« Quand la voix intérieure envahit la narration : problèmes de traduction des représentations des pensées. Étude de cas de la série des Ripley de Patricia Highsmith (1955-1991) », autotraduction en français par l’auteure et révision par Carole Fillière

Traduit de :
« Elusive narrator, pervasive inner voice: challenges in the translation of thought representations. A case study of Patricia Highsmith’s Ripley series (1955-1991) », version originale en anglais

Plan

Texte

Introduction

Patricia Highsmith, considérée encore aujourd’hui comme l’une des représentantes majeures de la fiction criminelle américaine, semble pourtant échapper à tout étiquetage trop strict, par son refus de « céder aux limitations habituellement attachées à ce genre »1 (KLEIN, 1985, 172). Même si elle choisit fréquemment comme personnage principal un criminel, « ce n’est pas le meurtre qui importe ; il n’est qu’une métaphore »2 (DUPONT, 1988), car « Highsmith s’intéresse moins aux mécanismes du crime qu’à ses motivations psychologiques »3 (MORRISON, 1979) : les actions du criminel comptent moins à ses yeux que les mobiles de ce dernier, ce qui place l’exploration de ses pensées au cœur de la plupart des romans de Highsmith. Apparaissant dans cinq romans4, ce qui fait de lui le seul personnage récurrent de toute l’œuvre de la romancière, le criminel Tom Ripley est l’un de ses protagonistes les plus célèbres.

Dans toute la série des Ripley (1955-1991), l’écueil principal auquel se heurtent les traducteurs, dans le cadre de la représentation des pensées, concerne la narration particulière mise en œuvre par Highsmith. En effet, à l’exception de quelques rares passages, le narrateur extradiégétique, qui s’exprime à la troisième personne, n’offre pas de point de vue omniscient, mais une focalisation interne, le « personnage focal » étant Tom Ripley (ainsi que, dans le troisième roman, le personnage secondaire Jonathan Trevanny), à travers lequel toutes les informations narratives sont « filtrées » (CHATMAN, 1990). Cependant, la difficulté principale posée par ce « récit focalisé » réside dans la figure du narrateur, décrit comme capable de « présenter de façon largement inaperçue, d’arranger et d’enregistrer sans faire le moindre bruit »5 (JAHN, 2005, 365). D’après Dorrit Cohn, ce narrateur « consonant » « reste effacé, et se laisse volontiers absorber par la conscience qui fait l’objet de son récit »6 (COHN, 1981, 43). Le récit neutre des actions du personnage est ainsi constamment interrompu par la voix intérieure de ce dernier, qui semble envahir toutes les facettes de la narration. Le narrateur, dont la présence ne semble que spectrale, permet à la voix du personnage de déstabiliser le cours du récit, en laissant des traces d’une oralité et d’une subjectivité qui présentent un véritable défi pour les traducteurs.

Plusieurs études ont examiné les problèmes que la traduction des pensées peut poser, mais elles se sont surtout penchées sur le discours indirect libre, considéré comme la catégorie la plus délicate à traduire7, ou ont pris la forme d’analyses quantitatives cherchant à définir la classe qui serait le plus volontiers conservée ou à l’inverse transformée au cours du processus de traduction8. Ainsi, les problèmes que peut poser la focalisation interne, lorsque celle-ci implique un retrait important du narrateur, qui permet à des formes moins communes de représentations de pensées d’apparaître, n’ont pas encore été étudiés.

En utilisant comme étude de cas la série des Ripley, car elle présente l’avantage unique de posséder cinq traducteurs français différents, chacun en charge d’un roman particulier9, cet article cherche à exposer une variété de stratégies tentant de reproduire la façon dont la voix narratoriale s’efface au profit du discours intérieur du personnage, qui envahit et contamine le récit. Il ne s’agit pas de dresser une liste exhaustive des différentes stratégies de traduction présentes dans ces romans, mais plutôt de montrer comment certaines peuvent altérer le mélange particulier de voix à l’œuvre dans le texte original. Cette démarche implique également que le style particulier de chaque traducteur ne sera pas examiné : l’utilisation d’un tel corpus est plutôt envisagée comme un moyen de trouver un éventail varié de méthodes.

Après avoir décrit les différents problèmes rencontrés par les traducteurs face à une telle narration, nous montrerons comment les choix stylistiques et les contraintes linguistiques peuvent les amener à effacer la polyphonie inhérente à ces représentations des pensées, soit en étouffant la voix du narrateur ou celle du personnage, soit en créant de nouveaux codes linguistiques, afin de préserver l’hybridité et l’ambiguïté originales. Enfin, nous considérerons le rôle même du traducteur, en montrant qu’au-delà de la dichotomie traditionnelle domestication/ étrangéisation, ce qui importe est la façon dont les traductions peuvent nourrir notre lecture du texte original.

1. La représentation des pensées en récit focalisé : quels problèmes de traduction ?

Comme l’affirme Simpson, « l’examen intime d’un esprit déviant situe résolument les romans [de Highsmith] dans la tradition du thriller psychologique »10 (SIMPSON, 2010, 194), ce qui confirme que la représentation de l’intériorité du héros apparaît constamment, comme on peut le voir dans l’incipit de The Talented Mr Ripley :

(1) Tom glanced behind him and saw the man coming out of the Green Cage, heading his way. Tom walked faster. There was no doubt that the man was after him. Tom had noticed him five minutes ago, eyeing him carefully from a table, as if he weren't quite sure, but almost. He had looked sure enough for Tom to down his drink in a hurry, pay and get out.
At the corner Tom leaned forward and trotted across Fifth Avenue. There was Raoul's. Should he take a chance and go in for another drink? Tempt fate and all that? Or should he beat it over to Park Avenue and try losing him in a few dark doorways?
He went into Raoul's. (The Talented Mr Ripley, 1)

La description des actions du personnage est sans cesse perturbée, la voix intérieure du protagoniste (en gras) venant interrompre celle du narrateur. Ces interruptions ne suspendent pas toutefois le rythme soutenu du récit : le personnage n’apparaît pas comme figé, alors que ces pensées traversent son esprit, mais est au contraire présenté comme en train de réfléchir tout en marchant. La technique du discours indirect libre (désormais DIL) permet au narrateur de conserver son statut d’énonciateur (d’où l’emploi de la troisième personne et du prétérit de narration) tout en « reprodui[sant] mot à mot l’expression mentale propre au personnage »11 (COHN, 1981, 28), comme le montre l’usage des interrogatives, des ellipses et du vocabulaire familier (« beat it over »). Les intrusions de la voix du personnage n’opèrent donc pas un changement de rythme ni d’énonciateur, mais de perspective : la focalisation interne permet de passer, de façon presque imperceptible, d’une vision extérieure du personnage (alors qu’on observe ses actions) à une vision intérieure (décrivant sa conscience même). C’est précisément cette « absence de rupture »12 (COHN, 1981, 125) qui devient problématique lors de la traduction en français, à cause des différences de système temporel entre les deux langues, puisque, comme l’observe Bruno Poncharal : « en français […] l’imparfait se distingue nettement du temps de la narration qu’est le passé simple. Autrement dit, en français, la “jointure” entre contexte narratif et DIL est bien visible directement » (PONCHARAL, 1998, 18).

En regardant de plus près ces pensées interrompant la narration, un autre défi se présente, puisque la voix intérieure du protagoniste peut s’infiltrer à l’intérieur même des énoncés de narration, produisant des interventions polyphoniques. Cette bivocalité rappelle le phénomène de la « double voix » caractéristique du DIL : d’après Brian McHale, le DIL peut être reconnu « comme l’intrusion d’une voix autre que (en plus de) celle du narrateur »13 (MCHALE, 1978, 264), à travers des indices comprenant toute expression qui ne peut pas être plausiblement attribuée au narrateur. Cependant, au lieu de présenter « le discours mental d’un personnage pris en charge par le discours du narrateur »14 (COHN, 1981, 29) comme le ferait le DIL, ces interventions hybrides juxtaposent énoncé de narration et discours intérieur subjectif, opérant ainsi un mélange de voix particulièrement problématique pour les traducteurs, à cause du besoin en français de séparer les différents plans d’énonciation.15

(2) During the time that Heloise was in Chantilly, Tom decided to acquire a harpsichord for Belle Ombre – for himself, too, of course and possibly for Heloise. (Ripley’s Game, 135)

Dans cet exemple, si le début de la phrase correspond à la « narration d’un acte de pensée »16 (LEECH AND SHORT, 1981, 337), le tiret signale le passage à un DIL. C’est précisément parce que le narrateur se place en retrait que la deuxième partie de la phrase ne peut pas être purement narrative : les adverbes « of course » et « possibly », qui indiquent la certitude et le doute, ne peuvent pas être interprétés comme adoptant le point de vue du narrateur, qui n’apparaît jamais dans le texte, mais bien celui du personnage, alors que le fil de ses pensées l’amène à rectifier ses motivations pour l’achat d’un clavecin. En revanche, dans la première partie de l’extrait, l’emploi du nom propre « Tom », qui désigne le sujet de conscience, ainsi que l’utilisation du verbe « decide », entravent toute interprétation de la phrase entière comme exemple de DIL, puisque le personnage ne peut pas avoir pensé I decided to… L’extrait ne peut donc être analysé que comme hybride.

Un troisième problème apparaît à cause de l’emploi constant du DIL, qui crée un double « il », celui de la narration à la troisième personne, et celui renvoyant au « je » intérieur du personnage : sans indices indiquant que l’on a affaire au langage ou à la subjectivité du personnage, « une phrase relatant une opinion chez un personnage peut ressembler en tous points à une phrase décrivant un fait de fiction »17 (COHN, 1981, 128). Un autre type de pensées apparaît alors : les phrases équivoques, qui peuvent être interprétées soit comme le discours du narrateur, soit comme les réflexions du personnage.

(3) He could feel Thurlow regarding him as if he were a man from Mars, possibly also regarding him with distaste. Tom didn’t mind at all. He had weathered worse than Thurlow. He knew Thurlow thought he was a borderline crook, with the luck to have married a well-to-do Frenchwoman. (The Boy Who Followed Ripley, 247-248)

Comme le signale Roy Pascal, toute expression dirigeant l’attention du lecteur vers un personnage peut servir de transition entre narration et DIL (PASCAL, 1977, 26-27) : la description des émotions de Tom laisse planer le doute sur l’interprétation de la phrase mise en gras, qui peut être considérée soit comme un simple commentaire du narrateur, précisant les raisons de l’indifférence du héros face au supposé mépris de Thurlow, soit comme provenant de l’esprit du personnage, alors qu’il se remémore d’autres événements désagréables. Or, toute ambiguïté présente un défi pour le traducteur, qui doit choisir entre la préserver, ou sélectionner l’une des deux possibilités.

Ainsi, la présence d’un narrateur spectral, qui permet à la voix intérieure du personnage de s’infiltrer dans la narration à la troisième personne en y laissant des traces d’oralité et de jugement subjectif, pose différents problèmes aux traducteurs, qui peuvent choisir d’effacer, ou simplement de lisser les disparités entre les voix du personnage et du narrateur, ou qui au contraire peuvent déstabiliser l’équilibre entre les deux, de façon à rendre le texte français plus lisible.

2. Stratégies de traduction : de la déviation à la réinvention

L’une des différences majeures entre les systèmes linguistiques de l’anglais et ceux du français repose donc sur la difficulté de ce dernier à intégrer sans disparité apparente les différentes formes de représentations des pensées, et notamment à mêler imperceptiblement les deux plans d’énonciation. Les cas où les décisions du traducteur déstabilisent l’équilibre entre la voix du personnage et celle du narrateur peuvent être rangés dans deux catégories. D’un côté, un contraste plus important entre les deux voix peut être établi dans la traduction, par l’ajout d’éléments caractéristiques de l’une des deux voix. De l’autre, la discordance engendrée par l’introduction d’éléments subjectifs à l’intérieur de la narration peut être lissée, ce qui conduit à l’effacement de la polyphonie originale. Trois exemples seront examinés pour illustrer ces stratégies, selon les trois types de problèmes préalablement identifiés.

(1) Tom glanced behind him and saw the man coming out of the Green Cage, heading his way. Tom walked faster. There was no doubt that the man was after him. (…)
At the corner Tom leaned forward and trotted across Fifth Avenue. There was Raoul’s. Should he take a chance and go in for another drink? Tempt fate and all that? Or should he beat it over to Park Avenue and try losing him in a few dark doorways?
He went into Raoul’s. (The Talented Mr Ripley, 1)

(1’) Tom jeta un coup d’œil derrière lui et aperçut l’homme qui sortait de la Cage Verte et qui se dirigeait vers lui. Tom hâta le pas. Pas de doute, l’homme le suivait. (…)
Au coin de la rue, Tom se pencha en avant et traversa précipitamment la Cinquième Avenue. Il était tout près de chez Raoul. Fallait-il prendre le risque d’entrer boire encore un verre ? Ne serait-ce pas tenter le sort ? Ou bien devrait-il pousser jusqu’à Park Avenue et essayer de semer son poursuivant à la faveur d’une porte cochère sombre ? Il entra chez Raoul. (Le Talentueux Mr Ripley, trad. Jean Rosenthal, 5)

Les transitions fluides du texte source sont transformées en changements abrupts, non seulement à cause du contraste en français entre passé simple et imparfait, qui signale le passage de la narration au DIL, mais aussi à cause de l’effacement du sujet et du verbe de l’énoncé original « There was no doubt », qui amplifie la voix du personnage dans le texte cible. À l’inverse, les seuls éléments subjectifs préservés dans la deuxième section de DIL sont les interrogatives : l’ellipse « tempt fate » reçoit un sujet et un verbe principal, et les expressions familières « and all that » et « beat it over » sont remplacées par des solutions plus littéraires. La substitution du pronom « him » par le groupe nominal « son poursuivant », ainsi que les formulations « semer » (pour traduire « lose ») et « à la faveur de » (pour « in ») ont tendance à brouiller la distinction entre DIL et narration, réduisant ainsi la distance entre la voix du personnage et celle du narrateur.

(4) He thought of one, maybe two Mafia figures – burly, dark-haired thugs exploding in death, arms flailing, their bodies falling. (Ripley’s Game, 42)

(4’) Des images fugitives lui effleuraient l’esprit, un voyou de la Mafia ou même deux, des truands basanés et trapus, projetés en arrière par l’impact des balles, s’écroulaient en battant des bras puis s’immobilisaient, inertes, morts. (Ripley s’amuse, trad. Janine Hérisson, 68)

Dans cet extrait, Jonathan Trevanny est le personnage focal, décrit ici comme réfléchissant à une proposition qui impliquerait de tuer un membre de la Mafia pour une somme d’argent importante. Dans le texte source, le tiret signale la transition entre discours narrativisé et DIL. Alors que le discours du narrateur reste neutre et direct, l’accumulation des participes présents, qui crée un rythme haletant dans la seconde partie de l’extrait, tente de reproduire le flot de pensées et la succession des images naissant dans l’esprit du personnage, malgré le choix de termes plus littéraires comme « burly » et « flailing ». Ces marqueurs lexicaux témoignent du travail du narrateur, capable de verbaliser les pensées inarticulées du personnage. Par contraste, le traducteur explicite le processus de pensée, en mentionnant les « images fugitives » et en effaçant le « maybe » original qui annonçait la contamination opérée par la voix du personnage, donnant au lecteur français l’impression d’images mentales plus construites. Le narrateur spectral du texte source prend une forme bien plus concrète, par l’ajout de deux verbes conjugués (« s’écroulaient » et « s’immobilisaient ») et de l’adverbe connecteur « puis », ce qui rompt l’impression de pensées en train d’être formulées. Notons cependant l’usage final des adjectifs juxtaposés « inertes » et « morts », qui semblent vouloir imiter le rythme original, sans pour autant reproduire l’intention narrative du texte source.

(3) He could feel Thurlow regarding him as if he were a man from Mars, possibly also regarding him with distaste. Tom didn’t mind at all. He had weathered worse than Thurlow. (The Boy Who Followed Ripley, 247-248)

(3’) Il sentit que Thurlow le considérait comme une sorte de martien, et qu’il le regardait peut-être avec dégoût. Cela ne le gêna pas le moins du monde. Il avait vu bien pire que ce petit détective. (Sur les pas de Ripley, trad. Alain Delahaye, 429)

Contrairement à l’anglais, le français préfère éviter les répétitions, ce qui peut expliquer la transformation de « Thurlow », qui devient le syntagme nominal « ce petit détective ». Cependant, la neutralité associée au nom propre, qui assurait l’ambiguïté interprétative de la phrase, est perdue en raison de l’emploi péjoratif du démonstratif « ce » associé à l’adjectif « petit », qui fait référence aux piètres talents du détective. Le narrateur consonant ne pouvant se permettre une telle démonstration évaluative, la phrase laisse davantage percer la voix du personnage, effaçant alors tout doute sur l’identité de son énonciateur.

Alors que de nombreuses caractéristiques du français semblent conduire à la disparition des jeux de voix subtils présents dans la série des Ripley, les traductions comportent également un certain nombre de stratégies qui tentent de compenser cette perte par la mise en place de nouveaux mécanismes rétablissant la polyphonie originale. Deux exemples seront donnés pour illustrer les marqueurs ponctuationnels, lexicaux et syntaxiques utilisés pour reproduire la superposition des voix.

(5) Then Jeff said, “They’re trying to find Derwatt . . .” (Muttered English curses.) “My God, if I can’t hear you, I doubt if anybody in between can hear a bloody . . .”
D’accord!” Tom responded. “Tell me all your troubles.”
“Murchison’s wife may . . .”
“What?”
Good God, the telephone was a maddening device. People should revert to pen and paper and the packet-boat. “Can’t hear a damned word! (Ripley Under Ground, 178)

(5’) – Ils essaient de trouver Derwatt… (Jurons anglais indéfinissables.) Mon Dieu, si j’ai, moi, tellement de mal à vous entendre, je ne vois pas comment une table d’écoute…
- D’accord ! fit Tom. Racontez-moi tous vos ennuis.
- La femme de Murchison va peut-être…
- Quoi ? (Bon sang, c’était à rendre fou, ce téléphone ! On ferait mieux de revenir à la plume, au papier et au paquebot !) Je ne comprends pas un mot. (Ripley et les ombres, trad. Elisabeth Gille, 216)

La tradition dans les romans français de remplacer les guillemets par des tirets dans les dialogues provoque dans cet extrait une potentielle confusion entre les paroles effectivement prononcées par le personnage et ses pensées (en gras). Une solution aurait été de créer un nouveau paragraphe, mais la traductrice a préféré adopter une stratégie que Patricia Highsmith emploie elle-même dans ce roman, et au début de l’extrait cité : l’ajout de parenthèses pour cloisonner la voix intérieure du personnage. Dans le texte source, les parenthèses sont en réalité utilisées de façon à créer une ambiguïté interprétative chez le lecteur, qui ne sait pas avec certitude si leur contenu est simplement narratif, ou s’il s’agit de pensées semi-conscientes, qui recevraient la verbalisation la plus simple. Cet usage est illustré par l’extrait ci-dessous, où Tom, qui se fait passer pour le peintre Derwatt, dont la mort est dissimulée, est interviewé par des journalistes :

(6) The reporters plunged in again: “Are you pleased with your sales, Derwatt?”
(Who wouldn’t be?)
“Does Mexico inspire you? I notice there are no canvases in the show with a Mexican setting.”
(A slight hurdle, but Tom got over it. He had always painted from imagination.)
(Ripley Under Ground, 32)

Il est difficile de déterminer si la question entre parenthèses est la réponse donnée par Tom, ou sa voix intérieure, de la même façon que « muttered English curses » peut être soit une description narratoriale, soit ce qui est appelé « perception représentée »18, c’est-à-dire « un style littéraire à travers lequel un auteur, au lieu de décrire le monde extérieur, exprime directement les perceptions d’un personnage, à mesure qu’elles apparaissent dans la conscience de ce dernier »19 (BRINTON, 1980, 370). Dans la traduction de l’extrait 5, il n’y a aucun doute que les parenthèses nouvellement ajoutées signalent l’intervention des pensées du personnage, mais l’addition de deux points d’exclamation, ainsi que la transformation de l’article défini « the » en démonstratif « ce » rendent le discours intérieur plus oral, créant alors un nouveau mélange de voix. La différence entre le discours intérieur du personnage et ses paroles se fait plus subtile, ce qui produit un nouveau jeu vocal, dont les transitions deviennent imperceptibles.

(7) If he could lure Murchison to his house somehow, before Murchison spoke to the expert he was talking about, perhaps something – Tom didn’t know what – could be done about the situation. (Ripley Under Ground, 41)

(7’) S’il réussissait, il ne voyait pas encore comment, à attirer Murchison chez lui, sans lui laisser le temps d’entrer en contact avec cet expert dont il avait parlé, il aboutirait peut-être à quelque chose… mais à quoi ? (Ripley et les ombres, trad. Elisabeth Gille, 51)

Dans ce cas, la structure syntaxique des éléments en gras est inversée dans la traduction, tandis que leur ordre sémantique est conservé. Le remplacement obligatoire de « Tom » par le pronom « il » dans la phrase en gras permet de préserver la voix du narrateur, le personnage ne pouvant pas se dire Je ne vois pas encore comment. Le discours narratif entre tirets, qui interrompt les pensées du personnage tout en donnant l’impression d’un esprit en pleine action, en train de préciser les détails de son plan, est compensé dans le texte cible par l’emploi de points de suspension, qui signalent l’hésitation de Tom. Seule l’interrogative finale accentue l’oralité de cette réflexion, une oralité caractéristique du discours intérieur du héros dans cette traduction particulière, qui réduit la confusion du texte original entre la voix du narrateur et celle du personnage, en accroissant leur distance.

Cette remarque finale nous amène à une réflexion à propos du rôle du traducteur. Après un court rappel du débat célèbre entre domestication et étrangéisation, nous montrerons que l’étude des traductions accomplie jusqu’ici peut également mener à de nouvelles découvertes concernant le texte original.

3. Vers une réinterprétation ?

Dans son ouvrage devenu célèbre, The Translator’s Invisibility (1995), Lawrence Venuti explique le manque de reconnaissance du travail du traducteur par la tendance de ce dernier à lisser le texte original, de façon à ne pas attirer l’attention du lecteur sur les mécanismes à l’œuvre pendant la réécriture :

The illusion of transparency is an effect of fluent discourse, of the translator’s effect to insure easy readability by adhering to current usage, maintaining continuous syntax, fixing a precise meaning. (VENUTI, 1995, 1)

La description qu’il donne de cette domestication correspond bien aux observations faites précédemment, dans les passages où les traducteurs français tentent d’éviter l’ambiguïté (exemple 3) ou les ruptures et dissonances frappantes (exemples 1 et 4). Cette stratégie de traduction est cependant clairement rejetée par Venuti, car elle masquerait les manipulations et déformations de la traduction :

An illusionism produced by fluent translating, the translator’s invisibility at once enacts and masks an insidious domestication of foreign texts, rewriting them in the transparent discourse that prevails in English (…) (VENUTI, 1995, 16-17)

Les analyses précédentes ont en effet prouvé à quel point la stratégie narrative originale était perdue lors de l’effacement du mélange des voix. Cependant, plusieurs traducteurs ont également montré que certaines approches créatives pouvaient au contraire reconstituer l’effet original, tout en évitant l’emploi de marqueurs s’apparentant trop à la langue étrangère. Deux exemples seront examinés pour illustrer les deux extrêmes, de façon à nuancer ce rejet de la domestication :

(8) Tom’s mind was on Cynthia Gradnor, of all people to be thinking about in North Africa. (Ripley Under Water, 68)

(8’) Tom se mit à penser à Cynthia Gradnor, ce qui était pour le moins saugrenu, en pleine Afrique du Nord. (Ripley entre deux eaux, trad. Pierre Ménard, 119-120)

Dans le texte original, la transition invisible entre narration et DIL est assurée par l’intrusion de l’expression familière « of all people », qui crée une rupture syntaxique impossible en français, et donc logiquement absente de la traduction. Cependant, le traducteur ne compense pas cette disparition, mais au contraire renforce la présence du narrateur par l’emploi de l’adjectif « saugrenu » (qui exprime la surprise sous-entendue par « of all people »), qui appartient plutôt au langage du narrateur, et par l’ajout du pronom relatif « ce qui » qui efface la séparation des voix. Une conséquence importante de cette traduction est la dissolution du statut du narrateur, censé rester en retrait : il apparaît désormais capable de formuler un jugement évaluatif concernant les actions de Tom.

(9) Mr De Sevilla hadn’t paid up yet – he needed a good scare by telephone to put the fear of God into him, Tom thought – but Mrs Superaugh had been so easy, he was tempted to try just one more. (The Talented Mr Ripley, 11)

(9’) Mr. de Sevilla n’avait pas encore payé – il avait besoin d’une bonne semonce par téléphone qui lui inspirerait une terreur salutaire – mais Mrs. Superaugh avait marché si facilement qu’il était tenté d’essayer encore un coup, un seul. (Le Talentueux Mr Ripley, trad. Jean Rosenthal, 22)

À première vue, le traducteur semble à nouveau effacer l’oralité du texte source, notamment dans le segment entre tirets, par la suppression de l’incise « Tom thought » et le choix de termes comme « semonce » et « inspirerait » qui s’apparentent plutôt au langage du narrateur. Cependant, la bivocalité originale est maintenue par la présence d’expressions familières comme « une bonne », « marcher » (qui signifie ici faire preuve de crédulité) et grâce à la répétition « encore un coup, un seul » qui traduit l’emphase exprimée par les italiques anglais. Nous sommes donc bien ici face à un extrait qui évite les anglicismes (« a good scare », qui serait impossible à traduire mot à mot en français ; et les italiques qui ne sont presque jamais utilisés en français pour exprimer une emphase phonétique comme le fait l’anglais), tout en compensant cette domestication de façon à préserver le mélange original des voix.

Cette dernière analyse confirme qu’une condamnation absolue de la domestication n’a pas lieu d’être, même si les arguments avancés par Venuti en faveur de l’étrangéisation sont tout à fait justes, notamment lorsqu’il s’agit de reconnaître la présence et le travail des traducteurs. De façon à dépasser ce qui apparaît comme une impasse dichotomique, considérons à présent l’affirmation d’Antoine Berman, qui décrit les mérites de l’analyse traductologique :

La traduction fait pivoter l’œuvre, révèle d’elle un autre versant. Quel est cet autre versant ? Voilà ce qui reste à mieux percevoir. En ce sens, l’analytique de la traduction devrait nous apprendre quelque chose sur l’œuvre, sur le rapport de celle-ci à sa langue et au langage en général. Quelque chose que ni la simple lecture, ni la critique ne peuvent déceler. (BERMAN, 1984, 20)

D’après ce critique célèbre, la comparaison entre texte source et texte cible ne doit pas uniquement servir à déterminer leurs différences (et établir la stratégie de traduction en jeu), mais peut également nourrir notre connaissance du texte original, en révélant des aspects qui seraient restés cachés sans l’ajout d’une source de comparaison. En gardant cette théorie en tête, un dernier exemple sera examiné de façon à clarifier les gains de l’analyse traductologique :

(10) Tom made a lunge for the control lever, but the boat swerved at the same time in a crazy arc. For an instant he saw water underneath him and his own hand outstretched towards it, because he had been trying to grab the gunwale and the gunwale was no longer there.
He was in the water.
He gasped, contracting his body in an upward leap, grabbing at the boat.
He missed. (The Talented Mr Ripley, 93)

(10’) Tom se précipita sur la manette des gaz, mais au même moment le canot vira brutalement. Un instant, il aperçut l'eau sous lui, et sa main se tendit vers la mer, car il avait voulu empoigner le plat-bord, et le plat-bord n'était plus là.
Tom était tombé à l'eau.
Il faillit suffoquer, banda tous ses muscles pour sauter hors de l'eau afin d'agripper le bateau. Il manqua son coup. (Le Talentueux Mr Ripley, trad. Jean Rosenthal, 164)

La position isolée de la phrase mise en gras, qui forme à elle-même un seul paragraphe, permet sa double interprétation, soit comme récit du narrateur, au milieu d’une série d’actions, soit comme pensée soudaine du personnage, qui se rend compte qu’il n’est plus sur le bateau. Dans la traduction cependant, la substitution du nom propre « Tom » pour le pronom personnel efface toute équivoque. Une analyse plus détaillée révèle que la simple préservation du pronom personnel n’aurait pas permis de conserver l’ambiguïté : il est difficilement concevable que le personnage se dise Je suis tombé à l’eau. Le français a en réalité clarifié la transition entre les procès <être sur le bateau> et <être dans l’eau>. L’ambiguïté originale repose donc sur la simple mention de l’état du personnage, qui se trouve brusquement dans l’eau, le verbe être étant capable de verbaliser une prise de conscience soudaine et primitive. En français cependant, aucun verbe d’état ne fonctionnerait ici (Tom/il était dans l’eau ; Tom/il se trouvait dans l’eau). Ces manipulations révèlent l’impossibilité en français de passer subitement de la description à la cognition/perception du personnage, ce que Bruno Poncharal explique de la façon suivante : « En français, la frontière entre ce qui appartient au domaine de l’énonciateur origine absolu et de l’énonciateur rapporté doit être fermement maintenue » (PONCHARAL, 2003, 188). Cette interprétation confirme qu’une transition invisible entre la voix du narrateur et celle du personnage est inconcevable en français.

Ainsi, c’est par la description d’une autre langue que les possibilités et subtilités du texte source peuvent être appréhendées, démontrant l’exploitation magistrale par Highsmith des possibilités de la langue anglaise, de façon à créer une superposition de voix presque schizophrène, en permettant constamment au discours intérieur du personnage d’éclipser la présence spectrale du narrateur.

Conclusion

La présente étude a montré comment les partis pris du traducteur concernant les représentations des pensées pouvaient affecter la structure narrative du texte source, en étouffant les jeux vocaux présents au sein de la série des Ripley. Le traitement des problèmes créés par l’utilisation d’une focalisation interne, combinée à un narrateur en retrait, qui laisse la voix du personnage contaminer différentes facettes de la narration, permet à certaines traductions de réinventer le langage et le style de l’auteur, malgré leur apparente domestication. Ces traductions participent alors de la richesse de l’œuvre originale, en offrant de nouvelles interprétations, qui auraient pu rester cachées après une simple analyse littéraire.

Les résultats de cette étude nous permettent également d’interroger le modèle normatif dictant la traduction de la fiction criminelle dans l’après-guerre, qui impliquait généralement la suppression de différents textèmes, concernant notamment les représentations des pensées20. Même si Patricia Highsmith n’était pas incluse dans la célèbre Série Noire, son œuvre apparaissant aux côtés de traductions d’autres auteurs étrangers célèbres, comme John Galsworthy, Herman Hesse et Arthur Koestler21, il semble que certains de ses traducteurs aient été influencés dans leurs décisions par son appartenance au genre de la fiction criminelle. En effet, les différences entre les systèmes linguistiques de l’anglais et ceux du français n’expliquent pas pourquoi certains passages polyphoniques ont été traduits dans un style plus formel (supprimant la voix du personnage), ou à l’inverse de façon plus orale (étouffant la voix du narrateur). Il semble plutôt que les traducteurs ont, dans le premier cas, essayé, de façon plus ou moins consciente, d’éviter les qualités orales du texte original, en supposant que le public cible les trouverait inacceptables à l’écrit22. Dans le second cas, les traducteurs ont pu vouloir intégrer le langage familier qui devenait la norme dans la fiction criminelle, notamment dans les romans américains dits hard-boiled qui inondaient le marché littéraire français de l’époque.

Note de fin

1 « to concede the usual limitations ascribed to the genre » [sans indication contraire, c’est nous qui traduisons toutes les citations académiques]

2 « murder is not really the point ; it is merely a metaphor »

3 « Highsmith is less interested in the mechanics of crime than in the psychology behind them »

4 Ces romans sont : The Talented Mr Ripley (1955), Ripley Under Ground (1970), Ripley’s Game (1974), The Boy Who Followed Ripley (1980) and Ripley Under Water (1991)

5 « a largely inconspicuous presenter, silent arranger, and recorder »

6 « remains effaced and readily fuses with the consciousness he narrates » [pour toutes les citations de Cohn, nous utilisons la traduction publiée en 1981 d’Alain Bony]

7 Voir par exemple Rouhiainen (2000), Poncharal (2003) ou Gallagher (2001)

8 Voir par exemple Guillemin-Flescher (1981) ou Taivalkoski-Shilov (2006)

9 Ces romans sont respectivement Le Talentueux Mr Ripley (trad. Jean Rosenthal), Ripley et les ombres (trad. Elisabeth Gille), Ripley s’amuse (trad. Janine Hérisson), Sur les pas de Ripley (trad. Alain Delahaye) et Ripley entre deux eaux (trad. Pierre Ménard)

10 [Highsmith’s] « intimate examination of the deviant mind places the novels firmly within the psycho thriller tradition »

11 « reproduc[ing] verbatim the character’s own mental language »

12 « seamless junction »

13 « as the intrusion of some voice other than (together with) the narrator’s »

14 « a character’s mental discourse in the guise of the narrator’s discourse »

15 Pour une discussion détaillée concernant cette séparation, voir Poncharal (2003)

16 « narrative report of a thought act »

17 « a sentence rendering a character’s opinion can look every bit like a sentence relating a fictional fact »

18 « represented perception »

19 « a literary style whereby an author, instead of describing the external world, expresses a character’s perceptions of it, directly as they occur in the character’s consciousness »

20 Voir Robyns (1990) pour une analyse détaillée des traductions françaises des romans policiers

21 D’après Rivière (2003, 63)

22 Une idée suggérée par Robyns (1990, 36) : « the moderate use of colloquial speech [in translations of crime novels] constitutes another option, which reflects the overall attitude of the French literary system towards the colloquial. »

Citer cet article

Référence électronique

Juliette Bourget, « « Quand la voix intérieure envahit la narration : problèmes de traduction des représentations des pensées. Étude de cas de la série des Ripley de Patricia Highsmith (1955-1991) », autotraduction en français par l’auteure et révision par Carole Fillière », La main de Thôt [En ligne], 10 | 2022, mis en ligne le 26 novembre 2022, consulté le 28 mars 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/lamaindethot/1052

Auteur

Juliette Bourget

Université Sorbonne Nouvelle

juliette.bourget@sorbonne-nouvelle.fr

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