Les matériaux1 – qu’ils soient d’origine naturelle ou artificielle – et les progrès techniques des sociétés humaines sont intimement liés2. L’aviation n’échappe pas à la règle : elle en est même l’exemple type. Cette aventure humaine et sociétale trouve sa source dans les temps les plus reculés, comme en témoignent le mythe de Dédale fabriquant pour son fils, Icare, des ailes faites de plumes et de cire3, l’automate (pigeon volant) d’Archytas de Tarente4 au ve siècle avant J.-C., la tentative de vol d’Abbas Ibn Firnas dans l’Émirat de Cordoue vers 853 après J.-C., ou encore les machines volantes dessinées au xve siècle par Leonard de Vinci5. Les exemples de tentatives du vol humain ou de machines volantes autopropulsées sont nombreux. Les matériaux naturels comme le bois, la toile ou encore les cordes ont été à la base des premiers essais de machines volantes6. Les métaux et leurs alliages7 historiques, à savoir les alliages ferreux (aciers ou fontes), les alliages de cuivre (bronzes, laiton, etc.), ont rapidement été utilisés pour la fabrication des moteurs « plus lourds que l’air8 ».
Si l’intégration de ces matériaux a permis aux précurseurs de l’aviation de faire les premiers essais au tournant du xxe siècle9, déclenchant ainsi les débuts de l’aéronautique10, ce n’est qu’à partir de la Première Guerre mondiale que l’aviation s’est développée à l’échelle industrielle11. Cette industrialisation est la conséquence d’un ensemble de facteurs décisionnels mus par un contexte de guerre – c’est le développement de l’aviation militaire –, mais aussi d’innovations techniques dans les domaines de la motorisation, de l’aérodynamique, des structures et donc des matériaux. La disponibilité nouvelle de certains métaux (aluminium, titane) à cette époque a été un facteur important de cette industrialisation. De façon liée, la nécessité de solidifier ou d’alléger les appareils a poussé les recherches sur la métallurgie permettant la mise au point de nouveaux alliages et une ingénierie des processus de fabrication (forgeage de précision, matriçage, filage-extrusion, etc.)12. Depuis le début de l’aéronautique, l’industrie des matériaux n’a eu de cesse d’innover pour répondre à des contraintes accrues : légèreté, dureté, résistance à la traction, résistance à la fatigue, résistance à la corrosion, etc.
Ce numéro souhaite aborder cette période moderne au travers de contributions se concentrant sur quelques-uns des matériaux métalliques qui ont révolutionné l’aviation et l’aéronautique au xxe siècle. En retraçant, par le prisme des matériaux, une histoire de l’aéronautique, nous souhaitons contribuer à la notion plus large de « Patrimoine aéronautique ».
1. Des matériaux stratégiques pour l’aéronautique
Nul ne peut envisager le développement rapide de l’aviation sans parler des alliages légers, à base d’aluminium principalement et à base de magnésium, plus rarement. C’est en effet avec la découverte de l’aluminium en 1854 et la mise au point du Duralumin en 190613 que l’aéronautique a pu prendre son envol. Les alliages d’aluminium ont été en effet des déclencheurs pour les « plus lourds que l’air », alliant légèreté et résistance mécanique. Ils se sont révélés être des matériaux privilégiés pour la fabrication des cellules (voilure, empennage, fuselage) en remplacement du bois et de la toile, trop fragiles pour résister aux contraintes exercées sur les structures lors des vols ; ou utilisés en remplacement des aciers, trop lourds.
Très vite, des propriétés supplémentaires – résistance à la chaleur dans les parties chaudes ou encore résistance à la corrosion – ont mené au développement de nouveaux alliages. Les alliages à base de titane14 ont été mis au point dans ce but et ont rapidement trouvé leur place en aéronautique. De faible densité, ils conservent leur dureté et leur résistance mécanique à haute température (jusqu’à 600 °C) et présentent une excellente résistance à la corrosion. Des alliages spécifiques ont également vu le jour pour les pièces des moteurs, à savoir les superalliages à base de nickel (dont les premières versions datent de 190615), capables de résister à des environnements sévères : températures élevées (approchant les 1000 °C), fortes contraintes et vapeurs corrosives, tout en présentant des propriétés mécaniques très supérieures à celles de tous les alliages métalliques cités précédemment. Dans la quête de nouvelles propriétés adaptées aux demandes des industriels de l’aéronautique, il ne faut pas oublier l’amélioration des alliages plus anciens, comme les aciers particuliers, alliages à haute résistance mécanique et à forte résistance à la corrosion développés pour résister à de fortes charges et donc utilisés dans la fabrication des moteurs (axes) et des aérostructures, en particulier des trains d’atterrissage.
Enfin, depuis le début des années 196016, les matériaux composites (fibre/matrice) ont fait leur apparition en aéronautique – comme dans de nombreux autres domaines17 – en remplacement des alliages métalliques car ayant de fortes résistances spécifiques (résistance ramenée à la masse volumique), résistants mieux à la corrosion ou encore pouvant être formés en une seule fois et donc permettant la diminution des coûts de production18. Les composites à matrice polymère (ou PMC19) ont été les premiers à être introduits dans les structures d’avion : d’abord les composites renforcés avec des fibres de verre20, puis, à partir du début des années 1970, les composites renforcés avec des fibres de carbone. Les composites à matrice céramique ou métallique (CMC, MMC21), quant à eux, font l’objet de nombreuses recherches22 car ils présentent d’excellentes propriétés : résistance mécanique, rigidité, et pour les CMC, stabilité dimensionnelle à très hautes températures, propriété nécessaire à certaines pièces dans les chambres de combustion des moteurs ou encore pour les buses d’extraction de gaz.
Dans tous les cas énoncés, il existe pléthore de nuances d’alliages métalliques (de composition chimique différente) ou de matériaux composites, toutes permettant d’atteindre des propriétés mécaniques particulières, répondant à un cahier des charges précis, défini par les contraintes aéronautiques et les industriels du secteur.
2. Un dialogue entre disciplines au cœur du sujet
Dans le but de mieux comprendre le développement de l’aéronautique, il paraît important de s’intéresser à l’apport de ces grandes familles de matériaux dans les innovations techniques. Inversement, étudier les facteurs de contexte (historique, technique, industriel, social ou encore économique) qui ont pu constituer des déclencheurs d’innovation(s) dans le domaine des matériaux est tout autant important. Au-delà du contenu informatif qu’il apporte, ce numéro démontre la nécessité d’un dialogue entre disciplines relevant des sciences de la matière ou de l’ingénieur et des sciences humaines et sociales (SHS), trop souvent compartimentées. Cette assertion rejoint l’analyse de l’ethnologue des techniques, Pierre Lemonnier23, qui constate que dans les ouvrages de synthèse sur l’aviation écrits par des spécialistes, les sciences humaines sont en majorité absentes, et que les historiens parlent souvent du contexte économique et politique de l’industrie aéronautique sans entrer dans le cœur de la technique.
Du point de vue des chercheurs en SHS (sociologues, historiens des sciences et des techniques, etc.), l’intérêt de convoquer d’autres disciplines dans des sujets complexes et multifacettes comme l’aviation et l’industrie aéronautique, peut se situer en particulier autour de la mobilisation de la documentation technique. Les archives techniques, lorsqu’elles sont retrouvées, comportent des concepts techniques dédiés à un public avisé : les ingénieurs aéronautiques de l’époque. Des connaissances de la métallurgie sont alors nécessaires : la science des matériaux et plus précisément des métaux, leurs élaborations, leurs traitements (à l’échelle industrielle bien souvent) et leurs propriétés (principalement mécaniques mais aussi chimiques). Le jeu en vaut la chandelle, car l’analyse de ces archives techniques peut apporter la mise à disposition de nouvelles connaissances : la compréhension des verrous technologiques et des solutions qui ont pu émerger dans ce domaine, autour de la motorisation, de l’aérodynamique et bien sûr des matériaux aéronautiques. Il est possible alors d’analyser en quoi certaines avancées techniques ou certaines inventions ont pu être des déclencheurs pour l’industrialisation.
Pour ce qui concerne les sciences de la matière ou les sciences de l’ingénieur, étudier un contexte social, économique ou technique, mais aussi regarder le passé de l’aéronautique, peut être éclairant et inspirant. En particulier, il peut s’agir de revenir sur les développements techniques menés par les ingénieurs dans les entreprises ainsi que sur l’apport des scientifiques dans la découverte de phénomènes physiques particuliers24. La démarche consiste alors à remonter aux origines des découvertes grâce à un travail sur la bibliographie, par exemple via la consultation des premiers articles scientifiques et/ou des brevets25. Puis, en analysant ces sources et en les recoupant avec d’autres (archives industrielles, témoignages, etc.), le chercheur est ainsi en mesure de comprendre les succès – comment des verrous technologiques ont pu être levés par le passé – et les échecs – comment certaines problématiques ont été laissées de côté en raison de l’absence de moyens techniques pour les résoudre ou du fait de nouvelles inventions permettant de les contourner26. Ces voies, qui auparavant avaient pu conduire à des impasses, pourraient trouver alors une nouvelle vie grâce aux techniques modernes et au-delà, pourquoi pas, permettre de lever des verrous technologiques actuels.
Il y a donc un grand intérêt pour les chercheurs à multiplier les collaborations et à analyser ensemble les différentes sources à disposition, dans le passé et dans le présent, afin d’offrir des clés de compréhension et des moyens d’analyse et de traitement pouvant s’avérer utiles dans le futur.
3. Une histoire technique de l’aéronautique : de la pluridisciplinarité à l’interdisciplinarité
Le croisement des regards scientifiques sur un objet d’étude commun, c’est-à-dire la pluridisciplinarité27, est certes nécessaire, mais n’est pas suffisant dans le cadre d’une analyse globale intégrant les propriétés extrinsèques (acteurs, politiques scientifiques, économie) et intrinsèques (techniques, matériaux) d’un sujet comme l’histoire technique de l’aéronautique. L’interdisciplinarité est non seulement un dialogue entre les sciences, mais elle doit également tendre à une hybridation de la méthodologie elle-même. Cela rejoint la proposition de l’historienne des techniques et épistémologue, Marina Gasnier, concernant le Patrimoine industriel28. Cette dernière invite à penser ce concept comme « un objet non plus seulement pluridisciplinaire, tel que les quatre décennies de travaux l’ont appréhendé, mais interdisciplinaire sollicitant le croisement entre les sciences humaines et sociales et les sciences pour l’ingénieur29 ». Un exemple d’approche interdisciplinaire réussie, entre SHS et sciences de la matière, peut être trouvé en archéométrie. L’archéométrie, discipline née après la Seconde Guerre mondiale, propose de questionner les sociétés du passé au moyen de méthodes très variées comme les sciences chimiques et physiques ou les sciences de la terre et de la vie ; elle s’intègre totalement aux SHS30. Les vestiges archéologiques sont une source d’information importante pour compléter les archives, souvent partielles voire inexistantes, d’anciennes civilisations. L’étude des matériaux constituant ces vestiges permet non seulement de retrouver les modes de fabrication passés de ces matériaux, informations précieuses pour les historiens et archéologues, mais aussi de trouver des solutions pour des problématiques plus actuelles31.
Plus largement, les sciences du Patrimoine illustrent bien la démarche interdisciplinaire. Les recherches croisées impliquant historiens de l’art, scientifiques des matériaux, physiciens et chimistes, permettent de comprendre la matérialité des objets du Patrimoine, c’est à dire de quelle matière ils sont constitués ou par quels procédés ils ont été mis en œuvre32. L’analyse des matériaux se révèle aussi essentielle à la compréhension des phénomènes physico-chimiques qui se développent au cœur de la matière à mesure que le temps passe, pouvant provoquer des transformations dans leurs propriétés (optiques, mécaniques ou autres). Mais il est également indispensable de faire référence à l’évolution des techniques à travers les époques tout autant qu’aux matières premières disponibles dans un contexte historique et/ou un espace géographique spécifiques. Le recours à la méthode historique (recherche en archives et critique des sources) s’avère donc un passage obligé pour livrer une étude la plus complète possible.
4. Le cas du Patrimoine aéronautique
Le cas du Patrimoine aéronautique, qui rappelons-le, englobe des dimensions immatérielles (mémoire de l’aviation, des industries aéronautiques, etc.) et matérielles (artefacts comme les vestiges archéologiques ou les avions dans les collections des musées), est à rapprocher des exemples précédents. À l’instar du Patrimoine industriel ou de l’archéométrie, les études sur le Patrimoine aéronautique doivent s’appuyer sur une démarche interdisciplinaire dans laquelle est opéré un large croisement des sources et des méthodes (témoignages, archives, matériaux, expérimentations). Elle permet notamment de travailler les matériaux dans le temps long.
Parmi les recherches interdisciplinaires déjà menées sur le Patrimoine aéronautique, les alliages d’aluminium, composant depuis les années 1920 la quasi-totalité des cellules et structures des avions, apparaissent majoritaires et emblématiques de cette hybridation des sciences. Les travaux se sont d’abord focalisés, dans les années 1980 et 1990, sur l’étude de vestiges d’avions de la Seconde Guerre mondiale, nécessitant la contribution des chimistes (spécialistes de la corrosion) afin d’en permettre le traitement et une conservation la meilleure possible33. C’est dans cette période que le terme d’« archéologie aéronautique34 » a fait son apparition. Très vite, confrontés à la complexité des phénomènes d’altérations entrevus sur ces épaves, il est apparu nécessaire aux chercheurs d’approfondir la connaissance des matériaux aéronautiques anciens, c’est-à-dire leurs diverses nuances et les caractéristiques intrinsèques qui leur sont liées. Les revues spécialisées comme La Revue de l’Aluminium créée en 192435, ont alors constitué des sources inestimables d’informations sur le développement de ces alliages aéronautiques. Au-delà, on aurait pu penser que la consultation des archives techniques conservées par les entreprises ou les industriels chargés de la fabrication des alliages serait suffisante : les développements technologiques du xxe siècle devaient être bien documentés. Mais il a fallu rapidement se rendre à l’évidence : les industriels n’ont pas toujours accordé assez d’importance à la conservation des archives techniques. Elles ont pu être détruites et/ou dispersées à l’occasion des processus de fusion des entreprises ou lors de la disparition des institutions qui en sont les dépositaires.
À l’instar de l’archéologie, les matériaux eux-mêmes constituent alors des sources utiles au chercheur. C’est dans ce contexte que certaines équipes36,37 ont abordé l’étude des alliages d’aluminium aéronautiques anciens, en se fondant à la fois sur l’analyse de sources historiques (souvent archives industrielles) et sur des analyses de matériaux collectés sur des avions de collection ou sur des épaves d’avions crashés38.
5. Visées et contenu du numéro
Ce numéro regroupe des contributions rédigées par des chercheurs et des ingénieurs issus de disciplines différentes mais tous spécialistes des matériaux et/ou du secteur de l’aéronautique. Il brosse un premier aperçu des alliages métalliques qui ont été nécessaires au développement de l’aéronautique tout au long du xxe siècle. L’article de Nihad Ben Salah s’attache à retracer la genèse et le rôle de chaque famille d’alliages métalliques dans l’aéronautique, de ses débuts jusqu’à présent. Les articles de Toufa Ouissi et Christian Degrigny abordent quant à eux plus spécifiquement les alliages d’aluminium. Le premier montre la prise en main de ce nouveau matériau au début du xxe siècle par des pays soucieux de développer leur aviation militaire, et les développements rapides qui ont suivis, contraints par un contexte international tendu à l’approche de la Seconde Guerre mondiale. Le second montre que l’aluminium était considéré comme un matériau noble au moment de sa découverte car potentiel remplaçant de l’argent. Les objets en aluminium conservés dans les collections des musées – tout comme les avions eux-mêmes – soulèvent alors des problématiques de conservation bien actuelles. L’auteur revient ainsi sur les altérations types observées et la nécessité d’une compréhension fine des alliages les constituant. Enfin, l’article de Jean-Yves Guedou expose en détail les raisons pour lesquelles les alliages à base de nickel, appelés « superalliages », ont été essentiels au développement de la propulsion aéronautique, en particulier dans la fabrication de turboréacteurs. Outre ces articles, une note, de Med Kechidi, pourra être trouvée à la rubrique des brèves, sur les tendances et les perspectives du marché des composites, notamment aéronautiques.
En proposant ce premier numéro sur l’histoire des matériaux de l’aéronautique, nous espérons que le croisement des regards des spécialistes, qu’ils soient historiens, ingénieurs, physiciens, chimistes, etc. sur cet objet d’études soit possible. Nous souhaitons également ouvrir le champ des possibles quant à des collaborations et à de nouvelles études multidisciplinaires – voire interdisciplinaires – traitant des matériaux, comme les alliages de titane, les alliages de nickel ou encore les matériaux composites et même, pourquoi pas, les revêtements anti-corrosion, qui n’ont pas été abordés dans ce numéro. En ce sens, ce numéro s’inscrit totalement dans la démarche d’interdisciplinarité engagée par la revue Nacelles. Passé et présent de l’aéronautique et du spatial depuis sa fondation39.