Art mineur majeur, la chanson est devenue depuis une vingtaine d’années, en particulier dans l’aire francophone, un champ de recherche à part entière mobilisant de nombreux universitaires qui lui ont consacré des travaux privilégiant « des approches littéraire, esthétique, musicologique, sociologique, historique, interdisciplinaire et multi-médiale1 ».
En s’inscrivant dans la dynamique des études en cantologie théorisée par Stéphane Hirschi, Marc Gruas et Sandra Teixeira ont organisé deux journées d’études à l’Université de Toulouse Jean Jaurès (1er avril 2022) et à l’Université de Poitiers (27 janvier 2023) avec pour objectif de mettre à l’honneur la chanson en langue portugaise d’hier et d’aujourd’hui et de renouveler les approches et les croisements disciplinaires en faisant résonner les voix portugaises et brésiliennes. À Toulouse - Face A « Chanter la terre, la ville et la mer », il s’agissait d’écouter les chansons qui disent, écrivent et chantent la terre, la ville et la mer, et ce indépendamment des périodes historiques, des aires géographiques ou des styles musicaux traditionnellement associés à ces chansons ou thématiques. La chanson s’est faite alors parcours géographique ou symbolique, propice à l’expression d’enjeux existentiels, intimes ou collectifs. Emanuele de Maupeou et Emmanuelle Guerreiro proposent une réflexion croisée sur l’émergence et le rôle de la chanson engagée et des festivals au Brésil et au Portugal dans les années 1960 et 1970. Elles montrent dans quelle mesure les productions musicales reflètent un contexte historique et socio-politique spécifique au moment même de l’essor de la télévision dans ces deux pays. Marc Gruas revisite la scène rock portugaise des années 1980, notamment celle qui émerge dans la salle de concert lisboète Rock Rendez-vous. En se penchant en particulier sur des titres emblématiques de cette période, il analyse l’image de la ville mise en scène par l’artiste Rui Veloso ou par les groupes UHF et Margem Sul, en montrant comment la chanson dépeint une jeunesse désenchantée, ainsi que les transformations socio-économiques du Portugal au moment de son adhésion à la CEE en 1986. Agnès Pellerin, quant à elle, analyse le rôle de la chanson dans le cinéma iconoclaste de João César Monteiro, en particulier dans le film Le Dernier plongeon (1992), propice au renversement carnavalesque et à même de revisiter l’historiographie du cinéma musical portugais.
À Poitiers - Face B « Chanter fort (ou pas) : chanson, Histoire et politique au Portugal et au Brésil » les contributions ont donné à voir, à entendre et à interpréter les chansons qui mettent en scène, anticipent et accompagnent les événements marquants liés aux crises, aux tensions politiques, aux conflits. La chanson, dans une sorte de jeu d’action-réaction, se dévoile alors comme une arme, un outil de lutte et de revendication, ou encore le porte-parole d’un groupe, d’une génération, d’un mouvement. Georges da Costa a fouillé dans les archives du journal A Voz do Operário (1911-1915) et analyse la manière dont le fado ouvrier est conçu comme un outil de propagande, d’éducation et de critique sociale. Marie-Noëlle Ciccia consacre une étude approfondie et documentée à l’album Brésil - Sertão et Favelas de Zélia Barbosa (1967) dont certains titres figuraient dans le premier spectacle contestataire brésilien en 1964. À l’avant-garde du tropicalisme, cet album théâtralise l’oppression subie dans le sertão et la favela sous le régime autoritaire de l’époque. Sandra Teixeira analyse deux chansons de José Afonso, « Cantar Alentejano » (1971) et « Teresa Torga » (1976), inspirées d’événements à résonnance politique incarnés par deux figures féminines et lues comme la célébration d’une lutte encore en devenir pour l’émancipation des femmes dans la société portugaise. Enfin, Angélica Amâncio et Ana Carolina Nery Albino proposent, à partir des notions d’« histoire immédiate » et de « chanson de protestation », une réflexion sur les expériences récentes de résistance à travers la musique brésilienne des années 2022-2023. Elles établissent un parallèle avec d’autres périodes de crise ou de rupture démocratique au Brésil, afin de montrer la persistance de la mobilisation collective des affects dans le discours musical.
Ce dossier fait ainsi entendre les voix plurielles de la chanson en langue portugaise envisagée comme un espace d’expression et de revendication par des générations et des classes sociales parfois peu écoutées.