L’affirmation progressive, dans les contextes européens, d’auteurs, de textes et de littératures qui se situent hors de ce que l’on définit normalement comme le canon occidental, semble renvoyer à un ensemble de phénomènes et de dynamiques qui marquent un tournant pour les études littéraires et culturelles, et pour la pratique humanistique en général. S’ouvrent ainsi de nouveaux parcours et itinéraires critiques permettant la formulation d’épistémologies déterminantes pour une réflexion sur les interventions culturelles et littéraires dans les « contextes contemporains globalisés »1. Les circuits éditoriaux, les contextes académiques et la critique représentent quelques-unes des instances de réception de ces productions non européennes dont l’affirmation et la dissémination se configurent comme des phénomènes croissants, favorisant l’émergence de désignations et d’itinéraires critiques complexes, infléchissant la pratique et l’intervention humanistiques dans les espaces/temps de la postcolonialité. Concernant les littératures nationales produites en langues européennes mais situées en dehors de l’Europe, la dimension du partage linguistique détermine un ensemble de relations littéraires, culturelles, politiques et économiques aussi variées que problématiques. Quant au champ littéraire, l’opérationnalité du paradigme linguistique se révèle généralement dans les dynamiques de domestication e/ou d’exotisation de propositions littéraires en dehors de l’espace culturel des ex-métropoles, cette logique s’étendant également à l’ensemble des stratégies politico-culturelles, et donc économiques, qui établissent l’affirmation et la légitimation de propositions littéraires déterminées. Ainsi, la définition exogène d’un possible canon littéraire national et l’émergence de cartographies littéraires alternatives témoignent-elles d’un désajustement entre perspectives endogènes et exogènes à l’espace culturel en cause. La situation de la communauté de langue portugaise, la lusophonie, partage certaines caractéristiques propres à d’autres communautés linguistiques europhones, l’anglophonie ou la francophonie par exemple, en ce qui concerne le pouvoir de légitimation que les anciens centres semblent toujours exercer sur les anciennes périphéries, mais aussi par rapport à l’ensemble des relations culturelles, supposées privilégiées, véhiculées par le partage de la langue. À ce propos, le Manifeste pour une littérature monde en français - signé par quarante quatre écrivains desdites Littératures francophones et publié en 2007 dans le journal Le Monde - permet d’établir des contrepoints entre différents contextes culturels, en ce qu’il constitue un cas emblématique de ce que l’on pourrait désigner comme le paradoxe matriciel et contingent qui configure la francophonie et donc la communauté littéraire et culturelle qui lui est associée. En fonction des contextes géographique, historique, ou politique, le sens des termes francophonie et lusophonie2 a pris des sens distincts. Les difficultés à définir ces termes tiennent en partie au fait qu’ils recouvrent au moins deux aspects de nature différente. Les termes, généralement écrits avec une minuscule, désignent une agrégation de phénomènes en rapport avec les discours et les institutions touchant au projet de rassemblement des pays de langue française ou portugaise respectivement, indépendamment de leur inscription historique. Quand ils commencent par une majuscule Francophonie et Lusophonie se référent normalement à une alliance entre membres de l’Organisation Internationale de la Francophonie (OIF)3 ou de la Communauté des Pays de Langue Portugaise (CPLP). La francophonie moderne4, projet destiné à relier les pays « ayant en commun l’usage du français », puis « le français en partage », s’étant quant à elle concrétisée sur le plan institutionnel autour de valeurs communes d’un « humanisme intégral » unissant tous les continents et toutes les races5. Les anciennes colonies et la métropole alors gouvernée par le général de Gaulle, convergent aux niveaux linguistique et culturel plus que politique, la constitution d’un ensemble francophone servant les intérêts de chacune des parties engagées. Au commencement du projet, il s’agissait pour la France de garantir une expansion linguistique et culturelle et d’affirmer son rayonnement dans un monde bipolarisé par la guerre froide, l’objectif étant pour les pays africains concernés de « prendre pied sur le terrain de la modernité »6. Il faudra cependant attendre les années 1980 pour que le volet politique de la Francophonie, coordonné par la France, fasse « se rejoindre les deux voies principales du projet ‘francophone’, jusqu’alors disjointes : celle, franco-centrée, d’une politique culturelle nationale et celle, margino-centrée, d’une coopération internationale sur fond d’enrichissement culturel mutuel »7 Mais la Francophonie s’est constituée de façon aléatoire et s’est élargie en fonction de situations historiques spécifiques, du contexte géopolitique mondial et sous la forme d’une variété de structures institutionnelles sans poids politique effectif8. À un autre niveau, soupçonnée de néocolonialisme, l’action de la France dans ses ex-colonies a fait de la coopération un outil ambigu, aussi bien au plan politique qu’économique et culturel, les pays africains concernés représentant des enjeux stratégiques pour des partenariats dans le contexte de la mondialisation de l’économie. Il en va de même pour la Lusophonie, au regard des stratégies mises en place au sein de la Communauté des pays de langue portugaise, et plus particulièrement à travers ce que l’on désigne par PALOPS, c’est-à-dire les Pays africains de langue officielle portugaise. La combinaison d’enjeux tels que la conquête de marchés, la promotion d’une langue et d’une culture collective ou l’argument de la diversité culturelle, forme un amalgame rhétorique destiné à convaincre de l’utilité du français - ou du portugais - au niveau international9. Les projets francophones et lusophones sont ainsi conditionnés par les choix politiques et idéologiques des anciennes métropoles. Dans le cas de la France la question de la défense linguistique et du purisme qui y est associé revêt sans doute une dimension particulière10. Mais le défi de conciliation entre les objectifs monoglossiques de politiques intérieures et ceux d’agendas relatifs à la coopération internationale, guidée par le plurilinguisme, le pluralisme culturel et mettant en exergue « les langues françaises et portugaises11 » et leur inventivité, restent communs aux deux aires géolinguistiques. Ces phénomènes peuvent être observés et analysés à partir des productions culturelles, les productions littéraires étant à cet égard exemplaires. En effet, l’inexistence d’un objet socio-historiquement repérable qui répondrait à la « francophonie littéraire » ou à la « littérature lusophone », rend problématique la constitution d’un ensemble littéraire dit francophone ou lusophone. Car
[l]e scénario traditionnel - ou ‘scénario romantique’ – qui permet de comprendre la plupart de la genèse des grands ensembles littéraires nationalisés, ne peut évidemment être convoqué ici : nulle ‘nation francophone [ou lusophone]’ ne constitue le soubassement à la fois spirituel et politique commun sur lequel s’érigerait un monument littéraire présenté comme linguistiquement spécifique et relativement cohérent par rapport à son socle anthropologique12.
La « francophonie littéraire » désigne généralement les littératures non hexagonales en langue française13 aussi bien en Europe qu’en dehors de l’Europe, situation pour partie comparable à celle de l’Anglophone World Literature, longtemps désignée par Commonwealth Literatures14. Notons que dans le cas de la langue portugaise, la désignation « littérature/s lusophone/s » s’applique normalement aux littératures des pays de langue officielle portugaise, à l’exception du Portugal et du Brésil. Le terme francophone/s impose par ailleurs une distinction entre la France et les autres cultures où le français est présent15 et véhicule une perte symbolique dans le passage de la dénomination « littérature française » à celle de « littératures francophones », dénoncée par les écrivains « francophones » eux-mêmes. On peut élargir cette dynamique au contexte de la langue portugaise pour lequel lusophone renvoie généralement et essentiellement au continent africain. Cette stigmatisation de certaines littératures europhones « mineures » dans l’orbite de littératures « majeures » européennes est exposée dans le Manifeste pour une littérature-monde en français dont les signataires plaident pour une langue française « libérée de son pacte exclusif avec la nation » et appellent à réagir contre la division entre une littérature française et des littératures francophones au profit d’une littérature-monde en français.
La construction de savoirs sur les littératures francophones et lusophones et sur leur découpage s’est élaborée à partir des principes qui structurent un espace non constitué en tant qu’entité littéraire institutionnelle16, mais également de la comparaison entre zones littéraires appelées francophones ou lusophones, ou encore des modalités de leur rapport à la France et au Portugal. Dans le cas de la langue française, la littérature dite francophone s’est frayé un chemin dans la l’histoire littéraire mondiale, bien qu’indexée à la promotion de biens culturels en langue française promus par la France. En effet, la réflexion théorique prise en charge et problématisée, notamment par l’institution universitaire, possède une tradition17 qui suit les scansions du changement de paradigme marquant le discours de la culture. D’une position franco-centrée et monolingue – la « Civilisation de l’Universel » chère à Senghor18 – à la pluralité culturelle, en passant par la construction d’un « exotisme tiers-mondiste »19 correspondant aux spécificités attribuées à différentes « aires culturelles »20 et, par extension, à leurs productions symboliques, les enjeux du « dialogue des cultures » s’apparentent aux luttes symboliques menées par exemple par les minorités francophones telles que le Québec ou les jeunes États africains dans les années 1970. Parallèlement, des ensembles francophones distincts nationalisés comme les littératures belge, suisse romande et québécoise, qui possèdent une tradition discursive depuis le XIXe siècle, rendent nécessaire un cadre épistémologique qui permette de résoudre la tension entre la prise en compte du fait littéraire francophone dans sa globalité et son articulation au découpage par zones spécifiques, parfois héritières d’une critique constituée en sous-champs disciplinaires (les « Études québécoises » par exemple). En somme, les « Études francophones » se sont élaborées en contrepoint d’une posture normative qui voulait, pour le dire simplement, que l’écrivain francophone maitrise un français « universel » ou classique établi selon le canon littéraire français, mais décrive des réalités locales. Elles appellent également à ce que la problématique francophone s’autonomise des disciplines plus anciennes telles que l’ethnologie, pour les cultures africaines par exemple21, et qu’elles évitent l’écueil de la généralisation autant que celui du morcellement22. Les perspectives variationnistes qui en ont découlé à la fin du XXe siècle adoptent, à l’égard de leur objet, une perspective poétique23 mais aussi socio-historique permettant de configurer deux ensembles également déterminés par un rapport de domination à la France littéraire mais correspondant à des modèles distincts, l’un national (littératures belge, suisse et québécoise) et l’autre postcolonial (littératures maghrébines, africaines et antillaises)24 .
L’influence des grands ensembles littéraires centralisés s’étend au-delà des États et se superpose fréquemment aux frontières des anciens empires européens ou à celles des empires coloniaux, c’est pourquoi les constructions communautaires, comme la Francophonie, la Lusophonie ou l’Anglophonie, sont hantées par la « fracture coloniale » :
Ce concept voudrait à la fois souligner la tension et les effets de la postcolonialité : il recouvre des réalités multiples et des situations hétérogènes, dans la mesure où ces réalités et ces situations peuvent être éclairées, en partie, par des processus de longue durée, reliés à la situation coloniale. Il ne faut donc pas chercher de cohérence systématique dans les effets de cette fracture : elle affecte différemment des champs divers, qui ne sont pas nécessairement liés25.
Si la francophonie littéraire recouvre un large corpus marqué par des enjeux idéologiques liés au fait colonial, qu’étudie le paradigme socio-historique de la postcolonialité introduit tardivement dans le champ universitaire français26, il existe d’autres modèles conceptuels et interprétatifs aux implications moins problématiques, qui se rapportent à la notion de communauté linguistique telle que nous l’entendons.
Dans le champ littéraire, le modèle gravitationnel, inspiré de celui de Louis-Jean Calvet27 pour les langues, proposé par Jean-Marie Klinkenberg décrit les lois selon lesquelles fonctionne la production littéraire mondiale, organisée en ensembles littéraires nationaux. En tant que systèmes, ils sont organisés autour d’un ou plusieurs centres qui concentrent la vie littéraire ou les institutions du champ et gèrent la production. Selon les auteurs, « le summum de cette centralisation a été atteint en France, où Paris accueille la quasi-totalité des institutions régissant la vie culturelle, intellectuelle et littéraire » 28. Le pouvoir d’attraction exercé fait que des ensembles plus petits sont parfois absorbés, répondant à nombre de désignations, comme celles « de petites littératures, de littératures mineures, de littératures dominées, de littératures périphériques ou marginales »29. Le caractère dit gravitationnel du système dans lequel ces littératures s’incluent fait référence aux dynamiques à la fois centrifuges et centripètes qui s’établissent entre le centre et les périphéries et qui n’entretiennent que très peu de contacts entre elles, permet de « penser les ensembles littéraires en terme de tendance vers la dépendance [des petites littératures] et l’indépendance [des grands ensembles]»30. Quand les forces centripètes attirent la littérature périphérique vers le centre, il arrive qu’elles soient assimilées. Les forces centrifuges, quant à elles, peuvent mener ces littératures à l’indépendance, l’ensemble ayant acquis cette indépendance pouvant à son tour devenir le centre d’une autre périphérie. Ce processus est normalement désigné comme « littérature émergente » 31c’est-à-dire dont les liens se sont distendus avec le centre ainsi qu’avec la « littérature-source »32 à l’image du processus à l’œuvre pour les littératures vulgaires en langues européennes qui se sont écartées de la littérature latine dominant jusqu’à la Renaissance.
Si la notion de « postcolonial » désigne d’abord une catégorie historique qui renvoie à l’après colonialisme, notamment quand elle fait référence aux « sociétés postcoloniales » dans les années 197033, une acception plus tardive34, et sans doute plus politique et polémique, se défait de la chronologie linéaire et relie le terme à « une représentation sociale de soi comme 'autre', fondée sur une critique idéologique du discours de la modernité européenne en tant que champ académique spécialisé (à 'déconstruire') au sein des universités principalement occidentales »35. L’ampleur de l’ensemble des hypothèses historiques et épistémologiques discutées, des domaines de connaissances et des terrains concernés, ainsi que la profusion des approches impliquées dans les Études postcoloniales rendent de toute évidence problématique quelque tentative de définition d’un champ36 composé d’entrées à partir de disciplines diverses comme la littérature, l’anthropologie, l’histoire, la sociologie ou la science politique. Il semble néanmoins que l’on puisse souligner quelques-uns des traits communs à leur geste fondateur : « la critique de l’européocentrisme et d’une historiographie élitiste et directive » 37qui « met à nu la violence inhérente à une idée particulière de la raison que le fossé qui, dans les conditions coloniales, sépare la pensée éthique européenne de ses décisions pratiques, politiques et symboliques »38 « une commune contestation de la modernité politique et de ses grilles d’interprétation » 39; une manière inédite et mobile de cartographier et de rendre compte des pouvoirs et des régions « des zones de contact entre la métropole et la colonie, ainsi qu’entre les colonies »40 dans laquelle la nation ou l’origine ne sont plus les référents maximaux ; des lectures complexes de ce qui relève d'héritages ou de remodelages des passés coloniaux dans la société et le monde contemporains, couvrant différentes temporalités et géographies et voulant échapper aux rapports binaires ou unilatéraux41 interrogeant la possibilité d’« une politique du semblable »42 fondée sur le partage de la différence.
L’unification linguistique d’un ensemble littéraire dans le sens d’un décloisonnement de la littérature française pensée comme commune à cet ensemble, bien que la littérature française se soit fermée et autonomisée depuis le XIXe siècle, annule la possibilité pour certaines communautés littéraires hors de France de se constituer en tradition spécifique. Le canon francophone et ses valeurs constitués depuis le centre français, conditionnent l’intégration de productions périphériques. Car le « monde littéraire […] s’ordonne selon l’opposition entre les grands espaces littéraires nationaux qui sont aussi les plus anciens, c’est-à-dire les plus dotés, et les espaces littéraires récemment apparus et peu dotés » 43qui forment les deux pôles d’un continuum aux rapports de domination multiples. La concurrence qui définit l’espace de la littérature, aussi bien au niveau national qu’international, paraît donc compromettre une coopération littéraire francophone où coexisteraient différents espaces et différents types de concurrence et de domination, le champ littéraire français étant des plus anciens et des plus autonomes et donc des « plus exclusivement voués à la littérature en elle-même et pour elle-même » 44autrement dit dépolitisé, départicularisé. « Le capital littéraire ‘français’ a pour particularité d’être aussi patrimoine universel, c’est-à-dire constitutif (et, dans le cas français, fondateur) de la littérature universelle et non pas nationale »45.
La littérature francophone entretient une relation problématique et variable avec un ensemble politique historiquement défini comme « français », mais aussi avec l’ensemble de la littérature mondiale. Car la littérature universelle n’est évidemment pas l’équivalent de la littérature mondiale : la première constitue un canon circonscrit, dans lequel la littérature française est en bonne place, et la seconde, l’ensemble des œuvres du monde présentes et passées, de ce fait impossible à appréhender dans sa totalité, « faute d’une mémoire suffisamment vaste pour l’accueillir »46 ni même a dénombrer. Ainsi, évoquer un régime mondial de la littérature semble signifier qu’on reconnaisse à celle-ci, d’où qu’elle provienne et en quelque langue qu’elle s’exprime, la faculté de susciter l’intérêt en dehors de son contexte culturel de production. Cette faculté reste cependant de l’ordre du potentiel car, comme nous l’avons mentionné précédemment, les ensembles littéraires sont inégalement reconnus. Ainsi peut-on interroger l’apparente égalité sous entendue au sein de la « république des lettres » au regard de l’émergence de propositions littéraires « francophones » et non « françaises » pour repenser le capital symbolique littéraire dit français à partir de la question postcoloniale.
La « littérature-monde » en français évoquée par Michel Le Bris47 marque une volonté de transcender la division conventionnelle « français » et « francophone », pour tendre vers l’idée d’une littérature transnationale mondiale en langue française. La revendication d’une « littérature-monde » exprimée par l’auteur relève davantage d’un positionnement politique contre l’impérialisme culturel français, bien qu’une plus grande prise en compte des auteurs qui écrivent en français semble constituer un gain pour le centre français et non sa transformation en vue d’un meilleur équilibre et partage du champ littéraire soumis aux « logiques du Quartier Latin »48 ou la construction d’un nouvel espace littéraire « post-francophone ». Le manifeste appelle également à un engagement esthétique, il s’agit pour les écrivains de renouer avec le monde (la référentialité et l’histoire) « évacué » par le roman français contemporain, jugé majoritairement élitiste, formaliste et autoréférentiel à l’exception des genres populaires. Cette position semble paradoxalement asseoir la dichotomie français/francophone contre laquelle les signataires s’insurgent.
Les questions soulevées par le Manifeste et la diversité des points de vue et des expériences des contributeurs49 du recueil lui ayant succédé, révèlent la complexité des dysmétries des modes contemporains de contact et d’échange qui sous-tendent la constitution d’un modèle polycentrique de « littérature mondiale » et les limites de la « francophonie » comme catégorie littéraire et mode d’analyse50. Cependant, le texte pointe certaines ambiguïtés en particulier en ce qui concerne le pouvoir de légitimation exercé par l’ancienne métropole sur les propositions littéraires d’écrivains « d’outre-France »51 :
Plus tard, on dira peut-être que ce fut un moment historique : le Goncourt, le Grand Prix du roman de l’Académie française, le Renaudot, le Femina, le Goncourt des lycéens, décernés le même automne à des écrivains d’outre-France. Simple hasard d’une rentrée éditoriale concentrant par exception les talents venus de la "périphérie", simple détour vagabond avant que le fleuve revienne dans son lit ? Nous pensons, au contraire : révolution copernicienne. Copernicienne, parce qu’elle révèle ce que le milieu littéraire savait déjà sans l’admettre : le centre, ce point depuis lequel était supposée rayonner une littérature franco-française, n’est plus le centre. Le centre jusqu’ici, même si de moins en moins, avait eu cette capacité d’absorption qui contraignait les auteurs venus d’ailleurs à se dépouiller de leurs bagages avant de se fondre dans le creuset de la langue et de son histoire nationale : le centre, nous disent les prix d’automne, est désormais partout, aux quatre coins du monde. Fin de la francophonie. Et naissance d’une littérature-monde en français52.
Il est évident que ce qui rend problématique la « révolution copernicienne » 53invoquée par le Manifeste réside en premier lieu, dans la reconnaissance des prix littéraires français – ou, dans certains cas parisien – comme instances de légitimation matricielles en ce qui concerne l’émergence d’une littérature-monde en français dont le centre ne serait plus la France mais « les quatre coins du monde 54»:
Soyons clairs: l’émergence d’une littérature-monde en langue française consciemment affirmée, ouverte sur le monde, transnationale, signe l’acte de décès de la francophonie. Personne ne parle le francophone, ni n’écrit en francophone. La francophonie est de la lumière d’étoile morte. Comment le monde pourrait-il se sentir concerné par la langue d’un pays virtuel ? Or c’est le monde qui s’est invité aux banquets des prix d’automne. A quoi nous comprenons que les temps sont prêts pour cette révolution. (...)
En sorte que le temps nous paraît venu d’une renaissance, d’un dialogue dans un vaste ensemble polyphonique, sans souci d’on ne sait quel combat pour ou contre la prééminence de telle ou telle langue ou d’un quelconque "impérialisme culturel". Le centre relégué au milieu d’autres centres, c’est à la formation d’une constellation que nous assistons, où la langue libérée de son pacte exclusif avec la nation, libre désormais de tout pouvoir autre que ceux de la poésie et de l’imaginaire, n’aura pour frontières que celles de l’esprit55.
Bien que soulignant les contradictions qui caractérisent la communauté « imaginaire et imaginée »56 représentée par lesdites « littérature/s francophone/s », le Manifeste ne paraît cependant pas déconstruire une relation néocoloniale entre les différents « autres centres » de cette littérature « polyphonique » dont les dynamiques de légitimation semblent véhiculer l’inégalité de la « République des lettres » que cette littérature-monde en français est censée subvertir. Autrement dit, les prix européens, voire parisiens, restent les instances légitimatrices de la littérature-monde en français. Ce facteur entraîne la question de la représentativité des auteurs des textes consacrés par ces prix. Selon la perspective explicitée par le Manifeste, seuls les auteurs récompensés par les prix littéraires français ou européens, et donc établis dans les circuits éditoriaux, incarneraient les auteurs paradigmatiques de cette littérature-monde en français. Il existe cependant des auteurs dont la légitimation ne passe pas forcement par ces circuits et qui dessinent néanmoins des cartographies littéraires alternatives, non nécessairement liés à ces processus.
La construction communautaire lusophone, bien que plus faible politiquement que son homologue francophone57, exerce tout autant son pouvoir politique, culturel et économique dans la légitimation des pratiques culturelles contemporaines, établissant des cartographies littéraires dans lesquelles la relation coloniale métropoles/périphéries régule, aujourd’hui encore, la relation entres pays, cultures et littératures au sein du « continent immatériel » 58que constitue l’espace lusophone. En somme, en ce qui concerne les pays de langue officielle portugaise et leur littératures nationales, le Portugal, et plus précisément Lisbonne, demeure à l’heure actuelle le centre gravitationnel par lequel les propositions littéraires en langue portugaise sont contraintes de passer pour accéder au marché éditorial et surtout pour une légitimation à même de les projeter au-delà de leur contexte national59. Ainsi, la communauté de langue portugaise, tout comme la communauté de langue française au demeurant, se configurent selon un modèle qui obéit encore à une relation d’ordre colonial dans lequel le centre de légitimation culturel et littéraire reste l’ancienne métropole.
Mais le champ culturel n’est pas la seule scène révélatrice des enjeux entre langue et communauté, comme le montre le « drame-bouffe luso-brésilien »60 qui a eu lieu au moment du nouvel accord orthographique de la langue portugaise [Novo Acordo Ortográfico]61. Celui-ci représente un exemple paradigmatique de la façon dont la question de la langue et de son partage révèlent la persistance d’une dichotomie centre/périphérie ou d’une relation colonisateur/colonisé aussi marquante qu’irrésolue. L’inscription dans la langue, de valeurs comme l’appartenance, la patrie et la souveraineté, est mise en cause par la complexité des contextes impliqués dans cette construction communautaire et, plus encore, par les relations de pouvoir véhiculées par le partage linguistique en soi :
Todos nos lembramos como certos sectores da política portuguesa entraram em pânico com a adesão de Moçambique à Commonwealth. O que se passava? Os moçambicanos haviam traído a sua fidelidade ao idioma luso? As reacções de algumas facções foram de tal modo excessivas que só podiam ser explicadas por um sentimento de perda de um antigo império. A exemplo da síndrome do marido traído que, não reconhecendo autonomia e maioridade na ex-mulher, sempre se pergunta: com quem é que ela anda agora? Moçambique andaria, assim, com o inglês. Não se apenas tratava de adultério mas ainda por cima que mau gosto, logo um inglês, com todos os fantasmas históricos que isso comportava62.
Le questionnement critique et la configuration épistémologique qui découlent de la problématisation de la catégorie de la communauté logocentrique peut s’élaborer à partir de l’interrogation de l’héritage colonial et des « fantasmes et fantaisies »63 de l’empire perdu, comme construction idéologique édifiée à partir de la superposition entre nation et empire. Pour le dire autrement, une lusophonie - ou une francophonie « hybride et métisse ab horigem »64 pourrait renverser l’idéologie d’une communauté qui a pour fondement le paradigme essentialiste de « l’être commun ». Sur le plan théorique, cette problématisation renvoie à la notion de « communauté désœuvrée »65 une communauté qui ne repose pas sur des valeurs d’appartenance ou d’homogénéité identitaire, mais qui apparait comme « être singulier pluriel » 66.
Dans « l’espace-temps de langue portugaise »67, le caractère opérationnel de la notion de communauté désœuvrée oblige à la déconstruction du paradigme lusotropicaliste inhérent à une lusophonie entendue comme essentialiste, qui met en cause la superposition entre nation et empire. La dissolution de ce dispositif logo-tropical transforme la communauté linguistique en « continent immatériel » pluriel et immanent, dans lequel les relations se tissent hors de toute logique néocoloniale, dans une multiplicité de directions qui transforme le construit communautaire en espace polycentrique, fragmentaire et anti-hégémonique, où la langue et son partage peuvent être appréhendés comme paradigme de la situation postcoloniale68.
A nossa língua é hoje, como foi para o Brasil, uma pluralidades de pátrias. Com o tempo, sem dúvida, os Brasileiros, os Angolanos, os Moçambicanos, os Cabo-Verdianos ou Guineenses farão com a nossa língua comum o que os Lusitanos fizeram outrora com a língua imperial, e imperiosa, dos Romanos, embora nós nunca tenhamos sido – salvo em África – os romanos deles. Uma língua não é de ninguém, mas nós não somos ninguém sem uma língua que fazemos nossa. É neste sentido, e unicamente neste sentido – longe das identificações narcisistas dos nacionalismos culturais –, que uma língua é como pensava Pessoa, a nossa verdadeira pátria69.
Dans le cadre de l’évolution des rapports entre les anciennes métropoles et la « francophonie » ou la « lusophonie », les littératures francophones et lusophones sont des catégories soupçonnées de « libéral-humanisme » 70à vocation paternaliste71 qui pourraient représenter « l’empire de la géolinguistique compensatoire »72. Les textes en langue/s française/s et portugaise/s, en mettant en tension la langue au statut souvent fragile dans laquelle ils s’énoncent et les réalités « d’outre-France ou d’outre-Portugal », sinon postcoloniales, qu’ils expriment, suggèrent l’idée d’une communauté linguistique « libérée de son pacte exclusif avec la nation »73 .
Si on admet que la notion de culture renvoie à la circulation du sens en mouvement constant, en rupture avec les vieilles relations et en proie à de nouvelles connexions, il semble inéluctable de s’interroger sur le type d’espace et de signification des codes et des paradigmes culturels qui construiront du sens et de l’identité dans des sociétés inévitablement polyphoniques et plurielles.
Au terme du parcours ici ébauché, les itinéraires empruntés par les communautés de langue française et portugaise nous semblent converger sur une réflexion qui pourrait se structurer à partir de deux questions qui nous semblent déterminantes. Comment repenser la francophonie autrement que comme le dernier avatar du colonialisme ? Comment rendre opérationnelle la lusophonie en tant que communauté d’avenir au-delà de la saudade74 ? Ces questions suggèrent une révision de la relation entre langue et communauté, mais également de la signification de ces deux paradigmes clés dans un contexte marqué par la postcolonialité.