Introduction
Bien que moins virulente à partir du Moyen-Âge, la lèpre resta, en Europe, longtemps ancrée dans la mentalité et l’organisation de la vie quotidienne, inspirant les religions, les médecines et l’aménagement des villes1. Les travaux qui y sont consacrés sont variés et l’analysent tantôt dans une vision comparatiste par rapport aux autres épidémies et pathologies telles que la peste, le choléra et les maladies mentales2, tantôt à travers les mouvements de populations à l’origine des schémas complexes de soumission et d’exclusion de la maladie (les Vikings, les croisades, les pèlerinages ou la colonisation).
Le « stigma de la lèpre » (stigma of leprosy) a ainsi été l’objet des travaux les plus représentatifs en la matière, dont ceux de Zachary Gussow qui, notamment à travers les États-Unis autour du xxe siècle, voit dans la peur de la lèpre une construction liée au contexte historico-culturel plutôt qu’une universalité constante. Pour lui, la crainte contemporaine de la lèpre trouve ses origines dans « l’impérialisme et le colonialisme occidentaux, la théorie des germes, les activités des missionnaires, le péril jaune et le racisme », les origines bibliques ou la psyché humaine n’étant pas à ses yeux un terrain de recherche propice3. Rod Edmond évoque quant à lui, à travers le cas de la Grande-Bretagne et de ses colonies, une peur de la lèpre liée à la fois à sa disparition soudaine au Moyen-Âge (et donc à sa réapparition possible à tout moment) et à la notion de péché dans la religion chrétienne. L’entrée dans la période coloniale aurait marqué à cet égard une « construction mutuelle » entre le colonisateur et le colonisé partant de cette histoire judéo-chrétienne de la peur de la lèpre et de la peau noire – et par extension des pays colonisés – venant réincarner la lèpre4. Cette stigmatisation eut une répercussion indéniable sur les migrants venant de l’Inde, de la Chine et du Japon via la mer des Caraïbes, l’océan Indien et l’océan Pacifique.
La lèpre devint ainsi une maladie des pays pauvres, mélange « de préjugés raciaux et sexuels et de théories héréditaires et épidémiques »5. Cette configuration confronta le Japon à deux impératifs : faire face à la théorie des races qui faisait de lui un pays colonisable et répandre à son tour les connaissances acquises dans le domaine du traitement de la lèpre pour renforcer sa présence dans les régions asiatiques6. Dans les deux cas, en effet, le terrain était occupé par les missionnaires chrétiens, les opérations évangéliques ayant été associées à l’aide aux lépreux, ces « pauvres de Dieu », partout en Asie y compris au Japon7.
Les travaux sur la lèpre au Japon sont essentiellement produits en histoire, dans un postulat de dénonciation de la politique d’isolement adoptée tout au long du xxe siècle. Fujino Yutaka 藤野豊 (né en 1952), historien et professeur à l’université Keiwa gakuen 敬和学園, fut l’un des pionniers de l’histoire contemporaine de la lèpre. Il mit notamment en lumière le processus de stigmatisation lié à la politique d’isolement des lépreux8. Le fait que cet isolement ait été renforcé sous la démocratie d’après-guerre au nom du « bien-être public » (kōkyō no fukushi 公共の福祉) fut notamment pour lui la preuve de la survie d’un régime « fasciste » opposé aux « droits fondamentaux modernes ». Son point de vue fit l’objet d’un certain nombre de travaux critiques venant des spécialistes de la lèpre9 et des historiens des sciences10 pour qui c’était le processus de modernisation et de « civilisation » lui-même qui méritait d’être interrogé, et notamment la médicalisation progressive des malades accompagnée d’une structure de discrimination en deux temps : celle de la visibilisation des lépreux tout d’abord, puis celle de leur invisibilisation11. Pour Kano Masanao 鹿野政直 (né en 1931), historien du Japon moderne et contemporain, les politiques d’hygiène sont ainsi au centre du mécanisme de modernisation à travers trois volets : l’isolement et l’« extermination » des malades, la guerre contre les virus, et l’initiative étatique d’une administration hygiéniste assurée par les forces de l’ordre12.
Dans le présent article, nous nous concentrerons sur les premier et troisième volets définis par Kano, à savoir le traitement politico-juridique de la lèpre au Japon au xxe siècle, à commencer par la « Loi relative à la prévention de la lèpre » (Rai-yobō ni kan suru kudari 癩予防ニ関スル件) de 1907 qui, après maintes réformes, fut abrogée seulement en 1996, afin d’analyser le processus de stigmatisation des lépreux pris dans la modernisation médicale et juridique du pays13. Le terme « lèpre » sera utilisé pour traduire raibyō 癩病 ou らい病, expression historiquement utilisée pour désigner la maladie, et non « Hansenbyō ハンセン病 » (maladie de Hansen) qui s’y substitua progressivement, dans le but de neutraliser la portée discriminante de la maladie, dès la fin des années 1990 avec la judiciarisation et la responsabilisation de l’État.
L’influence du discours colonial et des missions évangéliques
La lèpre, « maladie tropicale » ?
Les découvertes scientifiques et l’affirmation de la théorie des germes – autrement appelée théorie microbienne –, redessinèrent un contour indéniablement nouveau aux sciences médicales du xixe siècle. Citons à cet égard Louis Pasteur (1822-1895), pionnier de la microbiologie à l’origine de la découverte du vaccin contre la rage, ou encore Robert Koch (1843-1910), médecin allemand et l’un des fondateurs de la bactériologie à l’origine de la découverte de la bactérie responsable de la tuberculose14. La découverte du bacille de la lèpre par Gerhard Armauer Hansen (1841-1912) en 1873 fit partie de ces grandes avancées et constitua une antithèse puissante à l’hypothèse héréditaire selon laquelle la lèpre ne pouvait franchir les limites raciales et géographiques. La diffusion de cette logique, accompagnée d’images et de photographies de patients déformés et défigurés, eut pour effet d’alerter contre l’intrusion possible de ces « germes » responsables de la transmission de micro-organisme, et ainsi de renforcer le maintien des frontières entre le propre et l’impropre, entre le danger et la pureté. Selon Laura Otis, la « théorie des germes » des années 1870 aurait ainsi été mobilisée pour redéfinir le rapport à la maladie en une lutte contre la pénétration des germes invisibles des terres colonisées, impliquant une mise à distance indispensable pour se protéger contre ces corps dangereux15. La contagiosité de la maladie, rationalisée par la théorie des germes, fut accueillie avec une grande peur par le monde occidental et bouleversa les politiques sanitaires à l’égard de cette maladie dont désormais les pays occidentaux n’étaient plus à l’abri. La mort du père Damien (1840-1889), un missionnaire catholique belge à la léproserie de Molokai à Hawaii, fut un événement humainement dramatique qui démontra la contagiosité de la lèpre sur un corps occidental. Ainsi, en 1897, lors de la Conférence internationale de la lèpre tenue à Berlin, l’isolement des lépreux devint-il un élément clé de la prévention et de l’élimination de la maladie16.
Toutefois, la lèpre ne se résumait pas à une simple maladie bactérienne : de par son histoire longue, elle se vit doter d’un statut ambivalent au sein des « maladies tropicales » qui formaient l’une des branches de la médecine au début du xxe siècle institutionnalisée par Patrick Manson (1844-1922), médecin britannique et conseiller en médecine auprès du bureau des Colonies après un long séjour à Hong Kong. Cette branche fut développée dès 1899 avec la fondation de l’École de médecine tropicale à Londres17. Les explications médico-géographiques et climato-déterministes persistèrent pour renforcer l’idée selon laquelle le corps des Occidentaux était différent des sujets coloniaux, conformément à la frontière dressée entre zones tropicales et zones tempérées18. La circulation du polygénisme prônant la fixité des espèces contribua aussi à la croyance selon laquelle les maladies des terres colonisées avaient des origines raciales.
Or, comme Manson le constate très tôt, la lèpre ne correspondait pas tout à fait au concept de « maladie tropicale » : l’idée selon laquelle les maladies tropicales résultaient des conditions géographiques (Hirsch) ou climatiques (Manson) ne pouvait se transposer à la lèpre qui connut une longue histoire en Europe, et dont la transmission vectorielle ne put être prouvée. De ce fait, la lèpre constitua une catégorie à part au sein des maladies tropicales, une « boundary disease par excellence »19, caractérisée par des éléments tels que la pauvreté, la malnutrition et les mauvaises conditions sanitaires.
Nous retrouvons cette ambivalence au sein de l’entreprise coloniale japonaise, précisément dans l’institutionnalisation de la médecine militaire dès la seconde moitié du xixe siècle20. En effet, la « maladie tropicale », traduite par le mot nettai-byō 熱帯病, fut l’un des volets de la gestion sanitaire des colonies japonaises dans l’océan Pacifique qui dura jusqu’au milieu du xxe siècle. Un ouvrage de santé de 1943, destiné au grand public, expliquait que le Japon relevait de la zone tempérée (ontai-ken 温帯圏) tandis que l’Inde centrale, l’Afrique centrale ainsi que l’Amérique centrale constituaient les zones tropicales, de même que les Philippines, la Malaisie et l’île de Jawa (actuellement Java), soit les colonies en Asie du Sud-Est et dans le Pacifique Sud21. Ce même ouvrage de 1943 comportait un chapitre sur la lèpre qu’il définissait comme étant une maladie extrêmement fréquente dans les zones tropicales tandis qu’elle se serait faite plus rare dans les zones tempérées, et aurait été quasi-inexistante dans les zones polaires. L’écart entre Hokkaidō 北海道 (région septentrionale) et Okinawa 沖縄 (extrême sud de l’archipel) était donné comme exemple. Pourtant, la contagiosité de la maladie était loin d’être minimisée, une certitude scientifique acquise dès les premiers travaux de l’ère Meiji (1868-1912), comme nous pouvons le lire dans l’ouvrage du docteur Kobayashi Hiroshi 小林広, publié en 1884, qui la définit comme étant hautement contagieuse, de « nature pandémique (pandemi-sei パンデミ性) », et ne relevant nullement des maladies transmises au sein des races (jinshukan ni denpan seru shippei ni arazu 人種間ニ傳播セル疾病ニ非ラズ)22. Si la lèpre n’était pas une maladie raciale, l’hypothèse héréditaire n’était pas pour autant totalement écartée au Japon23, et cette posture héréditaire poursuivit son chemin aux côtés de la théorie des germes, venant légitimer une politique d’isolement forte et une ségrégation persistante.
Les premières léproseries fondées par des religieuses et religieux chrétiens
Les travaux portant sur la représentation de la lèpre dans le monde judéo-chrétien tels ceux de Rod Edmond trouvent nécessairement leurs limites avec le cas japonais où les religions chrétiennes n’eurent pas les mêmes impacts que dans les pays colonisés. Le Japon ne fut certes pas l’objet d’une entreprise coloniale systématique qu’Andrew Porter caractérise par la « triade occidentale » (colonisation, « médecine tropicale » et charité chrétienne24) ; pourtant, l’arrivée des missionnaires chrétiens durant l’ère Meiji fut à l’origine de la fondation d’une série de léproseries à caractères religieux et médical. En 1886, le père français Germain Léger Testevuide (1849-1891) de l’Église catholique romaine créa la léproserie Kōyama fukusei 神山復生 à Shizuoka 静岡, près du Mont Fuji, une terre d’accueil ancienne des lépreux en raison des sources thermales réputées pour leurs effets sur la maladie25. Dans cette dynamique, plusieurs léproseries privées et chrétiennes furent fondées, telles que la léproserie Ihai-en 慰廃園 en 1894 à Tōkyō par Kate Youngman (1841-1910), missionnaire américaine associée à l’Église presbytérienne, puis l’année d’après l’hôpital Kaishun, Kaishun byōin 回春病院, par Hannah Riddell (1855-1932), missionnaire anglicane, ou encore la Tairō-in 待労院 en 1901, par le missionnaire français Jean-Marie Corre (1850-1911), tous deux à Kumamoto 熊本.
Ces léproseries chrétiennes furent la plupart du temps fondées aux alentours des lieux de rassemblement des lépreux tels que des temples bouddhistes26. En effet, exclus de leurs familles et communautés d’origine et déclassés en pèlerins sinon en vagabonds, les lépreux obtenaient alors un toit et pratiquaient des activités d’aumônerie sous la protection des temples bouddhistes27.
Figure no 1 – Lépreux errants se regroupant près d’un temple ou d’un sanctuaire ; vers 1900, dans le département de Yamanashi, au mont Minobu 身延山, connu pour son temple bouddhiste de Nichiren (© Musée national de la maladie de Hansen, Kokuritsu hansenbyō shiryōkan 国立ハンセン病資料館).
Ainsi, la léproserie Tairō-in fut-elle fondée près du temple Honmyōji 本妙寺 à Kumamoto, connu comme l’un des lieux de destination des lépreux errants. Le cas de la Tairō-in permet par ailleurs de mieux appréhender le fonctionnement de ces léproseries religieuses qui suivaient une ligne de gestion relativement homogène28. Gérée par le père Jean-Marie Corre des Missions étrangères de Paris et cinq franciscaines missionnaires de Marie, la Tairō-in était principalement financée par des dons caritatifs étrangers, le rôle des missionnaires étant de diffuser largement le contenu des activités de la léproserie à l’aide notamment de lettres, d’articles et de cartes postales confectionnés par leurs soins. Les missionnaires organisaient par ailleurs le travail des patients au sein de la léproserie – indispensable pour le fonctionnement du centre qui manquait de moyens – ainsi que les tâches quotidiennes (lessive, nourriture, soins médicaux légers, etc.) auxquels ils prenaient tous part. Quant aux soins médicaux lourds, la léproserie faisait appel aux médecins de la région car elle n’en disposait pas sur place. La religion chrétienne n’était pas imposée, mais les services religieux rythmaient la journée des patients, et les travaux alimentaires tels que l’agriculture et la sériciculture ainsi que les travaux d’entretien étaient partagés entre les sœurs, les futurs missionnaires en formation et les patients. Ces lieux n’abritaient qu’une minorité de lépreux, ceux qui, au hasard de la vie, avaient croisé le chemin des missionnaires ou qui étaient venus volontairement en ayant appris leur existence. De plus, leur nature évangélique et civilisatrice fit que les lépreux de ces centres furent présentés dans les pays occidentaux comme des victimes délaissées et abandonnées, dans un besoin d’assistance et de pitié, ce qui revint à dévoiler et accentuer l’une des faiblesses du régime japonais. Cette double configuration d’évangélisation et d’infériorisation ne pouvait ainsi qu’être accueillie avec méfiance par les autorités japonaises29.
La lèpre, au centre des préoccupations nationales
La création de léproseries publiques
La prise en charge des lépreux fut rapidement préconisée par les spécialistes tels que Kure Shūzō 呉秀三 (1865-1932), psychologue sensible au concept de « colonie » (camp d’isolement) pour les malades mentaux, et Mitsuda Kensuke 光田健輔 (1876-1964), léprologue et acteur principal de la future politique d’isolement des lépreux30. Pour atteindre ce but, il fallait un soutien politique et économique puissant. Mitsuda réussit alors à convaincre Shibusawa Eiichi 渋沢栄一 (1840-1931), homme d’affaire et investisseur, quant au besoin d’isoler les lépreux, préconisation donnée par la Première Conférence internationale de la lèpre de Berlin en 1897, à laquelle furent présents trois scientifiques japonais (Kitasato Shibasaburō 北里柴三郎 (1853-1931), Dohi Keizō 土肥慶蔵 (1866-1931) et Takagi Tomoe 高木友枝 (1858-1943)). L’absence des deux pays asiatiques majeurs touchés par la lèpre, l’Inde et la Chine, fit que le Japon eut l’opportunité de se démarquer en se montrant actif dans la gestion de la maladie31. Ce point était en effet déterminant pour que le pays réussisse à intégrer la sphère médicale en tant que producteur de données scientifiques.
Au-delà du consensus international, plusieurs éléments nationaux concouraient à la prise en main de la gestion de la lèpre par le gouvernement japonais : la « Loi de prévention des maladies infectieuses » (Densenbyō yobō-hō 伝染病予防法) promulguée en 1897 et à l’origine d’un dispositif de désinfection et d’isolement à l’encontre de dix maladies32, et le libre accès au territoire national, dès 1899, des étrangers qui pouvaient désormais s’installer en dehors des quartiers réservés, une cohabitation qui entraîna une visibilisation accrue des lépreux. Notons par ailleurs que l’isolement n’était pas un moyen de gouvernance nouveau. En 1899, la « Loi de protection des anciens indigènes de Hokkaidō » (Hokkaidō kyūdojin hogo-hō 北海道旧土人保護法) autorisa la création de « centres de protection » des indigènes, tandis qu’en 1900, la « Loi de surveillance et de protection des aliénés » (Seishinbyōsha kango-hō 精神病者看護法) prévoyait l’isolement de ces derniers dans des centres spécialisés. Si le terme « colonie » n’était pas employé dans le cadre des maladies mentales et de la lèpre, le procédé par lequel on rassemble une population atteinte d’une maladie commune y est bien présent, et ce au nom de la protection et de la surveillance33.
Dans ce contexte, l’élément déclencheur de l’ouverture d’une politique publique fut la sollicitation répétée d’aides financières venant de missionnaires étrangers, en particulier de la part de Hannah Riddell, fondatrice de la léproserie Kaishun à Tōkyō, qui, en consultant en 1905 des hommes politiques et des investisseurs puissants tels qu’Ōkuma Shigenobu 大隈重信 (1838-1922)34 et Shibusawa Eiichi, provoqua un débat politique. La commission d’enquête sur la prévention de la lèpre fut créée à cette occasion au sein de la Diète.
Les premières mesures à portée nationale furent prises en 1907, avec la « Loi relative à la prévention de la lèpre » (Rai-yobō ni kan suru kudari 癩予防ニ関スル件). Celle-ci s’adressait en particulier aux lépreux sans famille qu’elle visait à « secourir » (kyūgo 救護, article 3) en les internant dans des structures d’accueil qui devaient être au nombre d’au moins deux à l’échelle nationale, les léproseries privées pouvant servir à cette fin en attendant leur création (article 4). La présence importante de lépreux errants était identifiée comme une cause potentielle pouvant compromettre l’accession du Japon au rang des « pays civilisés ». C’est sous cette loi que le Japon fut divisé en cinq zones, chaque zone étant désormais dotée d’une léproserie publique : l’hôpital Zensei, Zensei byōin 全生病院 (Tōkyō), le sanatorium du Nord, Hokubu hoyōin 北部保養院 (Aomori), le sanatorium de Sotojima, Sotojima hoyōin 外島保養院 (Ōsaka), le sanatorium de la 4e zone (Dai-yonku ryōyō-jo 第四区療養所, Kagawa, qui prendra le nom de sanatorium Seishōen d’Ōshima, Ōshima seishōen 大島青松園, en 1910) et le sanatorium de Kyūshū, Kyūshū ryōyōjo 九州療養所 (Kumamoto, qui prendra le nom de Kikuchi keifūen 菊池恵楓園 en 1911)35. Ainsi, dès 1909, mobilisant ces infrastructures, la politique d’internement des lépreux débuta avec l’aide des forces de l’ordre qui furent affectées à la gestion et à l’accompagnement de la procédure d’internement36. À l’hôpital Zensei, par exemple, celle-ci nécessitait l’autorisation du département de la Police métropolitaine rattaché au ministère de l’Intérieur, et les employés de l’hôpital étaient issus du corps de la police tout comme le premier directeur, Ikenouchi Saijirō 池内才次郎. La logique de ces mesures était donc plus disciplinaire que médicale, et ces premières mesures ne s’adressaient d’ailleurs pas à l’ensemble des lépreux estimés à 30 000 par le ministère de l’Intérieur en 1900 : l’effectif global des léproseries étant limité à 1 100, il s’agissait principalement d’interner les lépreux sans attache familiale.
C’est en 1931, avec la réforme de la loi de 1907, désormais « Loi de prévention de la lèpre » (Rai yobō-hō 癩予防法), que les mesures d’internement s’élargirent à l’ensemble des lépreux, et non plus seulement aux lépreux errants. Cette loi, à portée générale, énonçait l’interdiction de travailler, la confiscation et la destruction des biens ayant appartenu aux lépreux, et leur hospitalisation sous contrainte. C’étaient toujours les forces de l’ordre qui étaient en charge de la supervision de l’internement, ce qui marqua profondément et durablement les patients et les familles touchées, mais aussi le voisinage des centres d’internement et les communautés locales.
Figure no 2 – Forces de l’ordre intervenant avant d’interner les lépreux vivant aux alentours du temple Honmyō-ji, le matin du 4 juillet 1940. Le hameau qui abritait ces malades fut ensuite démantelé (© Musée national de la maladie de Hansen, Kokuritsu hansenbyō shiryōkan).
Figure no 3 – 1940, dans le hameau du temple Honmyō-ji, département de Kumamoto : maisons ayant abrité des lépreux marquées après le passage des forces de l’ordre (© Musée national de la maladie de Hansen, Kokuritsu hansenbyō shiryōkan).
En 1931, la léproserie Nagashima Aisei-en 長島愛生園 d’Okayama devint la première léproserie destinée à un internement général sous la direction de Mitsuda Kensuke, fort d’une longue expérience en tant que responsable médical de l’hôpital Zensei en 1909 avant d’en devenir le directeur en 1914. Mitsuda avait joué un rôle important dans une réforme importante de la loi en 1917 en insistant sur trois points majeurs de la gestion de la lèpre : fonder de préférence les léproseries dans les îles afin de limiter les fuites de patients ; accorder un pouvoir disciplinaire fort à leurs directeurs afin de sanctionner efficacement les tentatives de fuite ; et aménager les hameaux peuplés de lépreux de sorte que ces derniers ne se mélangent pas à la population37. Ainsi, en 1917, Mitsuda entama une tournée d’inspection à Taïwan, à Okinawa et dans les îles de la mer intérieure de Seto pour identifier les futurs lieux d’isolement en priorisant les îles entièrement coupées du monde et dotées d’une belle vue « dans le but d’en faire des paradis sur terre »38. La léproserie Nagashima aisei-en, conséquence de cette tournée d’inspection, constitue l’archétype du modèle d’isolement prôné par Mitsuda. Fort d’un réseau important chez les politiciens, les investisseurs, les religieux et les juristes, sans oublier le soutien de la famille impériale39, Mitsuda joua ainsi un rôle pluridimensionnel et essentiel dans la définition des lois d’isolement des lépreux.
La période se prêtait à ce genre de politique, qui avait vu l’agression japonaise contre la Mandchourie (1931), une étape cruciale dans le grignotage territorial entamé au dépend de la Chine et dans l’engrenage vers la guerre de 1937-1945. On assiste en effet alors à un renforcement des dispositifs destinés à améliorer les conditions physiques de la population : la « Loi pour la protection de la maternité » (Boshi hogo-hō 母子保護法, 1937), la réforme de « Loi relative aux centres de santé » (Hokenjo-hō 保健所法, 1937), la modification de la « Loi relative à la prévention de la tuberculose » (Kekkaku yobō-hō kaisei 結核予防法改正, 1937), la création du ministère de la Santé (Kōseishō 厚生省, 1938), la modification de la « Loi relative à la prévention des maladies vénériennes » (Karyūbyō yobō-hō kaisei 花柳病予防法改正, 1939), etc. C’est dans ce contexte que la lèpre devint l’objet d’une politique sanitaire générale, accompagnée d’un plan de mise en concurrence des départements pour son éradication complète (muraiken undō 無癩県運動), un plan qui fut lancé en 1936 sous le contrôle du ministère de l’Intérieur et mené grâce à l’expertise de Mitsuda Kensuke.
Figure no 4 – Affiche de sensibilisation et de prévention diffusée avec le soutien du ministère de l’Intérieur et insistant sur le caractère contagieux et non héréditaire de la lèpre (Yamazakura 山桜, vol. 17, no 6, juin 1935).
L’objectif fut en effet clairement annoncé : éradiquer la lèpre en vingt ans avec une politique d’internement local sans concession. La « mobilisation générale » vers les sanatoriums fut comparée à celle de l’armée : les lépreux furent assimilés aux militaires œuvrant dans l’intérêt de l’Empire par leur sacrifice, et le familialisme fut transposé au sein des sanatoriums qui devinrent de grandes familles de substitution, accueillant ces lépreux déracinés qui avaient désormais le directeur comme chef de famille. En 1940, le nombre des lépreux internés atteignit les 10 000, provoquant une surpopulation dans certaines léproseries. C’est dans cette logique que, en 1941, les léproseries publiques, alors rattachées aux collectivités locales, furent placées sous l’autorité directe de l’État, ce qui renforça la centralisation des politiques sanitaires envers la lèpre40. Concrètement, cela permit aux léproseries d’accueillir des patients ne relevant auparavant pas de leur juridiction, et d’équilibrer ainsi les effectifs qui ne cessaient de gonfler grâce au renforcement des dispositifs locaux d’internement. Désormais au nombre de treize, les léproseries nationales centralisèrent progressivement la gestion de la lèpre, et certaines léproseries privées et religieuses furent quant à elles fermées, la dégradation des relations entre le Japon et la Grande-Bretagne, les États-Unis et la France durant la guerre en étant la cause majeure41. L’archipel d’Okinawa, situé dans le Sud-Ouest du Japon, fut l’objet d’une attention particulière, avec l’augmentation de l’effectif militaire due à la guerre mais aussi en raison de l’importance historique de la lèpre dans cette région. Ainsi, en 1938 fut créée la léproserie départementale Airaku-en 愛楽園, nationalisée trois ans plus tard. Il était alors impératif que les lépreux de l’archipel d’Okinawa soient internés le plus rapidement possible, et c’est sous la supervision de l’armée que ce travail d’internement forcé fut effectué, certains ayant été envoyés à Taïwan où se trouvait également une léproserie japonaise.
Expansion coloniale et création de léproseries en Corée, à Taïwan et dans les îles du Pacifique
Durant la période de l’expansion coloniale (1895-1918), le Japon affirma une politique sanitaire globale visant à légitimer son pouvoir en Asie orientale. Ainsi, l’expression « la lèpre de l’Asie orientale » (tōa no rai 東亜の癩) accompagna la mission civilisatrice que le Japon s’était donnée pour asseoir son pouvoir. Selon Mitsuda Kensuke, l’Inde et la Chine étaient les deux régions à l’origine de la contamination en Asie. L’Empire des Indes étant alors soumis au régime colonial britannique, l’attention de Mitsuda se tourna principalement vers la Chine où le nombre des lépreux était estimé à un million, sans toutefois s’y limiter.
Après Taïwan en 1895 et la Corée en 1905, le Japon poursuivit sa politique d’expansion vers les territoires allemands (la concession de Tsingtao 青島 et la sphère d’influence du Liao-Toung 遼東, l’archipel des Samoa dans le Pacifique nord), l’Extrême-Orient sibérien en 1918. L’État satellite du Mandchoukouo 滿洲國 vint s’ajouter à sa sphère d’influence en 1932. Cette expansion territoriale fut accompagnée de la création d’une série de léproseries42, une activité qui fut pleinement soutenue et accompagnée par l’association chrétienne Japan Mission to Lepers (Nihon MTL Nihon kyūrai kyōkai 日本救癩協会), dirigée par Kagawa Toyohiko 賀川豊彦 (1888-1960), un réformateur social et écrivain chrétien, fondateur de nombreux établissements hospitaliers, scolaires et religieux43. Soulignons également l’implication morale et financière de l’impératrice Teimei 貞明, à l’origine de la Fondation pour la prévention de la lèpre (Rai yobō kyōkai 癩予防協会, 1931). La Fondation joua un rôle non négligeable dans l’expansion de la « bienveillance » de la famille impériale en Asie orientale44.
La Loi relative à la prévention de la lèpre de 1907 eut un impact sur les terres colonisées comme en Corée où, en 1916, fut créé l’hôpital Jikei de Sorokdo (Sorokdo jikei iin 小鹿土慈恵医院) dans le district de Goheung 高興 situé dans l’extrême sud du pays45. Le dispositif de prévention fut renforcé sous la Loi relative à la lèpre de 1931 qui vint généraliser les mesures d’internement au-delà des lépreux errants. Le « Décret de la prévention de la lèpre en Corée » (Chōsen rai yobōrei 朝鮮癩予防令) du Gouvernement-général de Corée reprit le contenu de la loi de 1931. Dans cette dynamique, la léproserie, devenue Hôpital de réhabilitation de Sorokdo (Sorokdo kōsei-in 小鹿土更生院) et rattachée à présent au Gouvernement-général de Corée, connut dès 1934 une expansion et une restructuration importantes, et le nombre des lépreux internés atteignit les six mille en 1941. À Taïwan aussi, l’hôpital Rakusei (Rakusei-in 楽生院, actuellement Losheng)46 fut créé sous le Gouvernement-général en 193047 et c’est sous la « Loi relative à la prévention de la lèpre » (Rai yobō-hō 癩予防法) de 1934, publiée sous forme d’Édit impérial, qu’y fut instauré le système d’internement forcé des lépreux.
La même démarche fut entreprise dans les îles du Pacifique gérées par l’Agence japonaise des Mers du Sud (Nan.yō-chō 南洋庁). Instituée en 1922, cette agence avait pour mission de gouverner les îles du Pacifique méridional avant d’englober l’Asie du Sud-Est à partir des années 193048. Dans une démarche toujours « civilisatrice », l’administration coloniale japonaise gérait diverses léproseries en Micronésie : en 1926 à Saipan, en 1927 à Jaluit, en 1931 sur l’archipel des Palaos, en 1932 sur les îles Yap. Ces léproseries étaient initialement destinées à accueillir des Océaniens, mais un centre d’accueil des lépreux japonais fut également créé vers la fin de la guerre à Saipan afin de soigner les soldats japonais ayant développé la maladie. Enfin, la léproserie « nationale » de Mandchourie fut fondée en 1939 sous le nom d’hôpital Dōkō (Dōkō-in 同康院).
Ces léproseries coloniales appliquèrent les mêmes principes que les hôpitaux métropolitains japonais, et notamment l’isolement strict des patients, la mobilisation des forces de l’ordre au moment de l’internement, la mise en concurrence des villes pour l’éradication totale de la lèpre (notamment à Taïwan), et le recours à la stérilisation en cas de mariage des patients ou comme punition dans certains cas (en Corée par exemple)49. Les léproseries de Sorokdo, Losheng, Palaos, Yap et Jaluit bénéficiaient du statut de « léproserie publique » (kōritsu ryōyōjo 公立療養所)50, et lorsque l’ensemble des léproseries prit la dénomination de « léproseries nationales » (kokuritsu ryōyōjo 国立療養所) en 1941, celles de Sorokdo et de Losheng en faisaient partie51. Les léproseries de Sorokdo, de Losheng et des Palaos furent ainsi représentées dès 1933 lors de la réunion annuelle des directeurs des léproseries nationales tenue au ministère de l’Intérieur, et pleinement intégrées dans les mesures de suivi. Les conditions d’internement à Sorokdo sont pour cette raison particulièrement étudiées de nos jours, suite à une série de procès intentés par les anciens patients envers l’État japonais, et nous savons aujourd’hui que, durant la période coloniale, les lépreux y furent soumis non seulement au même régime d’isolement forcé et de stérilisation/avortement, mais aussi, à partir de la fin des années 1930, à une série de mesures visant à les « japoniser » par le biais de la langue, de la religion et des patronymes.
La destinée de ces léproseries coloniales après la défaite du Japon en 1945 fut très différente d’un pays à l’autre. Si la léproserie de Taïwan, reprise par le gouvernement de la République de Chine, semble avoir connu une gestion en continuité avec le maintien d’une politique forte d’internement forcé52, la léproserie mandchoue Dōkō disparut suite à l’arrivée de l’armée soviétique en août 194553. Quant à la léproserie de Sorokdo, la Corée en reprit certes la gestion, mais non sans crise : après le retrait de l’équipe japonaise, elle fut en effet l’objet d’un conflit interne entre les médecins et les soignants, et aboutit à un massacre par ces derniers de quatre-vingt-trois patients qui avaient soutenu l’autorité des médecins. La guerre de Corée (1950-1953) vint aggraver la situation, et la léproserie de Sorokdo se retrouva dans l’impossibilité de fonctionner. Selon Mitsuda, cette crise fut à l’origine de l’arrivée d’une vague de Coréens lépreux au Japon, avec pour conséquence la diffusion de la maladie. La connexion entre la Corée et la diffusion de la lèpre n’était pas nouvelle, et une certaine méfiance vis-à-vis des lépreux coréens (nommés kankoku-rai 韓国癩) existait déjà, qui aurait poussé à la tenue de registres autonomes pour leur suivi au sein des sanatoriums54, afin de favoriser une surveillance sanitaire accrue dans les milieux particulièrement dépendants de la main d’œuvre coréenne tels que les mines55. Cette méfiance put même servir d’argument au renforcement de la politique d’isolement après 194556.
La nature de la politique d’isolement
Renforcement des mesures d’isolement sous la réforme législative de 1953
Dans la période de l’immédiat après-guerre, l’occupant américain sembla soutenir le maintien de l’isolement des lépreux, ou du moins il ne s’y opposa pas. En effet, dans la logique de Crawford F. Sams (1902-1994), responsable de l’hygiène et du bien-être, le Japon avait évité une catastrophe sanitaire grâce à ces mesures, et Mitsuda Kensuke était à ses yeux un éminent personnage reconnu par les Japonais eux-mêmes. L’isolement absolu couplé avec le Promin – un nouveau traitement administré au Japon dès 1947 rendant pour la première fois la lèpre curable57 – fut considéré comme la voie à suivre et, dans cette logique, celui-ci ne pouvant être administré que dans les léproseries, le besoin de traiter massivement et efficacement les lépreux ne pouvait que renforcer la légitimité de l’isolement58.
Dans ce climat de réaffirmation de l’importance de l’isolement, en 1953, la Loi relative à la prévention de la lèpre fut modifiée afin d’en renforcer les différents dispositifs. Fujino Yutaka analyse cette réaffirmation de l’isolement, notamment de la part de Mitsuda Kensuke et Miyazaki Matsuki 宮崎松記 (1900-1972), directeur de la léproserie Kikuchi keifūen à Kumamoto, comme le reflet de la peur des lépreux coréens59 mais aussi comme la conséquence des guerres successives qu’avait menées le Japon : le retour des soldats japonais contaminés par la lèpre, appelés « lépreux militaires » (gunjin-rai 軍人癩), estimés initialement à dix-sept mille, avait provoqué une grande inquiétude, poussant les autorités japonaises à créer des léproseries dans les territoires occupés. L’armée japonaise comptait en effet dans ses rangs un nombre élevé de malades ayant déclaré la lèpre en raison de la dégradation des conditions de vie au front. Ce point fut d’ailleurs déterminant dans la reconnaissance de la lèpre parmi les maladies de guerre accompagnées d’aides financières dès 1939. En juin 1945, fut donc créé un établissement destiné aux lépreux au sein de l’hôpital militaire, il s’agit du sanatorium de Suruga, Suruga Ryōyōjo 駿河療養所, à Shizuoka.
Dans ce contexte, la réforme de la Loi relative à la prévention de la lèpre en 1953 renforça certaines mesures telles que la désinfection, la restriction des sorties et le maintien de l’ordre. Aucune disposition ne prévoyait la sortie et la réinsertion sociale des anciens patients, bien que cela ne fût pourtant pas impossible : entre 1950 et 1970, environ trois mille personnes quittèrent les sanatoriums, avec un pic en 1960 avec 233 sorties définitives60. Ces chiffres doivent être contextualisés dans les nouvelles priorités affichées durant le Congrès international pour la défense et la réhabilitation sociale des malades de la lèpre tenu à Rome en avril 1956 et auquel participèrent 51 pays : la lèpre étant devenue une maladie curable, les préjugés séculaires devaient être combattus et les anciens malades et leurs familles devaient pouvoir retrouver une vie sociale dans la « société des humains ».
Malgré ces nouvelles directives, le Japon n’assouplit pas pour autant sa politique d’isolement, tandis qu’Okinawa, alors territoire sous administration américaine, connut un tout autre sort : la réforme de 1953 ne lui fut pas applicable, et sa propre législation entra en vigueur dès 1961, avec la « Loi relative à la prévention de la maladie de Hansen » (Hansenshi-byō yobō-hō ハンセン氏病予防法). À la différence du régime japonais, l’article 7 prévoyait les conditions de sortie des léproseries, et l’article 8 définissait la possibilité de rester dans la famille tout en bénéficiant de consultations externes à Naha, Miyakojima et Ishigakijima. Ce système fut maintenu malgré la restitution d’Okinawa au Japon en 1972 et l’application de la Loi de prévention de la lèpre qui imposait pourtant toujours l’isolement forcé.
Il faut également évoquer ici l’action de léprologues résistant au régime japonais tels que Saikawa Kazuo 犀川一夫 (1918-2007), disciple de Mitsuda et l’un des médecins ayant utilisé le Promin dans l’équipe de la léproserie de Nagashima dès 1947. Considérant que la lèpre était désormais devenue curable, Saikawa s’opposa à Mitsuda et dirigea la léproserie Airaku-en d’Okinawa jusqu’en 1987, puis fit accepter par l’État japonais que soit maintenue dans l’archipel la possibilité d’une consultation externe des lépreux. La gestion de la lèpre en Corée du Sud connut elle aussi une tournure différente avec la réforme de la Loi relative à la prévention des maladies contagieuses en 1963, venant abolir l’isolement forcé des patients atteints d’une maladie curable. Ces évolutions présentent des contrastes importants avec la législation japonaise qui ne mit fin au régime d’isolement forcé qu’en 1996, un régime toujours caractérisé par un pouvoir pénal fort des directeurs des sanatoriums et la stérilisation quasi-systématique des patients en cas de mariage.
Prérogatives pénales des directeurs des léproseries
Le but de la loi de 1907 étant d’interner uniquement les lépreux errants et la majorité des employés des léproseries appartenant aux forces de l’ordre et travaillant sous les ordres du directeur, les deux préoccupations majeures de ces derniers étaient la fuite des patients et le respect de l’ordre interne. Les léproseries étaient certes dotées de règlements intérieurs non contraignants, mais ceux-ci furent considérés insuffisants par Mitsuda Kensuke qui milita pour l’attribution de prérogatives pénales aux directeurs. La réforme législative de 1916 reconnut alors aux directeurs des sanatoriums le droit de correction et d’enfermement (chōkai kensoku-ken 懲戒検束権, article 4, alinéa 2). Désormais, le directeur pouvait décider d’emprisonner pendant trente jours maximum (avec cependant la possibilité de prolonger jusqu’à deux mois) et de réduire jusque de moitié la portion de la nourriture pendant sept jours. Ces prérogatives vinrent renforcer les tendances de l’époque qui étaient d’accroître l’autonomie des directeurs dans la gestion des léproseries. Or, d’après Mitsuda, ce pouvoir, « certes salutaire pour faire respecter l’ordre dans les léproseries », avait peu d’effet sur les infractions : « agression physique, viol, vol, adultère ou violence collective ». Par ailleurs, un problème demeurait selon Mitsuda avec les lépreux ayant commis une infraction à l’extérieur :
« Étant donné que les lépreux délinquants n’étaient pas jugés selon la procédure pénale habituelle, la plupart étaient renvoyés aux léproseries, et tant qu’ils n’enfreignaient pas les règlements intérieurs, ils profitaient de la même liberté que les autres patients, et il se pouvait même que leurs casiers judiciaires demeurent vierges faute de suivi judiciaire. De cette façon, ils répétaient en toute impunité le parcours : infraction – procédure pénale – léproserie – fuite – infraction. »61
Afin de remédier à cela, en 1938, fut créé le « bloc d’internement spécial » (tokubetsu byōshitsu 特別病室) à Gunma, au sanatorium Kuriu Rakusen-en 栗生楽泉園, afin d’accueillir les lépreux récalcitrants pour qui un simple isolement n’était pas considéré comme suffisant. Des lépreux d’autres sanatoriums pouvaient être envoyés à Kuriu, et quatre-vingt-dix personnes y furent emprisonnées, dont vingt-deux qui y moururent62. Ce dispositif fut mis en place avec l’accord de la police et du ministère de la Santé, et les écrits de Mitsuda adressés au ministère de la Santé en octobre 1947 montrent bien qu’il était à l’époque considéré comme tout à fait normal de mettre en place des procédures judiciaires spéciales pour les lépreux :
« Il existe une pratique selon laquelle le ministère de la Justice n’intervient pas et envoie juste aux léproseries les lépreux qui commettent un meurtre, un incendie, un viol, et toute autre agression physique ou infraction. »63
Figure no 5 – Vestiges du « bloc d’internement spécial » du sanatorium Kuriu Rakusen-en à Gunma (© Musée national de la maladie de Hansen, Kokuritsu hansenbyō shiryōkan).
Les infractions commises par les lépreux au sein des léproseries et en dehors de celles-ci devaient donc être gérées par les directeurs des sanatoriums. Des cas d’internement à Kusatsu 草津 sont mentionnés dans les archives de la léproserie de Tama à Tōkyō qui indiquent le déroulement concret de cette procédure non normalisée. Selon la 5e réunion des élus de la léproserie de Tama, tenue le 6 juin 1941, quatre personnes furent ainsi envoyées à Kusatsu sous l’autorité du directeur, et la précision suivante confirme l’absence de toute procédure préalable et institutionnelle : « les différentes instances ne seront informées qu’a posteriori, comme cela fut décidé sous M. Mitsuda. »64 Suite à cet épisode, le Conseil d’administration de Tama définit le 10 juin 1941 la procédure et la peine encourue en cas de vol de fruits et légumes au sein du sanatorium de Tama :
-
rédaction d’une lettre reconnaissant les faits et présentant des excuses, et si nécessaire dédommagement de la victime ;
-
en présence de faits graves, le sanatorium peut prononcer des sanctions particulières ;
-
le responsable du groupe [terme renvoyant à une unité de logement] peut être tenu solidairement responsable65.
Or, en 1947, avec la nouvelle Constitution et l’interdiction de tout châtiment criminel en dehors de la procédure prévue par la loi (article 31) et la garantie d’un procès public (article 82), l’existence de ce dispositif pénal fut pointée du doigt, suite notamment à la visite de membres du Parti communiste et du Parti socialiste à Gunma, et la prison de Kusatsu ferma ses portes la même année.
Mitsuda s’opposa à cette décision qui était pour lui :
« issue d’une logique purement juridique et théorique venant de juristes ignorant totalement les difficultés de gestion des léproseries, alors que cette prison garantissait une vie paisible aux bons patients […], ces “sacrifiés de la société” qui se contentent d’une vie restreinte afin de ne pas répandre leur maladie, [tout en] allégeant la gestion pénitentiaire des prisons »66.
C’est alors que, en octobre 1949, les directeurs des léproseries publiques se réunirent et décidèrent de créer une prison spéciale dans la Kikuchi keifūen à Kumamoto avec du personnel spécialisé envoyé par la police, et sous la compétence du ministère des Affaires juridiques. Le processus de création fut accéléré par deux affaires criminelles largement médiatisées : en 1950, dans le sanatorium de Kuriu Rakusen-en (Gunma), trois personnes furent assassinées. Puis la même année, à Kumamoto, un policier fut blessé dans un vol à main armée. Or, l’un des malfaiteurs avait la lèpre, et il fut envoyé à la léproserie Kikuchi keifūen à condition qu’une structure d’accueil soit rapidement créée. Ainsi, dans cette logique la léproserie fut dotée d’une prison. L’interrogation initiale quant à la constitutionnalité du droit de correction et d’isolement fut effacée face à l’impératif du bien-être public, argument soutenu par le ministère de la Santé67.
Stérilisation des lépreux
La deuxième caractéristique de la politique japonaise d’isolement des lépreux est la stérilisation systématique des patients désirant se marier. Ces opérations de stérilisation commencèrent en 1915, à Tama zensei byōin, sous Mitsuda Kensuke, avant même qu’elle ne soit légalisée en 1948 sous la Loi relative à la protection eugénique. Dans la biographie de Mitsuda, nous pouvons lire qu’il s’inspira des propos d’Ujihara Sukezō 氏原佐蔵, alors ingénieur auprès de la section de l’hygiène du ministère de l’Intérieur :
« Je pensais certes que l’isolement à l’écart de la société non contaminée était impératif pour la prévention de la contagion de la lèpre, mais il était nécessaire de laisser [aux lépreux] la possibilité de vivre une vie ordinaire, d’autant plus qu’une longue convalescence les attendait. Pour cette raison, j’étais d’avis d’autoriser une vie conjugale autant que possible. Cependant, comme je l’ai dit précédemment, il fallait à tout prix éviter que des enfants naissent de ces unions. Par conséquent, en tant que médecin, j’étudiais les moyens d’empêcher la conception. Finalement, la solution proposée par Ujihara Sukezō68 du ministère de l’Intérieur dans un une brochure qu’il traduisait alors, sur la vasectomie, m’a paru la solution idéale, la plus simple et la plus sûre. […]
« Cependant, la vasectomie étant alors interdite par la loi, j’ai demandé leurs avis à deux juristes de renom, Hanai Takuzō [花井卓蔵] et Makino Eiichi [牧野英一]. Selon eux, si le parquet décidait de lancer une poursuite, cela pouvait constituer une infraction. Je me suis alors fait à l’idée d’enfreindre la loi en prenant le risque de me faire arrêter, tout en recourant à la vasectomie autant que possible dans un cadre légal.
« C’était en1915. »69
Ainsi, Mitsuda consulta-t-il le ministère de l’Intérieur et le ministère de la Santé qui lui conseillèrent de pratiquer la vasectomie plutôt que l’avortement, plus problématique, et d’obtenir un accord écrit de la part des patients « pour éviter toute poursuite pour atteinte physique »70. Un consensus était par ailleurs en cours de formation quant à l’utilité des opérations de stérilisation chez les tenants de l’eugénisme tels que Nagai Hisomu 永井潜 (1876-1957), un physiologiste professeur à l’université de Tōkyō et une figure clé dans la légifération de l’eugénisme dès les années 1930 menée sous l’action de la « Société japonaise d’hygiène raciale » (Nihon minzoku eisei gakkai 日本民族衛生学会), Unno Yukinori 海野幸徳 (1879-1955), écrivain et eugéniste, ou encore Kagawa Toyohiko, en même temps que se dessinait une certaine convergence parmi les juristes autour des justifications « humanistes » (jindō 人道) de la stérilisation71. Dans un ouvrage de 1941, Hozumi Shigetō 穂積重遠 (1883-1951), civiliste et professeur à l’université de Tōkyō, justifiait ainsi la stérilisation, en lien avait le fait que le Japon avait renoncé dans les années 1920 à l’interdiction du mariage des personnes porteuses de maladies sexuellement transmissibles72 :
Rappelons en effet que, aux États-Unis, les premières lois interdisant le mariage des « aliénés », des alcooliques ou des épileptiques avaient été votées dès les années 1900. La loi de 1906, votée dans le Connecticut, fut la première mesure de ce type interdisant le mariage aux personnes « eugéniquement inaptes ». Certains pays reprirent ces mesures comme la Suède qui, en 1915, interdit le mariage aux aliénés, épileptiques et vénériens contagieux, tout comme l’Allemagne nationale-socialiste74. D’autres pays préférèrent interdire le mariage au nom de l’incapacité à conclure un contrat afin de dissimuler leurs intentions eugéniques75. L’argument de Hozumi – préférant la stérilisation à l’interdiction de se marier – provenait d’un compromis entre la liberté matrimoniale, d’un côté, et l’impératif eugéniste, de l’autre. Cela mena à l’idée d’une « stérilisation bienveillante »76, qui ne faisait que reprendre la politique de Mitsuda Kensuke. Mitsuda était en effet sans ambiguïté sur ce point dès la fin des années 1910 : le mariage des lépreux était non seulement un moyen efficace de diriger une léproserie (docilité, bonne conduite, gestion du besoin sexuel, réduction des tensions ainsi que répartition des tâches au sein de l’établissement), mais aussi un moyen de préserver l’« humanité » de ces patients77. Ainsi, la « bienveillance » était-elle prônée pour justifier les politiques eugénistes dont « bénéficiaient » non seulement les intéressés-mêmes, mais aussi leurs enfants éventuels qui, en ne naissant pas, étaient « épargnés » de la misère78. Or, sous cette « bienveillance », se cachait une motivation bien plus pragmatique : les enfants nés au sein des léproseries étaient confiés à des orphelinats qui demandaient en retour un soutien financier que celles-ci étaient dans l’incapacité budgétaire de fournir. Dans le cas de l’hôpital Zensei, par exemple, ce fut finalement Mitsuda qui dut payer les frais de ces enfants dont le nombre atteignit une trentaine79.« Pour ce qui est du mariage des personnes porteuses de maladies, de défauts ou de malformations héréditaires, certains États américains ou pays scandinaves ont opté pour son interdiction juridique. Or, chez nous, une telle solution fut jugée inadaptée et nous avons décidé de leur laisser la possibilité de se marier. De ce fait, nos débats s’orientèrent vers les opérations eugéniques [i.e. la stérilisation]. »73
En 1940, la promulgation de la Loi nationale eugénique marqua un tournant car celle-ci dépénalisa partiellement l’avortement et la stérilisation. Pour la Société japonaise d’hygiène raciale dirigée par Nagai Hisomu, les expériences des léproseries furent utilisées pour justifier la légalisation de la stérilisation pour cause eugénique en présence de maladies héréditaires, bien que cette même loi ne légalisât pas pour autant la stérilisation en cas de lèpre, maladie non héréditaire. En effet, le législateur de la loi de 1940 se montra très prudent face à la stérilisation des lépreux pour deux raisons : la non-hérédité de la lèpre et le risque de ralentir la politique d’isolement avec une trop forte stigmatisation des patients.
Il a fallu attendre la réforme de la loi en 1948, désormais « Loi de protection eugénique » (Yūsei hogo-hō 優生保護法), qui vint légaliser la stérilisation des lépreux80. Désormais, la stérilisation s’effectuait de façon officielle sur le patient ou le conjoint avec l’accord du patient et du conjoint (article 3, alinéa 3). Or, ce durcissement de la loi ne se fit pas sans contestation. Mentionnons par exemple les réserves émises contre la stérilisation et l’isolement par Ogasawara Noboru 小笠原登 (1888-1970), médecin spécialiste de la lèpre et professeur assistant à l’université de Kyōto qui déclara : « si la stérilisation est encouragée du point de vue de l’amélioration de la race, pourquoi ne pas la pratiquer plus largement sur les autres patients, ou encore sur les alcooliques et les personnes en malnutrition ? »81. Malgré les nombreuses oppositions et la tenue de vifs débats universitaires, 1 551 stérilisations furent, selon les chiffres officiels, pratiquées entre 1948 et 1996.
Figure no 6 – La salle d’opération de la léproserie Aisei-en à Nagashima (© Gyōten Yoshio).
La lutte contre la politique d’isolement
Le suffrage universel des deux sexes introduit par la Loi électorale en 1945 ainsi que la promulgation de la Constitution du Japon en novembre 1946, entrée en vigueur l’année suivante, furent accompagnés d’une série de mesures de sensibilisation aux nouveaux droits fondamentaux. Les patients internés avaient également désormais le droit de vote, et des activités politiques se multiplièrent tant de l’intérieur des léproseries, avec l’organisation de meetings à caractère politique, que de l’extérieur, avec des visites d’hommes politiques, essentiellement du Parti communiste et du Parti socialiste. Dans ce contexte, en 1948, naquit la première fédération inter-établissements unissant les patients de cinq léproseries nationales, qui s’élargit à l’ensemble des léproseries nationales dès 1951 sous le nom de « Fédération nationale des patients des léproseries nationales » (Zenkoku kokuritsu rai-ryōyōjo kanja kyōgikai 全国国立癩療養所患者協議会, ci-après « Fédération »). Ainsi, en dehors des trois léproseries d’Okinawa toujours sous administration américaine, les patients des léproseries nationales se fédérèrent-ils pour constituer un moyen de pression sur le ministère de la Santé, le ministère des Finances et la direction des léproseries.
Or, la même année, trois directeurs – Mitsuda Kensuke (léproserie Nagashima), Hayashi Yoshinobu 林芳信 (léproserie Tama zenshō-en82) et Miyazaki Matsuki (léproserie Kikuchi keifūen) – se prononcèrent devant la Diète en faveur d’un renforcement de la politique d’isolement. Ce positionnement fort eut un impact majeur sur la poursuite de la politique d’isolement après-guerre. En mai 1952, la Fédération organisa un rassemblement à la léproserie Tama zenshō-en afin de s’opposer à la déclaration des trois directeurs, et, deux mois plus tard, déclencha un mouvement de lutte contre l’isolement forcé, l’impossibilité de quitter la léproserie, la stérilisation forcée, les sanctions pénales, l’examen médical obligatoire de la famille entière, l’absence de confidentialité, l’absence de soutien à la famille, toutes mesures qui étaient selon elle à l’origine de la stigmatisation de la lèpre. Dès mars 1953, la Fédération eut connaissance du contenu de la proposition de réforme, et développa un mouvement de contestation vis-à-vis d’une réforme qu’elle jugeait contraire aux droits des lépreux. Or, la stratégie adoptée par la Fédération, à savoir des manifestations sous forme de défilé et de campement autour de la Diète en plus des grèves de la faim et de l’arrêt des travaux quotidiens, eut un effet contraire important : le Parti socialiste, initialement favorable à la cause des lépreux, se désolidarisa du mouvement le jugeant à présent trop extrémiste83. C’est dans ce climat de tension que fut votée le 15 août 1953 la réforme de la loi de 1907 qui réaffirma les droits de correction et d’enfermement conféré aux directeurs ainsi que le principe d’isolement forcé sans mesure de réhabilitation sociale.
Figure no 7 – Manifestation de la Fédération nationale des patients des léproseries nationales devant la Diète en 1953 (© Musée national de la maladie de Hansen, Kokuritsu hansenbyō shiryōkan).
La Fédération mena par la suite plusieurs luttes qui connurent des moments forts en 1963-1964, prônant la réinsertion sociale des anciens patients, l’augmentation de leur niveau de vie, puis l’abolition du travail imposé, et elle réussit à obtenir l’augmentation du niveau des équipements médicaux (1971) ou encore la fin de l’assistance des patients entre eux84 (1972). Le ministère de la Santé se concentra également sur ces points d’amélioration, et la modification de la loi cessa un temps d’être l’objectif premier de la Fédération au profit de celui du « respect des droits fondamentaux », synonyme de l’amélioration de la qualité de vie dans les léproseries.
Dès la fin des années 1980, cependant, les léproseries s’ouvrirent progressivement au monde extérieur85. Et, sensibilisée par la remise en question de la promulgation d’une loi d’encadrement du SIDA considérée, dès 1987, comme contraire aux droits fondamentaux, la Fédération lança une troisième campagne de luttes pour l’abrogation de la Loi relative à la prévention de la lèpre. Leur mouvement trouva des points de convergence avec les critiques venant de la communauté internationale – notamment de l’ONU – quant à la politique eugéniste menée sous la loi de 1948. C’est ainsi que, en 1996, le régime eugéniste prit fin avec la réforme de loi de 1948 qui avait légalisé la stérilisation des lépreux86, et la suppression de la loi de 1953 qui maintenait la politique d’isolement.
Le vrai travail de réflexion ne débuta cependant qu’avec la procédure judiciaire lancée en 1998 par treize anciens patients des léproseries Hoshizuka keiaien et Kikuchi keifūen qui saisirent le tribunal de district de Kumamoto. Le jugement du 11 mai 2001 reconnut plusieurs responsabilités au regard des points soulevés par les plaignants : celle du ministère de la Santé concernant le maintien de la politique d’isolement et celle du législateur au regard de l’inaction qui avait été la sienne alors que la Loi de la prévention de la lèpre n’avait plus lieu d’être. Chaque plaignant reçut une somme forfaitaire de dédommagement87. La « Loi de dédommagement de la maladie de Hansen » (Hansenbyō hoshō-hō ハンセン病補償法) fut votée un mois plus tard afin d’élargir le dédommagement à l’ensemble des ex-patients. En décembre de la même année, deux autres procédures, menées devant les tribunaux de district de Tōkyō et d’Okayama, aboutirent à un accord autour de quatre éléments clés qui caractérisèrent les politiques des années 2000 : reconnaissance et excuses officielles venant des autorités88 ; garantie de la survie des ex-patients au sein des léproseries89 ; réhabilitation et réinsertion des ex-patients le désirant ; rétablissement de la vérité. Or, ces engagements et déclarations, relatifs aux léproseries publiques et privées du Japon y compris celles d’Okinawa, ne concernaient toutefois pas les politiques menées durant la période coloniale, notamment en Corée et à Taïwan. Aussi, les ex-patients des léproseries de Sorokdo et de Losheng saisirent-ils à leur tour le tribunal de district de Tōkyō en 2004. Suite aux jugements qui les considérèrent séparément90, le pouvoir législatif élargit la loi de dédommagement de 2001 aux deux léproseries, puis, en 2007, à celles des îles de l’Océan pacifique. La judiciarisation de la lutte des ex-patients de la lèpre et la série des déclarations et législations mettant fin à la politique d’isolement déclenchèrent un important travail de réflexion allant jusqu’à réinterroger la nature de la démocratie d’après-guerre et la portée réelle des droits fondamentaux au Japon.
Conclusion
Avec la fin des empires coloniaux et l’indépendance des pays colonisés, la sécularisation de la lèpre et l’évolution de la nature des missions religieuses, la lèpre fut progressivement redéfinie comme un problème de santé publique dès le début des années 1950 au sein de territoires nationaux redéfinis91. Au Japon, pourtant, les mesures destinées à encadrer la lèpre furent, comme on l’a vu, renforcées et justifiées au travers d’un double mot d’ordre : stériliser pour permettre le mariage, isoler pour mieux guérir. Malgré les méfiances et les critiques qui furent exprimées tout au long de la politique d’isolement, cette double politique fut habilement utilisée pour renforcer les dispositifs dans les léproseries grâce à la toute-puissance des directeurs de sanatorium et à l’affirmation de l’autorité de ces mêmes léprologues au niveau national, dans le milieu législatif, dès qu’il s’agissait de légiférer dans le domaine de la santé et de l’hygiène92. L’action continue des acteurs – représentés par la figure de Mitsuda Kensuke –et des institutions – représentées par les léproseries nationales – favorisèrent la poursuite d’une politique d’isolement après les années 1960. La légitimité des léprologues fut incontestablement décisive dans ce processus, sachant que leur notoriété avait été bâtie durant la période coloniale, le Japon ayant fait de cette maladie l’un des moyens d’affirmer sa légitimité en Asie orientale tout en se construisant une réputation scientifique mondiale grâce aux données produites dans les léproseries nationales qui faisaient par ailleurs office de laboratoires.
Si Mitsuda joua un rôle majeur dans la définition, l’évolution et le renforcement des mesures envers les lépreux, son rôle ne se résuma cependant pas à celui d’un homme représentant une discipline, un sanatorium ou une loi. Mitsuda fut une figure scientifico-politique indispensable au jeune État-nation japonais en quête d’une assise coloniale associée à une excellence scientifique. La passion de Mitsuda pour l’isolement des lépreux fut reprise par l’État japonais qui y vit une solution rationnelle à la gestion de la lèpre. C’est ce même dispositif médical et politique qui, aujourd’hui, se trouve au cœur de vives remises en question à travers de nombreuses procédures judiciaires dénonçant l’isolement et la stérilisation forcés des lépreux. Dans cette construction critique, les léproseries religieuses issues de l’entreprise coloniale occidentale sont étonnamment épargnées, la perception foucaldienne « d’une réintégration spirituelle et d’une exclusion sociale »93 se voit évacuée dans le cas japonais au profit d’un processus d’institutionnalisation et de rationalisation de la maladie, dont les structures non seulement survécurent à la guerre, mais furent parfois renforcées par le nouveau cadre juridique de l’après-guerre.