Éric Lehmann

Un historien de l’aéronautique italienne, des origines à la Seconde Guerre mondiale, l’expert de Giulio Douhet… et un cher collègue

Texte

Vers la fin de l’année 1919, un motoriste, peut-être de l’escadrille SPA 76 de la reconnaissance aérienne, stationne à Gonsenheim, non loin de Mainz. Sans doute faisait-il partie des aviateurs qui, sonné midi le 8 décembre 1918, étaient entrés à Mayence à la suite de la 65e division d’infanterie du général Victor Goybet. Dès août 1920, tous fusionnèrent dans le 33e régiment d’aéronautique. C’était le début de l’occupation de la Ruhr. De son expérience de la guerre, Pierre Albert Reix en a fait des contes en famille. Cinquante ans après, ses souvenirs allaient matérialiser l’aventure de la vie aérienne pour son petit-fils Éric, né le 4 juillet 1965 à Limoges1. Éric Lehmann en fait sa passion, son travail d’enseignant et de chercheur au service de la francophonie – Éric était professeur au lycée français Jean Giono de Turin depuis septembre 1993 et membre de la communauté des historiens. Il a obtenu le titre de maître de conférences en France (Section 22, 2009, 2013, 2017) et était reconnu parmi les historiens contemporanéistes italiens spécialisés dans l’histoire militaire, grâce à ses recherches ciblées sur la période de l’entre-deux-guerres notamment. Il était aussi un fin connaisseur des origines de l’aéronautique en Italie et en France, et le biographe d’un personnage clé de la doctrine aéronautique au niveau mondial, spécialiste de son image et de son historiographie, Giulio Douhet. À l’occasion du centenaire de l’armée de l’Air italienne en 2023, son dernier article, demandé par la Rivista Italiana Difesa, va porter sur Douhet, le héros – pas tout à fait sans tâche, et Éric en a dévoilées – de l’Aeronautica Militare. Éric lui a dédié un livre, dans lequel il fait le bilan de son œuvre, publié par Il Mulino2.

Son dernier projet, sur lequel il a montré jusqu’à la fin une forte détermination, était l’édition des mémoires de guerre de Douhet, un legs qu’il laisse aujourd’hui aux historiens de l’aéronautique italienne et mondiale pour qu’ils le parachèvent. L’importance de ce personnage émergeait déjà de sa thèse de doctorat dédiée à l’image de l’armée de l’Air pendant le fascisme et à l’usage efficace que la propagande du régime en fit. Ce fut l’objet du livre publié par Utet, livre qui permit à Éric de s’imposer comme expert de la période. Éric avait perfectionné une certaine approche de l’histoire militaire, amorcée pendant sa maîtrise en histoire contemporaine dédiée à la nationalisation de l’industrie aéronautique française en 1936 et réalisée à Paris I, au sein du centre d’Histoire de l’aéronautique et de l’Espace, dirigé par Claude Carlier (Mention très bien, 1988) ; et relancée avec son DEA à Bordeaux III (Mention très bien, 1992) sur le réarmement aéronautique français dans les années 1930. C’est lors de son doctorat (Mention très honorable, 2006) à Paris X-Nanterre, mené sous la direction de Gilles Le Béguec3, et grâce aussi à la rencontre avec un des fondateurs de la « nouvelle » histoire militaire italienne, Giorgio Rochat, qu’Éric a développé sa méthodologie, avec une approche d’histoire culturelle croisant les aspects de la politique interne et la dimension internationale de l’aéronautique. L’attention à un exercice de plus en plus rare au sein des nouvelles générations d’historiens, la prosopographie, était fondamentale. Cela apparaît comme une capacité essentielle pour aborder une période complexe comme celle de la Grande Guerre. Éric en donne divers exemples dans ses travaux avec cette capacité d’explorer les parcours personnels des acteurs – et pas seulement des premiers rôles –, ce qui lui vaut de participer au Dizionario degli Italiani4 et d’y réaliser des portraits qui restent encore aujourd’hui des outils irremplaçables. Dans le cadre du centenaire du conflit de 1914-1918, Éric est invité aux colloques organisés sous la houlette de l’armée de Terre italienne en collaboration avec le monde universitaire, notamment celui organisé à Padoue5. En avril 2016, il avait aussi organisé un colloque, Regards croisés franco-italiens sur la Guerre aérienne, au musée national du Risorgimento, avec le soutien de son lycée, de l’université de Turin et de l’armée de l’Air italienne, mais également avec la participation du Service historique de la Défense (SHD) français, et publié en partie dans la revue Nacelles. Passé et présent de l’aéronautique et du spatial, dont il était un membre très actif du comité de rédaction6. Éric a organisé également un autre colloque à l’université de Turin en novembre 2018, dont les textes sont publiés dans un livre qu’il a dirigé : Alliées et rivales7. Il y présente un bilan historiographique du centenaire, et de la place unique de l’Italie à l’étranger. Ses derniers travaux marquent un retour aux questions de l’entre-deux-guerres et à l’héritage de la Grande Guerre8.

Éric Lehmann nous a quittés le samedi 23 juillet, au matin, alors qu’il se consacrait à l’une de ses autres passions avec la musique, le VTT. Ces années de confinement l’avaient mis à l’épreuve, mais il avait continué à travailler et à entretenir des liens avec les collègues, en dépassant avec certains d’entre eux le cadre professionnel. J’ai appris par Éric l’organisation, en France, du colloque sur l’Italie et la guerre aérienne (avril 2016). Moi qui m’étais intéressé pendant des années à l’aéronautique française, je lui ai écrit pour lui demander de participer. Malgré ma modeste connaissance de la Grande Guerre, M. Lehmann m’a demandé de participer aux conclusions du colloque. J’ai été accueilli comme jamais je ne l’avais été par un collègue. Tout naturellement, en 2018, l’idée germe de partager l’organisation d’un colloque autour de l’aérospatial en Italie, lui chargé de l’aéronautique et moi des nouveaux thèmes de l’Espace. Nous voulions monter un comité de spécialistes, universitaires et représentants d’institutions, parmi lesquelles les musées, les archives et l’armée de l’Air italienne. Si ce comité n’existe toujours pas, la tentative de le construire a été l’occasion de nouer des liens plus profonds, et pour moi de découvrir comment, enfin et avant tout, Éric était un collègue, un cher collègue passionné d’aviation avec lequel on pouvait, en toute confiance, échanger sur les recherches en cours. Éric pouvait certes discuter avec ses collègues, mais il faisait davantage : il partageait non seulement ses références, qui démontraient sa connaissance fine et intense de l’historiographie, mais aussi des publications historiques de l’aéronautique, avant tout italienne, et leur réception et analyse en Italie et à l’étranger9.

Éric n’hésitait pas à faire circuler la documentation et ses notes précieuses d’archives, qu’il avait appris à rechercher avec une détermination enviable. Tout récemment, il avait visité les archives de Gianni Caproni10, acquises par un collectionneur de la famille du célèbre ingénieur italien, données aux archives de la province autonome de Trente, et encore en cours de classement. Éric s’intéressait aux archives de l’entreprise, de l’homme Caproni, ingénieur, savant et politique, moins aux documents techniques. Il était un historien captivé par la prise de décision, ce moment où différents acteurs agissent et construisent des dynamiques. Même s'il faisait tout son possible pour dire qu'il n'était qu'un chercheur d'avant la Seconde Guerre mondiale, Éric Lehmann se prenait de passion pour les autres périodes de l’histoire de l’aéronautique, n’hésitant pas à échanger sur des sujets éloignés de ses recherches. Il était, en définitive, un passionné de la troisième dimension et de ses interactions avec le développement humain, au niveau national mais aussi international, dans le but d’ajouter de nouvelles briques aux connaissances mondiales.

La relecture des travaux d’Éric ne nous le rendra pas. Pour autant, ce sera l’opportunité d’échanger avec lui – pour reprendre la devise choisie par son héros, Giulio Douhet, « Non ostante »11 – en dépit du fait qu’Éric avait encore tant de projets à réaliser et surtout à partager12.

Notes

1 L’épisode est raconté dans son livre Le ali del potere. La propaganda aeronautica nell’Italia fascista, Turin, Utet, 2010, p. 28. Elève en classe de Lettres supérieures au lycée Gay-Lussac de Limoges, Éric passa en classe de Première supérieure au lycée Henri IV (1983-87), puis obtint l’admissibilité au concours d’entrée de l’ENS de la rue d’Ulm. Retour au texte

2 Lehmann Éric, La guerra dell’aria. Giulio Douhet, stratega impolitico, Bologne, Il Mulino, 2013 ; se reporter aussi à son intervention au prestigieux Festival internazionale della Storia, Goritie, mai 2014. Retour au texte

3 Lehmann Éric, Les Ailes du pouvoir : la propagande aéronautique dans l’Italie fasciste, Thèse de doctorat en histoire, sous la direction de Gilles Le Béguec, université Paris-Nanterre, 2006, 555 p. Retour au texte

4 Les personnages clés de l’aéronautique italienne durant la Grande Guerre et l’entre-deux-guerres sont, entre autres, Maurizio Moris, Ruggero Piccio, Umberto Savoia, et Giuseppe Valle. Retour au texte

5 Burigana David, Ungari Andrea (eds.), Dal Piave a Versailles. Atti del Convegno Padova 4-6 giugno 2019, Roma USSME, 2019. Retour au texte

6 Son organisation du colloque a donné lieu à une intervention télévisée sur TG3 Rai Piemonte. Une partie des interventions ont été publiées par Nacelles. Passé et présent de l’aéronautique et du spatial. Voir https://revues.univ-tlse2.fr/pum/nacelles/index.php?id=323. Retour au texte

7 Lehmann Éric (ed.), Alliées et rivales. L’Italie et la France dans la Grande Guerre, Grenoble, université de Grenoble Alpes Editions, 2021. Retour au texte

8 Deux ouvrages dirigés par Pavan della Torre Ugo, qui vont être publiés par Franco Angeli, Milan, en 2022 et 2023. Retour au texte

9 Ses travaux sont riches de références sur l’aéronautique italienne, de sources d’archives primaires et secondaires. Retour au texte

10 Personnage qu’il connaissait très bien par son amitié avec Douhet. Voir son intervention à l’émission télévisée In volo con Caproni, Rai Storia, juillet 2014. Retour au texte

11 NDLR : Non ostante signifie « en dépit ». Retour au texte

12 La rédaction de ce souvenir a été rendue possible grâce à l'aide de Mme Lehmann, Paola Morello. Nous le dédions à Mlle Valeria Lehmann, docteur de recherche. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

David Burigana, « Éric Lehmann », Nacelles [En ligne], 12 | 2022, mis en ligne le 20 juin 2022, consulté le 24 avril 2024. URL : http://interfas.univ-tlse2.fr/nacelles/1738

Auteur

David Burigana

Université de Padoue