Traduire le Vernaculaire Africain Américain : une étude comparative sur la pertinence de l’analyse du (con)texte source

Traduit de :
Translating African American Vernacular English: a comparative study on the relevance of source text context analysis

Texte

La traduction littéraire du Vernaculaire Africain Américain (VAA) fait débat dans les cercles académiques français depuis les années 1990 et notamment depuis la publication en 1994 du septième volume de la revue TTR intitulé « Traduire les sociolectes » (volume 7, numéro 2). Il n’existe toujours pas à ce jour de consensus quant à la stratégie la plus appropriée pour traduire le VAA, mais on identifie plusieurs pistes de réflexions qui explorent les domaines de la retraduction, de l’équivalence, de l’étrangéisation et de la domesticationi. Ces discussions autour des usages, effets, risques et limites de ces stratégies font également écho à des questions contemporaines d’identité politique, notamment celle de la représentation des voix minoritaires en littérature, que ce soit dans les textes traduits ou dans les textes sources eux-mêmes. Cet article aura pour objectif de démontrer comment l’étude comparative de l’usage de la voix africaine américaine dans deux romans permet de penser la question de leur traduction.

Les œuvres choisies pour cette étude sont deux romans d’autrices américaines : Their Eyes Were Watching God (1937) de Zora Neale-Hurston, et The Heart Is a Lonely Hunter (1940) de Carson McCullers. Les deux romans ont été publiés à la même époque, ce qui permettra d’envisager dans une perspective comparative la manière dont ils intègrent les voix africaines américaines et ainsi, d’appréhender leur traduction. Sur la scène littéraire africaine américaine, ces années furent marquées par un débat houleux portant sur la nature de la représentation de l’identité africaine américaine dans la littérature américaine. Aux yeux de ses pairs africains américains (comme Langston Hughes et Richard Wright), Zora Neale Hurston avait une place bien précise dans le débat. Elle était ethnologue et a étudié les folklores et vernaculaires africains américains et caribéens. À la suite de cette ambitieuse recherche, elle publie en 1934 un article intitulé « The Characteristics of Negro Expression » dans Negro: An Anthology. Son premier roman, Their Eyes Were Watching God, lui permet de proposer une manifestation littéraire de ses observations ainsi que de sa propre expérience au sein de la communauté africaine américaine. En effet, elle était elle-même noire et a grandi à Eatonville, en Floride, ville dans laquelle une grande partie de l’action du roman se déroule. Their Eyes célèbre l’identité africaine américaine, son histoire, son expression et sa culture. De plus, Hurston était également la première autrice noire à inclure des thématiques féministes dans son roman, mais ces questions n’étaient pas au centre du débat littéraire mentionné plus haut. Pour ces raisons, Wright a considéré le positionnement littéraire de Hurston comme celui d’un « ménestrel », dont le seul but était selon lui de plaire au lectorat blanc grâce à un ton enjoué qui ne rendait pas compte des injustices dont souffrait la communautéii.

Notre deuxième autrice, Carson McCullers, était blanche et queer, et a également grandi dans le sud des États-Unis, à Columbus en Géorgie. Comme le remarquèrent nombre de ses biographes, et comme elle le souligne elle-même dans son autobiographie, elle avait un profond respect pour la communauté africaine américaine, pour qui elle éprouvait une grande amitié. Ses positions sur la question raciale dans ses romans, plus particulièrement dans The Heart Is a Lonely Hunter, lui ont valu le soutien indéfectible de Richard Wright, qui écrit dans The New Republic en 1940 :

To me the most impressive aspect of The Heart Is a Lonely Hunter is the astonishing humanity that enables a white writer, for the first time in Southern fiction, to handle Negro characters with as much ease and justice as those of her own race. This cannot be accounted for stylistically or politically; it seems to stem from an attitude toward life which enables Miss McCullers to rise above the pressures of her environment and embrace white and black humanity in one sweep of apprehension and tenderness.

Bien qu’il n’attribue pas son admiration au style ou au positionnement politique de McCullers, il est tout de même possible de s’interroger sur l’origine d’une telle divergence de jugement sur les œuvres de Hurston et de McCullers. Comme nous l’expliquerons plus bas, les deux romans représentent la voix africaine américaine de manières divergentes, que ce soit en termes de diégèse ou en termes de style et de linguistique, ce qui fait apparaître des enjeux socio-idéologiques et des positions variées dans le débat littéraire. Par conséquent, le lectorat de chaque roman recevra et comprendra différemment les questions liées à l’identité africaine américaine. Il ne s’agira pas dans cet article de proposer un avis personnel sur la manière dont l’identité africaine américaine est inscrite dans ces romans (nous n’adopterons pas la position de Wright, mais l’avons utilisé comme point de départ pour notre argumentation) mais bien d’expliquer comment les différences de représentation peuvent aider les traducteurs et traductrices à se positionner lorsqu’ils et elles traduisent ces voix : des éléments comme les marqueurs grammaticaux, les variations linguistiques et la richesse des références culturelles peuvent éclairer la nature des stratégies de traduction qui pourront être utilisées pour reproduire l’effet du texte source sur les lecteurs, tout en transmettant au mieux une idée de ce qu’est l’identité noire propre aux voix en question.

Avant toute chose, il est nécessaire de préciser ce que nous entendons exactement par la notion de « voix ». Notre étude de la voix prendra en compte tous les outils narratifs qui peuvent être utilisés pour transmettre l’expression d’un personnage, de manière directe par le dialogue et le discours direct, ou de manière plus indirecte par le discours indirect libre ou le discours direct libre.

Nous nous concentrerons dans un premier temps sur les usages de la voix africaine américaine dans les textes sources, de manière comparative. Ceci nous permettra d’envisager les différences de représentation dans les romans afin de réfléchir aux procédés et outils qui peuvent être utilisés dans le processus de traduction. Il s’agira ensuite de confronter nos conclusions aux traductions et retraductions françaises existantes, en prêtant une attention particulière à leur chronologie (qui pourra éclairer certains choix faits par les traducteurs et traductrices), ainsi qu’à leurs effets et leurs limites.

Comme nous l’avons mentionné plus haut, Zora Neale Hurston était ethnologue et a étudié les traditions africaines américaines, qu’elles fussent culturelles ou linguistiques. Nous verrons que son roman contient toutes les caractéristiques et applique les « règles » du VAA énumérées dans des manuels comme Spoken Soul: the Story of Black English de John Russel Rickford (2000).

Nous observons de nombreux marqueurs du VAA dans Their Eyes, qu’ils soient phonographologiques, c’est-à-dire signalant des particularités de prononciation (en italiques dans l’extrait ci-dessous), grammaticaux ou syntaxiques, mais également un recours fréquent à la métaphore. L’extrait suivant contient la plupart des marqueurs linguistiques du VAA. Parmi les marqueurs grammaticaux, nous trouvons la double négation (« can’t she find no dress »), la forme négative « ain’t » (« she ain’t even got no hairs »), l’élision du BE copule et des auxiliaires (« what she doin’ », « where he left her »), l’absence de s à la troisième personne du singulier (« she don’t stay »), et l’usage de pronoms au lieu d’articles (« dem overhalls ») :

What she doin coming back here in dem overhalls? Can’t she find no dress to put on?— Where’s dat blue satin dress she left here in?—Where all dat money her husband took and died and left her?—What dat ole forty year ole ‘oman doin’ wid her hair swingin’ down her back lak some young gal?—Where she left dat young lad of a boy she went off here wid?—Thought she was going to marry?—Where he left her?—What he done wid all her money?—Betcha he off wid some gal so young she ain’t even got no hairs—why she don’t stay in her class?— (HURSTON, 2013, 2, italiques de l’autrice)

Ce passage est particulièrement intéressant car il s’agit de la première apparition du VAA dans le texte. En effet, la voix narrative apparaît dans le roman sous la forme d’un anglais standard, bien qu’elle présente des occurrences de VAA dans certains passages, comme dans l’extrait ci-dessus. Ces paroles ne sont pas prononcées par un personnage précis mais par le chœur de la ville, ce qui signifie l’usage global du VAA dans la communauté africaine américaine (et de fait, tous les dialogues sont par la suite écrits en VAA). L’expression en VAA des différents personnages africains américains reste cohérente dans le roman, individus ou entités collectives, et la transcription du sociolecte se veut détaillée et exhaustive. Une autre spécificité du roman réside dans le fait qu’il ne présente que des personnages africains américains, mis à part dans un bref épisode au cours duquel deux hommes blancs apparaissent brièvement, vers la fin du roman. Aussi l’identité africaine américaine dans l’œuvre ne nous est-elle pas essentiellement présentée dans l’œuvre via le prisme de la confrontation raciale entre Blancs et Noirs dans le sud des Etats-Unis, comme c’est le cas dans le texte de McCullers.

Ce dernier élément peut également expliquer l’abondance d’éléments culturels et folkloriques dans Their Eyes : la communauté est présentée comme autonome et donc capable de pratiquer ses traditions en toute liberté. Parmi les idiosyncrasies culturelles, nous pouvons trouver les métaphores et comparaisons (« dey’s gone lak uh turkey through de corn » [HURSTON, 2013, 113], « If you kin see de light at daybreak, you don’t keer if you die at dusk. It’s so many people never seen de light at all. Ah wuz fumblin’ round and God opened de door » [HURSTON, 2013, 159]), des références à des pratiques spécifiques, comme de la danse ou le chant, par exemple le « ring shout » (HURSTON, 2013, 156), mais également les fameuses « lying sessions », ou pour emprunter l’expression de H.L. Gates Jr, le « signifying », qui consiste en des échanges taquins destinés à se moquer de son interlocuteur via l’usage de jeux de mots par exempleiii.

Au contraire, dans The Heart Is a Lonely Hunter de McCullers, la représentation de la voix africaine américaine adopte un angle plus social car elle présente des épisodes illustrant les combats et les souffrances de la population africaine américaine au sein de la société blanche du sud. Bien que son texte contienne des transcriptions moins détaillées du VAA que chez Hurston, il joue tout de même avec le concept, emprunté à la sociolinguistique, de variation : les diverses situations dans lesquelles se trouvent les personnages noirs permettent une pluralité et une adaptabilité du langage en contexte.

Le premier personnage africain américain qui apparaît dans le roman n’est pas identifiable par son usage du VAA mais plutôt grâce à la mention thématique de sa couleur de peau : « ”And that is the various reason why I’m a whole lot more fortunate than most colored girls,” Portia said as she opened the door » (MCCULLERS, 2000, 46). La seule marque d’un anglais non-standard réside dans l’élision du pluriel dans le segment « the various reason », mais à part cela, nous apprenons par une indication non linguistique mais thématique que Portia est une femme noire. Ce contraste avec le roman de Hurston différencie d’ores et déjà les perspectives des deux textes.

Dans le reste du roman The Heart, Portia fait usage du VAA mais sa transcription est moins réaliste et exhaustive que celle de Hurston. On trouve en effet moins de marqueurs, et ils sont par ailleurs majoritairement grammaticaux et syntaxiques, comme nous pouvons l’observer dans la phrase suivante : « ”This here floor sure do feel good to my feets. You mind if I just walk around like this without putting back on them tight, hurting pumps?” » (MCCULLERS, 2000, 72, italiques de l’autrice). Les marqueurs phonographologiques sont beaucoup plus rares dans le texte de McCullers, tout comme les références culturelles. En revanche, l’immersion des personnages noirs dans une ville blanche du sud donne lieu à des épisodes d’injustice sociale marquants (comme des arrestations injustifiées et des scènes de violence physique et psychologique). Mais cette confrontation entre Blancs et Noirs dans le roman permet également à l’autrice de jouer avec la manifestation linguistique de l’identité de ses personnages africains américains, par exemple via le rejet de certains traits propres à la communauté ; c’est le cas du père de Portia, le Dr Copeland, qui refuse d’utiliser le VAA. Le dialogue ci-dessous témoigne du décalage entre la manière de s’exprimer du père et de sa fille (décalage que souligne, ici encore, la narration) :

Doctor Copeland always spoke so carefully that each syllable seemed to be filtered through his sullen, heavy lips. ”No, I have not eaten.”
Portia opened a paper sack she had placed on the kitchen table. ”I
done brought a nice mess of collard greens and I thought maybe we have supper together. I done brought a piece of side meat, too. These here greens needs to be seasoned with that. You dont care if the collards is just cooked in meat, do you?”
”It
does not matter.”
”You still don
t eat nair meat?
No. For purely private reasons I am a vegetarian, but it does not matter if you wish to cook the collards with a piece of meat.” (MCCULLERS, 2000, 72, italiques et lettrages en gras de l’autrice)

Le choix du Dr Copeland de ne pas employer le VAA (et même d’utiliser un anglais très formel) est lié à ses positions sociales quant à la libération du peuple africain américain ; ce rejet s’explique aussi par le fait qu’il soit docteur et qu’il ait donc reçu une certaine éducation. Mais son choix entraîne également son isolement, à la fois de sa propre famille, qui emploie le VAA (« “[…] none of us ever cares to talk like you. Us talk like our own Mama and her peoples and their peoples before them” » [MCCULLERS, 2000, 78]), mais également des personnages blancs qui le considèrent toujours comme un homme noir (ECHEVARRIA, 1991, 106). Il sera important de prendre en compte cette représentation de variations sociolinguistiques autour du VAA dans le processus de traduction.

Il est ainsi possible d’observer le décalage entre le texte enjoué de Hurston, qui évoque les traditions, la culture et la langue africaines américaines, dans un contexte presque exclusivement africain américain, et le texte social de McCullers, qui soulève des questions sociolinguistiques sur la manière de s’exprimer propre à un individu appartenant à un groupe minoritaire, dans le contexte d’un ordre social blanc et normatif. Bien que Wright considère le travail de Hurston comme celui d’un « ménestrel », il est indéniable que les deux romans étudiés ici présentent un positionnement idéologique en lien avec la question de la représentation de l’identité africaine américaine dans la littérature. La comparaison des deux textes fait apparaître ces différences de manière plus saillante et peut nous aider à envisager leurs implications socio-idéologiques plus clairement.

Le roman de Hurston pose un défi à tout lecteur découvrant les dialogues écrits en VAAiv. L’altérité se présente dans le texte source sur plusieurs plans : elle est linguistique pour les lecteurs d’anglais standard, mais également culturelle pour les lecteurs n’ayant pas grandi dans une communauté africaine américaine, ou encore dans le sud des Etats-Unis. L’emploi de la voix minoritaire dans un roman, bien que son style et ses particularités soient en apparence enjoués, peut être envisagé comme un positionnement politique, un hommage à une culture qui avait été jusque-là représentée de manière parodique ou stéréotypée, ou bien complètement invisibilisée. L’objectif d’un tel roman pourrait être de conférer au VAA et aux personnages africains américains une certaine légitimité littéraire. Évidemment, le roman de McCullers a lui aussi pour ambition de donner de la légitimité à cette communauté et à sa voix et à valoriser sa place dans la société ; cependant, ses choix de représentations sont plus discrets en termes linguistiques et culturels, ce qui implique des enjeux différents pour la traduction. Le lecteur doit, pour comprendre (pleinement) les scènes d’injustices raciales, être capable de deviner l’identité africaine américaine de certains personnages sans pour autant être confronté à une altérité linguistique déstabilisante, comme c’est le cas dans le roman de Hurston.

Ainsi la traduction de Their Eyes Were Watching God se doit-elle d’offrir au lecteur cible une expérience similaire de rencontre avec l’autre. Dans le texte source, le grand nombre de références propres à la communauté indique le niveau de détail avec lequel l’identité africaine américaine mérite d’être retranscrite dans la traduction. Certains passages ne posent peut-être même pas de problème de traduction (les métaphores peuvent être traduites de manière littérale par exemple) mais révèlent la profondeur de la représentation qui est élaborée dans le récit, et permettent donc de déterminer la nature de la traduction qui pourrait être produite à partir de ce texte. L’étrangeté recherchée pourrait être atteinte à l’aide de deux stratégies. On pourrait d’abord envisager de s’inspirer de sociolectes francophones noirs et de créolesv, qui ne seraient pas considérés comme standards en littérature française (une stratégie de décentrementvi), bien qu’il faille évidemment éviter l’essentialisation dans ce genre d’équivalence (d’où l’utilisation du terme « s’inspirer », qui suggère une certaine créativité linguistique dans l’usage des sociolectes). Une deuxième option consisterait à conserver des éléments de la culture source dans le texte cible (ce qui donnerait lieu à une étrangéisation). La question de l’explicitation des références culturelles se pose également ; les jeux de cartes ou les chants traditionnels pourraient être explicités dans des notes de bas de page, ou ne pas être explicités du tout. Pour ce qui est du texte de McCullers, on pourrait envisager d’utiliser des indices linguistiques pour traduire la voix africaine américaine. Cette stratégie ne mettrait pas le lecteur dans une position de découverte d’un système linguistique non-standard, sans pour autant neutraliser complètement l’identité culturelle et linguistique de la communauté représentée. En outre, les variations au sein du roman devraient être reflétées dans la traduction, de manière à faire apparaître le contraste entre un usage exhaustif du VAA et une utilisation plus discrète de celui-ci, mais également les occurrences où il n’est justement pas utilisé par les personnages africains américains. À ce stade de la réflexion, il serait possible d’envisager que certains procédés utilisés pour traduire le VAA chez Hurston puissent être appliqués dans une moindre mesure au roman de McCullers pour y traduire les voix africaines américaines. De telles réflexions semblent nous diriger vers une conception collaborative de la traduction de la voix minoritaire, dans laquelle les traducteurs de différents textes présentant des enjeux plus ou moins similaires pourraient échanger afin d’apporter un regard nouveau sur leur propre traduction, avec l’appui de stratégies élaborées par d’autres.

Their Eyes Were Watching God et The Heart Is a Lonely Hunter ont été traduits deux fois chacun, par des traductrices différentes dans les deux cas. Les dynamiques de traduction et de retraduction de ces romans sont intéressantes en ce qu’elles reflètent de nombreux enjeux liés à la publication et à la réception de ces textes en France : la chronologie de ces traductions fait écho aux positionnements traductologiques spécifiques à leur époque. C’est d’abord The Heart qui a été traduit par Marie-Madeleine Fayet en 1947, peu de temps après sa publication originale, profitant de la popularité de certains auteurs américains blancs (comme Faulkner ou Steinbeck) en France. Comme il n’existe pas de ressources documentant les méthodes de Fayet, ses stratégies et ses idées, nous devrons tirer des conclusions de sa traduction définitive publiée en 1947. Dans Le Cœur est un chasseur solitaire, Fayet choisit de représenter l’identité africaine américaine à l’aide des attributs et stéréotypes les plus souvent associés aux personnes noires dans la France du milieu du XXe siècle, notamment au moyen de la transcription d’un accent. Dans la phrase suivante, nous pouvons observer la manière dont elle transcrit, en élisant la lettre r qu’elle signale de manière phonographologique au moyen d’une apostrophe, cet accent « noir » présent dans l’imaginaire collectif en France à cet époque (on le trouve ainsi par exemple dans les publicités pour des produits issus des territoires colonisés qu’on pensait « exotiques », comme ceux de la marque Banania) : « Not’ Willie pas avoi’ aucun couteau et commencer à beugler et à cou’i’ autou’ de la salle » (FAYET, 1983, 176). En plus de l’élision du son r, elle fait usage de calques syntaxiques (en employant les infinitifs à la place de verbes conjugués par exemple) ; la combinaison de ces deux procédés fait apparaître une représentation caricaturale des personnages africains américains, puisque ces outils non seulement déforment la réalité des créoles francophones mais sont également utilisés en français pour dénigrer les populations issues des territoires colonisés ainsi que leur manière de s’exprimer, renvoyant ainsi l’image de personnages stéréotypiques, non éduqués, ce qui n’était pas l’intention de McCullers.

Cette traduction a été la seule disponible en France pendant longtemps, et donc la seule porte d’entrée sur le travail de McCullers avant qu’une retraduction soit proposée par Frédérique Nathan en 1993. La seconde traductrice a pris une direction opposée à celle de Fayet pour traduire les voix africaines américaines du roman : elle a opté pour une quasi-neutralisation de l’identité noire des personnages, là où Fayet l’avait exagérée et domestiquée jusqu’à la caricature en invoquant une voix française noire stéréotypée. Pour rendre la forme d’anglais non-standard transcrite dans le texte source, Nathan a choisi de modifier le registre des répliques des personnages africains américains en leur donnant un ton informel et familier en français. On retrouve cette neutralisation culturelle dans le passage cité plus haut rapportant une discussion entre Portia et son père. Dans le texte source, le contraste entre les discours des deux personnages est frappant et reflète des enjeux sociolinguistiques importants. La neutralisation à l’œuvre dans la traduction de Nathan atténue ce contraste :

– […] Ça t’est égal si les choux sont cuits dans la viande, hein ?
– Aucune importance.
– Tu manges toujours pas de viande ?
– Non. Pour des raisons strictement personnelles, je suis végétarien, mais cela ne me gêne pas que tu cuises les choux avec un morceau de viande. (NATHAN, 2017, 87)

La manière singulière de s’exprimer de Portia n’est signalée que par l’élision de l’adverbe de négation (ne) et la présence d’interjections familières comme « hein », qui ne signalent pas une identité particulière. Si les répliques du Docteur Copeland sont toutes caractérisées par un registre formel et font bien apparaître un léger contraste, ce dernier n’est pas assez marqué pour permettre aux lecteurs, comme c’est le cas dans le texte source, de discerner certains des problèmes de représentations qui agitent la communauté africaine américaine. Bien que ce choix soit certainement moins offensant que celui de Fayet aux yeux de lecteurs contemporains, si on tient compte de l’histoire des représentations, l’effet produit par la présence de personnages africains américains dans le roman est partiellement perdu.

Il est intéressant de noter que, si la deuxième traduction du roman de McCullers date de 1993, il a fallu attendre cette même année pour voir paraître la toute première traduction de Hurston. Their Eyes Were Watching God n’a été introduit que tardivement dans le paysage littéraire français et cet écart temporel a permis à Françoise Brodsky, sa première traductrice, d’appréhender avec un certain recul les questions de traduction. Brodsky a notamment fait part de ses réflexions au sujet de son processus de traduction pour ce roman dans un article qu’elle a publié plus tard. Son article témoigne d’une connaissance des enjeux autour de la question, déjà discutée à l’époque, de la traduction du VAA : « Pour ce qui est des dialogues, écrits phonétiquement, il était bien entendu exclus (sic) de se rabattre sur un dialecte français genre berrichon ou auvergnat, petit-nègre ou argot parisien » (BRODSKY, 1996, 171). Elle présente quelques règles qu’elle a élaborées pour traduire et reproduire au mieux les effets linguistiques et rythmiques du VAA :

- Peu d’apostrophes, parce que le Black American est une langue traînante et que je ne voulais pas la raccourcir ou la hacher en français.
- Peu d’apostrophes donc, mais des mots agglutinés comme dans le français parlé (jsuis, nfait, jvois, pasque, jpensais) ou liés par un tiret, par exemple dans le cas de doubles consonnes (c-que, m-marier).
- Seules exceptions : à la fin de certains mots (impossib’, nèg’), lorsqu’on courait le risque de changer la lecture du mot (qu’tu parce qutu ou qu-tu risquaient d’être lus cu-tu) ou pour rendre une différence d’accent. (BRODSKY, 1996, 174)

Son article montre qu’elle connaissait les enjeux de la traduction d’un sociolecte aussi chargé d’un point de vue politique, et qu’elle a alors cherché à atteindre un certain degré de créativité dans sa traduction ; elle a ainsi traduit des chansons en rimes et même inventé de nouveaux double mots (dont « enduré-subi » [BRODSKY, 1999, 65] est un exemple) qu’elle a disséminés tout au long du texte pour compenser le caractère redondant de la grammaire et de la syntaxe du VAA. Cependant, comme l’a fait remarquer Claudine Raynaudvii, les contractions utilisées par Brodsky impliquent une certaine rapidité, voire une fragmentation dans l’expérience de lecture, alors que la lecture du VAA dans le texte source est plus fluide et lente. De plus, bien qu’elle ait affirmé vouloir éviter l’usage du patois, elle a eu recours à des changements de registre qui signalent le passage vers un parler plus rural ; on peut citer ici, dans la traduction du chœur de la ville dont nous avons parlé au début de cet article, « où qu’elle est », « pourquoi qu’elle », « où qu’elle l’a laissé » (BRODSKY, 1999, 20-21). La première traduction de Their Eyes semble avoir donné lieu à des résultats discutables, mais cette première tentative et l’article qui l’accompagnait ont néanmoins montré la voie pour une traduction plus juste du VAA. Si cette traduction a pu prendre ainsi en compte les enjeux traductologiques du roman, c’est peut-être parce qu’elle a été publiée dans une maison d’édition indépendante et engagée (L’Aube), dont l’objectif était d’introduire le travail de Hurston en France quelques cinquante ans après sa publication aux Etats-Unis. En revanche, la seconde traduction de McCullers fut publiée chez Stock, dont la portée et la popularité sont plus larges, ce qui pourrait expliquer une certaine préoccupation pour la lisibilité et l’accessibilité du texte.

La seconde traduction de Their Eyes Were Watching God a poussé le travail d’étrangéisation et de décentrement encore plus loin. Publiée en 2018 par Zulma, elle est l’œuvre de la traductrice béninoise Sika Fakamabi. Claudine Raynaud explique que dans la retraduction du texte de Hurston, la traductrice a cherché à élaborer un nouveau sociolecte inspiré de ceux qu’elle a entendus alors qu’elle grandissait en Afrique francophone. Cette démarche peut être considérée comme une stratégie de décentrement, offrant une légitimité aux sociolectes africains francophones tout en évitant d’en choisir un seul, ce qui constituerait une équivalence essentialisante. Plus de vingt ans après sa formulation, Fakambi s’inscrit ce faisant dans la démarche exposée pour la première fois en 1994 par Bernard Vidal et consistant à chercher dans les pays africains francophones de nouvelles potentialitésviii. Fakambi a également utilisé des procédés étrangéisants, comme la reproduction de constructions grammaticales redondantes (« en-dans », « si tant », « faire ça que », « toi y’a pas personne qu’est trop paa ») ou encore l’emprunt de certains mots et références de la langue source, comme « gal », « swinguent » et même des chants entiers conservés en VAA original dans le corps du texte. Ces stratégies mettent le lecteur face à une altérité spécifique, à un texte déstabilisant et stimulant, de manière à recréer les effets du texte source, voire à les intensifier.

On peut avancer qu’une traduction aussi consciente des questions raciales aux Etats-Unis et mettant en œuvre des stratégies pour en rendre compte ne pouvait être élaborée qu’à une époque où la question des identités politiques en littérature et en traduction gagnent de plus en plus de visibilité. En effet, dans le cas des traductions antérieures mentionnées dans cet article, les sociolectes, vernaculaires et autres dialectes n’avaient pas encore atteint la légitimité nécessaire en traduction littéraire française pour être utilisés de manière consistante. La crainte de faire usage d’équivalences essentialisantes et domestiquantes, ou pire encore, de transcriptions caricaturales d’accents a donné lieu pendant longtemps à des stratégies de traduction certes opposées mais invisibilisant l’identité africaine américaine des personnages et, dans le même geste, ses dimensions historiques et politiques. Aujourd’hui, grâce à la traduction d’auteurs africains anglophones comme l’écrivain ghanéen Nii Ayikwei Parkes (traduit d’ailleurs par Fakambi qui a remporté plusieurs prix pour ce travail), les marqueurs linguistiques africains francophones gagnent en légitimité et en visibilité en tant qu’outils de traduction valides, et tracent un chemin vers une nouvelle approche de la traduction du VAA, et avec elle la retraduction de certains textes, comme celui de McCullers. Il serait en effet possible de s’inspirer d’un travail comme celui de Fakambi et d’adapter certaines de ses stratégies aux enjeux socio-idéologiques d’autres textes sources. La représentation du VAA chez McCullers étant plus discrète que chez Hurston, il est évident qu’une traduction similaire à celle de Fakambi serait bien trop poussée, mais il serait possible d’imiter certaines constructions qu’elle propose ; ainsi un travail collaboratif pourrait-il être envisagé pour ce roman qui non seulement met en scène des personnages africains américains, mais rend également compte de leurs combats dans la société américaine de l’époque.

Pour conclure, la traduction française de voix minoritaires, comme celles des personnages africains américains, se trouve actuellement dans une période d’expérimentations linguistiques. L’étude comparative des positionnements socio-idéologiques des textes sources en contexte peut nous aider à décider ce qui devrait être retranscrit dans le texte cible, afin de reproduire les effets du texte source sur le lectorat de la langue cible : le texte source se veut-il déstabilisant en termes linguistiques, ou bien la langue signale-t-elle discrètement une certaine identité dans le but de mettre en lumière des questions sociales ? Au moyen de quelles références culturelles les personnages issus des minorités sont-ils représentés en contexte ? Quels types de relations sociales entretiennent-ils ? Existe-t-il des variations dans le discours des différents personnages ? Toutes ces questions peuvent aider le traducteur à déchiffrer les objectifs du texte source dans le but de produire une traduction appropriée.

Note de fin

i Dans The Translators Invisibility, Venuti explique la différence établie par Schleiermacher entre la domestication et l’étrangéisation : « a domesticating method, an ethnocentric reduction of the foreign text to target-language cultural values, bringing the author back home, and a foreignizing method, an ethnodeviant pressure on those values to register the linguistic and cultural difference of the foreign text, sending the reader abroad. » (VENUTI, 1995, 20)

ii Henry Louis Gates Jr décrit la position de Wright en ces mots : « Hurston’s ”prose,” he says, ”is cloaked in the facile sensuality that has dogged Negro expression since the days of Phillis Wheatley.” Wright then accuses Hurston of ”voluntarily continu[ing] in the novel the tradition which was forced upon the Negro in the theater, that is, the minstrel technique that makes ‘the white folks’ laugh.” Wright reveals what most bothers him about Hurston’s novel: its ”sensory sweep,” which, he continues, ”carries no theme, no message, no thought” » (GATES, 2013).

iii Gates associe la figure mythique du Signifying Monkey à cette pratique : « the Signifying Monkey, he who dwells at the margins of discourse, ever punning, ever troping, ever embodying the ambiguities of language » (GATES, 1988, 52).

iv Claudine Raynaud, dans sa communication sur la traduction de Zora Neale Hurston lors de la journée d’études « Dire et traduire la couleur noire : nommer l’identité africaine-américaine en anglais et en français » à Lille (2020), a expliqué qu’une de ses étudiantes, elle-même africaine américaine, s’était retrouvée plutôt déconcertée lors de sa première lecture du texte de Hurston, et avait eu besoin d’un certain temps pour s’adapter à la transcription exhaustive du sociolecte.

v Annick Chapdelaine et Gillian Lane Mercier proposent la définition suivante de la notion de sociolecte : « On peut dès lors considérer le terme de sociolecte comme un terme générique qui recouvre ceux, plus spécifiques car fondés sur un ensemble plus restreint de paramètres, de vernaculaire, qui désigne le parler d’un groupe ethnique en marge de la langue officielle comme des instances de pouvoir, de patois, qui renvoie au seul parler paysan, de pidgin et de créole, basés surtout sur des critères de formation linguistique et d’appartenance ethno-géographique, de dialecte, enfin, où les déterminations géographiques impliquent en règle générale des déterminations socio-culturelles. » (CHAPDELAINE, LANE MERCIER, 1994, 8)

vi Antoine Berman décrivait la nature de la traduction en ces mots : « l’essence de la traduction est d’être ouverture, dialogue, métissage, décentrement. Elle est mise en rapport, ou elle n’est rien » (BERMAN, 1984, 16). En ce qui concerne la traduction du VAA, le décentrement peut être atteint grâce à l’usage de sociolectes africains francophones, pour créer un contraste avec le français standard (généralement vu comme celui de la métropole).

vii Claudine Raynaud, « Dire et traduire la couleur noire : nommer l’identité africaine-américaine en anglais et en français », Lille, 2020 : https://webtv.univ-lille.fr/grp/517/dire-et-traduire-la-couleur-noire-nommer-identite-africaine-americaine-en-anglais-et-en-francais/ .

viii « Aussi, après avoir abandonné les rives de l’Hexagone, nous autoriserons-nous un élargissement du français et considérerons-nous les pays africains d’expression française comme le lieu d’une première potentialité - le substrat africain du VNA et des créoles justifiera dans ce cas le lien établi avec l’Afrique » (VIDAL, 1994, 192).

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Référence électronique

Camille LE GALL, « Traduire le Vernaculaire Africain Américain : une étude comparative sur la pertinence de l’analyse du (con)texte source », La main de Thôt [En ligne], 10 | 2022, mis en ligne le 20 mars 2023, consulté le 29 mars 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/lamaindethot/1084

Auteur

Camille LE GALL

Université Toulouse Jean-Jaurès

camille.le-gall@univ-tlse2.fr

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Éditeurs scientifiques

Renaud Guinaudeau

Maëline Omnes

Tiffane Levick

Traducteur

Camille Le Gall