paulo Guerra dans un article de 1969, faisant référence de « façon dépréciative au style musical et aux paroles véhiculés par des interprètes et compositeurs liés à la production musicale de l’Emissora Nacional »29 (parmi eux : António Calvário, Artur Garcia, Carlos Gonçalves, Ferrer Trindade, Madalena Iglesias, Manuel Paião, Simone de Oliveira et Tony de Matos). Dans cet article, il fait ironiquement la critique de la nature patriotique de ce genre musical. Il y critique aussi les Festivals de musique “légère”. Les chansons relevant de ce genre musical étaient souvent superficielles, futiles ou servaient de propagande à des thèmes patriotiques, faisant l’éloge de la pauvreté, de l’humilité ou encore de la dévotion religieuse, conforme à l’image du Portugal rural et traditionnaliste si chère à Salazar.
Ce fut le cas de la chanson qui gagna le 1er Festival RTP en 1964, et dont le titre ne laisse aucun doute sur son contenu religieux : Oração, interprétée par Antonio Calvário (vidéo 5). Le chanteur s’adresse à Dieu lui confessant avoir maltraité la femme qu’il aime et faisant acte de contrition. Tant les paroles que le style musical reflètent la place importante de la morale et de la religion dans l’idéologie conservatrice diffusée par le régime. Cette chanson sera huée lors de sa présentation au Concours de l’Eurovision et n’obtiendra aucune voix30, sans doute une façon de désapprouver le régime portugais.
Oração Senhor A teus pés eu confesso Senhor Meu amor maltratei Senhor Se perdão aqui peço Não mereço Senhor Meu amor desprezei E pequei Perdão No entanto eu imploro Senhor Tu que és a redenção Eu sei que a perdi e que a adoro |
E eu choro Senhor Ao rogar Seu perdão Senhor, eu confesso o perjúrio de tantas promessas Senhor, eu errei, mas na vida encontrei a lição Senhor, eu Te imploro Senhor Ó, meu Deus, não Te esqueças da minha oração Senhor, ó bondade infinita, dai-me o Seu perdão Amor por amor eu na vida jamais encontrara É tarde, caminho pela vida perdido na dor Senhor Este amor é mais puro que a joia mais rara Que o mais puro amor Senhor, se o amor é castigo Perdão, meu Senhor |
L’année suivante, la musique qui gagna le festival RTP, Sol de Inverno32, est une chanson de variété triste qui évoque un amour perdu. Elle est interprétée par Simone de Oliveira et ne connaîtra guère plus de succès à l’Eurovision de la chanson, n’obtenant qu’une seule voix.
En 1966, avec la victoire de la chanson Ele e Ela33, interprétée par Madalena Iglesias (musique et paroles de Carlos Canelhas), un changement s’amorce dans le festival RTP, au moins concernant la légèreté des paroles (superficielles et un peu naïves) et le rythme, influencé par la musique pop à la mode. Ce morceau très représentatif de la musique légère de l’époque raconte, sur un ton joyeux, la rencontre amoureuse de deux jeunes gens timides. Son score sera de 6 points à l’Eurovision de la chanson.
Mais à partir de 1967, le Festival évolue encore en s’ouvrant à une nouvelle génération d’artistes liés aux groupes34 et aux nouveaux styles de la musique pop/rock internationale, représentant un contrepoint au nacional-cançonetismo. Ce fut le cas de la chanson O vento mudou (vidéo 6) du compositeur Nuno Nazareth Fernandes, qui gagna le Festival en 1967, interprétée par Eduardo Nascimento35, un chanteur angolais, leader du groupe de musique pop/rock et yé-yé Os Rocks. Nuno Nazareth Fernandes affirme ainsi à la fois un positionnement esthétique opposé au nacional-cançonetismo par le choix du rythme yé-yé représentant l’ouverture à l’extérieur et à la modernité et une nette posture idéologique en choisissant un rockeur noir pour interpréter ce morceau. Les paroles racontent simplement l’histoire d’un homme qui attend le retour de la femme aimée qui a promis de revenir avec le vent mais qui ne revient pas. Quant au titre, O Vento mudou, il pourrait bien s’appliquer au contexte socio-politique de ces années-là. Lors de l’Eurovision de la chanson, ce morceau a recueilli 3 points. Il reste un classique de ces années-là et a fait l’objet de plusieurs reprises par des groupes rock portugais.
O vento mudou Ouçam Ouçam E o vento mudou Ela não voltou As aves partiram As folhas caíram Ela quis viver E o mundo correr Prometeu voltar Se o vento mudar |
E o vento mudou E ela não voltou Sei que ela mentiu P’ra sempre fugiu Vento por favor Traz-me o seu amor Vê que eu vou morrer Sem não mais a ter Nuvens tenham dó Que eu estou tão só Batam-lhe à janela |
Chorem sobre ela E as nuvens choraram E quando voltaram Soube que mentira P’ra sempre fugira Nuvens por favor Cubram minha dor Já que eu vou morrer Sem não mais a ter Ouçam Ouçam ouçam Ouçam ouçam |
En 1969, Nuno Nazareth Fernandes co-écrit avec le poète José Ary Dos Santos, qui fait partie du groupe des chanteurs d’intervention, la chanson victorieuse du VIème FRTPC, intitulée Desfolhada portuguesa37 et interprétée par Simone de Oliveira. Cette artiste, par sa voix pleine d’énergie et sur un rythme dynamique et enjoué, transmet par les images très poétiques de la chanson, l’amour pour sa terre natale, son pays.
Ils renouvelleront ensemble leur participation au VIIème et VIIIème Festival RTPC en 1970 et 197138 et exprimeront dans leurs compositions la soif de changement sous l’ère du successeur de Salazar, Marcello Caetano39. Cette soif de renouveau et de rupture se fait sentir et s’exprime bien des années avant, dans le milieu universitaire, parmi les étudiants de Coimbra. Cette ville incarne la tradition séculaire de l’Université dans ce qu’elle peut avoir de conservateur (Salazar y a étudié et enseigné), et avec des traditions bien vivantes, dont celle des Tunas académicas et du Fado de Coimbra, un fado de tradition étudiante (pour le distinguer du Fado de Lisbonne). C’est d’ailleurs dans ce milieu du fado étudiant que va se démarquer une nouvelle forme d’expression musicale. A l’Université de Coimbra gronde la colère des étudiants en 1962 et voit le jour un nouveau style musical, la « Balada » par José Afonso, initiant ainsi la Chanson d’intervention.
2. La chanson d’intervention dans les années 1960 : de Coimbra à Paris
José Afonso, étudiant en Histoire et Philosophie, et chanteur de fado de Coimbra, enregistre en 1960, sa première œuvre Balada do Outono40 dont il est auteur-compositeur (cantautor), et qu’il intitule balade pour la différencier, dit-il, du fado. Cette chanson marque le début d’un nouveau courant musical, une chanson qui, selon Manuel Alegre, était à la fois « nouvelle et très ancienne » car elle contient en même temps « la tradition des troubadours, des cantares de amigo, des romances populares » et « l’expression d’un temps de changement »41. Pour cette chanson qui évoque le fleuve Mondego qui enfle et désenfle au gré de ses envies, José Afonso choisit l’accompagnement à la guitare sèche et non plus à la guitare portugaise, comme le veut la tradition.
En 1963, José Afonso compose Os Vampiros ainsi que Menino do Bairro negro, deux chansons censurées. La première dénonce le pouvoir et le capital et la deuxième est inspirée de la misère d’un quartier pauvre de Porto, le Bairro do Barredo. L’auteur lui-même affirme « O conhecimento do Porto de todas estas realidades é que me deu o tema do – Menino do Bairro Negro – Expliquei mais tarde que a negritude de que falava a canção, não dizia respeito à cor da pele, mas à condição de meninos explorados diagnosticados por Josué de Castro no seu livro Geopolítica da Fome.»42
En 1963 encore, un poème de Manuel Alegre Trova do Vento que passa (vidéo 7), sur une musique du guitariste António Portugal, est interprété par Adriano Correia de Oliveira. Tous trois sont étudiants en droit à Coimbra. Il s’agit d’un morceau construit à la manière d’un fado de Coimbra mélancolique, empreint de “saudade”, mais déjà conçu comme une Balada, tournée vers la réalité sociale et politique. Une chanson venue de Coimbra et immédiatement adoptée par les étudiants de Lisbonne qui en font un hymne de la résistance des étudiants à la dictature43. Ce poème incite à résister et à espérer et met l’accent sur ceux qui disent Non, comme les chanteurs engagés.
Trova do Vento que passa Pergunto ao vento que passa Notícias do meu país E o vento cala a desgraça O vento nada me diz (2X) La-ra-lai-lai-lai-la, la-ra-lai-lai-lai-la, [refrão] Pergunto aos rios que levam Tanto sonho à flor das águas E os rios não me sossegam Levam sonhos deixam mágoas. Levam sonhos deixam mágoas Ai rios do meu país Minha pátria à flor das águas Para onde vais? ninguém diz. [se o verde trevo desfolhas Pede notícias e diz Ao trevo de quatro folhas Que morro por meu país. Pergunto à gente que passa Por que vai de olhos no chão. Silêncio -- é tudo o que tem Quem vive na servidão. |
Vi florir os verdes ramos Direitos e ao céu voltados. E a quem gosta de ter amos Vi sempre os ombros curvados. E o vento não me diz nada Ninguém diz nada de novo. Vi minha pátria pregada Nos braços em cruz do povo. Vi minha pátria na margem Dos rios que vão pró mar Como quem ama a viagem Mas tem sempre de ficar. Vi navios a partir (minha pátria à flor das águas) Vi minha pátria florir (verdes folhas verdes mágoas). Há quem te queira ignorada E fale pátria em teu nome. Eu vi-te crucificada Nos braços negros da fome. E o vento não me diz nada Só o silêncio persiste. Vi minha pátria parada À beira de um rio triste. |
Ninguém diz nada de novo Se notícias vou pedindo Nas mãos vazias do povo Vi minha pátria florindo. E a noite cresce por dentro Dos homens do meu país. Peço notícias ao vento E o vento nada me diz. Quatro folhas tem o trevo Liberdade quatro sílabas. Não sabem ler é verdade Aqueles pra quem eu escrevo.] Mas há sempre uma candeia Dentro da própria desgraça Há sempre alguém que semeia Canções no vento que passa. Mesmo na noite mais triste Em tempo de servidão Há sempre alguém que resiste Há sempre alguém que diz não |
Coimbra a donc été un centre de l’avant-garde de la chanson et de la musique engagées. Bon nombre des jeunes artistes du début des années soixante, opposants antifascistes furent censurés, certains emprisonnés ou forcés à l’exil.
Mais avec le début de la Guerre coloniale et le risque d’être enrôlée de force sur le front, une partie de la jeunesse portugaise fuit clandestinement le pays et choisit l’exil plutôt que la guerre. La France devient une destination privilégiée pour beaucoup de ces jeunes Portugais fuyant la dictature, la misère et la guerre45. Parmi eux figurent des poètes et chanteurs engagés, comme José Mario Branco, Manuel Alegre ou Luís Cília qui vont tisser des liens avec le milieu de la chanson contestataire française.
En effet, la France est également profondément marquée depuis 1954 par la guerre d’Algérie, la jeunesse française subit cette guerre qui dure jusqu’aux Accords d’Evian du 19 mars 1962. Des manifestations d’étudiants sont durement réprimées ainsi que les manifestations syndicales. C’est là que résonnent les chansons contestataires, comme moyens privilégiés d’expression sociale, d’auteurs compositeurs interprètes tels que Boris Vian, Léo Ferré, Guy Béart, Georges Moustaki et Serge Gainsbourg. Les contextes politiques des deux pays où la problématique de la guerre coloniale est centrale font que ces jeunes Portugais se retrouvent en phase avec le milieu de la chanson engagée française. L’un d’eux est Luís Cília, chanteur et compositeur portugais, né en Angola, ancien étudiant à Lisbonne (dès 1959). Il fait la connaissance du poète Daniel Filipe qui l’incite à mettre en musique des poèmes d’auteurs portugais et lui fait découvrir les albums de Léo Ferré et Georges Brassens qui influenceront son style. Pour échapper à la guerre coloniale, il part à Paris où il joue dans des bars ; là, il fait la connaissance de la chanteuse Colette Magny qui l’introduit dans le milieu musical parisien engagé. Grâce à cela, en 1964 sort son premier disque, Portugal-Angola : chants de lutte, édité par la maison de disque de gauche Le Chant du Monde, marquant le début d’un mouvement de chanson portugaise de résistance en exil et contribuant à sensibiliser l’opinion publique internationale.
Image 2 couverture de l’album Portugal-Angola : chants de lutte de Luís Cília. Chanté en portugais, le disque sort en France en 1964.
Cet album46 est composé de 16 chansons en portugais dont des textes de lui et de différents poètes portugais (dont Manuel Alegre) et africain (Daniel Filipe, d’origine cap-verdienne, Jonas Negalha, angolais), abordant les thèmes de combat, de l’exil et dénonçant la misère des bidonvilles mais aussi l’horreur de la guerre. Comme chanteur d’intervention, en exil en France, il dénonce le manque de liberté au Portugal ainsi que la guerre coloniale. De ce disque, soulignons le Canto do Desertor (Vidéo 8) car il s’inspire du célèbre poème antimilitariste de Boris Vian, Le Déserteur de 1954.
Canto do desertor Oh mar… oh mar… Que beijas a terra, Vai dizer à minha mãe Que não vou p`rá guerra. Diz, oh mar, à minha mãe, Que matar não me apraz No fundo quem vai à guerra É aquele que a não faz. Vou cantar a Liberdade, Para a minha Pátria amada, E para a Mãe negra e triste Que vive acorrentada. Mas a voz do nosso povo, No dia do julgamento, Te dirá a ti, oh mar. E dirá de vento a vento, Quem são os traidores, Se é quem nos rouba o pão Ou se nós os desertores Que à guerra dizemos «Não». |
En parallèle, Luís Cília travaille au sein des communautés d’émigrants portugais tout en donnant des concerts qui attirent le public progressiste français, et en participant à des festivals internationaux de la chanson politique, notamment en RDA (Allemagne de l’Est) et à Cuba. De sa production comme auteur-compositeur, on souligne, entre autres, des chansons politiques qui seront choisies comme hymne, Avante, camarada!, composée en 1967 à la demande du PCP et le thème Guerrilheiro, l’hymne de la CGTP – Intersyndicale Nationale, publié en 1974. Il publie 5 albums en France jusqu’à 1974, dont la trilogie La Poésie Portugaise de Nos Jours et de Toujours (1967, 1969, 1971). Il compose la bande sonore du film O Salto48 de 1967 sur les conditions de l’émigration clandestine des Portugais en France et compose également des musiques pour le théâtre49.
En 1969 est organisé à Paris, au Théâtre de la Mutualité, le spectacle « La Chanson de Combat portugaise », auquel participent Luis Cilia, José Mário Branco, José Afonso, Sérgio Godinho et d’autres encore. Ces liens forts entre les artistes portugais et avec les artistes français permettent de dénoncer la situation politique au Portugal et de contourner la censure, en enregistrant et en produisant des albums à Paris, qui passent ensuite au Portugal sous le manteau (avec des pochettes blanches par exemple Ronda do Soldadinho et Mão ao ar de José Mario Branco de 1970).
La chanson d’intervention née dans les années 1960 au Portugal va jouer un rôle singulier dans le renversement du régime autoritaire et dans la construction d’une nouvelle démocratie dans la décennie suivante50. Elle accompagnera et sera partie prenante de la lutte contre la dictature en place puis, après la victoire de 1974, se fera l’écho des revendications sociales et participera à l’effervescence citoyenne du retour à la démocratie et contribuera à la mise en valeur du patrimoine musical et culturel populaire.
CONCLUSION
Au Portugal comme au Brésil, les années 1960 voient l’émergence des festivals de musique grâce à la télévision qui devient un vecteur incontournable de la diffusion de la chanson auprès du grand public. Si les deux pays connaissent ces changements dans la même temporalité et dans des contextes autoritaires, il est important de souligner que ces dictatures vivent alors des phases opposées, l’une entame son lent déclin au Portugal tandis que l’autre s’installe et se durcit au Brésil. D’ailleurs, la façon dont les festivals évoluent au fur et à mesure des années 1960 dans ces deux pays traduit bien les différences entre les contextes dictatoriaux respectifs.
Au Portugal, il y a une évolution évidente des thématiques portées par les chansons et les artistes lors des différentes éditions du festival RTP de la Chanson. Tout au long de la décennie, le festival abandonne peu à peu la « musique légère » fortement liée à la politique culturelle de l’Estado Novo et au concept de Nacional-cançonetismo pour mettre sous les feux des projecteurs une musique plus moderne qui incorpore des influences étrangères, notamment le yé-yé et qui se permet d’avoir un regard divergeant sur la société portugaise. En marge de ces événements télévisuels populaires, la chanson d’intervention naît dans le milieu étudiant à Coimbra puis à Lisbonne. Cette chanson engagée jouera un rôle crucial dans l’opposition au régime dès les années 1960 à l’intérieur du pays malgré la censure et parfois depuis l’exil, avant d’entrer dans sa période la plus riche avec l’arrivée des grands succès populaires des années 1970, précédant et suivant la Révolution du 25 avril 1974.
La musique engagée brésilienne est également en lien étroit avec les milieux étudiants, mais à l’inverse du Portugal, elle occupe rapidement l’espace des festivals télévisés de la chanson d’où émerge d’ailleurs la notion de MPB ou Música Popular Brasileira. Dans un pays où l’héritage colonial est encore très présent et où la dictature militaire est soutenue par les États-Unis, la MPB défend un projet nacional-popular et cherche à faire une musique brésilienne qui dialogue avec la culture populaire et valorise des instruments traditionnels de percussion et la guitare sèche. Dans ce contexte, des instruments comme la guitare électrique et les genres venus de l’étranger – notamment le rock et le yé-yé – sont perçus comme de l’impérialisme culturel et ne représentent pas, contrairement au Portugal, la possibilité d’avoir un regard divergeant sur la société. En effet, seulement à la fin des années 1960 et sous de fortes critiques, le dialogue entre la MPB et la culture pop internationale s’établit, notamment avec le mouvement tropicália.
Malgré les différences soulignées, il est intéressant de noter que les festivals et les chansons produites dans ces deux pays reflètent les contextes sociopolitiques respectifs. L’effervescence possible au Brésil dans les années 1960, palpable lors des festivals, va brutalement être étouffée sous la chape des années de plomb qui démarrent en 1968 avec l’instauration de la censure et l’emprisonnement ou le départ en exil de nombreux artistes. Dans ce pays, la production des années 1970 reste riche, mais doit faire face à ces nouvelles contraintes autoritaires. Au Portugal, les changements et les vents de modernité et de contestation qui commencent à souffler dans les années 1960 dans le milieu de la chanson vont s’intensifier dans la décennie suivante avec l’effervescence de la période révolutionnaire et la liberté d’expression.