Sarajlić Nafija, Thèmes: L’islam face à la modernité européenne en Bosnie-Herzégovine au tournant du XXe siècle, Toulouse, Presses Universitaires du Midi, coll. « Found In Translation » dirigée par Hilda Inderwildi, no 1, 2022, 103 pages.

Index

Rubriques

Recensions

Texte

Le collectif HERMAION, fondé en 2014 à l’Université Toulouse-Jean-Jaurès, réunissait d’abord enseignants-chercheurs, étudiants et traducteurs germanistes. Le but de ce collectif était de traduire puis de faire publier en français des œuvres issues de la littérature germanophone moderne ou contemporaine. Avec les années, ce collectif s’est ouvert à d’autres langues que l’allemand et à d’autres disciplines que la germanistique. Il compte aujourd’hui en son sein anglicistes, philosophes et spécialistes de l’histoire antique. En plus de favoriser une expérience professionnelle de la traduction littéraire, le collectif HERMAION se donne pour objectif de réfléchir sur la méthodologie et les enjeux de la traduction collective.

C’est dans cette démarche qu’est née la collection « Found In Translation », dirigée par Hilda Inderwildi. Ce projet, validé par les Presses Universitaires du Midi en 2016, entend promouvoir des textes courts ou des morceaux choisis traduits par des étudiants dans le cadre de leur formation. Les œuvres sélectionnées, représentatives d’une aire géographique et d’une époque, doivent présenter un intérêt culturel et mis à la portée d’un public large. À plus d’un égard, l’accessibilité constitue le maître-mot de la collection, qui aspire à proposer des ouvrages à prix bas, de petit format et courts. Un appareil critique à la fois synthétique et précis, fourni par des spécialistes reconnus, doit accompagner le texte. Indispensable pour replacer l’œuvre dans son contexte, cet appareil critique doit généralement comporter une préface, ainsi que des commentaires visant à éclairer des aspects traductologiques, stylistiques ou civilisationnels du texte.

Premier-né de la collection, le recueil Thèmes de Nafija Sarajlić (1893-1970) respecte parfaitement ce cahier des charges. Rassemblant seize histoires brèves publiées entre 1912 et 1918, ce recueil permet de découvrir l’une des premières femmes musulmanes à écrire en bosniaque (bosniaque-croate-monténégrin-serbe). Accompagnés d’une préface et de commentaires traductologiques rédigés par Philippe Gelez, historien spécialiste des musulmans de Bosnie-Herzégovine, ces textes brefs couvrent généralement deux à trois pages. Ils ont été traduits en français dans le cadre d’un séminaire de traduction littéraire dirigé par Philippe Gelez à Sorbonne Université et destiné à des étudiants en Master de BCMS (Bosniaque Croate Monténégrin Serbe). Bilingue, le recueil permet d’apprécier la version originale et le travail soigné des traducteurs, mais aussi de mieux illustrer les commentaires d’ordre traductologique et stylistique.

Se présentant sous la forme de miscellanées, le recueil se caractérise par sa diversité. Les textes offrent la possibilité à un public français de découvrir des problématiques propres aux musulmans de Bosnie-Herzégovine à l’orée du XXe siècle. Administrée par les Austro-Hongrois depuis 1878, cette communauté éprouve à l’époque un sentiment de méfiance à l’égard des Habsbourg. Signe d’une domination chrétienne en Bosnie-Herzégovine, cette présence austro-hongroise s’accompagne de réformes dans les domaines politique, économique et éducatif. Jugées trop libérales par la plupart des musulmans, ces réformes trouvent tout de même quelques timides sympathisants parmi les autochtones. Née à Sarajevo, Nafija Sarajlić est envoyée par son père à l’école laïque, avant de devenir l’une des premières femmes de la communauté musulmane à obtenir son baccalauréat. Son activité d’institutrice, qui ne dure qu’un an, s’arrête après son mariage en 1911. La jeune femme commence alors à écrire et à publier ses textes. Mais après le décès de sa fille aînée en 1918, elle cesse toute activité d’écriture. Ces éléments biographiques importants – Nafija Sarajlić n’écrira plus jusqu’à sa mort en 1970 – semblent montrer chez l’écrivaine une impossible conciliation entre parcours public et vie familiale. On pourrait voir en Nafija Sarajlić une femme hésitante, favorable à certaines réformes, mais prudente et timorée. Cependant, cette vision favorise les jugements hâtifs et les anachronismes. L’œuvre de Sarajlić mérite d’être replacée dans son contexte. Les problématiques qu’elle soulève montrent les rapports complexes entre l’islam et la modernité européenne, ce qui peut rejoindre certains débats actuels. Cependant, il faut garder à l’esprit les spécificités de son écriture, qui s’inscrit dans une aire culturelle particulière et un contexte politique et historique particulier : celui de la Bosnie-Herzégovine occupée du début du XXe siècle.

Dans la nouvelle « Les Justes », il est question d’un groupe de musulmans orthodoxes parcourant les villages à l’affût de tout signe de modernisation dans les habitudes sociales, vestimentaires et capillaires. Ces hommes – rapidement surnommés les « Justes » – prennent le contrôle des mosquées et terrorisent les villageois. Mais à la suite d’événements imprévus, ils rencontrent des problèmes avec la population et les autorités, avant d’être chassés. Les paysans qui, par crainte, s’étaient mis à obéir aux Justes, reprennent leurs anciennes habitudes. Dans cette nouvelle, l’ironie mordante se mélange à un style réaliste. L’islam est évoqué sous le prisme de la vie rurale et de ses évolutions, et le texte suggère une réflexion sur la violence religieuse et la superstition dans les campagnes. Dans « Séparation (souvenir) », le récit à la première personne témoigne d’une inspiration autobiographique. Une institutrice, ayant pris l’initiative de former ses écolières à la lecture, se voit sanctionnée par la commission pédagogique sous prétexte que ces apprentissages seraient inutiles. Ici, un ton plus moralisateur est à l’œuvre et la narratrice se fait le porte-voix de l’alphabétisation des jeunes filles musulmanes. Ces deux exemples ne montrent qu’un bref aperçu des miniatures de Nafija Sarajlić. Dans d’autres nouvelles sont abordées les questions de la libéralisation économique et politique, du patriotisme, des conflits ethniques, du rapport entre communauté et autorités, sans oublier des récits à la veine plus intimiste.

Outre l’intérêt historique et littéraire de cette traduction, l’ouvrage possède une réelle utilité pour qui veut saisir les subtilités de la pratique traductologique. En ce sens, le recueil n’est pas uniquement utile aux étudiants en BCMS, mais plus largement à tous les étudiants en langues étrangères et à toute personne qui s’intéresse à la traduction. Mots intraduisibles, constructions grammaticales rares et autres difficultés de traduction font l’objet d’analyses détaillées à la fin de plusieurs nouvelles. Dans ces points traductologiques, les choix de traduction sont expliqués et justifiés, ce qui permet une communication entre les traducteurs et le lecteur. La lecture de Thèmes est ainsi formatrice à plusieurs niveaux, que ce soit par le texte ou par son appareil critique. Nous espérons que cette collection – dynamique par son format et utile par ses objectifs – poursuivra ce chemin lors des prochaines publications.

Citer cet article

Référence électronique

Haris Mrkaljević, « Sarajlić Nafija, Thèmes: L’islam face à la modernité européenne en Bosnie-Herzégovine au tournant du XXe siècle, Toulouse, Presses Universitaires du Midi, coll. « Found In Translation » dirigée par Hilda Inderwildi, no 1, 2022, 103 pages. », La main de Thôt [En ligne], 10 | 2022, mis en ligne le 09 mars 2023, consulté le 29 mars 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/lamaindethot/1119

Auteur

Haris Mrkaljević

École Normale Supérieure de Lyon

haris.mrkaljevic@ens-lyon.fr