José Saramago
La survivance de l’utopie : du « soleil de justice » à l’intermittence des lucioles

  • José Saramago
    A sobrevivência da utopia: do “sol de justiça” à intermitência dos vaga-lumes
  • The Utopia’s Survival: from “the Justice’s Sun” to the Intermittency of the Fireflies

Cet essai a pour but de relire la traversée fictionnelle de José Saramago partant de la force solaire de Relevé de terre (2012) jusqu’à l’intermittence d’une petite lumière dans L’Aveuglement (2016) à partir d’un pari éthique fondé sur la survivance de l’utopie. À l’aide des métaphores lumineuses de Dante (il sole e l’altre stelle) et de Pasolini (lucciole) reprises par Didi-Huberman dans La survivance des lucioles, je propose de mettre en évidence l’engagement d’un auteur qui insiste sur la possibilité qu’ont les hommes de miner, par de petits gestes positifs, la dystopie dans laquelle la fin du XXe siècle menaçait déjà de sombrer.

Este ensaio pretende reler o caminho ficcional de José Saramago desde a solaridade de Levantado do chão (1980) à pequenina luz que surge intermitentemente em Ensaio sobre a cegueira (1996) a partir de uma aposta ética na sobrevivência da utopia. Tomando por base as metáforas de Dante (il sole e l’altre stelle) e de Pasolini (lucciole), relidas por Didi-Huberman em A sobrevivência dos vaga-lumes, desejo pôr em evidência o engajamento de um autor que não descuida da possibilidade de os homens minarem, com pequenos gestos positivos, a distopia em que a viragem do século parecia já submergir.

This essay pretends to make a reading about the José Saramago’s novels starting with the sunshine metaphor of Levantado do chão up to the little intermittent lights that appears in Blindness, based on the ethical bet of his utopia’s survival. By means of Dante’s and Pasolini’s metaphors (il sole e l’altre stelle and the lucciole) reinterpreted by Didi-Huberman in The Survival of the Fireflies, I would like to bring to light the author’s engagement. Saramago reinforces the human possibilities to undermine, by positive little attitudes, the dystopic context where the ends of the 20e century was drowning.

Plan

Texte

José Saramago

Texte intégral

l’amor che move il sole e l’altre stelle
Dante
, La Divina Commedia

abbiamo visto una quantità immensa di lucciole
Pasolini, Lettere

Este sol é de justiça.
José Saramago
, Levantado do chão

No centro da mesa, a candeia era como um sol rodeado de astros brilhantes.
José Saramago
, Ensaio sobre a cegueira

Les centenaires ne sont souvent que des hasards du destin. Mais quand le destin vient y ajouter un dialogue des temps, le hasard s’illumine et l’arbitraire cesse de l’être. Sans doute peut-on observer une telle conjoncture à l’occasion des 700 ans récemment célébrés de la disparition de Dante (1321) et des 100 ans de la naissance de Pasolini et de José Saramago (1922), que j’aimerais réunir ici pour un hommage solennellement partagé.

C’est Didi-Huberman qui, le premier, dans son livre La survivance des lucioles (2011), a eu l’idée de réunir les deux Italiens à partir des métaphores du soleil et des lucioles. Livre fondateur de la littérature occidentale, La Divine Comédie constitue, à juste titre, une traversée obligatoire pour les poètes italiens, de même que, par exemple, dans la Grèce Antique, à partir du gouvernement de Pisistrate, l’avaient été les poèmes homériques diffusés par les aèdes, dans le but explicite d’intégrer l’éducation des jeunes athéniens ; c’est aussi le cas de la permanence de Shakespeare, de Camões ou de Montaigne, et encore plus près de nous, de Proust, de Machado de Assis ou de Borges. Des classiques, dirait Calvino. Je dirais même plus : des textes fondateurs qui, étant eux-mêmes des bibliothèques imaginaires, deviennent à leur tour inéluctablement présents dans le bagage des voyageurs à venir.

Dans cette sorte de jeu du furet, plaisir intime de toucher les mains de l’autre dans le transfert de l’anneau – pour appeler sur la scène le nom de Roland Barthes dans son bel essai « Au Séminaire » – Pasolini touche la métaphore de Dante, et la met en mouvement, tel un voleur de mots qui aurait compris à quel point ces mots gagnent dans le don nomade qui préfère la métamorphose à l’éternité. Le geste de Pasolini, nourrissant son imaginaire de l’écriture de Dante, n’échappe pas à Didi-Huberman qui y dévoile le paradoxe d’une fructueuse alliance et d’une audacieuse mésalliance. Ce regard critique cache sans doute une expérience « perverse » (Barthes 1973, 31), qui trouve sa jouissance dans la jouissance de l’autre, dans ce cas particulier, par le biais de l’aventure de deux écrivains incontournables tels que Dante et Pasolini qui, séparés par six siècles, deviennent pourtant absolument contemporains dans le découpage critique exemplaire mené par Didi-Huberman. En d’autres mots, cela voudrait dire que Pasolini et Dante dépassent leur temps chronologique pour envahir, en amont ou en aval, l’espace de la littérature, sous la forme de la réminiscence ou de la projection.

L’univers de Dante était celui d’un Moyen Âge chrétien. La Divine Comédie, son œuvre majeure, tout en gardant une dimension autobiographique non négligeable, dépasse largement la référence personnelle à l’exilé de Florence pour atteindre, par l’effet de la fiction, les domaines de la politique et de l’éthique qui confrontaient le pouvoir de son temps ; et dans une dimension plus large, cette œuvre magistrale prend la forme d’un pèlerinage philosophique de base néoplatonicienne, où les valeurs théologiques trouvent leur ampleur dans la traversée ascensionnelle de l’Enfer au Paradis, intermédiée par l’expérience transitoire du Purgatoire. Dans ce sens, La Divine Comédie est métaphoriquement conçue comme une ascension vers la lumière, vers l’amour le plus pur che move il sole e l’altre stelle. En Enfer, il n’y avait que de faibles lumières intermittentes (lucciole), tels des feux follets dont le rôle n’était que de rappeler aux condamnés la beauté de la vraie lumière que le poids de leurs péchés leur avait volé à jamais.

Six siècles plus tard, le jeune Pasolini éprouve, à son tour, les temps sombres d’une Italie fasciste, tragique et coercitive, qui pourrait bien lui rappeler les premiers vers de La Divine Comédie de Dante :

Nel mezzo del cammin di nostra vita
mi ritrovai per una selva oscura,
ché la diritta via era smarrita (Dante, “L’Inferno”, vv 1-3)

Disons que le jeune étudiant de Bologne, qui avait alors vingt ans à peine, ne se sentirait pas encore « à la moitié du chemin de sa vie » (il était alors trop jeune pour en illustrer la métaphore), mais « la forêt obscure » qui régnait en Europe dans ce début des années 1940 faisait succomber aisément les esprits les plus fermes et les plus courageux. Pour Pasolini, la révolte de la jeunesse intellectuelle, qui marchait à contre-courant du système, avait quelque chose d’une ingénuité sexualisée. Il suivait des cours de Lettres, il n’était pas sur le front, et à la manière d’un Camus imaginant « Sisyphe heureux » (Camus 1970, 166), l’absurde pouvait parfois trouver dans la joi d’amor, de réminiscence provençale (Didi-Huberman 2009, 20), un moyen de réaction à la violence de la guerre, « forêt obscure » que l’on fuyait, par moments, dans la joie, malgré une certaine culpabilité.

Didi-Huberman récupère, comme base à ses réflexions esthétiques et éthiques, une lettre de Pasolini à Franco Farolfi, datée de 1941, où il raconte une aventure nocturne avec des amis aux alentours de Bologne. En pleine jouissance de cette « ex-cursion », qui consistait à « échapper » (ex) au « cours » (cursion) des événements, désobéissant à la castration du couvre-feu, les jeunes étudiants ont tout d’un coup aperçu « une immense quantité de lucioles » qui brillaient dans le noir comme des bosquets de feu, et qui « s’aimaient, et se cherchaient dans des vols amoureux ». Et il ajoute : « tandis que nous, nous étions secs, nous étions tout juste des mâles dans un vagabondage artificiel ». À cet émerveillement se suit pourtant une stupéfaction : arrivés au sommet de la colline, ils ont entrevu au loin « deux projecteurs très féroces, des yeux mécaniques auxquels il semblait difficile d’échapper » (Didi-Huberman 2009, 19), et la peur d’être reconnus les a alors accablés. C’était une lumière forte et violente, la lumière des tours de surveillance, en quête d’ennemis, de prisonniers en fuite, de juifs cachés, et quoi d’autre encore ! C’était une lumière démesurément claire, lumière brutale, qui blessait plutôt qu’elle n’éclairait. Il serait impossible de ne pas opposer la vision infernale de cette écrasante lumière à la beauté du scintillement des lucioles aperçues quelques moments auparavant et qui les avait tellement enchantés. La scène décrite produit des conséquences théoriques absolument radicales : Pasolini avait rendu inopérante la métaphore de Dante. En effet, il l’avait entièrement renversée. Voici ce qu’en dit Didi-Huberman :

C’est un temps où « les conseillers perfides » sont en pleine gloire lumineuse, tandis que les résistants de toute sorte, actifs ou « passifs », se transforment en fuyantes lucioles à se faire aussi discrets que possible tout en continuant d’émettre leurs signaux. L’univers dantesque est donc bien inversé : c’est l’enfers qui, désormais, est au grand jour avec ses politiciens véreux, surexposés, glorieux. Les lucciole, quant à elles, tentent d’échapper comme elles peuvent à la menace, à la condamnation qui désormais frappe leur existence. (Didi-Huberman 2009, 14)

Il faudrait pourtant ajouter qu’au cours des années 1970, suite à l’avènement cruel du néolibéralisme et à l’émergence de ce que Pasolini a appelé « un fascisme radicalement, totalement, imprévisiblement nouveau » (2009, 22), le poète et cinéaste italien remet en question la possibilité de la survivance des lucioles. Cependant, pour les buts de cette lecture, je choisis de me limiter à la métaphore de la lettre de 1941, dont je me servirai dorénavant ne serait-ce que pour démontrer que je ne suis pas loin du projet de lecture que je me suis donné en choisissant comme sujet de ces réflexions la discussion – assurément polémique – de la présence d’une dimension utopique tout au long de l’œuvre de José Saramago.

Cette forme d’utopie centrée sur le réel, que je crois pouvoir déceler chez Saramago, a comme point de départ l’image de ses grands-parents maternels, Jerónimo et Josefa, qui deviennent des références fondatrices de sa biographie, telle qu’il l’a conçue en termes littéraires. Lui, un paysan illettré qui, ayant ressenti l’approche de la mort, ne se laissa pas emmener de sa pauvre maison, dans la campagne du Ribatejo, sans dire adieu aux arbres de son jardin en les enlaçant un à un avant de partir (Saramago 1985, 29-30). Quant à Josefa, la grand-mère, son souvenir se mélange à quelques mots qu’elle avait prononcés un jour, déjà vieille, assise à côté de son petit-fils, au seuil de sa maison, sous un ciel étoilé, et qui ont la simplicité des révélations primordiales : « O mundo é tão bonito e eu tenho tanta pena de morrer. » (Saramago 1985, 27-28). Or, ce petit-fils n’est autre que l’écrivain José Saramago, qui allait reprendre ces deux scènes emblématiques de son passé dans deux chroniques du recueil Deste mundo e do outro (1985). Quelques dizaines d’années plus tard il y reviendrait, encore une fois, pendant son discours prononcé à l’occasion de la cérémonie du prix Nobel de Littérature en 1998, tout en ajoutant un commentaire personnel à ce souvenir enchanté, qui lui arrivait du passé comme un geste d’amour à la vie. Et il explicite: « Não disse medo de morrer, disse pena de morrer, como se a vida de pesado e contínuo trabalho que tinha sido a sua estivesse, naquele momento quase final, a receber a graça de uma suprema e derradeira despedida, a consolação da beleza revelada. » (Saramago 1999, 14).

En ce qui concerne la production fictionnelle de José Saramago, il serait trop aisé de reconnaître un projet utopique dans la radiosité épique de Levantado do chão (Relevé de terre, 2012)1, roman qui, d’une certaine manière, ouvre la voie à la reconnaissance définitive de son auteur par le biais d’une nouvelle façon d’articuler son écriture. Mais pour pouvoir parler de façon plus large et plus rigoureuse d’une survivance de l’utopie chez Saramago, il faudrait aller plus loin, pour observer cette constance dans une œuvre radicalement diverse, telle qu’Ensaio sobre a cegueira (L’Aveuglement, 2016), publiée quinze ans plus tard, en 1995, un roman sombre, noir, grave, extrêmement dur. Si le chemin ascensionnel qui avait caractérisé Levantado do chão y est définitivement mis à l’épreuve par une sorte de catabase collective, sans doute pourrait-on y déceler, dans les trouvailles de sa textualité, une hypothèse utopique minimaliste de la permanence subtile de la lumière. Je propose, en d’autres mots, de suivre le chemin qu’avait fait Didi-Huberman, pour retrouver justement, le long de l’œuvre de José Saramago, ces deux dimensions métaphoriques du soleil et des lucioles, bref le passage de Dante à Pasolini.

Levantado do chão est une histoire de paysans de l’Alentejo, qui traverse soixante-dix ans du XXe siècle (1904-1974/75), si l’on oblitère – injustement, il faut le dire – l’allusion médiévale à une jeune paysanne violée à la fontaine de son petit village, pendant qu’elle y lavait, sans doute, son linge ou ses cheveux, par un croisé du roi Afonso Henriques, connu sous le nom de Lamberto Horques Alemão. Le cadre de la violence médiévale signale déjà les deux séries de personnages qui joueront les rôles de protagoniste et d’antagoniste, dans l’aventure épique d’un roman qui, partant de l’inconscience de l’oppression, finit par une vraie révolution paysanne, une jacquerie victorieuse dans le post-25 avril 1974. D’un côté les paysans abrutis par le pouvoir, d’où est issue la famille Mau-Tempo, qui font face aux seigneurs des grandes propriétés foncières, les héritiers métonymiques de Lamberto avec ses succédanés Norberto, Gilberto, Humberto, Sigisberto…

La violation immémoriale de cette jeune paysanne devient fondatrice de la famille Mau-Tempo (Mauvais-Temps), ayant laissé comme preuve de ce viol la marque indélébile des yeux bleus, assez improbables dans leur histoire génétique, qui réapparaissent, avec une fréquence aléatoire, chez leurs descendants en souvenir de l’outrage passé.

Saramago s’était installé pendant trois mois chez les paysans de la région de l’Alentejo dont les noms, d’ailleurs, sont inscrits sur la page de dédicace du roman, comme un remerciement pour le temps passé là-bas à prendre des notes, à faire des interviews, à enregistrer des cassettes, enfin, à réaliser un travail sur le terrain qui lui a permis d’inscrire leurs histoires dans un roman où elles seraient évidemment réappropriées et remaniées par la littérature. Au-delà d’un réalisme de journaliste, il en a fait un roman. Il vaut la peine de rappeler les mots de l’auteur dans la quatrième de couverture de la première édition imprimée en 1980 :

Um escritor é um homem que sonha. E o meu sonho foi o de poder dizer deste livro quando o terminasse: « Isto é o Alentejo ». Dos sonhos, porém, acordamos todos, e agora eis-me não diante do sonho realizado, mas da concreta e possível forma do sonho. Por isso me limitarei a escrever: « Isto é um livro sobre o Alentejo ».

On y suit de près l’histoire de vie de quatre générations d’une famille de paysans composée de personnages fictionnels issus évidemment des histoires qu’il a pu recueillir, auxquelles l’auteur mélange des personnages historiques, comme Germano Vidigal et José Adelino dos Santos, deux victimes torturées et assassinées pendant la longue dictature de Salazar. José Saramago conçoit ainsi un roman où il réunit ce qui excelle dans la meilleure stratégie réaliste, celle qui dépasse une simple opération mimétique pour devenir un processus à double voie, capable de fictionnaliser le factuel, en l’inscrivant dans une structure romanesque, et en même temps de rendre à la fiction une dimension factuelle, par le biais du pacte de véracité et de témoignage des matrices de l’histoire.

Levantado do chão garde un caractère épique non négligeable, que l’on peut reconnaître dans la traversée ascensionnelle de ses personnages, qui passent symboliquement du « mauvais temps » de l’oppression à « l’épée » de la lutte victorieuse. Aussi pourrait-on surprendre, dans la textualité même du roman, la reprise métamorphosée d’innombrables échos camoniens, depuis le titre, qui met en évidence le participe passé levantado (soulevé), dérivé du verbe levantar/alevantar, dont il est fait plus de quarante fois mention dans Les Lusiades. Les marques épiques du roman sont mises en évidence par son recours aux métaphores qui rapprochent les deux espaces, celui de la terre (latifúndio) et celui de la mer, travaillés tous les deux par l’effort anonyme des navigateurs d’antan ou par ceux présents aujourd’hui : « O Latifúndio é um mar interior » (LC, 319) ; « mas quantas vezes será preciso dizer que o latifúndio é um mar interior » (LC, 358), ou encore, « No latifúndio interior não para a circulação das ondas » (LC, 363).

Levantado do chão s’inscrit par ailleurs dans la lignée des textes de formation où l’on assiste à un long processus qui va de la plus profonde aliénation, à laquelle les paysans portugais étaient soumis, jusqu’à une lumineuse prise de conscience qui les transforme en agents féconds d’une révolution. Le narrateur souligne ce parcours à travers la métaphore du blé déjà mûr : « Porém todos os tempos acabam por se cumprir. Este trigo, qualquer pessoa o vê, está maduro, os homens também. » (LC,138). Bref, de la confrontation avec les propriétaires fonciers, les forces de l’État et celles de l’Église, ce sont les paysans qui sortent vainqueurs, après des siècles de lutte acharnée.

Il faudrait souligner encore le travail textuel sur l’usage motivé des noms propres. D’un côté, on y voit bien l’ironie qui suggère l’adoption d’une attitude critique de la part du narrateur, les agents de la police étant identifiés par des syntagmes où par la rime interne afin de dénoncer leur ridicule tautologie : Cabo Tacabo, Tenente Contente, Sargento Armamento. Aussi, le représentant de l’Église a-t-il toujours le même nom (Père Agamedes), ce qui dénonce sa cristallisation idéologique malgré le passage du temps. Quant aux seigneurs de la terre, ils se ressemblent tous, vu la redondance du radical de leur prénom : berto. Dans ce dernier cas, il faudrait pourtant convenir que si l’effet d’écho les assimile les uns aux autres, malgré l’importance de leur généalogie, la signification du radical berht, d’origine germanique, ratifie leur appartenance à la sphère du pouvoir : berht a le sens de « brillant », « lumineux », « puissant », comme si leur pouvoir pouvait se justifier par la fatalité de leur origine familiale, sorte d’héritage ancien venu des temps immémoriaux.

Cette apparente fatalité sera pourtant renversée par la puissance épique du roman, tel que le narrateur l’avait prévu à la fin du premier chapitre où il avertissait ses lecteurs quant aux promesses révolutionnaires de l’histoire qu’il allait raconter2. En effet, si le nom propre est un signifiant puissant dans la construction des signifiés, le narrateur s’en servira aussi pour produire l’effet inverse de l’ironie qu’il avait investie, jusque-là, contre les oppresseurs, en invitant le lecteur à observer un marécage qui semble mort mais dont les eaux profondes viennent soudain au grand jour, pour annoncer l’explosion du gaz qui est enfin libéré3. Bref, le pouvoir n’est pas éternel. La révolution est capable d’opérer un changement radical dans l’échelle sociale et le roman atteint son climax quand justement l’ancien pouvoir des seigneurs fonciers, celui de la police et celui de l’Église sont brisés par les paysans révolutionnaires. De même, la parole ne leur appartiendra plus, car la victoire de l’opprimé correspond au silence de l’oppresseur. Le père Agamedes, par exemple, qui était censé convaincre les paysans du fait que « este mundo é o único possível, tal como está, que só depois de morrer haverá paraíso » (LC, 72), semble perdre son don de convertir car, comme le dit le narrateur, « quando a questão é duvidosa o padre Agamedes tresvaira um pouco, fala por parábolas, é só para ganhar tempo » (LC, 354) ; ce silence et cette apathie atteignent de même les soldats de la garde qui ne quittent pas leur refuge dans la préfecture de police, pendant que les propriétaires fonciers disparaissent : « […] nem falando nem cantando, nem calando nem chorando estão Norbertos e Gilbertos ausentes, para onde foram, sabe-se lá. » (LC, 364).

Cette utilisation motivée des noms propres prend toute son importance dans le cas de Maria Adelaide Espada, celle qui a hérité des yeux bleus de son grand-père, João Mau-Tempo, et dont la naissance recèle le bagage symbolique d’un Christ plus humain que divin. Voilà pourquoi elle aura droit aux trois rois mages (le grand-père, l’oncle et le père), qui lui apportent des cadeaux, et même à une comète transformée en lucioles, qui illuminent, dans le noir, le long chemin que Manuel Espada doit parcourir à pied pour aller à la rencontre de sa fille qui vient de naître. Elle héritera de son père le nom Espada (Épée), et s’appellera Adelaide, nom d’origine germanique, lui aussi, formé par le radical athal (qui veut dire « noble ») et haidu (« espèce », « qualité »). Bref, elle aura tous les attributs symboliques capables de justifier étymologiquement la prise de possession des terres abandonnées par leurs anciens propriétaires. Sorte de métonymie de sa génération, elle remplacera l’aristocratie des bertos, ne serait-ce que pour garder, dans son nom, la « qualité » de la nouvelle « noblesse », celle qui n’est pas héritée, mais, au contraire, conquise grâce à la lutte révolutionnaire.

Il faut quand même signaler que José Saramago a choisi d’arrêter son histoire, publiée en 1980, au moment de l’apocalypse révolutionnaire du mouvement des paysans de l’Alentejo, en d’autres mots, « nesse dia levantado e principal » (LC, 366) de l’été 1975. On devra convenir que les cinq années de décalage entre le temps du récit (1975) et le temps du discours (1980) n’ont pas été anodynes. Il suffit de jeter un coup d’œil sur les événements écoulés au cours de cet intervalle historique pour conclure qu’ils ont été expressément éclipsés par l’auteur. La victoire solaire de l’été 1975 n’allait pas durer longtemps, du moins pas telle qu’elle avait été rêvée. Quelques temps après avoir fui le Portugal, pour éviter les contraintes imposées par la Révolution du 25 Avril 1974, les familles de grands propriétaires essayèrent de récupérer leurs biens fonciers par le biais de pressions juridiques et politiques ; les coopératives agricoles, qui avaient été fondées selon le modèle communautaire, subirent des moments de tension et de crise dans leur organisation ; et, plus tard, au cours des années 1980, au moment de l’entrée du Portugal dans la Communauté Européenne, la production agricole portugaise subit des sanctions économiques imposées par une uniformisation, assez discutable d’ailleurs, des politiques agricoles soumises aux règles de la mondialisation. Sans aller plus loin, rappelons le cas des oranges de l’Algarve, dont la taille n’était pas conforme à celles commercialisées en Europe, et du prix du blé de l’Alentejo devenu plus cher par manque d’infrastructures technologiques nécessaires au stockage de la production.

José Saramago n’ignorait certainement aucune de ces questions. Cependant, c’est comme si, avec son roman, il était en train de faire un double pari. Il fallait d’abord garantir le juste hommage à la résistance continue des paysans engagés dans une « révolution » agraire, dont la victoire avait dépassé de loin les projets d’une « réforme » agraire traditionnelle conçue par des lois. Ensuite, il s’agissait de rendre vivante l’utopie de ceux qui avaient fait cette révolution ainsi que celle de leurs descendants. Depuis lors, ils n’ont jamais cessé d’exiger des différents gouvernements (plus à droite ou plus à gauche) une politique plus juste en ce qui concerne les impacts d’une agriculture extensive, qui menace la biodiversité de la région, et l’investissement dans des projets qui pourraient améliorer la situation des paysans, de façon à minimiser l’exode de jeunes vers les grandes villes. Levantado do chão est avant tout une histoire qui relève de l’expérience rurale dont José Saramago s’était nourri soit à travers le contact avec ses grands-parents maternels, chez qui il passait ses vacances scolaires ; soit plus tard, à partir de novembre 1975, sous l’impact de la fin du PREC4 et de sa démission du Diário de Notícias, quand il partira vivre chez des paysans de l’Alentejo pour recueillir, dans une enquête de terrain, des renseignements sur leur action révolutionnaire.

Voilà donc toute une série de données capables de justifier la radiosité du dernier chapitre du roman dont l’action concrète débute par une indication : « Este sol é de justiça. » (LC, 364). Elle s’oppose très nettement à ce qui avait été indiqué au tout début du roman, dans une scène indicielle où le narrateur soulignait la difficulté du chemin que faisaient Sara et Domingos Mau-Tempo : « Começou-lhes a chover para o fim da tarde […] » (LC, 15). On se tromperait littéralement si l’on prenait ces deux indications comme une simple notation météorologique. Leur sens va beaucoup plus loin. Ces données sont intimement liées, comme des signifiants et des signifiés de l’histoire, des points extrêmes de la longue traversée vers « le soleil de justice », qui « brûle et enflamme », tel que l’avaient annoncé les fourmis, au moment de la naissance de Maria Adelaide, à travers l’irruption du cri et l’arrivée impétueuse de la lumière :

Há, porém, milagres. A menina está deitada em cima do lençol, bateram-lhe logo que veio ao mundo e nem de tanto precisava por que na sua garganta voluntariamente se estava já formando o primeiro grito da sua vida, e há-de gritar outros que hoje nem por sombra deles se imaginarão possíveis, e chora, sem lágrimas […]. (LC, 295)5
[...] como é dia de clara e quente luz e a porta está aberta, cai sobre este lado do lençol uma luminosidade reflectida, não curemos agora de saber donde […]. (LC, 295)6
Duas horas depois, mais tempo fosse e todo haveria de parecer curto, Manuel Espada saiu de casa, vai ter de esforçar o passo para chegar ao trabalho antes do sol fora. Os dois vagalumes que tinham estado à espera puseram-se outra vez a voar, rentinho ao chão, com tal claridade que as sentinelas dos formigueiros gritaram para dentro que estava o sol nascendo.
(LC, 301)7

La naissance de Maria Adelaide est donc l’aurore d’un nouveau monde ; c’est la lumière qui surgit avant l’aube, la lumière qui met en action les fourmis, ces observatrices attentives de la misère et du travail des hommes, celles qui, ayant été les seules à témoigner de la torture et de la mort de Germano Vidigal, se sont promis de raconter un jour la vérité, toute la vérité, et rien que la vérité8. Il s’agit là d’une stratégie ambigüe, par laquelle le narrateur introduit dans son roman la présence d’un réalisme fantastique, qui se prête paradoxalement à la vraisemblance du récit, dans la mesure où la torture n’a jamais de témoins qui veulent la décrire. Il faudrait donc en inventer un et les fourmis sont appelées à occuper cette place vide.

Levantado do chão réunit très habilement, à la fin du récit, la tonalité épique et la dimension biblique dans la scène de la résurrection des morts qui, tels leurs compagnons de lutte, se lèvent eux aussi de la terre, sans avoir à attendre l’avènement du paradis de Dante pour se réaliser en plénitude. C’est sur la terre, la même terre qui accueille les volontés de Baltasar et de Blimunda, la même terre à laquelle appartient José Saramago, tel qu’on le voit inscrit sur sa pierre tombale, placée sous un olivier, au cœur même de Lisbonne. C’est là où rayonne « le soleil de justice » et où les morts ressurgissent pour participer à la fête révolutionnaire. On est loin ici d’une transcendance quelconque : c’est par « justice » que le soleil brille sur la terre9, de même que c’est par justice que les « mille vivants et les cent mille morts, ou les deux millions de soupirs » se lèvent ensemble de la terre, car, enfin, « é dia de revolução, quantos são » (LC, 364).

Arrivés à ce niveau inéquivoque de la lumière, il faudra repérer le scintillement des lucioles pour garantir notre hypothèse d’une survivance de l’utopie dans l’œuvre de José Saramago. Or, les lucioles, on le sait déjà, brillent dans le noir et sont la preuve de la santé de la nature, de son équilibre écologique. L’excès de clarté, les lumières artificielles, les ordures, les déchets urbains, les pesticides mettent en danger la danse érotique et lumineuse des mâles et des femelles, en condamnant les lucioles à la disparition. Leur survivance réelle et métaphorique exige donc une lutte tenace à l’heure de notre modernité tardive qui risque de succomber sous les coups des crises écologique, politique, sociale, économique et éthique. On pourrait conclure par là que, si les lucioles survivent, c’est parce qu’elles luttent. Elles sont comme la « toute petite lumière » du poème de Jorge de Sena, qui « brille, scintille, ondule / indéfectible proche dorée » comme forme de résistance. Ce poème insiste, d’ailleurs, sur l’affrontement entre la dégénérescence et la lumière, par le choix d’une anaphore qui mimétise cet effort démesuré de continuer à briller :

Tout est incertain ou faux ou violent : elle brille.
Tout est terreur vanité orgueil : elle brille.
Tout est pensée réalité sensation savoir : elle brille.
Tout est noir ou clarté contre ce même noir : elle brille.
Depuis toujours ou depuis jamais ou pour toujours ou à jamais : elle brille.10

La survivance de la « toute petite lumière », en d’autres mots, la survivance des lucioles, exige donc la tâche démesurée de faire face à un temps dystopique qu’on retrouvera radicalisé dans le roman Ensaio sobre a cegueira (L’Aveuglement) où l’auteur choisit, pour métaphoriser l’absurde, l’image inattendue d’une cécité toute blanche qui élimine toute similitude avec l’aveuglement conventionnel de l’absence de lumière. Cela dit, l’expérience tragique devient exponentiellement absurde, par le fait d’échapper deux fois à la rationalité : elle est méconnue et elle ne se prête pas à la connaissance.

Cette « mer de lait » déclenche les pulsions les plus violentes au sein de la communauté des aveugles, victimes de la maladie et de l’irrationalité des décisions sanitaires du gouvernement, mais agents eux aussi de l’institution d’une violence interne, ce qui permet d’évoquer, sans trop d’effort, les réflexions de Hannah Arendt sur la banalité du mal. Elle affirme que le mal est banal, dans le sens où il n’est pas nécessairement produit par des figures ontologiquement monstrueuses, mais, au contraire, il peut s’installer chez l’homme commun. Le dernier chapitre de son livre – Eichmann em Jerusalém : um relato sobre a banalidade do mal – se clôt par ce paragraphe : « Comme si, en ces dernières minutes, il résumait la leçon que nous a apprise cette longue étude sur la méchanceté humaine – la leçon de la terrible, de l’indicible, de l’impensable banalité du mal »11. Ce passage d’une question historique à un concept philosophique amplifie démesurément les limites de l’horreur d’autant plus qu’il refuse toute condescendance envers l’accusé. En concluant que le mal n’advient pas d’une racine monstrueuse, Hannah Arendt le retire du domaine de l’exception et souligne qu’il peut germer chez n’importe qui, chaque fois qu’une idéologie perfide est capable d’enlever à l’homme sa capacité de penser et de juger.

Ensaio sobre a cegueira est, à vrai dire, une dénonciation puissante de la cécité des hommes. À la fin du récit, la constatation de la protagoniste, la femme du médecin, le seul personnage qui ne devient pas aveugle, est d’autant plus grave qu’elle se conjugue au présent : « Penso que não cegámos, penso que estamos cegos, Cegos que veem, Cegos que, vendo, não veem. » (EC, 310)12. Aucun happy end ne peut donc s’annoncer quand les hommes et les femmes récupèrent la faculté de voir. Cet aveuglement est par définition irrationnel car rien ne justifie ni son début ni sa fin. D’ailleurs la catabase traversée par tous ces hommes ne leur garantit pas l’effet positif d’une révélation collective qui aurait pu suggérer un dépassement effectif de la crise des valeurs de la communauté. Toutefois, bien que nous ne puissions pas parler d’un apprentissage, ceux qui, devant l’épreuve du mal radical, ont su garder leur capacité de juger et de penser, comme l’a dit Hannah Arendt, arrivent à un dévoilement précaire des valeurs cachées ou oubliées qui les conduit à une forme possible de résistance.

Si cette descente aux enfers n’est pas, comme chez Dante, une étape ascensionnelle dans la direction « du soleil et des autres étoiles », José Saramago entend qu’il ne faudrait pas en clore toutes les issues. Son roman permet de saisir quelque chose qui va au-delà d’une simple dénonciation de l’horreur, comme si l’auteur était encore capable d’entrevoir, en plein chaos, une oasis formée par les sept personnages qui échappent au modèle biblique et plastique de la parabole des aveugles13, vu que, dans leur cas, ils sont guidés par une femme qui voit. Il y a même dans le roman, quelques scènes exemplaires où ces personnages, malgré l’abjection où ils sont noyés, arrivent à maintenir intacte la dignité des petits gestes de leur humanité presque oubliée. Ce sont ces moments de la « petite lumière » qui, à mon avis, permettent d’y pressentir la survivance des lucioles.

Je choisis comme point de départ l’épisode emblématique d’une suggestion de jeu, née parmi les aveugles, en plein milieu de l’espace infernal de l’asile où ils ont été enfermés. La règle du jeu consiste à raconter ce que chacun a vu juste avant d’être envahi par la cécité blanche. Après quelques histoires plus ou moins anodynes – qui ont tout de même le mérite d’éloigner par moments les personnages de la violence à laquelle ils sont exposés – « une voix inconnue » intervient pour raconter, à son tour, sa dernière vision : « O último que eu vi foi um quadro, Um quadro, repetiu o velho da venda preta, e onde estava, Tinha ido ao museu […] » (EC, 131). Ce que cette voix commence alors à décrire est, à vrai dire, beaucoup plus qu’un tableau, il s’agit d’une toile composite où se mélangent tous les temps, tous les genres, tous les thèmes et toutes les écoles de la peinture occidentale. On y voit côte à côte : « uma seara com corvos e ciprestes e um sol que dava a ideia de ter sido feito com bocados de outros sóis » ; « um cão a afundar-se, já estava meio enterrado, o infeliz » ; « uma carroça carregada de feno, puxada por cavalos a atravessar uma ribeira » ; « uma mulher com uma criança ao colo » ; « uns homens a comer [...] Os homens eram treze » ; « uma mulher nua, de cabelos louros, dentro duma concha que flutuava no mar, e muitas flores ao redor dela » ; « uma batalha [...] Mortos e feridos [...] E um cavalo com medo » (EC, 131).

Cette « voix inconnue » qui fait de si riches références est un aveugle deux fois anonyme puisqu’il lui manque une épithète qui aurait pu le caractériser, comme c’est le cas des autres personnages qui, n’ayant pas de noms propres, sont quand même reconnus comme : « le premier aveugle », « le médecin », « la femme du médecin », « la demoiselle aux lunettes de soleil », « le jeune garçon atteint de strabisme », « le vieux au bandeau noir », « la femme des insomnies ». Dans son cas, au contraire, le narrateur choisit de lui réserver le lieu du secret, comme si cette « voix inconnue », qui d’ailleurs ne se fait jamais connaître, pouvait émaner de l’énonciation elle-même. La possibilité de surprendre chez elle la voix de l’auteur ne serait pas du tout improbable, puisque ce type de clin d’œil est une stratégie d’intervention assez connue dans les romans de José Saramago, chaque fois qu’il lui faut souligner l’importance de certains moments-clés du récit, ceux qui semblent exiger la présence de l’auteur lui-même pour radicaliser la force des commentaires du narrateur14.

Dans le cadre de ce roman la figure de l’auteur s’impose presque par un effet de vraisemblance, car seul lui serait capable de pressentir ce que le jeu et l’art ont en commun. Ils excèdent, tous les deux, toute finalité pratique, pouvant agir sur un domaine de l’âme humaine qui va dans le sens opposé d’un monde orienté par la rationalité de l’esprit et par la rentabilité du travail. Le jeu et l’art agissent, dans ce cas, comme la « contre-diction » de l’absurde, la rêverie précaire qui insère la mémoire de la beauté dans l’ignominie et dans le chaos, comme des exemples des « pouvoirs immatériels », tel que les a conçus Umberto Eco, en les voyant comme des exercices faits « gratia sui, par amour d’eux-mêmes – et qu’on lit pour le plaisir, l’élévation spirituelle, l’élargissement des connaissances, voire comme pur passe-temps, sans que personne ne nous y contraigne » (Eco 2002, 9). Le jeu est donc capable d’installer encore, dans cet enfer de l’exclusion et de l’enfermement radicaux, le dialogue, la conversation, le bavardage et la divination comme une sorte de suspension de la réalité, une « toute petite lumière » qui scintille dans l’ombre.

La seconde scène exemplaire est, paradoxalement, celle qui succède à la violence collective la plus radicale, où les femmes sont les plus grandes victimes, violées par une faction d’aveugles en échange de nourriture. Devant la famine et la menace de la mort, les femmes acceptent de payer le prix mais l’une d’elles succombe à la cruauté du viol.

La scène décrite fait voir la femme du médecin et sa compagne, la femme des insomnies, et récupère, par l’agencement de leurs corps, l’image traditionnelle de la « Pietà », alliée à une évocation linguistique supplémentaire de la « Dernière Cène », de façon à rendre visible l’effort surhumain de la protagoniste qui arrive à réunir encore ce qui pouvait rester des gestes de générosité, de respect, en d’autres mots, d’amour, pour ne pas renoncer à son dernier instinct de dignité :

Está morta, disse a mulher do médico, e a sua voz não tinha nenhuma expressão, [...] Levantou em braços o corpo subitamente desconjuntado, as pernas ensanguentadas, o ventre espancado, os pobres seios descobertos, marcados com fúria, uma mordedura num ombro, Este é o retrato do meu corpo, pensou. (EC, 178)15

On aurait cru impossible à ces femmes violées, blessées et humiliées, d’échapper à ce repaire infernal où elles avaient été noyées, agressées dans le corps et dans l’esprit. Et, pourtant, un peu d’eau, « même si puante, même si croupie », que la femme du médecin avait pu durement recueillir dans un seau, vient au secours du corps déjà sans vie de la « femme des insomnies », ironiquement endormie pour toujours :

Queria um balde [...] queria enchê-lo de água, ainda que fétida, ainda que apodrecida, queria lavar a cega das insónias, limpá-la do sangue próprio e do ranho alheio, entregá-la purificada à terra [...]. Quando o médico e o velho da venda preta entraram na camarata com a comida, não viram, não podiam ver, sete mulheres nuas, a cega das insónias estendida na cama, limpa como nunca estivera em toda a sua vida, enquanto outra mulher lavava, uma por uma, as suas companheiras, e depois a si própria. (EC, 180-181)

Échappés de l’asile, après l’incendie qui le dévore, les aveugles sont rejetés dans l’enfer de la ville démantelée par l’épidémie de cécité. Dans ce nouvel espace du chaos, la description d’un geste épique, nourrie du souvenir plastique du tableau de Delacroix, « La Liberté guidant le peuple », aurait toutes les chances de paraître invraisemblable ou inappropriée. Il a donc fallu au narrateur un effort de plus pour choisir des stratégies capables de rendre à ce moment tragique le reste d’une intégrité perdue. Sans élider sa parcelle d’auto-ironie, il construit son allusion par des étapes apparemment anodines, qui s’ajoutent et se complètent, jusqu’à ce que l’on puisse la retrouver tout entière, comme une sorte de révélation. Et le tableau émerge alors sans que l’on puisse en douter, quand la femme du médecin part à la recherche de nourriture dans un supermarché déjà vandalisé par d’autres aveugles affamés.

Les étapes de cette allusion produisent en crescendo l’arrivée inattendue de la lumière, comme une nouvelle résistance aux ténèbres :

A mulher do médico conseguira enfim sair para o patamar, praticamente vinha meio despida, por ter ambas as mãos ocupadas não se pudera defender dos que queriam juntar-se ao pequeno grupo que avançava [...] os soldados iam ficar de olho arregalado quando ela lhes aparecesse pela frente com os seios meio descobertos. (EC, 209)16
[...] também tenho de arranjar roupas, estamos reduzidos a farrapos, a mais necessitada era ela, pouco menos do que nua da cintura para cima. (EC, 217)17
Estava a chover torrencialmente quando alcançou a rua. Melhor assim, pensou, ofegando, com as pernas a tremer, vai sentir-se menos o cheiro. Alguém tinha deitado a mão ao último farrapo que mal a tapava da cintura para cima, agora ia de peitos descobertos, por eles lustralmente, palavra fina, lhe escorria a água do céu, não era a liberdade guiando o povo, os sacos, felizmente cheios, pesam demasiado para se levar levantados como uma bandeira.
(EC, 225)18

Une héroïne « tout essoufflée, les jambes tremblantes » ne défait qu’apparemment la tonalité grandiose d’une scène, reconnue par la tradition, peu à peu suggérée par le narrateur : « elle arrivait presque nue », « les seins à moitié découverts », « presque nue au-dessus de la ceinture », « maintenant elle s’en allait les seins nus ». À ces étapes descriptives qui soulignent crescendo sa nudité, s’ajoute alors le mot « lustral » (en portugais sous sa forme adverbiale lustralmente) qui entoure le personnage d’un halo lumineux, tel qu’on le voit dans le tableau de Delacroix, accru cette fois-ci du supplément purificateur de l’eau de pluie qui lui coule sur le corps. Cette allusion plastique semble, pourtant, à un certain moment, mise en question par le narrateur qui affirme, malgré la surprise du lecteur, qu’elle « n’était pas la liberté guidant le peuple », en osant, en principe, anéantir la force d’une ekphrasis qu’il avait jusque-là peu à peu construite. Si on le lit ainsi, on risque pourtant de se tromper. Cette apparente démystification d’une similitude culturellement positive ne fait que rendre plus digne la traversée de la protagoniste qui « heureusement » – comme le renforce le narrateur – n’a pas besoin de lever les sacs de nourriture « comme s’il s’agissait d’un drapeau » tout simplement parce qu’ils dépassent, de loin, le geste épique de l’iconographie, en se faisant l’image concrète, et non plus symbolique, du salut de la communauté. La femme du médecin qui venait en aide à ses compagnons, tout essoufflée, courbée sous le poids de la nourriture qu’elle avait pu bravement récupérer, était sans aucun doute une nouvelle Marianne, superlativement victorieuse puisqu’issue de la pire des vicissitudes.

Les personnages de Ensaio sobre a cegueira sont définitivement des êtres sans abri, qui traversent les rues, les places et les impasses d’une ville, déboussolée, dilapidée, pillée, saccagée, où les références minimales de la civilisation semblent perdues à jamais : « […] o que ali estava não era uma cidade, era uma extensa massa de alcatrão que ao arrefecer se moldara a si mesma em formas de prédios, telhados, chaminés, morto tudo, apagado tudo. » (EC, 280). Dans cette errance, le petit groupe des six aveugles, toujours guidé par celle qui voit, arrive, enfin, à une destination qui lui semble étrangement réservée. Le narrateur, par des stratégies de cinéaste, sait bien comment faire de son regard une caméra, qui amplifie ou réduit de cadre, selon la pertinence de la description : soit un plan général où domine la foule, telle l’insurrection des aveugles ou l’incendie qui détruit l’asile, soit un très gros plan sur un petit geste de salut, soit le voyeurisme d’une scène privée. Finalement, le close-up et la caméra indiscrète sont les modes d’appréhension privilégiés à travers lesquels le narrateur choisit des petits gestes d’affection, qui laissent entrevoir la métaphore filée de ce que l’on a appelé, depuis le début de ces réflexions, la « survivance des lucioles ».

Le roman approche de la fin quand ce petit groupe arrive chez la femme du médecin. Cette arrivée à l’appartement où le couple vivait avant le désastre est une sorte de premier rachat de la dignité perdue. Les portes ont résisté aux invasions aléatoires des aveugles perdus dans la ville, et l’intérieur de l’habitation a été préservé, de façon à pouvoir donner à cette arrivée des sept pèlerins le poids métaphorique du retour au nid abandonné. Chaque petit geste des personnages rend à la scène la dimension mythique de l’entrée au paradis :

Vivíamos aqui, limitou-se a responder. [...] O médico meteu a mão num bolso interior do seu casaco novo e tirou as chaves. Ficou com elas no ar, à espera, mas a mulher guiou-lhe suavemente a mão em direção à fechadura. [...] Foi portanto a uma espécie de paraíso que chegaram os sete peregrinos, e tão forte foi esta impressão, a que, sem demasiada ofensa do rigor do termo, poderíamos chamar transcendental, que se detiveram à entrada, como tolhidos pelo inesperado cheiro duma casa fechada, noutro tempo teríamos corrido a abrir as janelas para arejar. (EC, 256-257)

Le couple évoque alors la vie qu’il y avait vécue et le narrateur en profite pour accentuer certains détails : le geste du médecin qui garde les « clés » de la maison dans la poche de sa « nouvelle veste », suivi du close up sur sa femme qui lui « guide doucement la main » de façon à ce qu’il puisse, lui-même, ouvrir la porte, comme une garantie de la fermeté des petits gestes d’humanité et de générosité qui pouvaient encore survivre, au-dessus de l’excitation non méprisable du moment. La dimension transcendantale d’un espace intègre – « sorte de paradis pour les sept pèlerins » – prend tout son sens devant « l’odeur inattendue d’une maison fermée », qui garde paradoxalement une valeur accrue si l’on pense à l’idée que lui attribue le sens commun. Cette odeur est un baume, le signe d’un espace qui n’a pas été touché, contaminé, violé. Un espace originel, avec une odeur qui n’éveillerait jamais le désir d’« ouvrir les fenêtres pour aérer », non seulement parce que l’odeur du dehors serait « putride, fétide, nauséabonde, pestilentielle »19, mais pour une autre raison, bien plus profonde, de préservation de cet utérus maternel dont la protection suppose un espace fermé. Comme le dit Bachelard dans La poétique de l’espace, « contre tout et contre tous, la maison nous aide à dire : je serai un habitant du monde, malgré le monde » (Bachelard 1957, 62), ce qui convient parfaitement à la sensation éveillée par l’arrivée dans une maison qui garde un passé vécu, avec ses petits coins connus, non seulement de ceux qui y ont vécu, mais de toute la petite communauté qui s’est formée autour de la femme du médecin. Ces personnages redeviennent ainsi des « habitants du monde, malgré le monde ». Qu’on se souvienne ici de l’étymologie selon laquelle le « monde » (qui se rapproche du concept grec de « cosmos ») est lié à tout ce qui est pur, ordonné, propre. Bref, le chemin parcouru entre l’asile et l’appartement correspond au passage du chaos au cosmos, de l’immonde au monde.

L’entrée dans l’appartement obéit forcément à une sorte de rite : enlever les chaussures à l’entrée, enlever les vêtements sales, chercher des vêtements propres, trouver ce qu’il peut encore y avoir à manger, puis s’asseoir devant une table mise et une vieille lampe à huile qui donne de la lumière, « une toute petite lumière, qui brille incertaine, […] ici, au milieu de nous, une petite lumière qui vacille exacte qui scintille ferme qui n’illumine pas, qui brille seulement »20. La femme du médecin explique alors à ses camarades qu’il s’agit d’une petite lumière mais qui permet quand même de se voir. Et pour compléter le rite, ils vont boire de l’eau pure, réservée dans une grosse bouteille, dont le médecin se souvient encore de l’existence. Un bijou précieux, rescapé d’un autre temps, avant que le couple ne soit envoyé vers l’espace de l’exclusion, et qui devient le symbole d’une résurrection qui se répète dans la nouvelle cène communautaire, dans ce nouveau rituel auquel préside la femme du médecin, et qui, par le rythme de la phrase et les mots du récit nous oblige à reconnaître aisément la dernière cène du Christ :

Vamos todos beber água pura, ponho os nossos melhores copos na mesa e vamos beber água pura. Agarrou desta vez a candeia e foi à cozinha, voltou com o garrafão, a luz entrava por ele, fazia cintilar a joia que tinha dentro. Colocou-o sobre a mesa, foi buscar os copos, os melhores que tinham, de cristal finíssimo, depois, lentamente, como se estivesse a oficiar um rito, encheu-os. No fim disse, Bebamos. As mãos cegas procuraram e encontraram os copos, levantaram-nos tremendo. Bebamos, repetiu a mulher do médico. No centro da mesa a candeia era como o sol rodeado de astros brilhantes. (EC, 264)

C’est encore une fois Bachelard, dans L’eau et les rêves, qui fait de l’eau claire le modèle axiologique de toutes les purifications. Dans ce cas, l’image de l’eau pure, l’eau lustrale, pénétrée par la lumière de la lampe à huile, fusionne habilement les deux éléments, le feu et l’eau. Cette lumière qui « pénétrait la bouteille et faisait scintiller le bijou qu’elle contenait », réalise par deux voies (le feu et l’eau) le rituel de purification qui s’achève, enfin, dans toute son ampleur, dans la scène suivante. La pluie qui tombe de toute sa force recrée, alors, une nouvelle allusion à la peinture occidentale : la danse des Trois Grâces.

Nous voilà alors devant l’exemple de la « caméra indiscrète », où le narrateur choisit de transférer à un observateur hypothétique – stratégie en principe absolument incongrue si l’on pense que tout se passe dans un monde d’aveugles – la description du bain des trois femmes sur le balcon de l’appartement, là où l’on a également déposé les chaussures et les vêtements, soit tout le poids de l’« immonde » qui profite de l’averse tombée du ciel. Le spectacle est à tel point réparateur qu’il pourrait dériver vers une dose de sentimentalité excessive et sans doute injustifiable en ces temps de misère et de pénurie. C’est donc à partir d’un regard imaginaire venu du dehors que la scène est entrevue, analysée, jugée et enfin perçue dans sa dimension la plus rédemptrice :

Talvez no prédio em frente, por detrás daquelas janelas fechadas, alguns cegos, homens, mulheres, acordados pela violência das bátegas [...] recordem o tempo em que, assim, tal como estão agora, viam cair a chuva do céu. Não podem imaginar que estão além três mulheres nuas, nuas como vieram ao mundo, parecem loucas, devem de estar loucas, pessoas em seu perfeito juízo não se vão pôr a lavar numa varanda exposta aos reparos da vizinhança, menos ainda naquela figura, que importa que todos estejamos cegos, são coisas que não se devem fazer, meu Deus, como vai escorrendo a chuva por elas abaixo, como desce entre os seios, como se demora e perde na escuridão do púbis, como enfim alaga e rodeia as coxas, talvez tenhamos pensado mal delas injustamente, talvez não sejamos é capazes de ver o que de mais belo e glorioso aconteceu alguma vez na história da cidade, cai do chão da varanda uma toalha de espuma, quem me dera ir com ela, caindo interminavelmente, limpo, purificado, nu. (EC, 266)
Tu és bonita, disse a rapariga dos óculos escuros, Como podes sabê-lo, se nunca me viste, Sonhei duas vezes contigo, [...] Eu também te vejo bonita, e nunca sonhei contigo, disse a mulher do primeiro cego [...] Vou-me chegando aos cinquenta, Como a minha mãe, E ela, Ela, quê, Continua a ser bonita, Já foi mais, É o que acontece a todos nós, sempre fomos mais alguma vez, Tu nunca foste tanto, disse a mulher do primeiro cego [...] A mulher do médico tem nervos de aço, e afinal a mulher do médico está desfeita em lágrimas por obra de um pronome pessoal, de um advérbio, de um verbo, de um adjetivo, meras categorias gramaticais, meros designativos, como o são igualmente as duas mulheres mais, as outras, pronomes indefinidos, também eles chorosos, que se abraçam à da oração completa, três graças nuas sob a chuva que cai. (EC, 267)21

Comme la femme du médecin qui « a des nerfs d’acier, et pourtant […] se voit plongée dans des larmes », le narrateur, lui aussi, suit cette effusion de sentiments en faisant pourtant des efforts pour voir ce qu’il y a d’incongru dans ces affections démesurées, en analysant ce qu’il y a d’absurde dans le fait que celle qui jusque-là n’avait pas pleuré se trouve, d’un coup, plongée dans des larmes « à cause d’un pronom personnel, d’un adverbe, d’un verbe, d’un adjectif, de simples catégories grammaticales, de simples désignatifs ». Mais, à vrai dire, on pourrait y voir une fausse question, comme si le narrateur ne faisait que s’imposer un effort de rationalisation pour éviter de plonger lui aussi dans des larmes, lui qui connaît bien le pouvoir des mots et la force des « catégories grammaticales » et des « désignatifs » quand ils se réunissent comme écriture, quand ils font plus que démontrer, informer, désigner pour devenir, enfin, littérature.

De même, on pourrait trouver incongru et presque improbable, dans le récit d’un monde d’aveugles, le nombre si important de références à l’histoire de l’art occidental. On se tromperait encore une fois car, dans ce roman qui superpose à la cécité blanche la vision sombre et chaotique de la ville, à laquelle seuls le narrateur et la femme du médecin peuvent accéder, les couleurs des métaphores plastiques deviennent l’espace de la permanence de la lumière. Depuis le jeu des tableaux, depuis l’acte de laver le corps de la femme morte, depuis la Marianne sans drapeau mais illuminée par l’eau lustrale de la pluie, jusqu’à la lampe à huile qui traverse et fait briller la bouteille d’eau pure, et, enfin, jusqu’au bain des Trois Grâces, on voit toujours « une toute petite lumière, qui scintille » et ne quitte jamais entièrement l’espace de l’expérience collective la plus cruelle que José Saramago n’ait jamais décrite.

La dernière scène du roman est suffisamment elliptique pour empêcher d’en tirer une conclusion optimiste ou d’y trouver une vraie sortie au désastre. Rien n’indique l’arrivée d’une nouvelle tragédie, mais rien ne nous mène non plus au dépassement de cette cécité ontologique que la mer de lait aurait pu contribuer à surmonter. Dans une vision macro, il n’y a certes pas trop de changements en vue. Cependant, il y a quand même un vieux au bandeau noir à qui le médecin promet une opération qui lui rendra de nouveau la vue sans les ombres d’une cataracte ; il y a une jeune femme dont la vie cheminait vers un destin incertain qui découvre l’amour dans cet homme d’âge mûr ; il y a un jeune garçon atteint de strabisme qui a perdu sa mère mais qui a retrouvé une famille ; il y a une femme, qui n’a jamais cessé de voir, mais qui a eu la générosité de ne pas voler à son mari le petit rôle d’avoir les clés de son appartement et de l’aider pour que ce soit lui qui ouvre la porte, en lui rendant ainsi la fonction précaire mais symbolique d’ouvrir le monde.

Quand les personnes récupèrent une à une la vision, la femme du médecin entend alors l’euphorie de ceux qui recommencent à voir. Alors « elle regarde en bas, vers la rue couverte de déchets et d’ordures », image eschatologique de la peste collective ; ensuite elle regarde le ciel et le voit tout blanc. Un ciel tout blanc, dans ce contexte, n’échapperait pas à l’idée d’un ciel aveugle, une éternelle et sereine mer de lait. Si on arrive à le voir ainsi – et ce serait tout juste une hypothèse dont le roman n’offre pas la clé – les inquiétudes camoniennes sur les douleurs des hommes face au ciel seraient toujours d’actualité. Écoutons-le dans Les Lusiades:

Onde pode acolher-se um fraco humano,
Onde terá segura a curta vida
Que não se arme e se indigne o Céu sereno
Contra um bicho da terra tão pequeno?
(Camões I : 106)

Le voilà déjà, en plein Humanisme, ce ciel « serein », impassible devant le malheur de l’humanité. Sans doute la femme du médecin n’aura-elle pas fait ce genre de réflexion (que le narrateur, pourtant, ne serait pas loin d’approuver). Il lui est venu tout de suite l’idée absurde de devenir, cette fois-ci, aveugle. Pour échapper à de telles pensées elle baisse les yeux : « La ville était encore là »22. Une ville immonde, pestilentielle, jonchée de débris, infernale. Voilà pourtant ce qui leur reste pour recommencer. Il faut recommencer à partir des ordures et des ruines laissées par l’Histoire.

Le roman, à vrai dire, ne se ferme pas. Il n’a pas de vraie clôture. Il se suspend plutôt. Et comme nous l’avons appris, depuis longtemps, chez Bernardim Ribeiro23, « le livre sera fait [il l’est toujours] de ce qui est écrit dedans ». Il n’y a rien d’autre après le point final. On peut cependant observer que, si le Soleil n’a pas participé à la fête illusoire des gens qui criaient et qui chantaient, il y a eu malgré tout, le long du chemin, quelques petites lumières scintillantes que le narrateur s’est efforcé de disséminer pour garantir « la survivance des lucioles ».

Bibliographie

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CAMUS, Albert. Le mythe de Sisyphe. Paris : Gallimard, Col. Idées, 1970.

CUNHA, Antônio Geraldo da. Dicionário analítico de Os Lusíadas. Rio de Janeiro: Presença / INL- MEC, 1980.

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SARAMAGO, José. Levantado do chão. Lisboa: Caminho, 1980.

____________Deste mundo e do outro. Lisboa: Caminho, 1985.

____________Ensaio sobre a cegueira. São Paulo: Companhia das Letras, 1996.

____________Discursos de Estocolmo. Lisboa, Caminho, 1999.

SENA, Jorge de. Fidelidade. Lisboa: Círculo de Poesia, Moraes Editores, 1958.

Notes

1 Toutes les citations des romans Levantado do chão et Ensaio sobre a cegueira seront inscrites dans le corps du texte avec l’indication LC ou EC, suivie du numéro de page. Retour au texte

2 « Mas tudo isto pode ser contado doutra maneira. » (LC, 14). Retour au texte

3 « […] só cegos de nascença ou por vontade própria não verão o frémito de água que do fundo vem subitamente à superfície [...] até ao rebentar do gás enfim liberto. » (LC, 125). Retour au texte

4 PREC : Processus Révolutionnaire en Cours (période de transition entre le coup d’État du 25 avril 1974 et l’adoption de la Constitution de 1976). Retour au texte

5 Nous soulignons. Retour au texte

6 Nous soulignons. Retour au texte

7 Nous soulignons. Retour au texte

8 « a verdade, toda a verdade e só a verdade » (LC, 176). Retour au texte

9 « Este sol é de justiça. De todos os lugares de trabalho confluem as máquinas, o grande avanço dos blindados, ai esta linguagem guerreira, quem a pudesse esquecer, são tratores que avançam, vão devagar, é preciso ligar com os que vêm de outros sítios, estes já chegaram, grita-se de um lado para o outro, e a coluna engrossou, torna-se ainda mais forte lá adiante, vão carregados os atrelados, já há quem caminhe a pé, são os mais novos, para ele é uma festa, e então chegam à herdade das Mantas, andam aqui cento e cinquenta homens a tirar cortiça, juntam-se todos com todos, e em cada herdade que ocuparem ficará um grupo de responsáveis, a coluna já leva mais de quinhentos homens e mulheres, seiscentos, não tarda que sejam mil, é uma romaria, uma peregrinação que refaz as vias do martírio, os passos desta cruz. » (LC, 364). Retour au texte

10 « Tudo é incerto ou falso ou violento: brilha. / Tudo é terror vaidade orgulho: brilha. / Tudo é pensamento realidade sensação saber: brilha. / Tudo é treva ou claridade contra a mesma treva: brilha. / Desde sempre ou desde nunca ou para sempre ou não: brilha. » (Sena 1958, 86). Retour au texte

11 « Foi como se naqueles últimos minutos ele estivesse resumindo a lição que este longo curso de maldade humana nos ensinou – a lição terrível da banalidade do mal, que desafia as palavras e os pensamentos. » (Arendt 2009, 274). Retour au texte

12 Nous soulignons. Retour au texte

13 « O pior é que as famílias, sobretudo as menos numerosas, rapidamente se tornaram em famílias completas de cegos [...] e estava claro que não podiam esses cegos, por muito pai, mãe e filho que fossem, cuidar uns dos outros, ou teria de suceder-lhes o mesmo que aos cegos da pintura, caminhando juntos, caindo juntos e juntos morrendo. » (Saramago 1996, 125). Cf. L’Évangile de Saint Matthieu 15 :14, quand Jésus critique les pharisiens : « Laissez-les. Ce sont des aveugles et des guides d’aveugles », et le tableau homonyme de Pieter Brueghel l’Ancien (1525-1569). Retour au texte

14 Dans le roman Levantado do chão à la scène de torture de Germano Vidigal succède justement un dialogue entre l’auteur et le personnage du « docteur Romano délégué de la santé », appelé par la police pour forger un acte de décès qui devait cacher la mort par torture à partir d’une fausse attestation de suicide par pendaison (cf. LC, 177). Retour au texte

Dans Ensaio sobre a cegueira, juste après la scène du viol collectif, la femme du médecin décide de laver le corps de la femme des insomnies avant de l’enterrer. Elle part à la recherche d’un seau, mais ne trouve que des sacs percés, rendant encore plus difficile une tâche déjà trop coûteuse. C’est alors qu’il est fait référence à « un inconnu qui était entré » (« um estranho que tinha entrado » EC, 181).

15 Nous soulignons. Retour au texte

16 Nous soulignons. Retour au texte

17 Nous soulignons. Retour au texte

18 Nous soulignons. Retour au texte

19 « pútrido, fétido, nauseabundo, pestilento » (EC, 258). Retour au texte

20 Cf. le poème de Jorge de Sena évoqué plus haut. Retour au texte

21 Nous soulignons. Retour au texte

22 « A cidade ainda ali estava. » (EC, 310). Retour au texte

23 Cf. Menina e Moça (1554) : « o livro há-de ser do que vai escrito nele » (Ribeiro 1990, 79). Retour au texte

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Référence électronique

Teresa Cristina Cerdeira, « José Saramago
La survivance de l’utopie : du « soleil de justice » à l’intermittence des lucioles », Reflexos [En ligne], 7 | 2023, mis en ligne le 21 avril 2023, consulté le 18 avril 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/reflexos/1568

Auteur

Teresa Cristina Cerdeira

Universidade Federal do Rio de Janeiro / CNPq

teresacerdeira@gmail.com

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